« Être le grenier n’est pas une bonne affaire »

Élevage de bœufs destinés à l’exportation dans le département Treinta y Tres en Uruguay.
7.10.2018
Article global
Les négociations sur le libre-échange avec l’UE suscitent une large indignation dans les pays du Mercosur. La société civile craint une perte d’emplois industriels et le renforcement de l'agro-industrie. L’accord avec l’AELE pose les mêmes problèmes.

Le moins que l’on puisse dire est que les négociations de l’accord de libre-échange entre l’AELE (Association européenne de libre-échange) et les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay) ne sont pas sur le radar de la société civile de ces pays. La plupart des associations et syndicats ne savent même pas que ces négociations, lancées l’année passée dans la plus grande opacité, ont lieu. Si la visite d’une délégation emmenée par Johann Schneider – Amman en mai 2018 a donné un petit coup de projecteur, la Suisse, la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein sont bien trop petits pour faire la une de la presse locale. 

Par contre, les négociations avec l’UE suscitent une opposition farouche des syndicats de travailleurs, des ONG, des parlementaires, mais aussi des syndicats patronaux. Lancées en 1995, bloquées entre 2004 et 2010, elles ont pris un nouvel essor avec l’arrivée au pouvoir de gouvernements libéraux dans la région, il y a quelques années. Bien que les deux négociations soient secrètes, à l’exception de quelques fuites pour celles avec l’UE, nous savons par expérience qu’elles contiennent à peu près les mêmes dispositions ; les craintes de la société civile du Mercosur devraient dès lors valoir aussi pour l’accord avec l’AELE. 

Pas d’études d’impact sur les secteurs sensibles

La Coordinadora de Centrales Sindicales del Cono Sur (la représentante du syndicalisme dans le Mercosur), basée à Buenos Aires, et la Confédération européenne des syndicats, dénoncent un accord asymétrique entre des pays aux niveaux de développement inégaux et sans traitement spécial et différencié pour les pays moins développés. Elles regrettent l’absence d’études d’impact sur les secteurs sensibles qui permettraient d’évaluer les mesures nécessaires à la protection de la production et à l’accompagnement des emplois délocalisés et transformés. Car une baisse des droits de douane, trop drastique et rapide, risque de mettre à mal les politiques industrielles et commerciales des pays du Mercosur, dont les industries ne sont pas assez compétitives pour faire face aux importations en provenance de l’UE et de la Suisse et qui ont encore besoin d’être protégées. 

Une requête portée aussi, en Suisse, par Alliance Sud et Public Eye, exprimée par la Commission de gestion du Conseil national, mais à laquelle le Conseil fédéral oppose un refus catégorique, comme il l’a réitéré dans sa réponse à l’interpellation de Maya Graf, où il concède tout au plus une étude d’impact sur quelques secteurs environnementaux sensibles.  

Petites et moyennes entreprises en péril

Les centrales syndicales argentines rejettent à leur tour l’accord avec l’UE, qui signerait l’arrêt de mort de l’industrie nationale. Elles affirment qu’il aurait un impact négatif sur la production nationale en général et sur certains secteurs stratégiques en particulier, tels que la technologie, le transport maritime et fluvial, les marchés publics, les laboratoires médicaux, l’industrie automobile et les économies régionales. Elles dénoncent aussi l’insuffisance des mesures de promotion et de protection des PME.

La Suisse lorgne l’immense marché du Mercosur, qui compte 275 millions de consommateurs et est encore relativement protégé. Les droits de douane sur les produits industriels y sont de 7% en moyenne, mais ils peuvent aller jusqu’à 35%. Elle espère augmenter surtout ses exportations de produits chimiques, pharmaceutiques et de machines. 

Plus étonnant, dans une rare position commune, les syndicats patronaux du Mercosur ont adopté une déclaration très dure qui demande la transparence des négociations, des conditions pour permettre aux secteurs affectés de s’adapter aux nouvelles réalités et un accord équilibré, qui reconnaisse la différence de développement entre les parties. Elles demandent une « clause de développement industriel » et la sauvegarde de différents instruments de protection de l’emploi. 

Dans une tribune intitulée « Etre le grenier du monde n’est pas une bonne affaire », Julio René Sotelo, un élu argentin au Parlement du Mercosur, remet en question la logique même de cet accord, qui ferait du Mercosur un exportateur de denrées agricoles, au détriment d’une production industrielle indigène ; dans la seule Argentine, l’accord avec l’UE mettrait en péril 186'000 emplois industriels. Il dénonce aussi la perte de souveraineté et le risque que cet accord fait peser sur l’intégration régionale. Dans un pays à l’inflation galopante – il fallait 19 pesos argentins pour 1 USD à fin 2017, il en faut 30 maintenant -, où les produits importés deviennent tous les jours un peu plus chers, il est urgent de développer une industrie nationale pour ne pas dépendre des importations. 

Agro-industrie au détriment des petits paysans

Dans une tribune publiée en février 2018, des ONG régionales renchérissent : l’accord avec l’UE (et l’AELE) profiterait surtout aux élites agro-exportatrices du Mercosur, qui cherchent à renforcer les exportations basées sur le bétail industriel et le soja. « Si l’accord est signé, il accentuera les problèmes que l’agro-industrie est déjà en train de produire dans la région : déforestation, expulsion des paysans, pollution du fait des agro-toxines, destruction des économies régionales, perte de souveraineté alimentaire et vulnérabilité alimentaire croissante. Les paysans et les petits agriculteurs familiaux produisent la majeure partie de la nourriture dans la région. Le modèle imposé par l’accord favorise le contrôle territorial par l’industrie agroalimentaire et augmentera la violence, la criminalisation et la persécution que subissent, aujourd’hui déjà, les communautés paysannes dans toute la région », dénoncent-elles.

Les syndicats du Mercosur craignent aussi que l’adoption de règles d’origine flexibles entraîne la délocalisation de la production dans des pays tiers où les droits du travail ne sont pas respectés. Ils dénoncent la déréglementation de services stratégiques, dont les services publics et le renforcement des droits de propriété intellectuelle, qui rendront plus longue, difficile et onéreuse la commercialisation de médicaments génériques. 

Mise sur le marché des génériques retardée

Ce n’est pas une crainte infondée, comme en a fait l’amère expérience un pays voisin, la Colombie. Il y a quelques années, le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) a contesté l’intention de Bogota de commercialiser un générique du Glivec, un anti-cancéreux produit par Novartis, en raison des accords de libre-échange et d’investissement. Or, la Suisse dispose déjà d’accords de protection des investissements avec l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay – mais pas avec le Brésil, qui n’a signé ce genre d’accord avec aucun pays. La prolongation des droits de propriété intellectuelle au-delà du délai de 20 ans prévu par l’OMC faciliterait le dépôt de plaintes d’entreprises suisses contre ces pays.  

Les accords de libre-échange prévoient en outre l’adhésion à la Convention UPOV 91, qui rend beaucoup plus difficile l’échange et l’utilisation des semences par les paysans, entraînant une privatisation accrue des semences dans des pays où par ailleurs les OGM sont déjà largement implantés. 

Finalement, les entreprises européennes et suisses auraient accès aux appels d’offre des entreprises publiques du Mercosur. Celles-ci devront alors être gérées comme des entreprises commerciales et s’ouvrir à la concurrence étrangère, perdant leur fonction de réglementation étatique.

Comme le résume l’économiste argentin Claudio dalla Croce, les associations de producteurs, ONG, syndicats, associations patronales, académiciens, mouvements sociaux, politiciens et parlementaires ont empêché, pour l’instant, la signature d’un accord (avec l’UE) très défavorable au Mercosur. On verra qui, de l’AELE ou l’UE, réussira à conclure les négociations. Peut-être ni l’une ni l’autre.