L’intention affichée par les négociateurs du TISA – Trade in services agreement, l’accord étendu sur le commerce de services négocié depuis 2012 par 23 membres de l’OMC, dont la Suisse – était de boucler avant la fin de l’année. Une conférence ministérielle était même prévue le 5 et 6 décembre à Genève pour conclure l’essentiel de la négociation. Mais le 18 novembre, coup de théâtre : la fin (éventuelle) des négociations est reportée à l’année prochaine et la ministérielle est annulée. C’est que de nombreux points d’achoppement subsistent, à commencer par la libéralisation des services publics et la protection des données.
Le 7 octobre, Wikileaks a révélé que l’Union européenne (UE) avait demandé aux pays en développement participants de geler leurs services publics de manière irréversible, tels que les télécommunications (Costa Rica, Mexique, Pakistan), la poste (Costa Rica, Mexique, Pérou), les services environnementaux (Costa Rica, Panama, Pérou), l’énergie et l’extraction minière (Mexique, Pakistan), ou demandé l’interdiction de l’obligation d’engager du personnel local (Maurice) . Ce alors même que l’UE affirme ne pas vouloir libéraliser les services publics chez elle. Cela entraînerait une ouverture desdits services à la concurrence étrangère et à terme, fatalement, leur privatisation. De surcroît, beaucoup de pays accordent des subventions croisées pour maintenir les services publics même dans des zones reculées, où ils ne sont pas rentables. S’ils acceptent les requêtes de l’UE, ils devraient les accorder aussi aux fournisseurs de services étrangers et, en vertu des clauses de rochet et de gel, ne pourraient plus renationaliser si la privatisation s’avérait mauvaise pour le développement du pays. Mais l’UE ne s’arrête pas là : elle demande aussi aux PED l’ouverture des secteurs du commerce de détail, du transport maritime, de l’aviation, etc.
La Suisse libéralise les services environnementaux et les services informatiques
La Suisse n’est pas en reste. Sous pression de l’UE, dans sa 3ème offre révisée du 21 octobre, elle a enlevé toute réserve en matière de services publics environnementaux communaux et cantonaux et d’études d’impact environnementales (EIE) et les soumet ainsi aux clauses de rochet et de gel.
Pourtant, tout comme l’UE, la Suisse a toujours affirmé que le TISA n’allait pas libéraliser les services publics. Or, la nouvelle offre suisse implique que les politiques communales et cantonales en matière de gestion des eaux usées, des déchets, et autres services d’assainissement sont gelées et que si une commune libéralise un de ces services elle ne pourra plus jamais revenir en arrière (en vertu de la clause du rochet). Quant aux EIE, elles ne pourraient plus être obligatoirement confiées à des bureaux suisses (p.ex. exigence de siège ou de résidence).
L’annexe sur la localisation interdit en effet toute une série de mesures, dont par exemple les exigences de résidence dans le pays en question (dans ce cas, la Suisse) de « présence locale », ou de « contenu local ». Or, il est judicieux de maintenir la possibilité de recourir à de telles mesures, par exemple en matière de protection des consommateurs, de la vie privée, de l’environnement ou de la sécurité nationale.
Dans la nouvelle offre, et toujours sous pression de l’UE, la Suisse a aussi complètement libéralisé les services des technologies de l’information – une première dans un accord suisse de libre-échange. Elle n’a même pas exclu les systèmes de défense nationale, tels que les systèmes de cyber-protection, alors que cela pourrait poser un risque sérieux pour la sécurité du pays.
Pourtant, quand il s’agit d’accepter les requêtes d’autres pays, l’UE se montre beaucoup plus récalcitrante. C’est ainsi qu’elle n’entend pas accéder aux demandes américaines de libéraliser les « nouveaux services » - ceux qui n’existent pas encore, ou qui sont encore peu ou pas régulés. Si le TISA entre en vigueur et qu’un pays participant n’a pas pensé à les exclure de sa liste d’engagement – la Suisse n’a exclu ni Air B&B, ni les services liés à l’utilisation des drones, par exemple - leur régulation deviendra impossible.
Vers une libéralisation de la Poste, des CFF, de Swisscom et de la SSR par le biais des annexes
Bien que, dans son offre individuelle, la Suisse n’ait pas pris d’engagement en matière de libéralisation des grandes régies fédérales, certaines annexes entraîneraient de fait une libéralisation de la Poste, des CFF, de Swisscom et de la SSR, qui devraient être gérées selon une approche marchande. Certains objecteront que c’est déjà le cas – la fermeture récemment annoncée par la Poste de près de la moitié de ses bureaux et le licenciement de 1'200 employés vont dans ce sens. Mais si TISA entre en vigueur, ce genre de processus deviendra irréversible. Si un jour la Confédération décide de renforcer le rôle public de la Poste, elle ne pourra plus le faire.
D’autres annexes sont tout aussi inquiétantes, à commencer par celle sur la transparence, qui donne une base légale aux multinationales, en droit international, pour faire du lobbying lorsque des lois ou règlements nationaux sont en cours de préparation. Si demain la Suisse décidait d’interdire définitivement les OGM, par exemple, Monsanto aurait une base légale solide pour s’y opposer et, si elle estimait que son droit à être consultée a été violé, elle pourrait essayer de convaincre son pays d’origine de porter plainte contre la Confédération. Là aussi, on objectera que les multinationales commentent déjà les projets de lois en Suisse, mais le TISA leur donnerait le droit de se prononcer même sur des règlements au niveau central et local.
L’UE s’oppose au libre transfert des données à l’étranger
Finalement, un autre projet d’annexe très problématique est celui sur le « commerce électronique », qui prévoit la possibilité de transférer les données personnelles à l’étranger. Nos données – bancaires, de santé, sur nos habitudes de consommation, etc. – ne pourraient plus obligatoirement être stockées dans des serveurs en Suisse, mais elles pourraient être utilisées par les multinationales étrangères à leur guise et n’importe où. C’est contraire à la loi fédérale sur la protection des données. L’UE s’oppose fermement à cette proposition américaine. Mais jusqu’à quand ?
En bref, le TISA entraînerait une « marchandisation » totale des services. Les engagements de certains Etats sur les services d’éducation, par exemple, ne visent pas explicitement à privatiser l’éducation publique. Mais en favorisant l’éducation privée, ils vont entraîner un système éducationnel à deux vitesses où le public est délaissé au profit du privé, aussi bien par les meilleurs professeurs que par les élèves les plus fortunés. Cela vaut la peine de se demander sérieusement si c’est le genre de société que nous voulons.