Droit d’accès à la justice bafoué

Un ascenseur amène trente travailleurs des Mopani Copper Mines (MCM) à Kitwe, Zambie, environ 1,5 km sous terre. La multinationale suisse des matières premières Glencore est actionnaire majoritaire de la mine de cuivre, qui emploie environ 20'000 Zambiens.
31.3.2014
Article global
Quand une victime au Sud de violations commises par des multinationales du Nord ne peut obtenir réparation, elle devrait pouvoir porter plainte dans le pays d’origine de l’entreprise. Etude récente.

Chaque jour, des personnes et communautés sont affectées dans le monde par les activités de multinationales, dont certaines ont leur siège en Suisse. Leur environnement est pollué, leur santé mise en danger, leurs droits humains piétinés. Selon le Pacte II de l’ONU relatif aux droits civils et politiques, elles ont le droit d’accéder à la justice et d’obtenir réparation (art. 2). Cette disposition a été renforcée par les Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (2011), qui enjoignent les Etats à offrir des voies de « recours effectif » (Principe 25).
Ces principes ne sont malheureusement de loin pas respectés partout. Dans nombre de pays, les structures judiciaires sont déficientes et non indépendantes, les autorités corrompues et complices des multinationales. En République démocratique du Congo, quelle voie de recours ont les communautés dont les eaux sont gravement polluées par la filiale de Glencore ? Attaquer en justice un tel géant revient à s’exposer à des formes graves de persécution.
Quand les victimes d’atteintes aux droits humains et à l’environnement commises par une multinationale se heurtent à un déni de justice dans leur pays, elles devraient pouvoir porter plainte dans l’Etat d’origine de l’entreprise. Un rapport publié fin 2013 par deux organisations partenaires de la campagne « Droit sans frontières » – International Corporate Accountability Roundtable (ICAR) et European Coalition for Corporate Justice (ECCJ) – a étudié la situation en Amérique du Nord, dans l’Union européenne (UE) et en Suisse (voir encadré).

Grosses lacunes
La conclusion de ces experts est claire : « Les Etats généralement ne remplissent pas leur obligation de garantir un accès à des recours judiciaires effectifs pour les victimes de violations des droits humains par des entreprises opérant en-dehors de leur territoire. » Elle confirme ce que le Conseil fédéral déclarait à propos de la Suisse dans sa réponse à l’interpellation Seydoux (12.3499) : « Il n’existe pas de bases juridiques contraignantes garantissant un accès à la justice suisse lorsqu’un système judicaire à l’étranger présente des lacunes. »
De fait, la seule possibilité de porter plainte sur la base des droits de l’homme a longtemps été l’Alien Tort Claims Act (ATCA) aux Etats-Unis. Il permettait à toute personne (indépendamment de sa nationalité) de saisir la justice américaine pour des violations du droit international partout dans le monde. Depuis 1980, plus de 200 plaintes ont été déposées contre des firmes. La conclusion en 2013 du cas Kiobel vs Royal Dutch Petroleum pourrait cependant changer la donne. La Cour suprême a en effet fortement réduit l’application extraterritoriale de l’ATCA. Les effets concrets de cette décision sont encore incertains.
Irresponsabilité des sociétés mères
Globalement, les victimes du Sud souhaitant accéder à la justice dans les pays d’origine des multinationales se heurtent à de nombreuses barrières légales et pratiques, qui se retrouvent à des degrés variables dans toutes les juridictions étudiées. Les principaux obstacles sont les suivants :

1) Le « forum non conveniens », qui permet aux tribunaux de rejeter un cas sous prétexte que le for du pays où la violation a eu lieu serait plus approprié. C’est sur cette base que la justice américaine a refusé les plaintes contre Union Carbide (catastrophe de Bhopal, 1984) et contre Chevron (pollutions en Equateur, 1993). Cette disposition n’existe pas en Suisse ni dans l’UE. Selon le règlement Bruxelles I, les tribunaux des pays membres doivent accepter les plaintes civiles contre des entreprises domiciliées dans l’UE pour des actes de caractère extraterritorial. C’est pourquoi un tribunal britannique a accepté la plainte déposée contre Trafigura pour son implication dans le déversement de déchets toxiques en Côte d’Ivoire.

2) Le « corporate veil », qui considère une maison mère et sa filiale comme deux entités juridiques séparées. Ce voile est la norme dans la plupart des systèmes légaux et il ne peut être levé que très exceptionnellement. En Suisse, les conditions sont si restrictives que c’est quasi impossible. Autrement dit, alors même qu’elle la contrôle et s’enrichit de ses profits, Glencore n’a pas à répondre des violations commises par sa filiale au Congo ni de son manque de diligence pour les éviter. Une marge de manœuvre existe toutefois dans certains pays. Aux Pays-Bas, la justice peut entrer en matière quand un lien suffisamment étroit existe entre la plainte contre la société mère et celle contre sa filiale à l’étranger. Ainsi, en 2013, un tribunal civil a condamné une filiale nigériane du groupe Shell pour des dégâts écologiques dus à la protection insuffisante de ses pipelines.

3) Les obstacles de procédure. Par exemple, le fardeau de la preuve. Il revient aux plaignants et est d’autant plus lourd au plan civil quand, comme en Suisse, les juges ne peuvent pas obliger les entreprises incriminées à divulguer des informations clés en leur possession. Ensuite, les frais de justice. Ils sont très élevés et l’assistance judiciaire des Etats obéit à des critères tels qu’elle est souvent quasi inaccessible pour des plaignants étrangers. Si le gouvernement hollandais a aidé financièrement les paysans nigérians dans leur démarche contre Shell, les autorités helvétiques n’ont rien donné à la veuve du syndicaliste assassiné Luciano Romero dans la plainte contre Nestlé, estimant qu’elle avait assez d’argent pour vivre en Colombie et payer les frais d’une procédure en Suisse.

4) Les plaintes collectives. Elles sont courantes aux Etats-Unis, possibles dans certains pays européens, en particulier en Grande-Bretagne. Dans l’UE, il est de plus en plus reconnu que des ONG peuvent déposer des plaintes au nom de victimes, dans la mesure où les dommages touchent le but pour lequel elles ont été créées. C’est ainsi que Friends of the Earth Netherlands a agi pour les paysans nigérians contre Shell. Ce n’est pas le cas aux Etats-Unis, où les parties tierces doivent avoir été directement affectées par les violations. En Suisse, le droit d’être représenté par une association n’existe pas et les plaintes collectives ne sont pas possibles. Un projet de révision de la loi est cependant en cours dans ce domaine.

5) Le manque de volonté des autorités. C’est particulièrement patent dans le cas de la plainte déposée en 2012 contre Nestlé pour l’assassinat de Luciano Romero. En 15 mois, les autorités judiciaires n’ont rien fait, à part transférer le dossier de Zoug à Vaud, obligeant les plaignants à traduire l’ensemble du dossier en français. Pour finir par décider de ne pas entrer en matière, arguant que les faits étaient prescrits. « Il est alarmant de constater que la justice suisse ne montre aucune volonté d’enquêter sur les reproches fondés contre des entreprises », tonne l’un des avocats, Wolfgang Kaleck, secrétaire général de l’European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR). Un recours a été déposé auprès du Tribunal fédéral.

Sur tous ces points, des améliorations et des réformes sont nécessaires. « Cela exige une régulation accrue et plus effective des Etats, à la fois à travers la législation et d’autres processus, ainsi que des décisions politiques claires en faveur de l’accès à des voies de recours effectives », concluent ICAR et ECCJ en formulant de nombreuses recommandations. On ne parviendra à lutter contre l’impunité des multinationales dans les violations des droits humains que si les Etats d’origine assument leur responsabilité.