« La population locale connaît mieux ses besoins»

Patricia Danzi dans l'interview avec « global » le 8 septembre 2020
5.10.2020
Article global
Succédant à un diplomate du DFAE en fin de carrière, Patricia Danzi a pris les rênes de la Direction du développement et de la coopération (DDC) depuis le 1er mai. Dans un entretien avec « global », elle fixe de premières priorités.

Vous avez travaillé pour le CICR comme responsable de l'Afrique. Aujourd’hui, vous êtes responsable de l'aide humanitaire et de la coopération au développement de la Suisse. Comment ces deux domaines sont-ils liés ?

Les changements et les développements ont été nombreux ces dernières décennies. Les conflits durent plus longtemps et le changement climatique, un problème aux incidences énormes, constitue un nouveau paramètre. L’aide humanitaire peut être comparée à l’intervention des pompiers ; elle doit être rapide pour éteindre l’incendie. Mais si les conflits persistent et ne trouvent pas de solution, les questions qui se posent lors de la reconstruction ne sont pas les mêmes que dans le cas d'un tremblement de terre ou d'une inondation catastrophique par exemple. On ne peut pas acheminer des années durant de l’eau par camion-citerne dans un camp de personnes déplacées. Des solutions sont nécessaires en pareil cas : l’aide humanitaire et la coopération au développement doivent impérativement travailler de concert. Même si les missions et les compétences nécessaires de l’aide humanitaire et de la coopération au développement sont différentes, leurs objectifs doivent toujours faire l’objet d’une coordination.

Vu l’expérience que vous avez acquise au CICR, on peut craindre que l'aide humanitaire vous soit plus familière que la coopération bilatérale au développement à long terme...

Il faudra en juger plus tard (rires). Plus sérieusement : vu mes nombreuses années d'expérience avec les populations sur le terrain, je connais très bien le lien entre l'aide d'urgence à court terme et le travail de développement à long terme. Les priorités des personnes en situation d’urgence immédiate peuvent rapidement devenir des problèmes existentiels à plus long terme, comme la formation ou l'emploi. Dans les activités que j’ai menées jusqu’ici, j'ai été confrontée aux limites que l'aide d'urgence atteint inévitablement et j’ai cherché un nouveau défi qui les dépasse.

Lorsqu'un État fragile comme le Burkina Faso - où la coopération suisse au développement s’engage avec succès depuis des années - est toujours davantage en butte à des violences internes et à des déplacements forcés, lorsque des écoles et des établissements de santé doivent fermer leurs portes pour des raisons de sécurité, il est malheureusement nécessaire de faire à nouveau appel à l'aide humanitaire, ne serait-ce que pour protéger les réalisations de la coopération au développement. Quoi qu'il en soit, la population doit toujours être impliquée dans nos activités car c'est elle qui connaît le mieux ses besoins à court et à long termes.

La qualité de l'aide humanitaire se mesure à sa capacité à réagir rapidement en cas de crise. Peut-on s’exprimer de manière aussi concise et pertinente sur la coopération au développement ?

Une bonne coopération au développement vise le long terme faute de quoi elle ne peut pas être suivie d’effets. Elle atteint les résultats souhaités de manière peut-être moins spectaculaire, mais de façon durable. La DDC est présente depuis des décennies dans certains pays et, comme me le confient les ambassadeurs suisses sur place, on la considère comme un partenaire transparent et fiable.

Comment éviter le risque qu'une agence de développement comme la DDC assume un rôle qui reviendrait de fait aux États concernés ?

Il faut toujours et partout exiger la bonne gouvernance. La population civile joue un rôle très important à cet égard, les jeunes par exemple, qui savent utiliser les possibilités numériques des médias sociaux d'une manière complètement différente. Un certain degré de liberté est certes nécessaire pour que la population puisse exercer elle-même une fonction de contrôle. Mais si les gens savent par exemple que la Suisse a alloué deux millions pour la construction d'un hôpital et que rien ne bouge, ils ne se laisseront pas faire. La situation actuelle n’a rien à voir avec celle d’il y a vingt ans. La transparence est également un facteur décisif dans ce contexte.

Ces dernières années, on a voué toujours davantage d’attention à l’effet mesurable de la coopération au développement. Tant les donateurs que les contribuables veulent savoir à quoi sert leur argent.

C'est vrai, aujourd'hui, il faut expliquer combien de moustiquaires ont été distribuées, mais aussi dans quelle mesure le projet en question a réduit la propagation de la malaria, de préférence avec une ventilation des résultats par région, groupe d'âge et sexe. Je comprends cette volonté d’avoir un compte rendu des activités que nous menons. Il est également crucial que nous analysions soigneusement les situations avant de prendre des mesures. Il est toutefois difficile de cerner simultanément les problèmes qui n’ont pas surgi grâce à notre travail, grâce à la prévention par exemple. Lorsque vous investissez dans la bonne gouvernance ou dans la participation de la société civile aux processus décisionnels, mesurer les résultats s’avère complexe.

Des choses qui ne peuvent pas être mesurées directement peuvent donc être des plus pertinentes ?

Oui, c'est pourquoi il est si important d’expliquer à partir d’exemples concrets l'importance de la création de réseaux, par exemple. On peut bien sûr le démontrer si, par exemple, nous avons formé un certain nombre de personnes qui jouent un rôle important dans une communauté. Mais si vous voulez promouvoir l'État de droit dans un pays – une de nos préoccupations prioritaires avec la bonne gouvernance – c’est plus difficile à mesurer. Il faut donc de travailler avec cohérence dans ce sens et fournir des explications appropriées à notre public. Et mon expérience montre que c’est bien compris.  

Les débats parlementaires sur le nouveau Message sur la coopération internationale (CI) pour les quatre prochaines années sont clos. Comment les avez-vous vécus ?

La crise du coronavirus n'a pas remis la coopération au développement en cause, et notre budget pour 2020 a même été légèrement augmenté. Je suis heureuse qu’on se soit aperçu qu'en ces temps difficiles il faut renforcer les systèmes en place et non pas les affaiblir en réalisant des économies. Le contenu des débats au Parlement a été passionnant et pour moi c'était un signe positif : les parlementaires sont vraiment intéressés à comprendre les enjeux.

Les besoins ont fortement augmenté dans le sillage de la crise du coronavirus. Ne serait-il pas enfin temps pour la Suisse de faire passer ses dépenses au titre de la coopération au développement à 0,7% du revenu national, le taux d'APD visé sur la scène internationale ?

Bien sûr, je me réjouirais personnellement de disposer de plus d'argent pour nos tâches importantes. Mais je pense qu'un taux rigide est problématique, surtout de nos jours. Selon l'évolution économique, les ajustements progressifs entraîneraient de fortes fluctuations du budget effectivement disponible. Au Royaume-Uni, par exemple, une telle approche va de pair avec une grande incertitude dans la planification avec les pays partenaires. En Suisse, nous attendons des contributions plus ou moins stables au titre de la coopération au développement. Je préfère planifier avec des montants fixes plutôt qu'avec des pourcentages.

Comment la pandémie affectera-t-elle ou modifiera-t-elle le travail de la DDC ?

Nous voulons rester aussi présents que possible là où nous sommes déjà engagés. Et ce également parce que d'autres pays disposant de budgets considérables se retirent dans le contexte de la pandémie. Cela augmentera les attentes pesant sur nos épaules. Nous supposons que les pays où une classe moyenne a émergé ces dernières années seront très malmenés dans le sillage de la pandémie. Des emplois nouvellement créés seront à nouveau perdus et de nombreuses personnes retomberont dans la fragilité du secteur informel. Nous n'aurons certainement pas moins de travail, bien au contraire. Nous voulons être aussi proches que possible des personnes touchées par la crise ; il ne suffit pas d'être au bureau à Bamako, Bichkek ou Addis-Abeba pour connaître les véritables besoins des gens. 

Alliance Sud critique l'extension prévue de la coopération avec le secteur privé dans le nouveau message sur la coopération internationale. Pouvez-vous nous en dire plus à ce stade sur la stratégie qui sera mise en œuvre à cette fin ?

Ce sujet m'intéresse et me préoccupe beaucoup, et je constate également un intérêt croissant au sein de la DDC. Nous ne ménageons pas nos efforts pour préciser les contours concrets que devrait prendre cette coopération avec le secteur privé. L'accent est mis sur les effets que nous visons. Comment combiner les financements de l'État et des milieux économiques pour faire en sorte que la population locale en bénéficie clairement ? Comment amener les grandes et moyennes entreprises, y compris celles du Sud, à créer des emplois dans des pays où le contexte économique n'est pas idéal ? Et comment y parvenir sans porter préjudice aux structures locales établies ? Au cours de l'été, nous avons élaboré des lignes directrices qui prennent ces risques au sérieux et définissent les conditions dans lesquelles nous pouvons envisager de travailler, ou non, avec le secteur privé. Ces documents sont actuellement sur le bureau du chef du département et nous informerons sur la manière de procéder à cet égard d'ici la fin de l'année.

Les grandes entreprises ne sont pas vraiment connues pour leur transparence...

Personne n’ignore que le but premier du secteur privé est le profit. Lorsque nous collaborons avec lui, nous le faisons dans le but commun de promouvoir le développement durable. Comment faire en sorte que certains groupes de population ne passent pas entre les mailles du filet ? Ces discussions ne sont pas faciles à mener, mais j'ai l'impression que la volonté du secteur privé de considérer les aspects sociaux et environnementaux dans une perspective à long terme s'est accrue.

Comprenez-vous personnellement la crainte que cette stratégie puisse négliger les besoins des plus pauvres ou le renforcement de la société civile dans l’hémisphère sud ?

Oui, je la comprends ! Mais je suis également consciente du vœu pressant des pays pauvres et des couches les plus vulnérables de la société de disposer de davantage d’emplois sûrs. Et ces emplois peuvent difficilement être créés sans l'implication du secteur privé, y compris de celui qui dispose de grandes capacités financières. De plus, si nous parvenons à contribuer à l'amélioration des normes sociales ou environnementales et des pratiques commerciales par le dialogue ou les partenariats avec le secteur privé, alors un bon bout de chemin aura été fait. Sans ce dialogue, nous ratons l'occasion de faire une vraiment bouger les choses.

Davantage de fonds de la coopération au développement devraient également être affectés au financement international dans le domaine du climat – même si l’Accord de Paris sur le climat exige des ressources nouvelles et additionnelles. Une étude d'Alliance Sud montre que le financement climatique s’est jusqu’ici essentiellement concentré sur les pays à revenu intermédiaire. Il reste donc de moins en moins d'argent pour la réduction de la pauvreté ?

Que nous disposions de ressources additionnelles pour le financement du climat serait certainement une bonne chose. Le fait est que nos moyens financiers peuvent souvent avoir une incidence maximale sur la protection du climat dans les pays à revenu intermédiaire, où les inégalités sont soit dit en passant souvent considérables. Mais nous devons mieux nous assurer d’atteindre les personnes les plus touchées par le changement climatique, et ce sont souvent les plus pauvres.

Je suis tout à fait consciente de l’évolution dramatique et très rapide de la situation que provoque le changement climatique. L'année dernière, en Somalie, j'ai rencontré des éleveurs de bétail déplacés qui cultivaient des céréales qu’ils avaient reçues autour d'un puits. Mais ils voulaient à nouveau des chèvres et des chameaux alors qu’ils étaient conscients que ces animaux ne survivraient peut-être pas cinq ans de plus. Lorsque des populations entières doivent réorienter leur mode de vie, c'est un énorme défi pour elles - mais aussi pour nous et notre travail.

Comment faites-vous face, personnellement, à ces tâches quasi insolubles ?

La modestie et l'humilité sont importantes. Nous sommes au bénéfice d’une expertise, mais ne disposons pas de solutions toutes faites, ni la DDC ni les autres agences de développement. C'est pourquoi la coopération multilatérale est si urgente : elle permet de nous attaquer ensemble aux énormes problèmes dans des perspectives multiples et d’élaborer une vision commune. Il n'y a plus de solutions simples. Pour moi, il est prépondérant que nous discutions systématiquement sur le terrain des besoins des personnes touchées.

Alliance Sud exige une plus grande cohérence de la politique suisse dans la résolution de ces énormes problèmes. Cela inclut non seulement la politique de développement, mais aussi la politique fiscale et commerciale par exemple. Quel est votre avis à ce sujet ?

Il reste beaucoup à faire dans ce domaine, comme l'ont montré les consultations sur la stratégie de la coopération internationale. Mettre ces liens en évidence est selon moi l'une des tâches majeures de la société civile. La tâche première de la DDC est de garantir la cohérence de notre propre stratégie. Et, en échange et en dialogue avec d'autres offices fédéraux, de souligner régulièrement la question cruciale de la cohérence des politiques.

Patricia Danzi

Fille d’une Suissesse et d’un Nigérian, Patricia Danzi (51 ans) a grandi dans le canton de Zoug. Elle a étudié la géographie ainsi que les sciences agricoles et environnementales et travaillé pour le CICR depuis 1996. Elle y dirigeait la direction régionale Afrique depuis cinq ans.