Si l’on excepte un bouquet de fleurs, Andreas Missbach était seul au bureau pour son premier jour de travail le 3 janvier : ses nouveaux collègues d'Alliance Sud étaient encore en vacances de Noël ou travaillaient à domicile en raison de la pandémie. Son activité antérieure chez Public Eye lui avait cependant rendu les locaux familiers, ce qui a facilité ses débuts solitaires. Au moment de cet entretien, qui a eu lieu trois semaines avant l'invasion russe en Ukraine, on peut déjà voir dans son bureau les différences subtiles mais soigneusement choisies qui illustrent sa volonté d'agir : des photos en noir et blanc du photographe brésilien Sebastião Salgado ornent les murs, ainsi qu'un document solennel du gouvernement autonome d'Achacachi, auquel il a récemment rendu visite en Bolivie.
Entretien avec Marco Fähndrich et Kathrin Spichiger
Andreas, tu as travaillé 20 ans durant chez Public Eye à Zurich et te voilà maintenant à Berne, chez Alliance Sud : qu'est-ce qui relie et différencie ces deux organisations actives dans la politique de développement ?
Chez Public Eye, j'ai toujours collaboré très étroitement avec mes collègues d'Alliance Sud, surtout sur des thèmes comme les finances et les impôts. En revanche, Public Eye ne s'occupe plus de la politique de la coopération au développement, un domaine où Alliance Sud et ses membres sont depuis 50 ans le centre de compétence incontesté de la société civile suisse.
Où souhaites-tu placer les priorités à l'avenir auprès d’Alliance Sud ?
Dans la cohérence des politiques et ses interfaces majeures : par exemple entre le commerce et la politique climatique, où l'on discute d'une taxe d'ajustement aux frontières ; entre la politique climatique et la finance, où le secteur privé est présenté comme un vecteur du financement climatique suisse ; entre la finance et la coopération internationale, où les partenariats avec les entreprises sont perçus comme le nouvel eldorado, même si parfois seules quelques-unes s'en sortent avec les honneurs.
En 2009, la NZZ am Sonntag t'a cité en ces mots : « Je suis un grand partisan de l'entrepreneuriat et du marché. Les entreprises, surtout les petites et moyennes, créent des emplois, ce que l'aide au développement fait rarement. » Faut-il y voir un soutien à la nouvelle orientation, proche de l'économie, du ministre des affaires étrangères Ignazio Cassis ?
Je n'ai pas dû relire attentivement cette citation ! – C'était une réponse dans le style de Boris Johnson (rires). Dans cette interview, il était question du WEF : j'y soulignais que l'économie englobait bien plus que les multinationales présentes à Davos et qu'elle était aussi marquée par les petites entreprises, les coopératives et les syndicats. Et je suis effectivement fan du « marché », où les producteurs de la campagne rencontrent les consommateurs et consommatrices de la ville. Que ce soit sur la Place fédérale, l'Helvetiaplatz de Zurich ou à El Alto en Bolivie.
Mais la pandémie a aussi frappé de plein fouet l'économie réelle du Sud…
La crise du coronavirus a clairement montré qu'il ne fallait pas mettre tous les œufs dans le même panier. En effet, le secteur privé est tributaire du soutien de l'État et la société civile assume des tâches importantes dès que le marché défaille. Les partenaires locaux des membres d'Alliance Sud ont pu apporter une aide rapide lorsque même les personnes exerçant un emploi ont vu soudain disparaître leur revenu.
Il y a une vingtaine d'années, tu as rédigé ta thèse de doctorat sur les négociations climatiques au sein des Nations Unies, en abordant le conflit entre le Nord et le Sud. Qu'est-ce qui a changé depuis ?
Ce qui est nouveau, c'est surtout le fait que la Chine soit aujourd'hui une grande puissance et le pays émettant le plus de gaz à effet de serre. Mais voir à quel point peu de choses ont changé durant toutes ces années est inquiétant. Les lignes de conflit majeures sont toujours les mêmes : on continue à se disputer sur la manière de mettre en œuvre la « responsabilité commune mais différenciée » de la Convention-cadre sur les changements climatiques, notamment sur le rôle du transfert de technologie et sur la manière dont le financement climatique tient compte des auteurs du réchauffement et des pays qui en pâtissent le plus.
Définissant les objectifs communs de tous les États membres de l'ONU, l’Agenda 2030 apporte une réponse. Mais il n’a pas vraiment le vent en poupe en Suisse : la population ne le connaît pas et l'administration fédérale ne fait que le gérer. Selon toi, quel est le problème crucial dans la mise en œuvre des objectifs de développement durable ?
L'Agenda 2030 est extrêmement ambitieux : c'est un concentré de toutes les bonnes idées qui ont été retenues dans le système onusien au cours des 50 dernières années et qui n'ont jamais été mises en œuvre. Il contient bien sûr aussi les compromis boiteux : ainsi, les structures de pouvoir de l'économie mondiale et le rôle ambivalent du secteur privé sont passés sous silence. Le problème, c'est que chacun peut désormais choisir ce qu'il veut. Mais l’Agenda 2030 n'est malheureusement pas un menu à la carte : en tant que communauté mondiale, nous sommes confrontés à d’énormes défis et nous devons parvenir à une transformation globale de l'économie planétaire à très court terme.
Quel est le levier majeur dont dispose la Suisse pour faire bouger les choses au niveau international ?
Une mesure qui pourrait tout changer, à elle seule, n’existe pas ; mais si je dois choisir, ce sera celle-ci : l'ancien ministre sud-africain des finances Trevor Manuel a dit un jour : « Development is a 3 letter word and it spells T - A – X ». En adoptant une politique fiscale équitable, la Suisse aiderait probablement idéalement le Sud global à générer les ressources nécessaires à son propre développement. Elle doit cesser de permettre aux multinationales de collecter ici leurs bénéfices mondiaux.
Quel est ton avis sur les attaques bourgeoises récurrentes contre les ONG en Suisse ? Vont-elles enfin cesser après le rejet de la motion Noser et le retrait de la motion Portmann au Parlement ?
Difficile à dire, mais je me suis en tout cas réjoui de ces attaques, car elles montrent qu’on nous prend au sérieux comme force politique, ce que nous avons prouvé en obtenant la majorité du peuple lors de la votation sur l’initiative pour des multinationales responsables. Nous ne devrons en tout cas pas nous laisser intimider à l'avenir : il faut un contrepoids fort de la société civile dans la politique et l'économie…
… mais la société civile reste ignorée, comme dans le cas du manque de transparence des banques suisses et des négociants en matières premières dans leurs relations de crédit avec les pays du Sud. D'où tires-tu l'espoir et la motivation pour ton travail ?
Ma politisation a commencé il y a plus de 35 ans avec la crise de la dette en Amérique latine. Il est bien sûr frustrant de constater que nous sommes aujourd'hui confrontés à la crise de la dette suivante et que nous n'avons toujours pas trouvé de mécanismes pour que ce ne soit pas, à nouveau, la population qui paie les pots cassés. Mais si je me résignais, je m’ennuierais !