POLITIQUE CLIMATIQUE

Echange de certificats de CO2 : illusion ou réalité ?

03.12.2024, Justice climatique

Tant avec la loi sur le CO2 qu’avec le nouveau programme d'austérité, la politique suisse compte de plus en plus sur les certificats d’émission de CO2 provenant de l'étranger pour atteindre son objectif climatique d'ici 2030. Mais un tel plan est voué à l’échec : les premiers programmes révèlent déjà de sérieuses lacunes. Analyse de Delia Berner

Delia Berner
Delia Berner

Experte en politique climatique internationale

Echange de certificats de CO2 : illusion ou réalité ?

Vieux bus et masques respiratoires omniprésents : Bangkok souffre des gaz d’échappement, mais les bus électriques financés par la Suisse sont-ils vraiment utiles en Thaïlande ? © Benson Truong / Shutterstock

En janvier 2024, la Suisse a fait l'objet d'une attention planétaire, du moins dans les milieux spécialisés des marchés du carbone. Pour la toute première fois en effet, des réductions de CO2 ont été transférées d'un pays à un autre au moyen de certificats dans le cadre du nouveau mécanisme de marché de l'Accord de Paris sur le climat. Concrètement, la mise en circulation de bus électriques à Bangkok avait permis à la Thaïlande de réduire ses émissions de près de 2000 tonnes de CO2 la première année. La Suisse a acheté cette réduction d’émissions afin de l'imputer à son propre objectif climatique.

Prenons un peu de recul : d'ici 2030, la Suisse entend économiser plus de 30 millions de tonnes de CO2 à l'étranger plutôt qu'en Suisse. Les premiers accords bilatéraux ont été conclus à cet effet à l'automne 2020, et on en compte aujourd'hui plus d'une douzaine. De nombreux autres projets sont en cours de développement : des installations de biogaz et des fours de cuisson efficaces dans les pays les plus pauvres à l'efficacité énergétique des bâtiments et de l'industrie, en passant par des systèmes de refroidissement respectueux du climat. Jusqu'à présent, seuls deux programmes ont pu être approuvés pour être pris en compte dans l'objectif climatique de notre pays. Et les 2000 tonnes de CO2 non rejetées en Thaïlande constituent les premiers certificats à avoir été réellement échangés. Il reste donc encore beaucoup à faire d'ici 2030 pour que la Suisse dispose d'un nombre suffisant de certificats à acheter.

Un premier projet qui risque la sortie de route

Suite à une demande, basée sur la loi fédérale sur la transparence, la revue « Beobachter » a révélé que c'est justement le premier programme à Bangkok qui risque de ne pas générer d'autres certificats. Voilà un an déjà, l'Office fédéral de l'environnement (OFEV) avait reçu des reproches accusant le fabricant des bus électriques de violer le droit national du travail et de porter atteinte au droit à la liberté syndicale inscrit dans les droits de l'homme. Après un accord provisoire conclu il y a un an, de nouvelles allégations ont apparemment été formulées cette année, que l'OFEV doit maintenant examiner. La Suisse n'est en effet pas autorisée à approuver des certificats dont la délivrance violerait les droits humains. Cité par le Beobachter, l’OFEV, a déclaré qu'il « peut et va suspendre » la délivrance de nouveaux certificats si les allégations sont confirmées. Une vaste enquête menée par « Republik », le magazine en ligne alémanique, fait apparaître d'autres reproches : la Suisse serait même impliquée dans un polar économique en Thaïlande, car elle aurait attisé une bulle boursière de dix milliards de francs en ignorant les avertissements.

Le deuxième projet approuvé générera lui aussi moins de certificats qu'il ne le promet : une nouvelle enquête d'Alliance Sud sur un projet de fours de cuisson au Ghana montre que sa planification surestime les réductions d'émissions de près de 1,4 million de tonnes.

Il apparaît d'ores et déjà que la compensation à l'étranger n'est généralement pas plus avantageuse et certainement pas plus facile à mettre en œuvre que les mesures de protection du climat en Suisse. Ces dernières mesures devront de toute façon être appliquées tôt ou tard pour atteindre l'objectif de zéro émission nette en Suisse.

Davantage que des difficultés de démarrage

Mais les premiers projets montrent aussi les difficultés à s'assurer qu'une certaine quantité de CO2 n’a effectivement pas été rejetée grâce à eux et qu’ils sont par ailleurs rentables. Les doutes concernant les réductions sont la raison pour laquelle nombre de projets de compensation ont fait les grands titres des journaux ces dernières années. L'efficacité des coûts est cruciale, car la majeure partie des certificats est payée par la population suisse via une taxe sur le carburant. Pour vérifier ces deux aspects, l'OFEV devrait se pencher sur le plan de financement des projets. Il devrait par exemple s'assurer qu'aucune marge ou aucun profit disproportionné n'est compris dans les coûts des différentes initiatives, mais que le plus d'argent possible est investi dans la protection du climat ou le développement durable, avec la participation de la population concernée dans le pays partenaire.

Le système des compensations suisses à l'étranger montre toutefois ici ses faiblesses. Comme les certificats ne sont pas achetés par la Confédération, mais par la Fondation KliK pour la protection du climat et la compensation des émissions de CO2, qui convertit en certificats les revenus issus des taxes sur les carburants, les « détails commerciaux » sont dissimulés au public. En d’autres termes, personne ne sait combien coûte une tonne de CO2 non émise grâce à l'utilisation d'un bus électrique à Bangkok ou combien d'argent est investi au total dans le projet de fours de cuisson au Ghana — et encore moins quels sont les rendements des acteurs privés du marché dans ces contextes. S’agissant du projet en question au Ghana, de vastes pans de la documentation publiée ont en outre été caviardés. La transparence est même pire par rapport aux normes sérieuses du marché volontaire du CO2.

Double nécessité d'agir

Ces défis vont au-delà de simples difficultés de démarrage et révèlent un double besoin d'action pour la politique suisse. Il y a d’abord lieu de rectifier le manque de transparence des informations financières des projets dans l'ordonnance relative à la loi sur le CO2. L'ordonnance est actuellement adaptée à la dernière révision de la loi. Et il faut ensuite corriger l'image selon laquelle les compensations à l'étranger sont un moyen avantageux et simple de protéger le climat. La Suisse doit faire avancer sa protection climatique à l'intérieur du pays et atteindre à nouveau les objectifs climatiques après 2030 sans compensation de CO2. Alliance Sud invite le Conseil fédéral à en tenir compte dans la loi sur le CO2 après 2030.

Communiqué

La compensation de CO2 au Ghana ne tient pas ses promesses

21.11.2024, Justice climatique

La Suisse veut atteindre une grande partie de ses objectifs climatiques non pas à l’intérieur de ses propres frontières, mais à l'étranger — avec des projets de compensation très discutables. C'est ce que montre une nouvelle recherche d'Alliance Sud sur un projet de fours de cuisson de la fondation KliK au Ghana. Le projet surestime son efficacité, manque de transparence et présente des effets secondaires toxiques.

La compensation de CO2 au Ghana ne tient pas ses promesses

Extrait de l'analyse de l'additionnalité du projet, entièrement « expurgée » à l'origine.

Dans les régions les plus pauvres du Sud global, des fours de cuisson efficaces sont une bonne chose pour améliorer la situation individuelle du petit paysannat. Pour simplifier, on peut dire que les petits paysan-e-s peuvent ainsi faire des économies et inhaler moins de fumée. De plus, les émissions de CO2 sont moindres. Mais le projet de fours de cuisson de la Fondation KliK en tant que projet de compensation d’émissions de CO2 est des plus problématiques, comme le montre la nouvelle recherche d'Alliance Sud. En effet, le projet Transformative Cookstove Activity in Rural Ghana présente de sérieuses lacunes :

•    Manque de transparence : Les propriétaires privés du programme, ACT Commodities, essaient de dissimuler tout ce qu’ils peuvent, notamment les calculs des réductions d'émissions.
•    Effets surestimés : La planification du projet promet une réduction de 3,2 millions de tonnes de CO2 d'ici 2030, mais la réduction réaliste n’excède pas 1,8 million. La raison en est une surestimation du paramètre majeur du calcul.
•    Des effets secondaires toxiques : Aux populations rurales, le partenaire commercial au Ghana vend simultanément les fours de cuisson du projet et des pesticides si toxiques que leur utilisation n’est pas autorisée en Suisse.

Pas le premier cas problématique

Selon les médias, le premier projet de compensation de la Suisse dans le cadre de l'Accord de Paris sur le climat, le programme de bus électriques à Bangkok, présente déjà des problèmes liés aux droits humains et des irrégularités financières. Voilà un an déjà, une enquête d'Alliance Sud et d'Action de Carême avait mis des irrégularités en évidence. Ce n'est donc pas un hasard si l'UE renonce à de telles compensations à l'étranger.

« Les projets en Thaïlande et au Ghana sont loin de tenir leurs promesses. Les compensations de CO2 de la Suisse à l'étranger ne remplacent pas les réductions d'émissions réelles dans le pays », affirme Andreas Missbach, directeur d'Alliance Sud, le centre de compétences pour la coopération internationale et la politique de développement.

Pour de plus amples informations :
Isolda Agazzi, responsable médias d‘Alliance Sud pour la Suisse romande, 022 901 07 82, isolda.agazzi@alliancesud.ch
Marco Fähndrich, responsable médias d’Alliance Sud, 079 374 59 73, marco.faehndrich@allliancesud.ch

Recherche

La Suisse dans la nébuleuse de la compensation de CO2 au Ghana

20.11.2024, Justice climatique

L'achat de nouveaux fours de cuisson au Ghana devrait permettre, à des femmes surtout, d'économiser plus de 3 millions de tonnes de CO2 — en remplacement de réductions d'émissions réalisées en Suisse. Alliance Sud critique le manque flagrant de transparence du projet et montre les détails explosifs que ses propriétaires ont voulu cacher au grand public.

Delia Berner
Delia Berner

Experte en politique climatique internationale

La Suisse dans la nébuleuse de la compensation de CO2 au Ghana

Une jeune fille cuisine avec sa mère dans sa maison à Tinguri, au Ghana. La Suisse se concentre sur ces foyers toxiques pour la santé dans le cadre de sa compensation climatique.
© Keystone / Robert Harding / Ben Langdon Photography

Grace Adongo, une paysanne de la région d'Ashanti au Ghana, est heureuse de son nouveau four de cuisson plus efficace. Au lieu de cuisiner sur un feu ouvert, elle pose désormais sa marmite sur une petite cuisinière. Elle utilise nettement moins de charbon de bois et économise ainsi de l'argent tout en émettant moins de CO2. Ce témoignage provient du dernier rapport annuel du Ghana Carbon Market Office et va dans le sens de nombreux autres qui font état des innombrables projets de fours de cuisson sur le marché mondial du carbone. Ces derniers doivent contribuer à équiper les couches les plus pauvres de la population de fours moins énergivores et moins nocifs pour la santé que les fours traditionnels ou les foyers émettant beaucoup de fumée. Cette approche permet de réduire la consommation de bois et d'économiser des émissions de CO2 (la quantité de celles-ci fait l’objet de nombreuses controverses — mais nous y reviendrons plus loin).

Le principe est toujours le même : les fours sont vendus à prix réduit. Les clientes et les clients cèdent alors leur droit à la réduction des émissions aux propriétaires du projet. Les rejets non émis grâce aux nouveaux fours sont ensuite calculés sur les années suivantes et vendus au niveau international par les propriétaires du projet sous forme de certificats de CO2. Les revenus générés par ces derniers sont nécessaires pour subventionner les fours de cuisson.

Ce qui semble être une bonne chose l'est certainement pour des gens comme Grace Adongo d'un point de vue individuel. Mais le système qui l'entoure est bien plus complexe et contradictoire. Dans le cas de la Transformative Cookstove Activity in Rural Ghana qu'Alliance Sud examine à la loupe dans la présente étude, il s'agit du marché de compensation de l'État, dans lequel la Suisse prend en compte les réductions d'émissions réalisées par le Ghana dans les objectifs climatiques de la Suisse. Il en ressort un nombre étonnant de situations qui doivent être évaluées de manière critique dans une perspective de justice climatique. La collaboration de la Suisse avec le Ghana est également un bon exemple de la raison pour laquelle le commerce de certificats dans le cadre de l'Accord de Paris ne permet pas d'atteindre des objectifs climatiques plus ambitieux.

Les certificats de CO2 provenant de ce projet et de nombreux autres sont payés par une taxe de 5 centimes par litre de carburant distribué à la pompe en Suisse. Appartenant aux importateurs de carburant, la Fondation KliK pour la protection du climat et la compensation de CO2 utilise cet argent pour des projets de compensation en Suisse et à l'étranger. En compensant les émissions de CO2 hors de nos frontières, les acteurs politiques suisses entendent pallier l'absence de mesures de protection du climat en Suisse afin d'atteindre malgré tout les objectifs climatiques fixés dans l'Accord de Paris.

 

Dans le cadre de l'Accord de Paris de 2015, la Suisse s'est engagée à réduire de moitié ses émissions de gaz à effet de serre d'ici 2030 par rapport à 1990. Or, la loi sur le CO2 ne permet de réduire qu'un peu plus de 30% des émissions en Suisse — à peine plus qu'avant la révision de la loi au printemps 2024. Les 20% restants doivent être compensés à l'étranger. Avec le paquet d'économies annoncé par le Conseil fédéral en septembre 2024, les mesures de protection du climat en Suisse devraient également être supprimées. Cela conduira inévitablement à ce que notre pays ait besoin de toujours plus de certificats de compensation pour pouvoir encore atteindre les objectifs climatiques. Tel n’est pas l’esprit de l'article 6 de l'Accord de Paris, qui doit explicitement conduire à « relever le niveau d’ambition » moyennant le transfert de réductions d'émissions vers d'autres pays. Pour cela, la Suisse devrait s'assurer que les objectifs climatiques des deux pays sont compatibles avec les objectifs de l'Accord de Paris. Elle a promis zéro émission nette d'ici 2050. Comme le zéro net doit être atteint d’ici 2050 au niveau planétaire, la Suisse attend donc de facto des autres pays qu'ils visent aussi zéro émission nette d’ici l’horizon 2050. Par rapport à cela, la contribution nationale du Ghana d'ici 2030 à la réalisation de l'Accord de Paris présente des lacunes considérables. Ce pays ne communique qu'à titre indicatif un objectif de zéro émission nette pour 2060 et exclut l'exploitation pétrolière de ses objectifs climatiques. Interrogé à ce sujet, l'Office fédéral de l'environnement (OFEV) écrit que « les exigences de l'Accord de Paris s'appliquent », en se référant aux objectifs climatiques fixés unilatéralement selon le principe de responsabilités communes mais différenciées et capacités respectives. « Dans ce contexte, les objectifs climatiques doivent comprendre l'ambition la plus élevée possible et il s’agit de relever le niveau d’ambition des objectifs suivants ». Il n'existe cependant pas d'autres critères pour les objectifs climatiques d'un État partenaire.

Voilà un an, le Ghana a fait part d’une intensification de sa production de pétrole et a justifié cette mesure par le manque de soutien financier pour la protection du climat. Cela souligne le problème de base : les pays du Sud mondial manquent de financement international pour le climat, un financement auquel ils auraient droit comme soutien du Nord global. Conséquence ? Ils adoptent la deuxième meilleure solution pour obtenir ce financement, à savoir la vente de leurs activités de protection climatique sous forme de certificats de CO2. La différence avec le financement climatique : la Suisse obtient le « droit » de reporter à plus tard ses mesures de protection du climat. Dans l'ensemble, les ambitions pour une protection efficace du climat sont revues à la baisse et non pas relevées.

 

L’épais brouillard de février

Le présent projet de fours de cuisson a été approuvé en février 2024 par le Ghana et la Suisse dans le cadre du mécanisme de marché bilatéral de l'Accord de Paris (art. 6.2). Il est mis en œuvre par l'entreprise de matières premières ACT Commodities d'Amsterdam (propriétaire du projet, voir encadré 2) et doit permettre d’épargner plus de 3 millions de tonnes de CO2 d'ici 2030. Les gouvernements des deux pays ont l'entière responsabilité de veiller à ce que le projet respecte des exigences de qualité élevées et tienne ses promesses. L'Office fédéral de l'environnement (OFEV) examine à cet effet la documentation du projet et la publie après son approbation.

 

Le propriétaire du projet est une multinationale dont le siège est à Amsterdam : ACT Commodities. Sur son site Internet, elle se décrit comme un fournisseur de premier plan de solutions de durabilité basées sur le marché et un moteur de la transition vers un monde durable. ACT est un protagoniste en vue du commerce des émissions. Mais ACT préfère renoncer à trop de transparence — sur son propre site web, on ne trouve pas un mot sur le fait que le portefeuille de la multinationale comprend aussi le commerce du pétrole et des carburants (via la société sœur ACT Fuels, qui n'a pas de site web). Seul un coup d'œil au registre du commerce néerlandais le révèle. Depuis juillet 2023, ACT Commodities possède par ailleurs une entreprise qui propose des carburants pour bateaux, le plus sale de tous les carburants. La multinationale fait donc partie du groupe croissant de négociants en matières premières qui font du commerce avec les énergies fossiles et se « blanchissent » comme protagonistes sur le marché du CO2.

 

Mais un premier coup d'œil sur les documents révèle déjà des lacunes en termes de transparence : le projet est aussi opaque qu'un épais brouillard. Des pans entiers de la description du projet ont été caviardés, dont la quasi-totalité de l'analyse qui doit prouver que le projet est à l’origine de réductions d'émissions supplémentaires (voir photo). Mais de nombreux autres chiffres et données pertinents ont aussi été occultés. Et le document contenant les calculs expliquant pourquoi la réduction de CO2 doit totaliser 3,2 millions de tonnes n'a même pas été publié. La transparence ne ressemble en rien à un tel tableau.

Alliance Sud a exigé la publication des documents et des calculs non expurgés en invoquant la loi sur la transparence (LTrans) — et, d’abord, a attendu quatre mois vu le refus des propriétaires du projet. Puis, une grande partie de la documentation a été rendue publique, mais pas intégralement. Les passages encore caviardés étaient considérés comme des secrets commerciaux. Mais il apparaît désormais sans ambiguïté que de nombreux passages ont été occultés de manière totalement arbitraire dans le document initial.

 

Extrait de l'analyse de l'additionnalité du projet, entièrement « expurgée » à l'origine.

 

Des réductions d'émissions surestimées jusqu'à 79%

Les modalités du calcul des économies potentielles de 400 000 tonnes de CO2 par an pendant 8 ans au Ghana font partie des informations centrales d’un projet de compensation. Les organismes de vérification sérieux pour le marché volontaire des certificats sont tenus de publier ces calculs. Les données doivent être tenues à disposition pour des analyses scientifiques — d'autant plus que toujours davantage d’études constatent une surestimation des réductions d'émissions grâce aux certificats de CO2, y compris pour les projets de fours de cuisson.

Mais dans ce cas, le propriétaire du projet s'y oppose. Ce manque de transparence est inacceptable. Suite à une demande invoquant la LTrans, Alliance Sud a reçu un PDF des tables de calcul. Sans possibilité de voir les formules Excel intégrées, la traçabilité reste limitée.

Les chiffres disponibles révèlent cependant des choses surprenantes : dans le PDF de calcul, il apparaît que pour les années 2025-30, les réductions d'émissions des mêmes fours sont calculées comme étant presque deux fois supérieures que pour 2023-24. La raison en est une augmentation apparemment prévue du paramètre clé, la part d'approvisionnement en bois non durable, appelée fraction de biomasse non renouvelable (fraction of non-renewable biomass, fNRB). Il s'agit d'une estimation de la quantité de biomasse ligneuse dont la récolte de bois de chauffage dépasse sa croissance naturelle. Seule la consommation réduite de bois de chauffage non durable peut être invoquée comme réduction des émissions de CO2. Ce paramètre est directement multiplié par les autres facteurs. Il est donc décisif pour les calculs de réduction des émissions. Une estimation trop élevée de la fNRB est la raison majeure de la critique parfois accablante des projets de fours de cuisson menés jusqu'à présent pour réduire les émissions.

Pour celles et ceux qui veulent en avoir le cœur net : selon la documentation du projet, la fNRB a été estimée à 0,3, ce qui est plus conservateur que de nombreux projets de fours de cuisson réalisés jusqu'à présent. D’après l’étude de référence officielle de la CCNUCC de juin 2024, cette valeur est appropriée en tant que valeur standard afin de ne pas surestimer massivement les réductions d'émissions et simultanément cohérente avec la valeur spécifique au pays de l'étude pour le Ghana (0,33). Or, le projet comporte une clause selon laquelle le Ghana et la Suisse peuvent adapter (vers le haut) la fNRB de manière bilatérale a posteriori. Le fait qu'une fNRB de 0,7629 soit déjà calculée à partir de 2025 n'apparaît que dans le PDF de calcul, qui n'a d’abord pas été publié. La description du projet ne mentionne pas qu'une valeur plus élevée est déjà prévue, même si elle n'a pas encore été approuvée. La valeur de 0,7629 provient de l'outil obsolète, le CDM-Tool 30, que l’OFEV lui-même qualifie de base insuffisante. Au printemps 2024, le Ghana a lancé un appel d'offres pour une étude indépendante afin de déterminer une valeur fNRB spécifique au pays — visiblement dans l'espoir de légitimer une valeur nettement plus élevée. Pour que celle-ci soit également acceptée par la Suisse, l'étude doit passer l’évaluation par des pairs (peer review) des organes de la CCNUCC. Vu l'étude de référence mentionnée, largement acceptée, qui calcule une valeur par pays de 0,33 pour le Ghana, l’entreprise risque d’être ardue.

 

Das Berechnungsdokument zeigt, dass ab 2025 mit einem mehr als doppelt so hohen fNRB, dem wichtigsten Parameter, gerechnet wird. Die Emissionsreduktionen zwischen 2025 und 2030 werden so gemäss Berechnungen von Alliance Sud um bis zu 92% überschätzt. Insgesamt beträgt die Überschätzung bis zu 79% (unter Berücksichtigung der korrekten Berechnung für 2023 und 2024).

Le document de calcul montre qu'à partir de 2025, on compte avec une fNRB, le paramètre clé, plus de deux fois plus élevée (ligne en jaune). Les réductions d'émissions entre 2025 et 2030 sont ainsi surestimées jusqu'à 92% selon les calculs d'Alliance Sud. Au total, la surestimation atteint jusqu'à 79% (en tenant compte du calcul correct pour 2023 et 2024).

 

Si l'on part, sans fondement, d'une valeur fNRB plus de deux fois supérieure, les réductions d'émissions sont donc surestimées à l'avance. Sur la base des calculs d'Alliance Sud, le projet réduirait au maximum 1,8 million de tonnes de CO2 si la valeur fNRB était maintenue constante à la valeur plus réaliste de 0,3. Or, le projet promet une réduction de 3,2 millions de tonnes de CO2. Il amplifie donc les réductions globales dans une proportion allant jusqu’à 79%.
D'ailleurs, contrairement au propriétaire du projet, nous publions nos propres calculs.

 

Le brouillard se dissipe après quelques recherches…

L'absurdité de vouloir qualifier la moitié de la documentation du projet de « secret commercial » (dans la première version de février) est illustrée par le fait que de nombreuses informations dissimulées sont disponibles publiquement ailleurs. Certains renseignements mineurs, qui avaient été dissimulés à l'origine, sont même non « expurgés » dans le même document à un autre endroit. D'autres informations sont visibles dans des documents du gouvernement ghanéen ou peuvent être combinées à partir d'autres sources.

Ainsi, grâce à un article en ligne des autorités ghanéennes sur une visite du conseil de la fondation KliK, on découvre le principal partenaire de distribution du projet au Ghana : une entreprise ghanéenne du nom de Farmerline. Elle facilite l'accès des paysannes et des paysans aux intrants agricoles — et ouvre ainsi à l'industrie agricole internationale les portes d’une nombreuse nouvelle clientèle au Ghana. Les propriétaires du projet souhaitaient également dissimuler cette relation. Dans la documentation du projet, plusieurs références à des partenariats dans le secteur agricole étaient à l'origine dissimulées et la collaboration concrète est toujours censurée — et il y a de bonnes raisons à cela, comme le montre un examen plus attentif.

…même s’il reste un nuage de pesticides

De son côté, Farmerline a annoncé sa collaboration avec Envirofit, le producteur de fours de cuisson et partenaire de mise en œuvre des propriétaires du projet, en juin 2023. La documentation indique à ce sujet comment 180 000 fours seront vendus en peu de temps à la population rurale, précise aussi qu’ils seront proposés dans plus de 400 magasins d'intrants agricoles. Certains posts de Farmerline sur la plateforme X attirent toutefois l'attention. Cette année, Farmerline a organisé une exposition itinérante agro-industrielle (Agribusiness Roadshow) dans plusieurs régions du Ghana, en collaboration avec Envirofit — et avec le groupe agroalimentaire Adama appartenant au groupe Syngenta. Chaque jour de la tournée, les fours de cuisson efficaces d'Envirofit ainsi que les pesticides d'Adama ont été présentés et proposés à la vente aux agricultrices et agriculteurs. Sur les vidéos de Farmerline, les produits Adama sont identifiables et, pour trois insecticides et un herbicide, il s'agit de produits contenant des substances actives non autorisées en Suisse et dans l'UE parce que trop dangereuses pour l'environnement et la santé : Atrazine, Diazinon et Bifenthrine. L'atrazine pollue les nappes phréatiques, inhibe la photosynthèse des plantes et ne se dégrade presque plus dans l'environnement ; elle est en outre classée comme cancérigène. Le diazinon ne s'attaque pas seulement aux parasites souhaités, mais à tous les insectes, et peut aussi être d'une toxicité aiguë chez l'être humain s'il entre en contact avec la peau. La bifenthrine est surtout très toxique pour les animaux aquicoles, mais ne devrait pas non plus être inhalée par les humains (voir la base de données sur les pesticides du Pesticide Action Network).

 

Exemple de photo tirée d'une vidéo de la tournée de Farmerline, au cours de laquelle outre les fours de cuisson, l'herbicide Maizine 30 OD contenant la substance active atrazine, interdite en Suisse, est vendu.

 

Aucune des vidéos ne montre par ailleurs la démonstration ou la vente de vêtements de protection adaptés. Selon diverses études (Demi und Sicchia 2021 ; Boateng et al 2022 ; et autres), l'utilisation croissante de pesticides dans l'agriculture ghanéenne va de pair avec d’importants problèmes de santé pour les paysannes et les paysans. Faute d'instructions de la part des revendeurs, nombre de paysans ignorent comment utiliser correctement les pesticides et se protéger, ou n'ont pas assez d'argent pour acheter des vêtements de protection. De plus, ils obtiennent des informations spécialisées de leur environnement personnel ou de leurs commerçants surtout, mais les conseils agricoles indépendants font défaut. Dans leur étude, Imoro et al. 2019 ont constaté que 50% n'utilisaient aucun vêtement de protection et que 40% n'en utilisaient pas suffisamment. Lorsqu'on demande à KliK si de tels vêtements sont vendus lors des tournées, KliK répond que ses partenaires de coopération respectent bien entendu les critères de durabilité les plus élevés. KliK écrit que le problème qu'Alliance Sud soulève avec cette question ne relève pas de son pouvoir d'appréciation.

La tentative de se prononcer clairement sur la contribution de ce projet de compensation au développement durable s'apparente donc toujours à tâtonner dans le brouillard. En effet, la clientèle des fours de cuisson économise certes de l'argent et améliore, espérons-le, sa santé grâce à la réduction de la fumée, mais elle est simultanément incitée à dépenser l'argent économisé pour des pesticides dont l'utilisation accrue entraîne des dommages environnementaux et, dans de nombreux cas, des atteintes à la santé. De ce point de vue, KliK a échoué dans l'évaluation des « critères de durabilité les plus élevés » des partenaires de coopération. Il est certes évident que des synergies sont recherchées avec les acteurs existants dans le domaine agricole afin d'atteindre les populations des zones rurales. Mais si la durabilité avait été au premier plan, un partenariat avec des organisations promouvant des approches agro-écologiques se serait bien plus imposé.

Des profits faramineux pour les investisseurs

Les nouveaux fours de cuisson permettent à la clientèle de réaliser des économies, mais le projet est bien plus largement profitable pour les investisseurs. Il reste également opaque d'un point de vue financier : les prix des fours ne sont pas communiqués, ceux des certificats sont une affaire privée de KliK et de ses partenaires commerciaux. L'OFEV ne vérifie pas non plus le plan financier, ou autre, du projet. Mais avec la publication de quelques informations supplémentaires faisant suite à la demande invoquant la LTrans, il est clair que les investisseurs devraient toucher le pactole. Ceux qui sont derrière ce projet restent invisibles, mais à en croire la documentation du projet, ils devraient pouvoir escompter un rendement annuel de 19,75% sur leur investissement. Ce rendement absurdement élevé est justifié par une comparaison avec les obligations d'État du Ghana. Cette comparaison est sans fondement aucun, les deux choses n'ayant rien à voir l'une avec l'autre. Les risques d'investir dans une obligation d'État d'une nation déjà fortement endettée sont d'une toute autre nature, ce qui explique les rendements élevés (même s'ils ne sont pas légitimés, car les taux d'intérêt élevés pour les États plus pauvres sont effrayants et dévastateurs — mais c’est encore une autre histoire).

Ici, en revanche, il s'agit d'un projet cofinancé et garanti par des fonds quasi publics ; on pourrait le classer dans la catégorie blended finance, un financement mixte public-privé. En effet, les importateurs de carburant prélèvent une taxe sur le carburant en application de la loi sur le CO2. Si les recettes de cette taxe devaient, d'un point de vue purement technique, faire un détour par le trésor public — comme c'est la règle pour d'autres taxes — avant d'être dépensées pour des projets de compensation, il s'agirait de l'argent public des contribuables.

Il existe donc un intérêt public à ce que les recettes de cette taxe soient utilisées efficacement. L'argent doit servir à la protection du climat et au développement durable sur place, plutôt qu’aux rendements mirobolants des investisseurs.

 

Conclusion

Les fours de cuisson efficaces sont un moyen avantageux d'apporter des améliorations dans la vie de nombreuses personnes tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre. Le mécanisme de marché de l'Accord de Paris présente toutefois des contradictions considérables dans la mise en œuvre de projets de protection climatique dans le Sud mondial. Il doit contribuer au développement durable sur place, mais il est conçu comme une affaire potentiellement lucrative pour les investisseurs. Et tandis que certaines émissions sont réduites dans le Sud global, le mécanisme offre une excuse politique pour remettre à plus tard la protection du climat dans un pays aussi prospère que la Suisse.

La transparence dans le commerce de certificats est donc essentielle pour connaître les dessous complexes et potentiellement problématiques des projets de compensation. Le projet de compensation climatique de la Suisse au Ghana en est un exemple éloquent. Ni la surestimation des réductions d'émissions, ni la vente de pesticides toxiques, ni le rendement trop élevé ne ressortaient des documents publiés après l'approbation du projet de fours de cuisson. Ce n'est que suite à une demande invoquant la LTrans et à des recherches plus poussées qu'Alliance Sud a pu dissiper le brouillard de la documentation opaque du projet : celle-ci a révélé l'approbation de méthodes de calcul hasardeuses, des pratiques commerciales des partenaires de mise en œuvre nuisibles à l'environnement et aux populations, ainsi qu'une compréhension douteuse de la transparence de la part des protagonistes majeurs. La possibilité d'un examen public reste cependant décisive pour que les projets de compensation ne compromettent pas la mise en œuvre de l'Accord de Paris.

 

 

Le cas en question est le deuxième projet de compensation de la Suisse dans le cadre de l'Accord de Paris examiné par Alliance Sud. Il y a un an, Alliance Sud et Action de Carême avaient déjà montré pourquoi les nouveaux bus électriques de Bangkok ne remplaçaient pas la protection du climat en Suisse.

Article, Global

L’illusion du marché du carbone volontaire

07.12.2023, Justice climatique

Face à la surveillance médiatique accrue, le marché de la compensation des émissions carbone a mauvaise presse. Afin de mieux comprendre les critiques adressées au marché volontaire actuel, un bref état des lieux des marchés du carbone et de leurs limites semble indiqué.

De Maxime Zufferey

L’illusion du marché du carbone volontaire

Le recours excessif à la compensation en lieu et place d'une réduction substantielle n'est absolument pas durable.

© Ishan Tankha / Climate Visuals Countdown

Le marché du carbone volontaire permet l'échange de crédits carbone – c'est-à-dire d'unités représentant une tonne d'équivalent CO2 évitée, réduite ou éliminée – de sorte qu'une entité qui continue à émettre puisse compenser ses propres émissions en finançant des projets qui réduisent les émissions ailleurs. En théorie, la compensation carbone est décrite comme l'approche de marché la plus efficace pour obtenir des résultats en termes de réduction des émissions au niveau global. En effet, elle devrait maximiser l'impact des ressources disponibles pour réduire les émissions en les allouant là où elles sont le plus avantageuses.

Ainsi, après avoir réduit ses émissions les moins coûteuses, une entreprise pourrait consacrer des ressources à des projets de technologies bas carbone ou de restauration des forêts, afin d'annuler numériquement les émissions que cette même entreprise ne parvient pas encore à réduire. Dans la pratique, cependant, l'utilisation des crédits de compensation bon marché est fortement critiquée car elle compromet la priorité absolue de la réduction des émissions et contribue à maintenir un statu quo insoutenable. La surveillance accrue exercée récemment par la société civile a jeté le doute sur les affirmations – souvent trompeuses – de « neutralité carbone » faites par certaines organisations sous le couvert de la compensation, alors qu'en réalité leurs émissions continuent d'augmenter.

Etat des lieux des marchés du carbone

Depuis ses prémices à la fin des années 80, et surtout depuis le Protocole de Kyoto signé en 1997, l'établissement du marché carbone n'a jamais échappé à la controverse. Son évolution a donné naissance à des marchés parallèles parfois difficiles à distinguer en raison de leur possible superposition : le marché du carbone « de conformité » et le marché du carbone « volontaire ». Le marché de conformité prévoit des réductions d'émissions obligatoires et est réglementé au niveau national ou régional. Le plus abouti d'entre eux est le système d'échange de quotas d'émission de l’Union Européenne (SEQE-UE), auquel la Suisse a adhéré en 2020. Dans le cadre de ce mécanisme, certains gros émetteurs – centrales électriques et grandes industries – sont soumis à un plafond d'émissions abaissé chaque année, qu'ils peuvent couvrir en achetant des quotas à d'autres membres qui ont réussi à réduire leurs émissions au-delà de l'objectif fixé.

Malgré une mise en œuvre bien laborieuse, ce système a contribué à une certaine réduction des émissions dans les secteurs concernés. Cependant, il est critiqué pour avoir été trop généreux dans l'attribution de quotas gratuits aux grands émetteurs, pour avoir permis l'afflux de crédits internationaux et pour ne pas imposer d'objectifs de réduction suffisamment ambitieux. En outre, le prix du carbone est encore trop bas ; il devrait refléter le coût social d'une tonne d'émissions pour atteindre progressivement 200 USD. Le marché volontaire, quant à lui, n'impose actuellement aucun seuil minimum de réduction et reste largement non réglementé. On y utilise aussi fréquemment des crédits carbone désuets ou dont la qualité et le prix varient fortement, parfois même  en dessous de 1 USD .  

Les limites du marché volontaire

La crise de confiance qui entoure ce marché volontaire du carbone est due non seulement à son absence de réglementation et à son cadre fragmenté, mais aussi aux limites techniques inhérentes à son mécanisme. Les crédits carbones ne correspondent que rarement à l'unité exacte de « compensation » revendiquée, et des surestimations quasi systématiques du nombre de crédits délivrés sont recensées. Cette situation s'explique par l'absence d'un système de contrôle global véritablement exempt de conflits d'intérêts et par une méthodologie de quantification peu fiable, souvent basée sur un scénario de référence trop généreux. Mais ce n'est pas tout : les justifications existantes du critère d'additionnalité, i.e. le fait que le projet n'aurait tout simplement pas eu lieu sans la contribution financière des crédits carbone, ne sont pas toujours claires. Ce constat est notamment flagrant concernant les projets d'énergie renouvelable, qui sont devenus la source d'énergie la plus avantageuse économiquement dans la plupart des pays. Le double comptage – ainsi que la double revendication, généralement liée à la déduction d’un crédit carbone à la fois par le pays d'accueil et par une entreprise étrangère – constitue également un défi majeur. Ce phénomène, qui va à l'encontre du principe selon lequel un crédit ne peut être déduit que par une seule et même entité, est d'autant plus sensible dans le cadre de l'Accord de Paris qui, contrairement au Protocole de Kyoto, exige des pays en développement qu'ils réduisent leurs émissions.

La question de la permanence des compensations comptabilisées soulève également de nombreux doutes. L'extraction et la combustion des énergies conventionnelles relèvent du cycle du carbone fossile à long terme, tandis que la photosynthèse et donc l'absorption du carbone par les arbres ou l’absorption par les océans relèvent du cycle du carbone biogénique à court terme. Il semble donc illusoire de vouloir compenser une pollution atmosphérique millénaire par des projets de compensation limités dans le temps à quelques décennies. De plus, le changement climatique lui-même compromet la permanence du carbone dans les réservoirs temporaires que sont les sols et les forêts, en raison de l'intensification des incendies, des périodes de sécheresse et de la propagation de parasites. A cela s’ajoute encore le risque de fuite (leakage), par exemple lorsqu'un projet de protection des forêts dans une région donnée conduit à un défrichement ailleurs. Quant aux perspectives de solutions technologiques avec des équipements de capture et de séquestration du carbone, elles ne doivent pas être surestimées. Pour l'instant, elles ne sont ni compétitives, ni disponibles à l'échelle requise à court terme, et ne joueront probablement qu'un rôle limité, bien que nécessaire, à l'avenir.

Des injustices renforcées par le « colonialisme du carbone »

Plus fondamentalement, le recours excessif à la compensation en lieu et place d'une réduction substantielle n'est absolument pas durable. Comme le déplore Carbon Market Watch dans son rapport d'évaluation de l'intégrité des engagements climatiques de multinationales autoproclamées « leaders climatiques », la mise en œuvre de leurs feuilles de route « zéro net »  dépend fortement de la compensation. A cette cadence, les besoins en terres dépasseraient largement les disponibilités, menaçant directement la survie des communautés locales, la biodiversité et la sécurité alimentaire. Parallèlement, les projets populaires de réduction des émissions dues à la déforestation ou les solutions fondées sur la nature (SFN) sont souvent basés sur des modèles de conservation « forteresse » qui consistent à délimiter et à militariser des zones protégées en empêchant leur accès aux habitants originels. Loin de se développer dans des espaces vides que les pollueurs peuvent remplir d'arbres, ces projets se développent souvent sur des territoires habités par des communautés indigènes. Cette nouvelle ruée vers l'or pour les SFN à travers la privatisation de ces puits de carbone naturels exacerbe donc des conflits fonciers historiquement complexes et menace les populations forestières d'être dépossédées de leurs terres. Un constat d'autant plus évident lorsque la mise en œuvre de ces projets minimise la pleine réalisation du droit des communautés autochtones à l'autodétermination et au consentement libre et éclairé avant l'approbation de tout projet affectant leurs territoires.

En somme, le système actuel est largement inadapté à l'urgence de l'action climatique et présente des aspects profondément injustes. Il offre des droits de polluer aux plus gros émetteurs – principalement les grandes entreprises et les économies du Nord global – qui peuvent poursuivre leurs affaires comme auparavant, tout en imposant des restrictions aux systèmes économiques et aux modes de vie principalement dans les pays du Sud global. Ce faisant, il transfère la responsabilité du changement climatique et de la déforestation des grandes entreprises aux communautés locales qui sont pourtant les moins responsables du changement climatique.

 

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Communiqué

La loi sur la réduction des émissions de CO2 ... à l'étranger

26.02.2024, Justice climatique

La Suisse veut atteindre une grande partie de ses objectifs climatiques non pas à l’intérieur de ses frontières, mais à l'étranger — une catastrophe sous l’angle de la politique climatique et du développement. Alliance Sud demande au Conseil des États d’inscrire dans la révision de la loi sur le CO2 que 75% au moins des réductions d'émissions doivent être réalisées en Suisse, comme jusqu’ici.

Delia Berner
Delia Berner

Experte en politique climatique internationale

+41 31 390 93 42 delia.berner@alliancesud.ch
La loi sur la réduction des émissions de CO2 ... à l'étranger

Est-ce que la «Chambre de réflexion» passera à l'action dans la protection du climat ?

© Services du Parlement 3003 Berne / Rob Lewis

Le 29 février, le Conseil des États procédera à l'élimination des divergences concernant la révision de la loi sur le CO2. Le Conseil fédéral et le Parlement ont manqué l'occasion d'introduire enfin dans le projet de loi des mesures efficaces de réduction des émissions à l’intérieur du pays. Au lieu de cela, la Suisse devra acheter chaque année davantage de certificats de compensation d’émissions de CO2 à l'étranger pour pouvoir respecter ses objectifs climatiques sur le papier. Le Conseil des États doit remédier à cette situation en fixant à 75% la part de l'objectif climatique à réaliser en Suisse.

Pour diverses raisons, la compensation à l'étranger est injuste et à courte vue :

Une contradiction majeure avec l’objectif de zéro émission nette d'ici 2050

La Suisse a fixé dans la loi l'objectif d'atteindre zéro émission nette d'ici 2050. Et elle attend la même chose de la communauté mondiale, comme elle le réaffirme chaque année lors de la conférence internationale sur le climat (COP). Cela implique que d'ici 2050, il n'y aura plus d’échange international de certificats d’émission de CO2 issus de réductions d'émissions, car tous les pays devront les comptabiliser eux-mêmes pour atteindre le zéro net. Plus on compense aujourd'hui à l'étranger, plus vite il faudra réduire les émissions en Suisse par la suite — une stratégie d'éviction néfaste du Conseil fédéral et du Parlement.

Les certificats de CO2 ne garantissent pas une efficacité climatique équivalente

Comme le montrent plusieurs recherches d'Alliance Sud, d'Action de Carême, de Caritas et de professionnels des médias, les avantages climatiques de nombreux projets de compensation suisses sont très incertains et leur effet ne peut tout simplement pas être garanti. De plus, il s’avère qu'il est déjà difficile de développer suffisamment de projets dans le calendrier serré d'ici 2030. Prévoir des certificats d’émission de CO2 en quantités encore plus grandes pour remplacer les réductions nationales est par conséquent particulièrement irresponsable.

Les pays riches doivent réduire plus rapidement leurs émissions

La Suisse dispose des meilleures conditions techniques et financières pour réduire le plus rapidement possible ses émissions sur son territoire. Le refus politique de le faire et de miser à la place sur des changements de comportement dans les pays pauvres n'est pas digne de la Suisse et s’oppose de manière flagrante à la justice climatique.

Le financement de la Suisse dans le domaine du climat est insuffisant

La Suisse devrait assurément promouvoir des projets de protection du climat à l'étranger. Pas pour retarder ses propres réductions d'émissions, mais pour apporter une véritable contribution à la transition équitable dans le Sud mondial, en complément de la réduction en Suisse. La contribution helvétique au financement international dans le domaine du climat devra augmenter dans de fortes proportions après la prochaine conférence sur le climat. Il ne s'agit pas seulement de réduire les émissions, mais aussi de s'adapter au réchauffement climatique dans les régions dont la population est particulièrement touchée.

Le financement de millions de certificats d’émission de CO2 reste flou

La frénésie d'économies dans le budget fédéral est déjà très concrète. Pourtant, une partie considérable des compensations prévues à l'étranger doit encore être achetée par la Confédération. Selon le message relatif à la révision de la loi sur le CO2, ces achats coûteront entre 90 millions et 2,2 milliards de francs d'ici 2030, selon le prix et la quantité nécessaire — un poste de budget qui n'apparaît encore nulle part.

Le bilan d'Alliance Sud, le centre de compétences pour la coopération internationale et la politique de développement, est sans appel. Selon l’experte climatique Delia Berner, « la politique climatique suisse s'est embourbée dans la compensation à l'étranger. Tant dans son propre intérêt que dans celui de la justice climatique, la Suisse ne doit pas gaspiller le peu de temps qui lui reste : elle doit réduire ses propres émissions de CO2 conformément à la loi sur la protection du climat. Et notre pays doit cofinancer séparément les projets climatiques à l'étranger. »

 

Pour de plus amples informations :
Alliance Sud, Delia Berner, experte en politique climatique internationale, tél. 077 432 57 46, delia.berner@alliancesud.ch

Recherche d’Alliance Sud et d’Action de Carême sur les bus électriques à Bangkok

Étude commandée par Caritas Suisse sur un projet de cuisinières au Pérou

 

 

Article

Un nouvel eldorado pour les négociants en matières premières

07.12.2023, Justice climatique

Dans un marché du carbone révélant ses limites, un acteur surprise s'est invité aux négociations. Les traders de matières premières ont intensifié leur commerce de carbone, sans pour autant ralentir leurs opérations liées aux combustibles fossiles. Enième preuve de l'incapacité du marché de la compensation à contribuer à l'action climatique ?

De Maxime Zufferey

Un nouvel eldorado pour les négociants en matières premières

Le marché volontaire du carbone suscite un intérêt marqué des plus gros émetteurs, négociants de matières première en tête.

© Nana Kofi Acquah / Ashden 

Du gaz naturel estampillé « neutre en carbone » ou du béton « net-zéro », la liste des produits de consommation apparemment sans incidence sur le climat s'est allongée ces dernières années. Cette astuce comptable de la compensation carbone consiste à ce qu'une entité – entreprises, mais aussi individus ou pays – émettant des gaz à effet de serre paie pour qu'une autre entité évite, réduise ou élimine ses émissions. De cette manière, les organisations peuvent se distinguer volontairement sur le marché en signalant à leurs clients leurs efforts dans la lutte contre le changement climatique sans pour autant devoir réduire leurs propres émissions. Oscillant entre un véritable boom et une récente crise de confiance due aux accusations de greenwashing, le marché volontaire du carbone se trouve à la croisée des chemins.

D'une part, la réalité économique d'un marché volontaire du carbone qui a quadruplé en 2021 pour atteindre les 2 milliards USD par an – avec le potentiel d'atteindre les 50 milliards USD d'ici 2030 – et qui suscite un intérêt marqué des plus gros émetteurs, négociants de matières première en tête. Une croissance exponentielle du marché qui s'explique à la fois par la multiplication des engagements « net-zéro » du secteur privé face à la pression populaire et par l'alternative économique et logistique que représente la compensation comparativement à la réduction des empreintes carbones. D'autre part, les rapports accablants sur la qualité des projets du marché volontaire du carbone s'accumulent et alertent sur le développement chaotique d'un marché dont l'impact réel sur l'action climatique est dépeint comme allant de négligeable à carrément contre-productif. Ainsi, l'ETH Zurich et l'Université de Cambridge ont démontré que seul 12% du volume total des crédits existants dans les principaux secteurs de compensation – énergies renouvelables, fours de cuisine, foresterie et procédés chimiques – représentent de réelles réductions d'émissions. La plateforme de journalisme d'investigation Follow the Money faisait, elle, état de surestimations massives pour le projet phare de South Pole, « Kariba ». L’organisation zurichoise a par la suite résilié son contrat de développeur d'actifs carbone pour ce projet au Zimbabwe. Quant à l’ONG Survival International, elle dénonce un projet carbone volontaire dans le nord du Kenya sur les terres ancestrales de communautés indigènes. Son investigation a révélé de graves allégations de violations des droits humains mettant en péril les conditions de vie des populations pastorales.

Alors, le marché carbone volontaire : Fausse solution marketing et diversion dangereuse détournant l'attention de la nécessité urgente d'actions climatiques transformationnelles du secteur privé ou véritable opportunité commerciale pour soutenir l'action des entreprises en faveur du climat et injecter les milliards de dollars nécessaires dans des projets de réduction des émissions et de protection de la biodiversité dans les pays en développement ?

Les certificats de CO2 – la prochaine matière première

La Suisse, pionnière dans le commerce bilatéral de certificats de CO2 sous l'Accord de Paris, est un acteur important du marché du carbone, y compris de son volet volontaire, avec la présence du plus grand fournisseur de crédits carbone volontaires, South Pole, et du deuxième plus grand certificateur, Gold Standard. Plus surprenant peut-être : le positionnement sur les marchés du carbone des géants suisses et genevois du négoce de matières premières, vaisseaux amiraux d'un secteur qui enchaîne les années record. Des investissements nouveaux qui s'expliquent par un vent de transition, mais surtout par le potentiel de ce marché opaque, où les prix et la répartition des revenus des compensations carbone sont dérégulés, à dégager des marges substantielles et à prolonger le business as usual. Hannah Hauman, responsable du négoce de carbone chez Trafigura, déclarait d’ailleurs que le carbone constituait désormais le premier marché de matières premières au monde et qu'il dépassait déjà celui du pétrole brut.

Ainsi, en 2021, Trafigura, l'un des plus grands négociants indépendants de pétrole et de métaux au monde, décidait d’ouvrir son propre bureau de commerce de carbone à Genève et de lancer le plus grand projet de reforestation de mangroves sur la côte pakistanaise. Une année plus tard, il renforçait son commerce de charbon pour atteindre les 60,3 millions de tonnes. Dans son rapport annuel 2022, Mercuria, le négociant en énergie genevois, déclarait non seulement être neutre en carbone, mais indiquait également que 14,9 % de son volume de transactions provenait des marchés du carbone, alors qu'en 2021, cela ne représentait encore que 2 %. Début 2023, son co-fondateur Marco Dunand annonçait la création de Silvania, un véhicule d'investissement de 500 millions USD basé sur des solutions fondées sur la nature (SFN). Peu après, il lançait, avec l'État brésilien de Tocantins, le premier programme juridictionnel de réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts, portant sur un volume maximal de 200 millions de crédits carbone volontaires. Pour autant, son fonds de commerce est toujours dirigé par le gaz et le pétrole qui représentent encore près de 70 % de leurs activités.

Son voisin sur les rives du lac Léman, Vitol, premier négociant privé de pétrole au monde, se targue d'une expérience de plus de 10 ans sur les marchés du carbone et entend intensifier ses activités dans ce domaine. Il ambitionne de porter son commerce de carbone à un volume comparable à sa présence sur le marché du pétrole qui était de 7,4 millions de barils de pétrole brut et de produits pétroliers par jour en 2022, soit plus de 7 % de la consommation mondiale de pétrole. Moins transparente et/ou communicative à cet égard, le trader de pétrole brut Gunvor entend également augmenter son volume d'échanges de carbone dans les années à venir, tout comme Glencore, qui est également actif depuis de nombreuses années dans l'utilisation de la compensation pour la biodiversité, élément central de sa stratégie de développement durable. Pour rappel, Glencore évaluait ses émissions sur l'ensemble de sa chaîne de valeur en 2022 à 370 millions de tonnes d'équivalent CO2, soit plus de trois fois l'empreinte totale de gaz à effet de serre de la Suisse.

Ces entreprises s'affichent en leaders de la transition et prétendent avoir accéléré le mouvement en intégrant le commerce du carbone dans leurs actifs. Néanmoins, ils poursuivent une double stratégie d'investissement dans les énergies bas carbone et les énergies fossiles avec une balance toujours nettement supérieur pour cette dernière. D’ailleurs, aucun de ces négociants en matières premières n'a encore annoncé son intention de se détourner des combustibles fossiles, une action pourtant indispensable pour rester sous les 1.5°C défendu par l'Accord de Paris. Bien au contraire, ils s'appuient fortement sur la compensation pour atteindre leurs engagements climatiques respectifs et poursuivre ainsi leur recherche du profit court-terme en prolongeant l'utilisation des combustibles fossiles à l'échelle mondiale.

En l'absence de réglementation limitant les investissements dans les énergies fossiles et les activités destructrices du climat, il semble illusoire de croire que les rênes de la transition – énergétique et matérielle – seront prises par le secteur du négoce des matières premières et atteinte au travers du marché volontaire du carbone. Tant que les entreprises ne font pas tout ce qui est en leur pouvoir pour réduire en premier lieu leurs propres émissions, le déploiement de SFN restera du greenwashing et les déclarations d'intention en faveur de la transition resteront de la poudre aux yeux exposée par des pompiers pyromanes.

Dubaï en arbitre du marché volontaire du carbone

La 28ème Conférence des parties à la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP 28) qui se tiendra à Dubaï courant décembre 2023 détient certaines des clés de l'avenir et de la crédibilité du marché volontaire du carbone. Dans cette arène, les négociations porteront notamment sur la mise en œuvre de l'article 6.4 de l'Accord de Paris, qui pourrait servir de cadre unifié à un véritable marché mondial du carbone. Et à cette fin, le rôle prépondérant du président de la COP, Sultan Al Jaber, qui est également le dirigeant du onzième plus grand producteur de pétrole et de gaz au monde, l'Abu Dhabi National Oil Company (ADNOC) – qui vient d'ouvrir un bureau de commerce du carbone –, et la présence massive des multinationales des combustibles fossiles et des matières premières à la table des négociations pourraient bien faire pencher la balance. Les exigences de transparence, de règles universelles et de contrôle efficace pour atteindre un statut carbone volontaire de « haute intégrité » dans le cadre de l'Accord de Paris pourraient donc se voir édulcorées.

En effet, si les partisans du marché volontaire du carbone reconnaissent certaines faiblesses actuelles du secteur, ils restent convaincus que les différentes initiatives d'autorégulation du marché telles que le Voluntary Carbon Markets Integrity Initiative (VCMI) et la création de standards permettront de différencier clairement les crédits carbones à haute intégrité. Les opposants, en revanche, ne croient pas à la capacité de transformation du marché volontaire par l'autorégulation et voient le débat autour de la compensation carbone comme un risque réel de diversion prolongeant le statu quo. Ils plaident pour un changement complet de paradigme. Le marché actuel de la compensation carbone « tonne pour tonne » – i.e. une tonne de CO2 émise quelque part est numériquement compensée par une tonne de CO2 réduite ailleurs – doit être transformé en un marché séparé de la contribution climatique « tonne pour argent » – i.e. une tonne de CO2 émise quelque part est financièrement internalisée à hauteur du véritable coût social d'une tonne d'émissions. Ainsi, en fixant un prix interne suffisamment élevé pour leurs émissions résiduelles, les crédits carbones deviendraient l'expression de la responsabilité environnementale et historique du secteur privé, sans pour autant que ce dernier ne puisse prétendre à une neutralité carbone de papier. Un instrument utile uniquement en complément à des obligations de réductions quantifiables – pas un substitut ! – et d'une diligence raisonnable approfondie pour tous les projets carbones, avec des sauvegardes pour les droits humains et la biodiversité ainsi qu’un mécanisme de réclamation efficace.

 

Recherche

De nouveaux bus électriques à Bangkok ne remplacent pas la protection du climat en Suisse

11.12.2023, Justice climatique

Dans le cadre de l'accord de Paris, la Suisse célèbre le premier programme de compensation de la planète. Le cofinancement de bus électriques permet de réduire les émissions à Bangkok. Une analyse détaillée d'Alliance Sud et d'Action de Carême suggère que l'investissement dans des bus électriques à Bangkok d'ici 2030 aurait eu lieu même sans programme de compensation.

Delia Berner
Delia Berner

Experte en politique climatique internationale

De nouveaux bus électriques à Bangkok ne remplacent pas la protection du climat en Suisse

Passage piéton au-dessus de la Rachadamri road à Bangkok, le 11 octobre 2022.

© KEYSTONE / Markus A. Jegerlehner

Depuis le Protocole de Kyoto de 1997 déjà, les pays industrialisés peuvent compenser les émissions de gaz à effet de serre par des projets climatiques dans le Sud global. Le mécanisme pour un développement propre (MDP) a été mis en place à cet effet. Le marché de la compensation volontaire s’est développé dans le sillage du MDP. Il permet par exemple aux entreprises de promouvoir des produits « neutres en CO2 » sans pour autant réduire les émissions à zéro. Ces deux mécanismes, MDP et mécanisme volontaire, ont fait l'objet de critiques répétées. Des études et des recherches montrent que de nombreux projets climatiques associés se sont révélés a posteriori largement inutiles et, dans certains cas, néfastes pour la population locale.

Prenant le relais du Protocole de Kyoto, l'accord de Paris a redéfini le marché du carbone et fait la distinction entre un mécanisme intergouvernemental (article 6.2) et un mécanisme multilatéral (article 6.4). Selon l'accord, tous les pays sont tenus de poursuivre une politique climatique aussi ambitieuse que possible. L'article 6 précise que l'objectif des deux mécanismes doit se traduire par une coopération plus ambitieuse. En d'autres termes, l'échange de certificats d'émission doit permettre aux pays de réduire plus rapidement leurs émissions. La Suisse a déjà favorisé cette approche de l'échange bilatéral de certificats de manière significative lors des négociations. Désormais, elle est en première ligne pour l'opérationnaliser. Elle a d’ores et déjà signé un accord bilatéral avec onze pays partenaires ; trois autres doivent être signés lors de la COP à Dubaï.

Art. 6 de l‘accord de Paris

1 Les Parties reconnaissent que certaines Parties décident de coopérer volontairement dans la mise en œuvre de leurs contributions déterminées au niveau national pour relever le niveau d'ambition de leurs mesures d'atténuation et d'adaptation et pour promouvoir le développement durable et l'intégrité environnementale.
[...]

 

Sur le plan de la politique intérieure, le Conseil fédéral et la majorité bourgeoise du Parlement interprètent cette possibilité comme un passe-droit pour ne pas atteindre l'objectif de la Suisse de réduire ses émissions de 50% d'ici 2030 sur son territoire. La possibilité d'acheter des certificats n'est donc pas utilisée pour l’obtention d’objectifs plus ambitieux. On s’en rend particulièrement compte dans la révision actuelle de la loi sur le CO2, car elle ne prévoit que très peu de réductions d'émissions en Suisse pour la période 2025-2030 (cf. évaluation des effets par la Confédération). Avec la poursuite des mesures en vigueur jusqu'à présent, une réduction de 29% par rapport à 1990 est attendue d'ici 2030. Selon la proposition du Conseil fédéral, la nouvelle loi sur le CO2 ne devrait conduire qu'à une réduction supplémentaire de 5 points de pourcentage, soit -34% par rapport à 1990. C'est très peu en comparaison européenne. Pour que la Suisse puisse tout de même atteindre sur le papier son objectif d’un recul de 50%, elle achètera pendant cette période plus des deux tiers de la réduction supplémentaire nécessaire (15% des émissions de 1990) sous forme de certificats à des États partenaires. Ces derniers doivent renoncer à indiquer dans leur bilan des gaz à effet de serre les réductions d'émissions réalisées. En tant que premier conseil, le Conseil des États s'est permis d'affaiblir encore plus dans la loi sur le CO2 les visées déjà faibles du Conseil fédéral en Suisse, à savoir moins de 4 points de pourcentage de réduction supplémentaire en cinq ans. Il accroît ainsi la pression pour que, dans le court laps de temps jusqu’à 2030, suffisamment de certificats soient mis à disposition dans les pays partenaires, qui doivent satisfaire à des exigences de qualité élevées. Les problèmes cités plus haut, qui ont déjà été mis en lumière dans le cadre du MDP et du marché volontaire du CO2, montrent que cela ne va pas de soi.

Depuis novembre 2022, la Suisse a approuvé trois programmes de compensation. Deux ont été développés par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Le premier vise à réduire les rejets de méthane dans la riziculture au Ghana et le second à promouvoir de petites installations solaires décentralisées sur des îles isolées du Vanuatu. Tous deux doivent servir à compenser volontairement les émissions de l'administration fédérale.

Le troisième programme approuvé est le premier au monde, dans le cadre de l'accord de Paris, à prendre en compte les réductions d'émissions dans les objectifs de réduction d'un autre État, à savoir la Suisse : le « Bangkok E-Bus Programme ». Mandaté par la fondation KliK , il est développé par South Pole en partenariat avec l'entreprise thaïlandaise Energy Absolute — qui appartient pour un quart à UBS Singapour. Il vise à électrifier les bus sous licence publique à Bangkok, qui sont exploités par l'entreprise privée Thai Smile Bus. Le financement complémentaire par la vente des certificats à la fondation KliK en Suisse doit couvrir la différence de prix entre les bus traditionnels et les bus électriques, car l'investissement dans de nouveaux bus électriques ne serait pas financièrement intéressant pour les investisseurs privés et n'aurait donc pas lieu. Le remplacement des anciens bus et l'exploitation de quelques nouvelles lignes de bus devraient permettre d'économiser 500 000 tonnes de CO2 au total entre 2022 et 2030. L'exploitation des nouveaux bus a débuté à l'automne 2022.

Alliance Sud et Action de Carême ont analysé les documents accessibles au public en lien avec le programme des bus électriques à Bangkok et ont constaté des lacunes dans l’additionnalité de ce dernier ainsi que dans la qualité des informations fournies. Ces manques renforcent les inquiétudes selon lesquelles l'achat de certificats de compensation ne constitue pas un substitut équivalent aux réductions d'émissions nationales. Fondamentalement, l'approche de l'échange de certificats contredit le principe de justice climatique qui préconise que les pays premiers responsables doivent réduire leurs émissions aussi vite que possible.

KliK

KliK, la Fondation pour la protection du climat et la compensation de CO2, appartient aux importateurs suisses de carburants. Ceux-ci sont tenus par la loi sur le CO2 de remettre à la Confédération, à la fin de chaque année, des certificats de compensation pour une partie des émissions de carburant provenant de Suisse ou de l'étranger. KliK développe à cet effet, avec des partenaires, des programmes leur permettant d'acheter des certificats.

 

 

Lacunes en termes d’additionnalité

Une condition centrale pour que la réduction d'une tonne de CO2 ailleurs puisse être un substitut équivalent à la réduction propre est ce que l’on appelle l'additionnalité. Cela signifie que l'activité de réduction des émissions, comme le remplacement des bus diesel par des bus électriques, n'aurait pas eu lieu sans les montants supplémentaires générés par les certificats d'émission. Cette condition est essentielle pour le dégagement d’un bénéfice climatique. Elle est également inscrite dans la loi sur le CO2. Car une tonne de CO2 échangée légitime en même temps une tonne de CO2 de l'acheteur, qu'il continue d'émettre mais qu'il déclare avoir réduite sur le papier.

Les responsables du programme en question doivent donc prouver que sans lui, les lignes de bus publiques d'opérateurs privés comme Thai Smile Bus ne seraient pas desservies par des bus électriques d'ici 2030. Il y a pour cela lieu de considérer divers aspects : d’une part, cette électrification ne doit pas déjà faire partie d'un programme de subventions prévu par le gouvernement ; d'autre part, cet investissement ne doit pas non plus être réalisé quoi qu’il en soit par le secteur privé.

Programme de subventions : dans la documentation officielle du programme, peu d’explications sont fournies sur les raisons pour lesquelles le gouvernement ne subventionne pas le remplacement des vieux bus, qui contribuent aussi fortement à la pollution locale de l'air, par des bus électriques. La documentation montre que la promotion de la mobilité électrique et de l'efficacité énergétique dans le secteur des transports en général fait bien partie des plans gouvernementaux. Mais seuls les exploitants de bus publics ont reçu des subventions, pas les exploitants de bus privés — précisément le groupe cible du programme. Le document ne précise pas pourquoi les subventions publiques ne concernent que les opérateurs publics. Il ne mentionne pas non plus les subventions thaïlandaises (principalement des avantages fiscaux) pour les investissements privés, notamment pour la fabrication de batteries et de bus électriques, dont profite également l'entreprise Energy Absolute.

Décision d’investissement : pour que le projet réponde au critère d’additionnalité, le propriétaire du projet doit démontrer qu'aucune décision d'investissement positive n'aurait pu être prise sans le financement des émissions. Pour ce faire, la documentation du programme présente un calcul visant à prouver que l'investissement privé n'aurait pas été rentable sans le financement complémentaire provenant de la vente de certificats et qu'il n'aurait donc pas eu lieu. Le produit de la vente doit couvrir la différence de prix, calculée sur toute la durée de vie, entre l'achat de nouveaux bus traditionnels et l'achat de nouveaux bus électriques. Le hic c’est que la différence de prix ainsi que son calcul ne figurent pas dans la documentation officielle. Interrogée à ce sujet, KliK n'a pas fourni d'informations détaillées, estimant que cela faisait « partie du contrat négocié pour le soutien financier du programme E-Bus ». Autrement dit, il s’agit d’une affaire privée entre KliK et Energy Absolute. L'argument central selon lequel le programme est nécessaire pour financer les bus électriques, ne peut donc pas être vérifié. L’additionnalité est par conséquent au mieux opaque, au pire pas assurée. Mais l'argument de la différence de prix donne aussi à réfléchir, car Energy Absolute, comme groupe d'investissement, est spécialisé dans les technologies vertes. Il ne viendrait donc guère à l'idée de l'entreprise d'investir dans l'achat de bus équipés de moteurs à combustion. En revanche, il est plausible qu'un investissement substantiel dans des bus électriques aurait eu lieu d'une manière ou d'une autre dans les années à venir, car avant même le début du programme en 2022, Thai Smile Bus faisait déjà circuler des bus électriques dans les rues de Bangkok, comme le prouvent, outre plusieurs rapports de presse en ligne, une entrée Twitter agrémentée d’une photo (voir illustration). Il devait donc déjà exister des voies de financement pour les bus électriques avant le programme « Bangkok E-Bus ». Cela contredit clairement l'affirmation selon laquelle l'électrification des bus électriques à Bangkok n'aurait pas eu lieu sans le programme de compensation. Au minimum, la documentation de ce dernier devrait détailler cette problématique et expliquer pourquoi le projet est malgré tout considéré comme additionnel.

 

Une entrée Twitter d'une entreprise de sous-traitance datée du 13.10.2021 prouve que Thai Smile Bus avait déjà mis en service des bus électriques un an avant le lancement du programme.

Lacunes de transparence et de qualité des informations accessibles au public

Après l'approbation d'un programme par les deux États concernés, l'office fédéral de l’environnement (OFEV) publie sur son site web la documentation du programme en question. Elle explique la méthode utilisée pour calculer les réductions d'émissions attendues et la manière de garantir le caractère additionnel. La logique du programme est également expliquée ainsi que d'autres aspects, comme les effets positifs sur les objectifs de développement durable de l'ONU. Les personnes extérieures doivent ainsi être à même de comprendre l’initiative en question. Un rapport de contrôle d'un bureau de conseil indépendant, également accessible, confirme les informations de la documentation du programme. Sur la base de ces documents, l'OFEV et les autorités thaïlandaises examinent ce dernier et l'approuvent ensuite. L'approbation de la Suisse est également publiée.

Dans le cas du programme de bus électriques à Bangkok, des aspects clés demeurent opaques. Premièrement, la documentation du programme renvoie à un document Excel qui fait état des réductions d'émissions attendues — mais le document de calcul n'est pas publié. Alliance Sud l'a reçu sur demande et ne voit aucune raison de ne pas le rendre public. Deuxièmement, des aspects cruciaux comme le prix des certificats et l'ampleur du financement nécessaire sont négociés dans le contrat privé entre Energy Absolute et la fondation KliK. Cette dernière écrit à ce sujet que les aspects commerciaux sont confidentiels. Les conditions contractuelles entre le propriétaire du programme Energy Absolute et l'exploitant de bus Thai Smile Bus restent également privées. D’où le manque de transparence discuté plus haut en termes d'additionnalité. Même l'OFEV, qui doit vérifier le caractère additionnel du programme, ne peut pas, à cette fin, consulter les informations contenues dans les contrats privés. Sur demande d'Alliance Sud, l'OFEV confirme que les contrats ne font pas partie de la documentation du projet.

On constate en outre des lacunes dans la qualité des informations rendues publiques dans la documentation du programme. Quelques exemples :


●    Les rôles et les compétences des acteurs impliqués restent parfois peu clairs. L'investissement est réalisé par Energy Absolute même si Thai Smile Bus a besoin de ces bus. Le fait que le réseau d'entreprises d'Energy Absolute ne se contente pas de produire des énergies renouvelables, des batteries et des stations de recharge, mais qu'il participe également à la société de fabrication des bus électriques n’est pas évoqué. Et rien n’est dit non plus sur l’entrée à ce moment-là du réseau dans le capital de la société Thai Smile Bus, comme en attestent des recherches sur Internet. Les avantages à long terme d'un tel investissement pour le groupe Energy Absolute, qui connaît un grand succès financier, ne sont pas discutés.


●    Les informations sur l'ampleur du programme sont contradictoires. La documentation à ce sujet évoque un maximum de 500 000 t de CO2 à réduire, pour lesquelles au moins 122 lignes de bus seront électrifiées (au moins 1 900 bus). Quelques pages plus loin, on apprend pourtant que le financement par les certificats est nécessaire pour les 154 premiers bus électriques qui circulent sur 8 lignes et qui réduisent une fraction des émissions de CO2 attendues. De même, le calcul du retour sur investissement n'est effectué que pour 154 bus électriques. KliK écrit toutefois, suite à notre demande, que le prix des certificats couvre le déficit de financement pour tous les bus électriques dans le cadre du programme, et pas seulement pour les 154 premiers.


●    Des promesses difficiles à tenir sont faites. Par exemple, le niveau de pollution des PM2,5 dans l'air sera suivi afin de mesurer la réduction de la pollution atmosphérique liée aux anciens bus. L'effet secondaire positif, à savoir que les bus électriques ne polluent pas l'air, est correct, mais même si la pollution de l'air diminuait de façon mesurable, il faudrait des analyses poussées pour l'attribuer de manière causale aux activités de ce programme. Le document du programme n'explique pas une telle approche.


●    L’« aspect pionnier » du programme est amplifié. On peut lire par exemple que le public thaïlandais va connaître une nouvelle technologie — même si des bus électriques de la même entreprise ont déjà circulé au préalable dans les rues de Bangkok. Le site web de KliK contient même des affirmations clairement erronées : « En Thaïlande, aucun bus électrique n'est actuellement utilisé comme moyen de transport public sur les lignes régulières. Cela est dû au manque d'infrastructures et de capacités de production de bus électriques et de batteries. Ce programme est donc une entreprise unique en son genre pour soutenir la Thaïlande dans sa transition vers une économie décarbonée. »

 

 

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Arrêt de bus sur la Rachadamri road à Bangkok.

© KEYSTONE/Markus A. Jegerlehner

Conclusion : les certificats de compensation ne remplacent pas les réductions d'émissions nationales

Le passage aux bus électriques à Bangkok est en soi une évolution importante et positive. Mais le mécanisme de partenariat de l'article 6 de l'accord de Paris n'est pas utilisé pour doper les ambitions et la protection du climat : la Suisse en donne un exemple frappant. L'objectif de notre pays de réduire ses émissions de 50% d'ici 2030 par rapport à 1990 est moins ambitieux que celui de l'UE (-55%) — et, à cet effet, l'UE ne mise pas sur des compensations à l’étranger, mais négocie des réformes politiques en faveur d'une décarbonation rapide en Europe. En Suisse, après la votation perdue sur la loi sur le CO2 en 2021, le Conseil fédéral et la majorité du Parlement ont abandonné trop facilement toute ambition à l'intérieur du pays. Le recours massif à la compensation climatique ne traduit pas le relèvement de défis techniques dans la mise en œuvre de la politique climatique helvétique — au contraire, la Suisse retarde les mesures nationales, de sorte que des réductions d'autant plus rapides seront nécessaires ultérieurement. La compensation à l'étranger est une décision politique de la majorité bourgeoise du gouvernement et du Parlement, même si nombre de mesures supplémentaires en Suisse seraient probablement acceptées par une majorité de la population. Le mécanisme de marché prévu à l'article 6 peut compromettre la réalisation des objectifs climatiques de Paris, car il s'agit à court terme du moyen le plus simple pour un pays prospère de remplir ses objectifs sur le papier. Ainsi, l'objectif même des mécanismes de marché de Paris, qui est de contribuer à doper l’ambition climatique, est poussé jusqu'à l'absurde.

Cette voie est d'autant plus dérangeante du point de vue de la justice climatique que la crise climatique touche le plus durement les plus vulnérables de la planète. C'est à ces personnes, ainsi qu'aux générations futures, que nous sommes redevables de réduire le plus vite possible les émissions de gaz à effet de serre. Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) a souligné que pour atteindre les objectifs climatiques de Paris, le monde doit parvenir à zéro émission nette d'ici le milieu du siècle. Dans un monde « zéro net », il n'y a pas de place pour un commerce soutenu de certificats de réduction des émissions. La politique suisse d'achat de tels certificats est donc un retard inutile et injuste par rapport aux mesures urgentes à prendre chez nous, en Suisse. Cette injustice est également déplorée par les organisations de la société civile dans les pays du Sud global.

En fin de compte, cette analyse, tout comme des recherches journalistiques similaires sur d'autres programmes, montre que les programmes de compensation ne peuvent offrir aucune garantie de réduire effectivement des émissions supplémentaires. L'achat de certificats n'est à aucun niveau un substitut équivalent à des réductions d'émissions dans le pays.

 

Pour plus d'informations sur le sujet, lire aussi l'étude de Caritas Suisse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Opinion

La solution ne pousse pas dans les rizières

06.12.2022, Justice climatique

Le cirque climatique a désormais démonté ses tentes sur le continent africain. Un fonds pour les pertes et dommages est enfin devenu réalité. Mais on ignore toujours comment il sera organisé et surtout la manière dont il sera approvisionné.

La solution ne pousse pas dans les rizières

© Dr. Stephan Barth / pixelio.de

Tout au début de la conférence COP27, le « New York Times » a fait la leçon à la Suisse dans un article critiquant ses compensations à l'étranger. Un premier projet mené dans le cadre d'un accord bilatéral sur le climat entre le Ghana et la Suisse a en effet été présenté cinq jours plus tard. Pour compenser les émissions de l'administration fédérale, les riziculteurs d'Afrique de l'Ouest ne doivent plus inonder leurs champs en permanence. Cette mesure est censée réduire les émissions de méthane. Mené par le Programme des Nations Unies pour le développement, le projet peut sembler tout à fait judicieux, mais il passe à côté des défis majeurs de la réduction des gaz à effet de serre en Afrique.

Sur le continent noir, 600 millions de personnes sont privées d'énergie électrique et les deux tiers du courant sont aujourd'hui produits à partir de combustibles fossiles. Pourtant, dans la mesure où une électrification décentralisée, fiable et sans CO2 est possible, il faudrait utiliser à cette fin l'argent du « trafic d'indulgences » lié aux certificats d'émission.

Avant la conférence sur le climat, l'Organisation des Nations Unies sur le commerce et le développement a attiré l'attention sur un défi bien plus sérieux encore : un cinquième des pays d'Afrique subsaharienne dépend des exportations de pétrole. D'autres nations pourraient aussi exploiter des gisements fossiles. La République démocratique du Congo est par exemple en train de mettre aux enchères de nouvelles concessions ; et tant que les États-Unis extraient du gaz naturel et l'Australie du charbon, le Nord n'est pas du tout légitimé à prêcher le renoncement à ce pays figurant parmi les plus pauvres. Dire non à l’extraction (Leave it in the ground) a un prix, et ce n'est pas l'Afrique qui peut le supporter.

Des sommes colossales sont en outre nécessaires pour que les exportateurs actuels puissent renoncer à leur principale source de revenus. Raison de plus pour utiliser les recettes pétrolières restantes pour cette transition. Mais jusqu'à présent, la corruption, les détournements et la mauvaise gestion ont conduit au gaspillage d'une grande partie de ces ressources. La Suisse porte une part de responsabilité ici, comme une décision de justice l'a une fois de plus montré début novembre : des employés de Glencore ont traversé toute l'Afrique en avion, des valises d'argent liquide sous les bras, pour obtenir du pétrole à petit prix. Une régulation du commerce des matières premières est nécessaire pour mettre fin à l’implication de la Suisse dans la malédiction de ces dernières. La Berne fédérale pourrait ainsi mettre à disposition de l'Afrique bien plus de ressources financières, et même énormément plus, qu'en achetant des certificats d'émissions compensées par du riz.

Article, Global

La justice ne se résume pas à des compensations

23.03.2023,

C’est en juin que la Suisse votera sur des objectifs urgents en matière de protection du climat. Le Conseil fédéral mise actuellement sur des compensations à l'étranger pour un tiers de ses réductions d'émissions d'ici 2030.

Delia Berner
Delia Berner

Experte en politique climatique internationale

La justice ne se résume pas à des compensations

Pendant la conférence de l'ONU sur le climat, en novembre 2022, l'Office fédéral de l'environnement (OFEV) a annoncé non sans fierté le « premier projet de protection du climat dans le monde mis en œuvre à l’étranger dans le cadre de l'Accord de Paris »  : ce projet consiste à encourager, au Ghana, des techniques de production de riz respectueuses du climat, dégageant peu de méthane. Depuis 2020, la Suisse a conclu des accords bilatéraux avec onze pays du Sud afin de financer des projets de protection du climat dont les réductions d'émissions peuvent ensuite être prises en compte dans le bilan carbone suisse. Des projets de compensation à l'étranger étaient déjà possibles dans le cadre du Protocole de Kyoto. L’accord de Paris a redéfini les règles : il oblige non seulement les pays industrialisés, mais aussi, fait nouveau, tous les pays signataires à mener une politique climatique aussi ambitieuse que possible et à en rendre compte.

La Suisse joue un rôle de pionnier dans la mise en œuvre de ce nouveau mécanisme de marché, ce qui lui a permis de fixer certaines normes. Mais les questions prépondérantes suivantes se posent, en particulier pour la Suisse prospère.

La question de la justice

La Suisse s'est engagée à réduire ses émissions de moitié d'ici 2030 et à les ramener à « zéro net » d'ici 2050. Elle fait partie des pays qui continuent d'attiser le changement climatique avec leurs émissions élevées de gaz à effet de serre, tout en étant bien lotie financièrement pour faire face aux effets du réchauffement climatique sur son territoire. En revanche, de nombreux pays et des millions de personnes n'ont pour l’heure pratiquement pas émis de gaz à effet de serre et souffrent pourtant bien davantage de la crise climatique, car ils sont plus vulnérables à son impact et ont moins de ressources financières pour s'adapter ou réparer les dommages. Dans cette perspective, le peu d’empressement manifesté par des pays riches pour réduire rapidement leurs émissions substantielles sur leur territoire et pour passer à des technologies respectueuses du climat va à l’encontre de la justice climatique. Au lieu de cela, les projets de compensation mis en œuvre à l’étranger sont présentés comme des réductions en propre. Cette manière de faire a déjà provoqué une levée de boucliers sur la scène internationale. Le New York Times, notamment, a fait part de ses critiques à ce sujet.

En raison de son empreinte basée sur la consommation, de ses entreprises actives au plan international et de sa place financière, la Suisse a forcément une part de responsabilité dans les rejets d’émissions à l’étranger. Mais les projets de protection climatique hors des frontières devraient être financés en plus de la réduction des émissions domestiques — comme part équitable du financement international dans le domaine du climat.

La question des ambitions

Officiellement, les mécanismes de marché devraient autoriser des objectifs de réduction plus ambitieux dans le cadre de l'accord de Paris, car il en coûte moins de les atteindre, d’où une réduction supplémentaire des émissions. L'argument des coûts peut être valable à court terme pour une nation grande émettrice de gaz à effet de serre achetant des certificats. Mais pour le pays partenaire, il peut signifier à l'inverse que les possibilités les moins chères de réduire les gaz à effet de serre sont attribuées via la vente de certificats. Pour atteindre ses propres objectifs climatiques, il ne reste plus alors que des mesures plus onéreuses et plus complexes, comme l'a déjà signalé le New Climate Institute. Ce qui est décisif pour des objectifs plus ambitieux, c'est qu'un projet s'ajoute à des initiatives de protection climatique prévues d’une autre manière et n’en remplace pas une autre. Dans nombre de cas, c’est difficile à prouver. S’agissant des ambitions helvétiques, cela signifie que la compensation n'a d’utilité supplémentaire que s'il est impossible de réduire les gaz à effet de serre correspondants en Suisse. Vu les très faibles mesures de protection du climat prises par notre pays, l'intention politique de ne pas mettre intégralement en œuvre la réduction de moitié des émissions de gaz à effet de serre d'ici 2030 à l’intérieur du pays doit être considérée comme l’abandon d’une politique climatique plus ambitieuse. Pour la Suisse, les compensations à l'étranger ne peuvent donc pas être qualifiées d'ambition plus forte.

La grande question est de savoir ce qu'il adviendra des ambitions des participants au marché si de nombreux pays y entrent. La possibilité d'acquérir facilement des certificats bon marché peut inciter les pollueurs climatiques prospères à négliger leurs propres objectifs climatiques domestiques. À l’inverse, les ambitions de certains pays partenaires concernant leurs propres objectifs dans le domaine du climat ne peuvent guère être supérieures si la protection du climat n'est financièrement réalisable pour eux qu'en vendant leurs réductions d'émissions. D'autant plus que, selon le Fonds monétaire international (FMI), certains pays partenaires de la Suisse croulent sous un fort endettement. En fin de compte, la Suisse encourage ainsi une expérience dangereuse et risquée au détriment du climat mondial.

La question de la qualité

Pour que les réductions d'émissions d'un projet de protection du climat, basé sur l'accord bilatéral, puissent être transférées à la Suisse, le projet doit remplir diverses exigences qualitatives. Outre la nature additionnelle mentionnée plus haut et la réduction prouvée des gaz à effet de serre, un projet doit contribuer au développement durable sur place. Il doit aussi aider le pays partenaire à s'approprier de nouvelles technologies. Certaines catégories de projets sont exclues d'emblée dans cette logique, par exemple lorsque les pays partenaires sont en mesure de les mettre en œuvre eux-mêmes (low-hanging fruits, soit des fruits pouvant être récoltés sans grand effort). Ces critères de qualité sont cruciaux. Leur respect peut toutefois être mis en péril en cas de fort besoin de la part de la Suisse et d'autres États d'acheter des certificats de compensation à bas prix. Dans cette optique, la participation de la population locale ainsi que des possibilités de recours suffisantes sont essentielles. Il sera difficile pour l'OFEV de contrôler la qualité de ces projets si leur nombre augmente et s'ils sont éparpillés partout sur la planète.

En fin de compte, toutes ces questions relèvent de la justice climatique planétaire. La Suisse ne doit pas se cacher derrière des compensations à l'étranger pour freiner sa propre transition vers un avenir respectueux du climat. Il ne faut pas considérer tous les projets de compensation comme une bonne chose : il convient de les évaluer en collaboration avec les populations du Sud global. Mais ils ne doivent jamais se substituer à une politique climatique ambitieuse en Suisse. Il s’avère donc d'autant plus crucial d’aplanir le chemin de la loi climat en jetant un oui dans l’urne le 18 juin.

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Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.

Compensation à l'étranger

Compensation climatique à l‘étranger

La Suisse doit réduire de moitié au moins ses émissions de gaz à effet de serre d'ici 2030 — mais le Conseil fédéral et le Parlement ne veulent pas y parvenir par des efforts propres consentis en Suisse. Au lieu de cela, ils misent largement sur la compensation des émissions dans des projets du Sud mondial. Cela va à l'encontre de la justice climatique.

De quoi s’agit-il ?

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De quoi s’agit-il ?

Le marché volontaire de la compensation des émissions de CO2 est régulièrement critiqué en raison de calculs douteux des réductions d'émis-sions. Mais les certificats de compensation ne sont pas seulement disponibles pour les acteurs privés. La Suisse est le premier pays à compenser les émissions liées à ses objectifs climatiques officiels dans le cadre de l'Accord de Paris via des projets financés par des accords bilatéraux.

Alliance Sud critique ce rôle de pionnier peu glorieux pour plusieurs rai-sons. D'une part, la Suisse prospère fait fi des possibilités techniques qui existent depuis longtemps pour réduire davantage ses émissions internes et reporte sa responsabilité à l'étranger en versant de l'argent. D'autre part, l'utilité effective des projets de compensation pour le climat mondial ne peut souvent pas être prouvée sans équivoque — ce qui vide finalement la logique de compensation de son sens.

Au lieu de vouloir « compenser » ses propres émissions, la Suisse doit financer davantage la protection du climat à l'étranger, en plus de réductions internes supérieures, afin d'ap-porter sa juste contribution à la justice climatique.

Alliance Sud suit les projets de compensation approuvés par le gouverne-ment suisse sous l’angle de leur utilité pour le climat et de leurs effets sur la population locale dans les pays partenaires.