Fin de Credit Suisse

Une CEP seule ne suffit pas

20.12.2024, Finances et fiscalité

La commission d'enquête parlementaire (CEP) a présenté un bon rapport sur la fin de Credit Suisse. Mais on peut malheureusement douter que ce document provoque un changement de mentalité fondamental dans la politique de la place financière suisse.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

Une CEP seule ne suffit pas

Franziska Ryser (VERTS Suisse / SG), vice-présidente de la CEP, s'exprime lors de la conférence de presse sur le naufrage de Credit Suisse. La CEP a tenu des propos clairs sur les manquements du gouvernement, des autorités et de la grande banque elle-même.
© Keystone / Peter Klaunzer

C'est désormais une loi tacite dans la Berne fédérale : les nouvelles les plus sensibles sont volontiers soit lâchées directement dans le creux de l'été, soit cachées plus tard derrière le sapin de Noël. Ainsi, il y a un an, le Conseil fédéral a communiqué le vendredi précédant les vacances de Noël la manière dont il comptait introduire l'imposition minimale de l'OCDE au 1er janvier 2024. Cette année, c'est le dernier jour ouvrable avant les vacances d'été qu'il a présenté sa proposition très controversée de budget d'austérité pour 2025. Enfin, ce matin, la commission d'enquête parlementaire (CEP) sur la fin de Credit Suisse (la première CEP depuis 33 ans !) a présenté son rapport final et le Conseil fédéral, quelques heures plus tard, l'accord avec l'UE sur les Bilatérales III. À cela se sont ajoutées, mercredi dernier, deux jours avant la fin de la session d'hiver, les décisions scandaleuses du Conseil national et du Conseil des États en matière de politique de la place financière concernant le traitement réglementaire des avocats offshore douteux (assouplissement des sanctions contre la Russie) et des sociétés boîtes aux lettres (registre des ayants droit économiques des entreprises). Les responsables de l'agenda au Palais fédéral essaient-ils de dissoudre le plus possible les tensions politiques dans l'eau des baignades estivales ou dans l'alcool des fêtes ? Cela n'a certainement pas fonctionné pour le budget 2025, qui a fait l’objet de vives discussions au Parlement jusqu’à avant-hier.

 

Les fonds propres de CS n’étaient pas suffisants

Le rapport de la CEP sur Credit Suisse (CS) a lui aussi son importance, et nous pouvons au moins espérer que certaines et certains s'en souviendront encore au cours de l’année 2025 (le Conseil national et le Conseil des États en discuteront de toute façon lors de la session de printemps). Il faudra par exemple se poser la question de savoir dans quelle mesure le manque de fonds propres a été une des raisons de la fin de CS. La ministre des finances Karin Keller-Sutter avait toujours souligné, lors des folles funérailles de CS en mars 2023, que les fonds propres de la grande banque étaient suffisants. Ce n'est pas à cause de cela que la banque a échoué, mais par manque de liquidités, ce qui l'a empêchée de réagir à l'érosion de la confiance des clients depuis octobre 2022, aux sorties massives de capitaux qui en ont résulté et à l’effondrement total du cours des actions. Les protectrices et protecteurs politiques des grandes banques (Karin Keller-Sutter y compris) ont ainsi réduit toute la débâcle au tweet d'un journaliste australien qui écrivait à l'époque qu'une banque d'importance systémique mondiale était au bord du gouffre. La CEP confirme ce que de nombreux critiques des réglementations actuelles « too big to fail » (TBTF) pour les grandes banques disent depuis longtemps : les fonds propres trop restreints de CS ont bel et bien joué un rôle. Car plus les fonds propres sont élevés, moins les clients et les investisseurs retirent rapidement leur argent d'une banque lorsqu'elle fait les grands titres.

Après la crise financière de 2008/2009 et le sauvetage d'UBS par l'État, les exigences en matière de fonds propres des grandes banques ont été revues à la hausse (même si ces exigences n'étaient pas assez élevées et pas assez conséquentes). Jusqu'à sa fin, CS est toutefois parvenu successivement à ramener de facto son ratio de fonds propres en dessous du minimum réglementaire. Comme le montre la CEP, il a été aidé à partir de 2017 par une astuce comptable, le « filtre réglementaire », qui maintenait ce ratio « artificiellement » élevé. Celui-ci lui a été généreusement accordé par l'Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA) en 2017, apparemment contre l'avis de la Banque nationale. La CEP écrit à ce sujet à la page 7 de son rapport : « Le filtre a permis à Credit Suisse de maintenir l’apparence d’une capitalisation suffisante. »

 

Une Berne fédérale à l’abri des scandales

Le peu de fonds propres de CS est à mettre en parallèle avec les nombreux scandales que la banque a provoqués dans les années 2010 et qui ont contribué à détériorer continuellement sa réputation et à saper sa crédibilité. Outre les scandales qui se sont produits principalement aux dépens des actionnaires de CS (Greensill et Archegos en 2021), la CEP mentionne également celui du Mozambique :  CS a accordé  au gouvernement de Maputo un crédit de plusieurs milliards qui aurait dû être investi dans l'infrastructure de pêche. Au lieu de cela, l'argent a été empoché par une élite corrompue et  CS a gravement manqué à son devoir de surveillance. Le pays a donc fait faillite en 2016 et un million de personnes sont tombées dans la pauvreté absolue.

Les « Suisse Secrets » sont également mentionnés (p. 530) : dans cette fuite de données, publiée par le Guardian en février 2022, il est question de 18 '000 comptes CS appartenant entre autres à des autocrates et des criminels de guerre. Ce scandale n'a certainement pas non plus « renforcé la confiance ».  CS a pu compter sur l'aide bienveillante d'avocates et d’avocats offshore suisses, qui entrent toujours en jeu lorsqu'il s'agit d'affaires louches que les banques ne peuvent pas éviter de faire passer pour des obligations de diligence. Celles-ci ne s'appliquent en effet pas aux avocates et avocats des clients qui ne font que les conseiller dans leurs stratégies de placement. Ce qui nous ramène à mercredi dernier : dans le cadre de l'examen de la « loi sur la transparence des personnes morales », le Conseil des États a veillé à ce que davantage de lumière ne soit pas faite dans cette opacité. Le même jour, le Conseil national a assoupli les sanctions contre les transactions des avocats avec les oligarques russes et leurs entreprises. On peut malheureusement douter qu'un parlement qui ne fait même pas le ménage dans les coins les plus crasseux de la place financière locale tire résolument les leçons du rapport de la CEP au printemps et réglemente la nouvelle UBS, taille XXL, de manière à réduire les multiples risques pour l'économie suisse à un niveau supportable. Et ce, qu’un bon gros rapport de la CEP ait été produit ou pas.

 

Communiqué

L'argent sale du Sud est toujours le bienvenu

29.07.2016, Finances et fiscalité

La note tout juste suffisante de l’OCDE montre que les banques suisses peuvent continuer à faire du profit avec l’argent sale provenant des pays en développement.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

+41 31 390 93 35 dominik.gross@alliancesud.ch
L'argent sale du Sud est toujours le bienvenu

© Bernd Kasper/pixelio.de

Communiqué

La Suisse reste le numéro un des paradis fiscaux

29.10.2015, Finances et fiscalité

La place financière suisse continue à être en tête pour cacher l’argent de l’évasion fiscale et dissimuler les flux financiers illicites. Alliance Sud exige des remèdes urgents.

Dominik Gross
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Expert en politique fiscale et financière

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La Suisse reste le numéro un des paradis fiscaux

Article

La place financière protège les amis de Poutine

03.03.2022, Finances et fiscalité

Avec la guerre en Ukraine, les contradictions entre les principes de sa politique étrangère et ses intérêts en matière de politique économique extérieure ont explosé à la figure de la Suisse officielle. Il est temps de les surmonter, enfin.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

La place financière protège les amis de Poutine

Manifestation pour la paix à Berne le 26 février 2022 : la société civile fait pression sur le Conseil fédéral pour qu'il renforce les sanctions contre la Russie.
© Marco Fähndrich / Alliance Sud

L'invasion russe en Ukraine a mis en lumière les principales faiblesses de la politique étrangère helvétique. Comme au cours des mois précédents, alors que les tensions entre la Russie, l'Ukraine et l'OTAN ne cessaient de croître, le Conseil fédéral a joué, au cours de la première semaine de guerre, le rôle qui correspond à l'image que la Suisse officielle donne dans le monde en matière de politique étrangère. Il s'agit notamment des principes de neutralité, de médiation diplomatique entre les parties au conflit ("bons offices") et de l'insistance sur le respect des droits humains et des peuples. Le ministre des Affaires étrangères et président de la Confédération Ignazio Cassis a ainsi proposé aux belligérants une rencontre à Genève afin d'entamer des négociations de paix. Pendant ce temps, le gouvernement ukrainien a préféré se tourner vers Israël. Entre-temps, les belligérants se parlent en Biélorussie, près de la frontière ukrainienne. La Suisse n'y joue aucun rôle. On ne peut pas s'empêcher de penser que les bons offices de la Suisse intéressent actuellement surtout la Suisse.

Dans le pétrin entre le lobby de la place financière et l'UE/les États-Unis

Alors que la diplomatie suisse a travaillé pour la galerie ces dernières semaines et ces derniers mois, il a fallu quatre longues journées chaotiques au Conseil fédéral pour se rallier pleinement aux sanctions de l'Union européenne contre la Russie. Quatre jours pendant lesquels il a été possible pour des fortunes russes proches du régime de restructurer leurs constructions transnationales d'entreprises, de placements et de comptes, dans lesquelles des banques suisses et d'autres prestataires de services financiers jouent (ou ont joué) un rôle, de telle sorte qu'elles ne puissent plus du tout être touchées par les sanctions. La NZZ rapporte en tout cas de l'intérieur de la place financière que l'agitation est très grande dans les affaires russes. La manière dont les banques réagissent aux sanctions semble être une question stratégique : les unes misent sur une application aussi stricte que possible pour minimiser les risques juridiques considérables dans ce contexte ; les autres sur un manque de transparence maximal, ce qui devrait les rendre encore plus attractives pour les clients russes. On peut supposer que la pression politique exercée par l'UE et les Etats-Unis sur le Conseil fédéral, pour qu'il prenne des sanctions, a dû dépasser celle exercée par les représentants politiques de la place financière pour que notre gouvernement, à majorité de droite, se décide à prendre cette mesure.

Il n'est toutefois pas garanti que les sanctions financières contre les Russes fortunés soient vraiment plus qu'une politique symbolique. Les structures offshore par lesquelles les personnes fortunées du monde entier gèrent aujourd'hui leur argent sont transnationales et si imbriquées qu'il s’avère souvent presque impossible pour les autorités d'attribuer clairement des avoirs à des personnes précises. Le New York Times a ainsi rapporté que Vladimir Poutine, sanctionné par les Etats-Unis et la Suisse, était probablement le plus riche des Russes, mais que personne ne savait où se trouvait exactement son argent. Même le président de la Confédération Cassis a dû admettre il y a quelques jours que l'on ne savait pas si Poutine disposait de comptes en Suisse. L'application des sanctions se heurte ici au modèle commercial traditionnel de la place financière suisse, qui mise sur les chambres noires plutôt que sur la transparence. Les banques et les conseillers financiers continuent de proposer en Suisse des services qui favorisent l'évasion fiscale, le blanchiment d'argent, la corruption et les affaires criminelles. C'est ce qu'ont montré récemment - comme de nombreuses autres fuites auparavant - les "SuisseSecrets" ; une très vaste collection de données provenant de la gestion de fortune globale de Credit Suisse (CS), qui a été transmise par un lanceur d'alerte à la Süddeutsche Zeitung. A la question de savoir à combien s'élèvent les sommes d'argent russe gérées par des banques en Suisse, personne ne peut donner de réponse précise. La NZZ a écrit qu'il s'agissait de 50 à 150 milliards de francs. Rien que cette énorme fourchette est révélatrice du manque de transparence de la place financière locale. Ces estimations ne tiennent de toute façon pas compte des fortunes des Russes qui ont un domicile en Suisse. La somme des fortunes de ces résidents devrait être du même ordre de grandeur que celle des étrangers. Un domicile en Suisse est en effet très intéressant pour les riches, y compris en termes de gestion de fortune, puisqu'ils bénéficient de la protection encore très stricte du secret bancaire national. La côte d'or zurichoise, les stations alpines comme Gstaad ou St-Moritz et les rives des lacs de Zoug et de Genève témoignent du fait que les riches Russes aiment vivre au moins partiellement en Suisse.

Une banque à l'origine d'un nouveau scandale

De son côté, CS n'a pas seulement fait les mauvais titres de la presse ces dernières semaines avec les "Suisse Secrets". Le Financial Times a révélé hier que la grande banque suisse avait demandé ces derniers jours à des hedge funds et à d'autres investisseurs, sous l'effet des sanctions, de détruire des documents de certains clients russes sanctionnés. La banque leur avait accordé des crédits pour lesquels des yachts, des biens immobiliers et d'autres jouets avaient servi de garantie. Fin 2021, la banque avait "transféré" une partie de ces risques de crédit aux hedge funds concernés. On soupçonne CS d'avoir voulu, par cette demande, aider les clients russes à échapper aux sanctions. Au vu des scandales que l'une des principales banques suisses a produits quasiment toutes les semaines ces derniers mois, le principe de base de la philosophie suisse en matière de « compliance », à savoir l'autocontrôle des banques sur le respect de leur devoir de diligence, apparaît comme une plaisanterie.

La réaction extrêmement hésitante du Conseil fédéral face au déclenchement de la guerre en Ukraine et le comportement commercial très déloyal simultané de l'une des deux grandes banques helvétiques nuisent à la réputation de la Suisse et menacent ainsi également la crédibilité de sa politique étrangère. La semaine dernière, le ministre des Affaires étrangères Cassis a encore justifié la renonciation initiale du Conseil fédéral à appliquer les sanctions de l'UE et des Etats-Unis par la volonté de garder ouverte la voie du dialogue avec Poutine. De telles excuses ne sont pas nouvelles, mais, contrairement au mythe, elles constituent la fonction réelle de la neutralité suisse : Elle représente, surtout en cas de conflit, bien plus une possibilité de (continuer à) faire des affaires avec toutes les parties qu'elle ne permet à la diplomatie de jouer un véritable rôle de médiateur entre les parties en conflit. L'affirmation de cette dernière a toujours été et est toujours plus facile à justifier politiquement. C'est ce qui s'est passé pendant la Seconde Guerre mondiale avec l'Allemagne nazie ou dans les années 1980 avec le contournement des sanctions économiques dans les échanges avec l'Afrique du Sud de l'apartheid. Au vu des nouveaux grands conflits dramatiques dans le monde, la Suisse ne semble plus pouvoir se permettre, jusqu’à nouvel ordre, une stratégie de politique étrangère aussi hasardeuse. Le fait que la Suisse, après avoir initialement refusé les sanctions américaines et européennes, les ait finalement adoptées (ou ait dû le faire), le laisse en tout cas penser.

Une inversion de la politique étrangère est nécessaire

Le Conseil fédéral et le Parlement seraient donc bien avisés de saisir l'occasion fournie par les crises actuelles pour inverser le rapport entre la politique étrangère et la politique économique extérieure de la Suisse : les valeurs fondamentales de la politique étrangère suisse ne devraient plus servir de feuille de vigne morale pour les intérêts économiques extérieurs. Au lieu de cela, la pratique de cette dernière devrait s'orienter sur les principes de la première. La Suisse s'est d'ailleurs engagée en faveur d'une telle cohérence politique lorsqu'elle a promis en 2015, avec tous les Etats membres de l'ONU, de mettre en œuvre les Objectifs de développement durable de l'ONU, qui ont alors été ancrés dans l'Agenda 2030. Celle-ci se base sur le principe de la cohérence politique pour le développement durable. En principe, ce principe signifie qu'aucun domaine politique ne doit contredire les objectifs d'un autre.

Comme premier pas efficace à moyen terme vers une politique fiscale et financière suisse cohérente du point de vue du droit international et des droits humains, la Berne fédérale pourrait augmenter la transparence des constructions offshore. Pour cela, il faut un registre public qui indique les véritables ayants droit économiques d'un compte bancaire ou d'une société-écran. A court terme, le Conseil fédéral doit mettre sur pied une task force réunissant toutes les institutions fédérales concernées (Département fédéral des finances (DFF), Autorité de surveillance des marchés financiers (FINMA), Ministère public de la Confédération (MPC), Bureau de communication en matière de blanchiment d'argent (MROS)). Celle-ci pourrait permettre la mise en œuvre effective des sanctions en examinant les structures patrimoniales réelles des personnes sanctionnées et en établissant ainsi un lien entre les noms et les patrimoines. D'autres pays ont déjà décidé de mettre en place une telle task force - notamment l'Allemagne et les États-Unis.

Des sociétés plus justes, plus écologiques et plus démocratiques sont la meilleure assurance contre les despotes brutaux comme Vladimir Poutine. Une politique commerciale et économique qui favorise l'équilibre politique en répartissant équitablement les richesses est à son tour une condition nécessaire à leur construction. La Suisse, en tant que centre financier et commercial important, dispose de leviers efficaces à l'échelle mondiale qui lui permettent de contribuer à de tels développements.

Communiqué

Le Conseil national veut enfin des réponses

26.09.2022, Finances et fiscalité

Qu'il s'agisse ces dernières années de doutes sur l'application des sanctions contre les oligarques russes, de chiffres douteux sur la suppression de l'impôt anticipé ou de scandales offshore, le Conseil fédéral est souvent resté sans réponse. Lundi soir, le Conseil national a envoyé un signal clair contre le secret qui règne sur la place financière et commerciale suisse : il demande au Conseil fédéral un rapport qui doit montrer comment la transparence des flux financiers internationaux peut être améliorée.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

+41 31 390 93 35 dominik.gross@alliancesud.ch
Le Conseil national veut enfin des réponses

Le résultat au Conseil national.
© Alliance Sud

Les débats sur les sanctions contre les oligarques russes qui gèrent leur argent par le biais de banques, de cabinets d'avocats, de sociétés-écrans ou de négociants en matières premières suisses, ou sur les conséquences fiscales du projet de réforme de l'impôt anticipé sur lequel les citoyen-ne-s ont voté dimanche, le montrent une fois de plus : lorsqu'il s'agit de comprendre comment et par quels canaux l'argent étranger transite par la Suisse, la politique, les médias et parfois même les autorités elles-mêmes restent dans le noir.

Le Conseil national veut changer cela : il a adopté un postulat de sa commission de politique extérieure qui demande au Conseil fédéral un rapport sur la manière dont il entend améliorer la transparence des flux financiers internationaux dans lesquels la Suisse est impliquée. Du point de vue d'Alliance Sud, le centre de compétence suisse pour la coopération internationale et la politique de développement, il s'agit d'une grande opportunité : « Après toutes les tergiversations de ces derniers mois et années, le Conseil fédéral a maintenant l'occasion de réfléchir calmement à la manière dont il entend renforcer la confiance dans le centre financier et commercial suisse face à la guerre, aux crises et aux scandales, et contribuer à améliorer sa réputation », explique Dominik Gross, expert en politique fiscale et financière chez Alliance Sud : « Sans transparence, rien n'est possible : car ce n'est que lorsque nous savons ce qu'il en est que nous pouvons apprendre ce que nous devons changer. »

Pour plus d‘informations :
Dominik Gross, responsable politique fiscale et financière, Alliance Sud, tel: +41 78 838 40 79

 

Article, Global

Un coucou trop grand pour le nid suisse ?

27.06.2023,

La prochaine crise financière est aussi prévisible que les bouchons sur le pont du Mont-blanc à Genève. Mais personne ne sait exactement quand elle se produira et quel acteur de l’énorme et très complexe système financier la provoquera.

Un coucou trop grand pour le nid suisse ?

Au cours des 200 dernières années, il n'y a eu qu'une seule période sans crise financière majeure, plus précisément de 1945 à 1973. Pour quelle raison ? Pendant « les Trente Glorieuses », la période de boom économique d'après-guerre, les banques ainsi que l'importation et l'exportation de capitaux étaient fortement réglementées. Et les monnaies n'étaient pas librement convertibles. C'était aussi l'époque où les faillites bancaires étaient rares. Et d'où vient la prévision selon laquelle la crise actuelle, après l'effondrement de Crédit Suisse dans les bras d'UBS, ne serait pas terminée non plus en Europe ?

De l'histoire, qui nous dit que de fortes hausses des taux d'intérêt aux États-Unis ont déjà précédé de nombreuses crises financières majeures. Les taux d'intérêt plus élevés des banques centrales déplacent l'ensemble de la structure des prix sur les marchés financiers. Les obligations d'État émises lorsque les taux d'intérêt sont bas, par exemple, s’avèrent peu rentables vu le taux d'intérêt bas prévalant pendant toute leur durée de vie — plusieurs décennies parfois. En revanche, les nouvelles obligations émises ont un taux d'intérêt plus élevé, ce qui fait baisser le cours des obligations à faible taux d'intérêt, et donc leur valeur. Les sociétés financières qui doivent évaluer les anciennes obligations dans leurs comptes au cours actuel, voire les vendre, font face à un problème.

Bulles et zombies

La hausse des taux d'intérêt est aussi synonyme de danger vu qu’il était très avantageux de s'endetter ces dernières années. Le marché financier a gonflé en conséquence. Depuis la grande crise financière de 2008, le volume des placements financiers mondiaux a plus que doublé jusqu’en 2021, alors que le produit intérieur brut (PIB) planétaire n'a augmenté que d'un tiers dans le même temps. Aujourd’hui, le marché financier est donc plus de cinq fois et demie plus volumineux que tous les biens et services produits dans le monde (à savoir le PIB de la planète).

Les taux d'intérêt bas ont permis de « faire levier » sur les rendements. En simplifiant grossièrement, on peut l’expliquer comme suit : un hedge fund (fonds spéculatif non réglementé, pour une clientèle très riche surtout) a une possibilité de placement qui rapporte 5 %. Il investit 100 millions et réalise un bénéfice de 5 millions, ce qui est loin d'être suffisant. Il emprunte donc aux banques 1 000 millions à 2% d'intérêt pour les investir à nouveau avec un rendement de 5 %. Avec la différence d'intérêt de 3%, il réalise un bénéfice supplémentaire de 30 millions. Le rendement total est désormais de 35 millions au lieu de 5 (il doit payer 20 millions d'intérêts à la banque, mais gagne du même coup 50 millions avec le crédit réinvesti, différence de 30 en sa faveur). C'est la raison pour laquelle les plus grandes fortunes ont connu une croissance exponentielle au cours des dernières années.

Mais les taux d’intérêt bas permettent aussi de maintenir à flot des modèles commerciaux ou des entreprises qui, en circonstances « normales », auraient fait faillite. Même la banque centrale américaine appelle ces entreprises, qui ne sont en fait plus rentables, des entreprises zombies (zombie companies). Les obligations d'entreprises plus risquées sont « particulièrement vulnérables » aux hausses de taux d'intérêt et « les risques géopolitiques accrus renforcent la probabilité de cristallisation des vulnérabilités financières », avertissait fin mars la Banque d'Angleterre, dans l’habituel langage feutré des institutions spécialisées. Aux États-Unis surtout, le Commercial Real Estate (CRE), à savoir l'immobilier commercial, est actuellement considéré comme particulièrement sensible à la crise. Outre le fait que l'on a construit trop généreusement avec l'argent bon marché, l'incertitude plane également sur les immeubles de bureaux. On se demande en effet s'ils seront encore tous nécessaires à l'ère du télétravail.

Il ne fait aucun doute que certaines entreprises et fonds immobiliers vont boire la tasse. Mais qui s’en soucie ? Si les autorités de régulation et les autorités de marché s'intéressent à cette question, c'est en raison de mécanismes bien connus de la crise financière mondiale de 2008. En effet, les dettes de l’immobilier commercial ne sont pas simplement déposées auprès de n'importe quelle banque régionale américaine (dont certaines vacillent déjà dangereusement ou sont carrément en faillite), mais elles ont également été mélangées et ficelées dans des produits dérivés, autrement dit dans des actifs financiers de second ordre servant de sous-jacents. Ces actifs ont ensuite été fractionnés en « tranches de risque », puis revendus. Il est donc impossible de savoir clairement qui est assis sur des crédits pourris et quelles institutions financières ont prêté de l'argent aux acteurs ayant accepté des crédits potentiellement pourris. La meilleure façon de se représenter la situation est de faire appel à l'analogie de la saucisse : si l'un des ingrédients était de la viande avariée, impossible de voir si chaque tranche est concernée. Donc, on délaisse la saucisse entière. Lors de la dernière crise financière mondiale de 2007/2008, les hypothèques privées ont eu un tel effet domino. La méfiance sur les marchés financiers était en fin de compte telle que les banques ne se prêtaient plus d'argent. Une évolution similaire peut à nouveau se produire aujourd'hui.  

Banques de l’ombre ou NBFI

Depuis 2008, le rôle des banques de l’ombre (dites aussi fantômes ou parallèles) a augmenté de manière disproportionnée et elles représentent aujourd'hui plus de la moitié du système financier mondial selon le Conseil de stabilité financière. On entend par là les fonds spéculatifs, les sociétés de capital-investissement (private equity) et les investisseurs institutionnels qui font en partie la même chose que les banques, mais qui ne sont pas réglementés et surveillés comme celles-ci. Ils restent donc dans l'ombre et sont généralement domiciliés dans des paradis fiscaux. Pour se montrer rassurantes, les autorités de régulation ne parlent plus de système bancaire parallèle, mais d’établissements financiers non bancaires (non-banking financial institutions, NBFI). Les hedge funds, par exemple, spéculent avec leur propre argent et beaucoup d'argent emprunté partout où c’est possible et où un quelconque rendement est promis — de la baisse du cours des actions à la météo (vous avez bien lu, il existe des produits dérivés sur la météo) en passant par la faillite d'entreprises. Les fonds de capital-investissement placent leur argent dans des entreprises à risques et financent des rachats d'entreprises. Les sociétés de financement et de participation comme Blackrock, les fonds indiciels, les fonds du marché monétaire ou les family offices des super-riches font également partie des banques de l'ombre. Les caisses de pension et les groupes d'assurance ont aussi recours au secteur bancaire « caché » (shadow banking).

Mais ce n'est pas comme si, d'un côté, les banques de l'ombre et, de l'autre, les établissements bancaires connus de tous opéraient côte à côte. En fait, les deux sont souvent intriqués via des dettes et des investissements. Et de nombreux acteurs de l'ombre, par exemple certains fonds spéculatifs, sont particulièrement endettés. C'est pourquoi le système bancaire parallèle est considéré comme le premier candidat à la chute du domino initial.

Mais qu’est-ce que cela signifie pour la Suisse ?

Selon l'autorité de surveillance des marchés financiers (Finma), la nouvelle UBS détient désormais 35 000 milliards de francs de produits dérivés et structurés. Commentateur économique en chef du Financial Times et auteur d'un ouvrage de référence sur la crise financière mondiale, Martin Wolf confie à ce sujet à la NZZ am Sonntag  qu’il est extrêmement improbable que la direction comprenne les risques auxquels sa banque est exposée, quoi qu'elle en dise. Toujours selon lui, l'affaire est aussi véritablement complexe : il existe des droits vis-à-vis de tant de contreparties dont on ignore beaucoup de choses (...). Sa conclusion : « Si j'étais suisse, je me dirais que ce nouveau coucou, l'UBS, est peut-être un peu trop gros pour notre nid. »

 

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Article

Credit Suisse et les pays du Sud

24.03.2023, Finances et fiscalité

Quel est le rapport entre le Pakistan et une banque de la Silicon Valley qui investit les fonds à court terme de ses clients dans des titres à long terme dont la valeur baisse lorsque les taux d'intérêt augmentent ?

Credit Suisse et les pays du Sud

La presse mozambicaine s'est également fait l'écho de l'effondrement du CS. Au Mozambique, la banque suisse a causé de gros dégâts par le passé.
© O Pais

Quel est le lien entre la Bolivie et une banque en Suisse qui multiplie les scandales depuis plus d’une décennie ? Exact, il n’y en a aucun ! Mais ces deux pays souffrent quand même de ces réalités.

Credit Suisse s'est donc écroulé dans les bras d’UBS et la crise bancaire américaine et européenne marque une pause. Ses conséquences se feront sentir encore longtemps dans le Sud parce que les investisseurs du Nord évitent désormais les emprunts d'État des pays du Sud fortement endettés. Lorsque ça grince ou craque dans la charpente des marchés financiers mondiaux, il se passe toujours la même chose : les investisseurs s'étonnent de constater que des risques existent. Ils exigent des rendements supérieurs pour des placements plus à risques, qu'ils soient réels ou redoutés, ou font immédiatement la grève des achats. Un trader de Londres cité par Bloomberg a déclaré que l'appétit du risque pour les crédits en difficulté des marchés émergents s'était effondré, le marché les considérant comme les maillons les plus faibles et les plus susceptibles de subir un arrêt brutal (« Risk appetite for distressed emerging-market credit has collapsed as the market looks at these guys as the weakest links and highly susceptible to a sudden stop »). Cette réaction peut entraîner des faillites d'État. Ou alors, les pays doivent offrir des rendements supérieurs sur leurs obligations d'État pour trouver des acheteurs. Ils devront donc se saigner à blanc encore longtemps à l’avenir

Les banques comme Credit Suisse, qui poussent les pays en crise vers l'abîme, sont les mêmes qui, avec leur gestion de fortune, proposent aux prospères clients d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine des solutions sur mesure pour pratiquer l'évasion fiscale. Ironie de l'histoire : c'est précisément ce type de banque privée qui, au plus tard après l'effondrement de Credit Suisse, est à nouveau considéré comme la future voie royale pour la place financière suisse : « retour à la case départ » et « sortie du casino financier des banquiers d'investissement », telles sont les devises actuelles du nouveau mastodonte UBS, du moins vis-à-vis de l'extérieur. Pour les millionnaires des pays du Sud qui n'ont pas d'échange automatique de renseignements (EAR) avec la Suisse, la Paradeplatz reste un endroit à part. Pour eux, le bon vieux secret bancaire est toujours d'actualité.

Reste aussi à voir si UBS entend sérieusement sortir du casino et faire des affaires sans risque. Le Financial Times a ainsi rapporté qu’elle souhaitait revenir sur la vente, déjà décidée par Credit Suisse, de la banque d'investissement First Boston. D'une manière générale, le risque est toujours une question de point de vue. La banque d'investissement d'UBS au Brésil, gérée conjointement avec la banque publique Banco do Brasil, est très impliquée dans les affaires de l'industrie carnée et de l'agro-industrie. Pour les militants des droits de la terre, la biodiversité ou les paresseux, cette activité n'est certes pas « sans risque ».

Mais revenons à Credit Suisse : outre les dommages structurels qu'elle a contribué à causer dans le Sud, la banque a aussi directement détruit la vie et l'avenir des habitantes et habitants du Mozambique. Le scandale de Credit Suisse qui a fait le plus grand nombre de victimes est aussi celui dont on parle le moins actuellement. Pas étonnant, car les 470 millions de dollars que Credit Suisse a dû payer dans ce contexte, pour corruption, aux États-Unis, ne figurent qu'au 7e rang du classement des amendes américaines infligées à la banque à scandales. Et il ne s'agissait que de crédits corrompus d'un milliard de dollars — un dixième des affaires avec la société d'investissement criminelle Greensill Capital. Et au Mozambique, ce ne sont pas de riches clients de hedge funds qui ont perdu de l'argent, mais seulement un million de personnes qui ont sombré dans la pauvreté absolue parce que Credit Suisse avait conduit le pays à la faillite en 2016.

S’agissant des dommages directs, il n'y a malheureusement pas non plus de fin d'alerte après la fusion. UBS n'a certes pas été punie pour cela, mais sa banque d'investissement en Australie a causé des millions de dommages à ce pays pauvre qu’est la Papouasie-Nouvelle-Guinée, en raison d'opérations douteuses, voire criminelles. Au Sud, rien de nouveau, peut-on craindre pour le nouveau mastodonte.

Place financière suisse

Place financière suisse

Malgré toutes les réformes de ces 15 dernières années, la place financière suisse reste un repaire privilégié pour les fraudeurs fiscaux, les blanchis-seurs d'argent et les corrompus du monde entier. Alliance Sud s'engage pour que cela change enfin.

De quoi s’agit-il ?

De quoi s’agit-il ?

En 2017, la Suisse a introduit l'échange automatique de renseignements (EAR) pour les données des clients bancaires ; entre-temps, elle le pratique avec une centaine d’États. L'opinion publique suisse l’interprète souvent comme une abolition du secret bancaire suisse. En réalité, l'introduction de l'EAR est une étape clé pour une meilleure identification des personnes fortunées qui se soustraient au fisc avec l'aide des banques en Suisse et d'autres intermédiaires financiers.

Mais l'EAR n'a pas mis fin au secret bancaire. Il est toujours enraciné tel quel dans les lois qui s’y rattachent. De plus, de nombreux pays du Sud mondial ne bénéficient toujours pas de cet EAR avec la Suisse. Comme le secret bancaire reste intact dans le pays, les clients étrangers des banques suisses sont par ailleurs fortement incités à transférer leur domicile en Suisse afin de contourner l'EAR avec leur pays d'origine. Alliance Sud travaille à des réformes pour y remédier.