Une réduction à un niveau aussi bas, même en comparaison internationale, est en fait totalement inutile en termes de politique financière et économique. Les obligations de la Confédération (les emprunts d'État suisses) sont trop convoitées par les caisses de pension, les fonds de placement et les institutions financières suisses. Inutile pour les investisseurs de craindre le moindre risque de défaut de crédit. Les intérêts débiteurs que la Confédération doit payer pour ses emprunts sont par conséquent très bas, et ce pour des décennies.
Mais du même coup, les règles du frein à l'endettement ont considérablement réduit la marge de manœuvre financière de la Confédération dans les années 2000 et 2010 : la réduction de la dette inscrite dans la loi l’empêchait de mettre de l'argent de côté pour le dépenser ensuite dans des périodes moins favorables (cela aurait constitué la tirelire). Mais ce n’est pas tout, car il existe aussi un compte d'amortissement.
Le compte d’amortissement
Il régit la gestion des recettes et des dépenses extraordinaires de la Confédération. Créé quelques années après l'introduction du frein à l'endettement moyennant une modification de la loi, il comptabilise les recettes et les dépenses extraordinaires, par exemple les recettes de la vente des licences G5 pour le réseau de téléphonie mobile ou les dépenses fédérales extraordinaires très élevées pour faire face à la pandémie. Si le compte d'amortissement devient négatif, il doit être rétabli dans les six ans avec les excédents du budget ordinaire. Cela pose problème aujourd'hui — du fait des coûts liés au Covid-19 comptabilisés sur le compte d'amortissement —, même si cela semblait différent il y a trois ans. Au début de la crise du coronavirus, en mars 2020, le ministre des finances de l'époque, Ueli Maurer, avait en effet lancé une fable à succès sur la tirelire. Nous étions le 20 mars 2020 et la Suisse était confinée depuis une semaine.
Lors d'une conférence de presse qui fait date, le Conseil fédéral a informé sur la manière dont il entendait préserver l'économie suisse — en état de quasi-paralysie — de l'effondrement : Ueli Maurer a alors posé lui-même la première question (en substance) : « Oui, Mesdames et Messieurs, chers collègues, la Confédération peut-elle vraiment dépenser 42 000 millions, ces 42 milliards, c'est bien la première question à se poser ». Réponse : « Je peux vous assurer que la Confédération est à même de le faire, grâce à notre budget financier très solide, grâce au fait que nous avons réduit la dette ces dernières années, grâce aux excédents que nous avons dégagés, grâce au frein à l'endettement ». Bref, Maurer a affirmé au début de la pandémie que les mesures d'aide sur fond de crise du coronavirus étaient couvertes par des réserves. Le ministre des finances en personne a donc fait croire à l'opinion publique que le frein à l'endettement était une tirelire. Et on l’a cru : dans tout le pays, on a commencé à porter cet instrument aux nues. Les radins de la politique financière et les comptables idéologiques se sont vus confortés dans leur idée : « économise sur la durée et tu auras ce qu’il faut en cas de besoin ». En réalité, les fonds d’aide mobilisés dans la lutte contre la pandémie n'ont pu l’être que parce que la loi sur les finances de la Confédération permet de suspendre le frein à l'endettement en cas d’événements exceptionnels. Ces situations sont réglées dans une disposition d'exception.
La disposition d’exception
L'Administration fédérale des finances écrit : « Dans des situations exceptionnelles (par ex. catastrophes naturelles, graves récessions et autres événements exceptionnels), une dérogation à la règle de base [des dépenses] est possible. ». Et nous en sommes là aujourd'hui. La dette contractée lors de la crise du coronavirus doit être à nouveau réduite. De plus, de nouvelles dépenses supplémentaires ont été décidées (en partie par le Parlement) en raison de la guerre en Ukraine, de la lutte contre l'inflation et de la crise du pouvoir d'achat qui en découle. Si les 27,5 milliards avaient effectivement été glissés dans la tirelire (ou, mieux encore, investis et donc fortement amplifiés), le déficit de 32,8 milliards consécutif au Covid-19 aurait pu être facilement couvert par ce biais. Le taux d'endettement supérieur (qui se serait réduit de lui-même dans les années suivantes vu la croissance attendue du PIB) n'aurait pas eu de conséquences sur la politique financière.
Mais les règles du frein à l'endettement ne l’autorisent pas. Des interventions dans ce sens ont été présentées au Parlement : elles sont restées sans écho. Finalement, une majorité du Parlement a tout de même décidé de compenser la moitié des coûts des aides octroyées dans le contexte de la pandémie avec les excédents inscrits sur le compte de compensation des années précédentes et a prolongé le délai de cette réduction jusqu'en 2035. Les règles du frein à l'endettement empêcheraient en fait une telle compensation des dépenses extraordinaires avec le solde du compte de compensation. Mais en l’occurrence, cela n'a guère préoccupé les parlementaires et ils ont donc simplement formulé, sans hésiter, une exception dictée par la pandémie à la règle d'exception dans la loi sur les finances de la Confédération. Une tirelire partielle extraordinaire, exclusivement dédiée aux dettes liées au Covid-19, a été constituée.
La question de savoir si le frein à l'endettement déclenche une réelle pression pour des économies dépend donc surtout de ce que le Conseil fédéral et le Parlement veulent ou non noter dans leur carnet du lait du frein à l'endettement. Savoir ce qui serait réellement finançable est secondaire. En tout cas, il reste encore 16 milliards de dettes liées à la crise du coronavirus que la Confédération doit réduire d'ici 2035 grâce aux excédents du budget ordinaire. C'est pourquoi le Conseil fédéral n’entend pas délier les cordons de la bourse et veut économiser dans la formation, l'agriculture et la coopération au développement surtout. Autant de domaines hautement nécessaires pour rendre notre société plus écologique, plus sociale et plus sûre, et pour garantir une contribution adéquate de la Suisse à la gestion des crises à répétition dans le Sud mondial. Aujourd’hui, il y aurait effectivement des problèmes plus urgents à régler pour notre pays que de maintenir sa dette publique aussi basse qu'elle l'a été la dernière décennie. Si elle augmentait de 10% du PIB ou d'environ 50 milliards de francs, il n'en résulterait aucun dommage économique, tous les problèmes actuels de politique financière de la Confédération seraient résolus d'un coup et des investissements publics significatifs dans une Suisse sociale, durable et solidaire à l'échelle mondiale seraient sans peine possibles. L'argent serait là, il ne manque « plus que » la volonté politique de le mettre sur la table.