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Entretien avec Attiya Waris
11.12.2025, Finances et fiscalité
Attiya Waris explique comment, en tant qu'experte indépendante auprès de l'ONU, elle établit un lien entre la question de la dette, la politique fiscale et les droits humains et pourquoi la Banque des Règlements Internationaux (BRI) à Bâle est largement sous-estimée.
Un colosse de l’architecture financière internationale trône au-dessus de la gare de Bâle et reste pourtant étonnamment invisible : le siège principal de la Banque des Règlements Internationaux.
© picture alliance/Rolf Haid
Professeure Attiya Waris, le monde a beaucoup changé depuis votre entrée en fonction en 2021 : la « polycrise » s'est fortement accélérée en raison des conséquences multiformes de la pandémie et des nouveaux conflits à Gaza, au Soudan et en Ukraine. Comment ces bouleversements influencent-ils votre travail ?
À ma connaissance, chaque pays du monde traverse ses propres crises, qu'elles soient géopolitiques, économiques, politiques ou financières. Cet automne, plusieurs gouvernements ont changé de premier ministre ou de président en très peu de temps. Certains ont accédé au pouvoir grâce aux réseaux sociaux. Dans plusieurs pays du monde, des jeunes manifestent dans la rue. Le défi consiste à répondre à leurs préoccupations très réelles et à y faire face. À cela s'ajoutent des crises artificielles, comme la militarisation croissante à l'échelle mondiale ou les politiques d'austérité drastiques mises en œuvre dans de nombreux pays.
En Suisse, nous devons lutter fermement contre les attaques politiques visant un budget de développement déjà insuffisant. Voyez-vous des pays qui vont à contre-courant ?
Je reviens tout juste du Koweït. Là-bas, on m'a dit qu'on souhaitait stabiliser le budget, voire l'augmenter. C'est une petite lueur d'espoir dans un contexte actuel plutôt morose. Sur tout notre continent, une lutte féroce fait en outre rage entre la Chine et l'Occident pour leur influence géopolitique en Afrique, qui se traduit par la construction d'infrastructures par des entreprises occidentales et chinoises.
Attiya Waris est professeure de droit à l'Université de Nairobi. Elle est seulement la deuxième professeure de droit ordinaire au Kenya et la première professeure issue d'une minorité religieuse et ethnique du pays. Ses premières recherches portaient sur le développement et le renforcement des liens entre finance et développement à travers la fiscalité, la dette et les flux financiers illicites.
Quel rôle jouent les institutions multilatérales dans la définition des règles du système financier mondial ?
Une institution souvent sous-estimée dans l'architecture actuelle du système financier est la Banque des Règlements Internationaux (BRI), basée à Bâle. Elle détient en effet la connaissance de chaque transaction financière dans le monde. Ces données sont évidemment extrêmement importantes et ne devraient pas être entre les mains d'une institution entièrement privée. Je suivais de près la BRI avant de travailler à l'ONU. Vu son rôle crucial, il est frappant de constater à quel point elle est généralement invisible.
Pourquoi est-il si important que de telles institutions soient transparentes ?
Imaginons que nous souhaitions introduire une taxe mondiale sur les transactions, comme nous l'avons déjà tenté par le passé : comment estimer les recettes fiscales potentielles sans connaître les transactions réelles ? Dès lors, comment les impôts doivent-ils être prélevés ? Les impôts appartiennent à la société, à la collectivité, qui les perçoit parce qu'elle en a besoin. Il s’agit de données essentielles pour les autorités financières, la société civile et les chercheuses et chercheurs, garants de l’intégrité du système.
La Banque des Règlements Internationaux (BRI) est la plus ancienne institution financière internationale. Fondée en 1930, elle avait pour mission de gérer le règlement des réparations allemandes, récemment renégociées après la Première Guerre mondiale. Organisée comme une société anonyme, dont le siège est à Bâle, elle n'a pour actionnaires que les banques centrales de 63 pays (contrairement à la Banque nationale suisse, membre de la BRI, qui compte également des actionnaires privés). La BRI assiste ses membres dans la gestion de leurs réserves de change et intervient sur les conditions des marchés économiques et financiers, ainsi que sur la stabilité monétaire et financière internationale. Elle héberge aussi le secrétariat du Conseil de stabilité financière (CSF) et le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire.
Quelles sont vos relations avec les institutions de Bretton Woods – la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, le FMI ?
Elles sont très difficiles. Tout d'abord, j'ai du mal à avoir accès aux réunions importantes, ce que je trouve révoltant compte tenu de mon rôle aux Nations Unies. Mais, abstraction faite de ma situation personnelle, ces institutions ont été chargées, dans le cadre du Pacte pour l'avenir de l'ONU de l'année dernière, de développer une nouvelle architecture financière. Or, il n’y a rien, aucun rapport, pas même une rumeur. Le manque de transparence des institutions de Bretton Woods est particulièrement préjudiciable lorsqu'il s'agit d'accords de crédit entre créanciers et débiteurs publics. Ils affectent des populations entières, mais nous ignorons leur contenu. Ces institutions devraient être tenues de publier de tels documents.
Le Fonds monétaire international, dominé par les pays du Nord, garde de nombreux accords secrets : la directrice du FMI, Kristalina Georgieva, avec une journaliste à Washington. © Reuters/Ken Cedeno
Le document final de la 4e Conférence de l'ONU sur le financement du développement, qui s'est tenue en juillet à Séville, contient des lacunes considérables. Les aspects les plus positifs de ce que l’on appelle le Compromiso de Sevilla sont probablement ceux qui traitent de la fiscalité et du développement durable. Ce débat prend de l’importance dans les négociations sur la convention fiscale de l'ONU. Quel est votre avis à ce sujet ?
Pendant longtemps, le Comité d’expert·e·s de la coopération internationale en matière fiscale de l’ONU, créé en 1968, a été la seule plateforme de discussion sur la politique fiscale à l’ONU. Il est composé de fiscalistes hautement spécialisés, peu au fait des droits humains et qui ne se sont jamais vraiment intéressés au débat politique sur la fiscalité aux Nations Unies. Par conséquent, l'un des principaux défis dans le contexte onusien a toujours été l'absence de dialogue sur la fiscalité et les droits humains. Depuis le début de mon mandat, l'une de mes préoccupations majeures a été de rapprocher New York, où se concentrent les affaires économiques et sociales, et Genève, où les droits humains constituent l’élément central. Pour moi, il s'agissait avant tout de lier fiscalité et droits humains.
Les négociations sur une convention fiscale de l'ONU constituent-elles un tournant à cet égard ?
Pas vraiment, car les délégués des pays négociant la convention sont eux aussi majoritairement des experts fiscaux. Aucune négociatrice et aucun négociateur spécialisé dans les droits humains, le développement durable ou le commerce n'est impliqué. Il s'agit uniquement de fiscalité. À cet égard, rien ne change pour l'instant.
En fait, même du point de vue de la justice fiscale, il n'est pas si simple d'aborder ce sujet : il existe des droits humains qui font obstacle aux objectifs d'une plus grande justice fiscale, d'une répartition équitable des droits d'imposition entre toutes les régions du monde, d'une imposition progressive ou de la transparence fiscale, notamment le droit de propriété.
Oui, cela nous amène à la question des droits humains en jeu. Et c'est là que la perspective européenne, qui est bien sûr aussi celle de la Suisse, pose un grand problème : jusqu'à présent, l'argument principal de l'Europe était que ces négociations faisaient double emploi avec les réformes de l'OCDE et qu'elles étaient donc inutiles. Mais on ne peut pas parler de duplication si, pour l'original, les trois quarts du monde se sont sentis exclus d'emblée de la prise de décision. En outre, il est extrêmement problématique que des pays européens, traditionnellement reconnus pour être des champions des droits humains, cherchent à contourner le système et à l’écarter du débat.
Qu'entendez-vous à ce sujet de la part des représentant·e·s des États du Sud global ?
Certains d'entre eux ont fait des expériences négatives avec le discours sur les droits humains. La responsabilité en incombe aux pays du Nord global, car ils ont instrumentalisé ces droits pour punir ou accuser les autres d'incompétence, de mauvaise gouvernance ou de mauvaise gestion. Parallèlement, ils ont ignoré le fait que les pays examinés ne disposaient pas de ressources fiscales suffisantes pour remplir leurs obligations en matière de droits humains.
Ce ne sont donc pas seulement les fiscalistes qui ont ignoré les droits humains, mais aussi les spécialistes des droits humains à l'ONU qui n'ont pas su reconnaître comment les règles fiscales internationales actuelles entravent la mise en œuvre des droits humains ?
Oui, puis certains spécialistes européens des droits humains ont déclaré vouloir appliquer les normes européennes en la matière, ce qui reviendrait à reconnaître que, selon la Convention européenne des droits de l'homme, les entreprises ont également des droits humains. Cela ouvre la voie à des débats sur le droit à la vie privée, que vous avez évoqués précédemment. Cela peut être très préjudiciable à une politique de transparence fiscale efficace.
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