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Imposition minimale : prendre pour recevoir

23.02.2023, Finances et fiscalité

L'OCDE entendait rendre le système fiscal international appliqué aux grandes entreprises multinationales (EMN) un peu plus équitable. Le Conseil national et le Conseil des États ont transformé cette intention en son contraire.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

Imposition minimale : prendre pour recevoir

La mise en œuvre par la Suisse de l'imposition minimale de l'OCDE est dans l'intérêt des multinationales, mais pas dans celui des pays du Sud. Sur la photo : l'ancien conseiller fédéral Ueli Maurer, à droite, et le vice-chancelier Andre Simonazzi.
© ANTHONY ANEX / Keystone SDA

Techniquement, l'impôt minimal est sans aucun doute très complexe, mais d'un strict point de vue de politique intérieure, son calcul est des plus simples. L'ancien ministre suisse des finances Ueli Maurer avait d'ailleurs très vite fait ce calcul lorsque le Conseil fédéral avait présenté le projet d’application nationale de l'imposition minimale en juin dernier : « Si la Suisse ne prend pas l'argent supplémentaire, d'autres s’en saisiront », avait-il lâché. Ceux qui, comme Alliance Sud, s'engagent pour une plus grande justice fiscale planétaire, doivent toutefois faire le calcul tout à fait inverse : les pays du Sud global qui accueillent des filiales d'EMN suisses ne reçoivent l'argent supplémentaire que si la Suisse ne le prend pas.

La pièce maîtresse de la mise en œuvre de l'imposition minimale en Suisse est ce que l'on appelle un impôt national complémentaire (Domestic Minimum Top-up tax, DMTT, dans le jargon de l’OCDE). Celui-ci veille à ce que les EMN qui payaient jusqu'ici moins de 15% d'impôts sur leurs bénéfices comptabilisés en Suisse soient désormais soumises à des pourcentages d'imposition supplémentaires qui porteront à l'avenir les taux d'imposition effectifs au minimum de 15 % de l'OCDE. Un exemple : une EMN active dans les matières premières du canton de Zoug payait jusqu'à présent 11 % d'impôt sur le bénéfice. À l'avenir, elle devra verser la différence de 4 % en plus. Rien à redire jusque-là. Mais, du point de vue de la politique de développement, cet impôt national pose un gros problème : la totalité des recettes fiscales supplémentaires reste dans le canton de Zoug, où l’EMN en question a son siège.

Les pays du Sud global, où l’EMN exploite ses matières premières qu'elle négocie ensuite depuis Zoug, ne reçoivent rien. De façon injuste, car les bénéfices que les EMN imposent en Suisse n'ont souvent pas été réalisés ici, mais dans les pays producteurs du Sud mondial — par exemple, pour une EMN de matières premières, dans une mine de cuivre d'un pays africain. Les pays du Sud global dans lesquels les EMN suisses ont des filiales ne reçoivent l'argent de l'imposition minimale que si la Suisse ne le prend pas. Autrement dit, dans la mesure où la Suisse n'introduit pas l'impôt complémentaire national. Or la Suisse pourrait le faire sans problème, car à la différence de la dernière réforme internationale de l'imposition des entreprises, l'OCDE, le G20 et l'UE ne misent pas, cette fois-ci, sur des sanctions à l'encontre des pays qui ne suivent pas le mouvement, mais sur les incitations économiques qu'Ueli Maurer a si bien résumées dans la citation ci-dessus.

L’application faite par la Suisse ne contribue pas à une plus grande justice fiscale mondiale

Pour les pays économiquement défavorisés du Sud, dans lesquels opèrent des EMN helvétiques, l'imposition minimale ne constitue pas un progrès, mais plutôt un recul, pour les raisons suivantes :

a) Le taux d'imposition minimale est fixé bien trop bas: les taux d'imposition des bénéfices dans les pays producteurs du Sud global se situent en règle générale entre 25 % et 35 %. Bien plus bas, l’impôt minimal de 15 %, ne leur assure pas de recettes fiscales supplémentaires. Au printemps 2021, les États-Unis, sous la nouvelle houlette démocratique de Joe Biden, avaient encore exigé un taux d'imposition minimum de 21 %. Par la suite, la Suisse a négocié avec succès ce taux à la baisse avec d'autres pays fiscalement cléments comme l'Irlande et le Luxembourg. C'est ce que montre une lettre d'Ueli Maurer envoyée au secrétaire général de l'OCDE Mathias Cormann à l'automne 2021.

b) L'imposition minimale n'empêche pas les transferts de bénéfices: les EMN transfèrent les bénéfices qu'elles réalisent en produisant dans des pays à forte imposition vers des pays à faible imposition pratiquant des taux de taxation très cléments. Elles font ainsi de grosses économies d’impôts dans les pays de production, mais permettent en même temps aux cantons suisses de taxer à de faibles taux des bénéfices qui n'ont pas été réalisés en Suisse. C'est ce que montre par exemple le cas du négociant en matières premières agricoles helvético-luxembourgeois Socfin. En outre, des analyses d'économistes menées par le professeur Gabriel Zucman de Standford montrent que les EMN ont transféré 111 milliards de dollars de bénéfices en Suisse l’année dernière. 39 % des recettes totales de l'impôt sur les bénéfices dans notre pays, soit 22,7 milliards de dollars, proviennent de tels transferts. Et ce calcul n’inclut même pas les transferts de nombreux pays du Sud mondial, car les données nécessaires à de tels calculs font défaut. Des cas comme celui de Socfin à Fribourg, mentionné plus haut, montrent cependant qu'il est fort probable que les montants de ces transferts de bénéfices soient encore bien supérieurs. Il ressort d'une étude réalisée en 2019 par les économistes Petr Janský et Miroslav Palanský qu'au moins 80 milliards d'euros de bénéfices sont transférés chaque année des pays en développement vers des pays fiscalement cléments comme la Suisse. Il est toutefois impossible de dire à ce jour quelle part exacte de cet argent arrive en Suisse, en raison des problèmes de données mentionnés dans les pays d'origine et du manque de transparence des normes comptables helvétiques. Même avec l'introduction de l'imposition minimale, la Suisse reste aussi attractive que par le passé en tant que pays de destination des transferts de bénéfices en provenance des pays en développement.

c) L’imposition minimale réduit l'autonomie fiscale des pays du Sud: les pays du Sud qui introduisent l'imposition minimale sont limités dans l'élaboration de leurs propres lois fiscales. S'ils introduisent également l'imposition minimale, ils ne pourront plus appliquer de mesures unilatérales, comme une retenue à la source sur les paiements transfrontaliers intragroupes supérieure à 9% (c'est le seuil encore autorisé selon les nouvelles règles de l'OCDE). Les retenues à la source avec des taux d'imposition qui se situent dans la fourchette de l'imposition régulière des entreprises dans ces pays (en général plus de 20%) sont pourtant un moyen éprouvé de lutter contre les transferts de bénéfices. Si l’application de ces retenues est limitée, cela entraîne des pertes fiscales supplémentaires dans les pays concernés. En revanche, au cas où ces pays n'introduisent pas l'imposition minimale pour ces raisons, ils doivent accepter que la Suisse prélève la totalité du substrat fiscal supplémentaire découlant de l'imposition minimale. La pression sur ces pays augmente ainsi pour qu'ils abaissent les taux d'imposition qu’ils appliquent aux multinationales afin de réduire l'écart avec les taux d'imposition en Suisse, ainsi que dans d'autres pays fiscalement cléments, et de diminuer ainsi l'incitation à transférer des bénéfices : la « course vers le bas » se muerait en une « course vers le minimum ».
 

Mesures de promotion économique en faveur des EMN bénéficiant de recettes fiscales minimales

Selon la volonté du Parlement, seuls 25 % des recettes supplémentaires provenant de l'imposition minimale doivent rester à la Confédération. Les 75 % restants vont aux cantons. Ce sont surtout les deux juridictions à faible imposition de Zoug (négociants en matières premières) et de Bâle-Ville (industrie pharmaceutique) qui en profiteront. Le mode d’utilisation des recettes supplémentaires est déjà clair. Selon l'arrêté fédéral, les recettes de la Confédération doivent être explicitement utilisées pour des mesures de promotion économique. De nombreux cantons ont également déjà annoncé de telles mesures, probablement sous la forme d'une réduction des impôts sur le capital ou sur les personnes physiques à hauts revenus surtout, à savoir les managers d’EMN. On discute également de nouveaux arrangements spéciaux entre les autorités fiscales cantonales et les EMN, dans le cadre desquels l'État prend en charge une partie des frais d'exploitation de ces dernières, de mesures d'encouragement de la recherche pour les jeunes pousses (proches de l'industrie pharmaceutique, à Bâle) voire de subventions directes des salaires dans les EMN.

Pour résumer : en Suisse, les recettes supplémentaires issues de l'imposition minimale ne doivent pas être utilisées en faveur de la collectivité, comme le demandait la gauche au Parlement, mais reversées aux EMN. Des recettes supplémentaires, notons-le, qui résultent généralement de transferts de bénéfices des EMN depuis des pays où les taux d'imposition sont supérieurs à 20 ou 25 %. Du point de vue des EMN, le mode de faire est des plus rusés : les recettes fiscales que les EMN suisses subtilisent à d'autres pays en transférant leurs bénéfices dans nos frontières et en les y faisant imposer à des taux bien plus bas doivent désormais être réutilisées chez nous, au profit de ces EMN précisément. Il n'est donc pas étonnant que les regroupements d’entreprises comme Economiesuisse ou Swiss Holdings tiennent absolument à cette réforme, même si, à première vue, leurs membres doivent être davantage taxés qu'auparavant.

Des lacunes fiscales sapent encore davantage l'imposition minimale

Mais ce n'est pas tout : le concept d’application de l'imposition minimale, tel que le Conseil fédéral l'a présenté au Parlement, laisse aussi beaucoup de place aux échappatoires fiscales. Le Conseil national et le Conseil des États ne se sont pas non plus préoccupés de ces dernières au cours des derniers mois. Il existe donc un certain risque que, contre toute attente, l'imposition minimale n'entraîne pas de recettes supplémentaires significatives en Suisse. On peut donc soupçonner la majorité bourgeoise à Berne de vouloir introduire cette imposition avant tout pour protéger les EMN suisses d'une imposition supplémentaire dans d'autres pays.

En fin de compte, cette évolution se fait au détriment de la population suisse et de celle du monde entier : les EMN suisses dans les pays pauvres du Sud mondial ne font pas qu’exploiter la main-d'œuvre ou polluer l'environnement, elles empêchent encore la mise en place de systèmes d'éducation, de santé et d'infrastructure fonctionnels du fait du dumping fiscal qu'elles y pratiquent. Le droit suisse de la fiscalité des entreprises leur vient résolument en aide. Alliance Sud ne peut pas accepter une nouvelle réforme de l'imposition des EMN, qui en fin de compte profiterait surtout à ces dernières. Elle nuit directement aux pays en développement. La Suisse devrait bien plutôt renoncer à introduire l’imposition minimale, donnant ainsi aux pays producteurs où opèrent des EMN suisses la possibilité de les taxer comme ils l'entendent. Alliance Sud refuse donc la modification constitutionnelle correspondante, qui sera soumise au vote le 18 juin.