Commentaire

OMC : Abu Dhabi acte la crise de la mondialisation

02.03.2024, Commerce et investissements

La 13ème conférence ministérielle de l’OMC, qui s’est terminée hier soir à Abu Dhabi après avoir joué les prolongations, n’a pu prendre aucune décision substantielle. Seuls deux moratoires ont pu être renouvelés, dont celui sur les transmissions électroniques. La Chine est la nouvelle championne de la mondialisation néo-libérale, les Etats-Unis sont plus en retrait. La Suisse a une nouvelle alliée, à traiter avec précaution.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

OMC : Abu Dhabi acte la crise de la mondialisation

© Alliance Sud / Isolda Agazzi

La 13ème conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) s’est conclue hier soir à Abu Dhabi, après avoir été prolongée de plus de 24 heures. Mais la récolte est maigre. Car les membres, qui sont désormais 166 après l’accession des Comores et de Timor Leste pendant la conférence, n’ont réussi à se mettre d’accord sur rien, ou presque.

Dans un monde de plus en plus fragmenté, le long du traditionnel clivage Nord – Sud, mais aussi de plus en plus Sud – Sud, l’OMC n’arrive plus à prendre de décisions par consensus, comme le prévoient ses statuts. Mais même les accords plurilatéraux, c’est-à-dire à plusieurs, n’ont pas passé la rampe, les membres n’arrivant pas à s’entendre sur l’opportunité de les intégrer à l’OMC, ou pas.

Facilitation des investissements pas dans l’OMC

Le plus avancé était celui sur les facilitations de l’investissement pour le développement, une initiative lancée à Buenos Aires en 2017. Poussée par la Chine et rassemblant désormais 124 pays du Nord et du Sud – à l’exception notable des Etats-Unis, mais avec la participation de l’Union européenne et de la Suisse – elle contient des dispositions très problématiques du point de vue du développement, qu’elle prétend pourtant favoriser.

Une disposition sur la « transparence » permet notamment aux multinationales étrangères de commenter à l’avance tout projet de loi et de règlement sur la protection de l’environnement ou des travailleurs, par exemple, et de faire pression sur le gouvernement national s’il ne lui convient pas.

C’est la porte ouverte à une dérégulation encore plus massive de l’investissement, favorable à la Chine le long de ses célèbres Routes de la soie, mais certainement pas aux pays qui essayent de préserver une certaine marge de manœuvre.

L’Afrique du Sud, l’Inde et l’Indonésie se sont opposées à son intégration dans l’OMC, la considérant comme illégale. Avec succès. Les pays favorables affirment que ceux qui ne l’ont pas négociée profiteraient des bénéfices, sans devoir en assumer les devoirs, mais cet argument n’a visiblement pas convaincu les opposants.

La question est maintenant de savoir ce qu’il adviendra de cette initiative et les discussions vont se poursuivre à Genève.

Moratoire sur les droits de douane sur les transmissions électroniques renouvelé de justesse

Une autre importante bataille a porté sur le renouvellement du moratoire sur les droits de douane sur les transmissions électroniques. C’est-à-dire l’interdiction pour les pays d’imposer des droits de douane sur les films, musiques et autres services téléchargés sur internet et sur les communications digitales (la liste n’est pas claire).

L’Inde, l’Afrique du Sud et l’Indonésie, entre autres, se sont opposées jusqu’au bout à sa prolongation, estimant que tout pays doit pouvoir lever des droits de douane pour renforcer son industrie et parvenir à une souveraineté numérique, s’il le souhaite.

Les Etats-Unis, la Suisse, la Chine et beaucoup d’autres voulaient absolument le prolonger, mais cette fois-ci la bataille a été particulièrement rude.
Pour l’obtenir, la Suisse et les Etats-Unis ont dû lâcher du lest sur un autre moratoire, à la prolongation duquel ils s’opposaient : celui sur les complaintes en situation de non-violation de l’accord sur les ADPIC, que l’Inde et l’Afrique du Sud, en revanche, voulaient prolonger.

Ce nom barbare désigne la garantie juridique pour les pays, notamment en développement, qu'ils ne seront pas traînés devant le tribunal de l'OMC par un autre membre qui estimerait que ses bénéfices ont chuté par suite de l'adoption d'autres mesures, alors même qu’il respectait l’accord sur les ADPIC. Il est très difficile de donner un exemple concret de ce cas de figure qui touche le secteur pharmaceutique car il ne s’est jamais produit…. Sans doute précisément parce que le moratoire existe !

Echec sur l’agriculture et la pêche

A part cela, aucune décision substantielle n’a pu être prise. L’Inde s’est battue jusqu’au bout pour une solution permanente à la question des stocks obligatoires en agriculture, qui permet aux pays en développement de soutenir leurs paysans et consommateurs pauvres sans risquer une plainte devant l’OMC. Une clause de paix a été trouvée à la ministérielle de Bali en 2013, censée durer jusqu’à ce qu’une solution permanente soit trouvée. Mais celle-ci n’est toujours pas en vue.

La conférence n’a pas réussi non plus à adopter un nouveau texte sur les disciplines des subventions à la pêche, auquel la société civile s’opposait de toute façon, estimant qu’il favorisait les grands pêcheurs.

La Chine nouvelle championne d’une mondialisation néolibérale en crise

Elle aura surtout montré le nouveau visage des relations commerciales internationales : après avoir fait profil bas depuis son accession à l’OMC en 2005, la Chine, grande gagnante de la mondialisation, pousse désormais pour les initiatives les plus libérales et une course vers le bas en matière sociale et environnementale.

Les Etats-Unis sont devenus moins libéraux, notamment en matière d’investissement – ils ont pris récemment quelques mesures de politique industrielle considérées comme protectionnistes – et de commerce électronique – l’administration Biden essaye de réguler un peu les Big Tech. Quant à la pêche, ils exigeaient d’inclure dans le texte l’interdiction du travail forcé sur les bateaux en haute mer, ce à quoi la Chine s’opposait fermement.

Sur ces sujets, la Suisse a maintenant une alliée surprise, la Chine. Elle devra veiller à lui demander des comptes tant du point de vue des droits humains que des normes sociales et environnementales.

La conférence aura surtout montré, si besoin était, que la mondialisation néolibérale, dont l’OMC est le fer de lance depuis 29 ans, est en crise. Le moment est venu de nouer des relations commerciales internationales plus équitables.