FISCALITE

Signes d’espoir au Vatican

20.03.2025, Finances et fiscalité

L'Académie pontificale des sciences sociales a organisé une rencontre sur la justice fiscale et la solidarité. Mais ce n'est pas le Saint-Esprit qui planait au-dessus des participant·e·s, mais Donald Trump.

Signes d’espoir au Vatican

Il y a trois ans déjà, le pape François a appelé à un système fiscal équitable pour un monde plus juste : la brume matinale se dissipe autour de la basilique Saint-Pierre, au Vatican. © Keystone/AFP/Tiziana Fabi

On peut penser ce qu'on veut du monothéisme en général et de l'Eglise catholique en particulier. Mais il est incontestable que le premier pape originaire du Sud global est très attaché à la justice sociale. Il y a trois ans déjà, le Pape François a donc appelé de ses vœux un système fiscal qui « doit favoriser la redistribution des richesses, en protégeant la dignité des pauvres et des derniers, qui risquent toujours de finir écrasés par les puissants ».

Le « dialogue de haut niveau » de l'Académie pontificale des sciences sociales s'est tenu le 13 février 2025 en collaboration avec la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés (ICRICT, voir encadré). Les organisateurs et le lieu de la rencontre ont permis de réunir des participant·e·s de haut rang, parmi lesquels des lauréats du prix Nobel, des professeur·e·s, d'anciens présidents (des actuels comme Lula et Pedro Sánchez ont envoyé des messages vidéo), des représentant·e·s d'organisations des Nations Unies et de la Commission européenne. Et bien sûr, les ONG qui ont lancé l'ICRICT ont également participé.

 

La Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés (Independent Commission for the Reform of International Corporate Taxation, ICRICT) a été créée voilà une décennie à l'initiative d'organisations de la société civile, dont Alliance Sud. Elle a pour mission d'apporter un soutien technique et de faire entendre la voix des pays en développement. Outre les coprésident·e·s Jayati Ghosh et Joseph Stiglitz, la commission compte 12 autres membres originaires d'Afrique, d'Asie, d'Amérique latine, d'Océanie et d'Europe, dont l'ancienne députée européenne et experte en matière de corruption et de blanchiment d'argent Eva Joly, l'ancien ministre des finances colombien José Antonio Ocampo ou le professeur d'économie Thomas Piketty, auteur du best-seller « Le Capital au XXIe siècle ».

 

Lors de l'ouverture, la présidente de l'Académie pontificale des sciences sociales, Sœur Helen Alford, a déclaré que le Pape François (qui était malheureusement tombé gravement malade le même jour) avait choisi le thème « Signes d’espoir » pour l’Année sainte 2025. Et des signes d'espoir, il y en a eu à l'ombre de la basilique Saint-Pierre, malgré Trump — ou peut-être justement à cause de lui.

L'ancienne Première Ministre du Sénégal, Aminata Touré, a rappelé qu’en raison de l'évasion fiscale et d'autres flux financiers illégitimes, l'Afrique perd chaque année plus d'argent que tous les fonds de la coopération au développement et les investissements étrangers réunis sur le continent. Au vu des rencontres importantes de l'ONU cette année, comme la 4e Conférence sur le financement du développement (FfD4) ou le deuxième sommet mondial pour le développement social, Aminata Touré espère que le bon sens l'emportera, « ce que nous appelons tous de nos vœux en ce moment ».

Comment taxer les milliardaires

Que le G20, sous la houlette du Brésil, se soit prononcé l'année dernière en faveur d'une augmentation de l'imposition des très grandes fortunes a été considéré par beaucoup comme un signe d'espoir. L'un des plus ardents défenseurs de cette idée, le professeur d'économie français Gabriel Zucman, a expliqué que les personnes possédant une fortune de 100 millions de dollars sont celles qui paient le moins d'impôts, tous groupes sociaux confondus. Ou comme l'a dit Abigail Disney, petite-nièce et héritière de Walt Disney : « Mon taux d'imposition effectif est inférieur à celui de mon concierge. » Zucman n'a malheureusement pas précisé à quoi pourrait ressembler une taxe sur les milliardaires, ce qui a amené Edmund Valpy Fitzgerald, professeur émérite d'Oxford en financement du développement, à souligner la difficulté de la tâche : « La grande majorité des milliardaires se trouvent dans les pays du Nord, il faut donc la coopération de ces pays. Les grandes fortunes du Sud doivent faire l’objet d’un traitement différent de celles du Nord, il faut donc des règles adaptées. Et puis la question reste en suspens de savoir comment les recettes fiscales pourraient être utilisées en faveur des pays en développement et qui devrait recevoir combien. Mais « la structure adéquate pourrait remplacer le système de coopération au développement par des transferts financés par l'impôt sur la base des besoins et des possibilités », ce qui est un signe d'espoir.

Après cette incursion dans le thème de l'imposition individuelle, la discussion est rapidement revenue à ce qui fait toute la raison d’être de la commission : la réforme de la fiscalité des entreprises. Tout le monde s'accordait à dire que l'imposition minimale de l'OCDE ne fonctionne pas et que l'ONU est le seul forum approprié pour les questions fiscales mondiales. Joseph Stiglitz, lauréat du prix Nobel d'économie, a résumé la situation en ces termes : «  Ce qu'il y a de bien dans ces temps difficiles, c'est le grand nombre d’améliorations possibles. » Et il a vu le signe d'espoir le plus surprenant : le retrait de Trump des négociations sur la convention fiscale de l'ONU. « Dans le passé, les Etats-Unis ont toujours agi de la même manière. Ils négocient avec fermeté, forcent tout le monde à faire des concessions, édulcorent, pour finalement ne pas signer ou ratifier l'accord. » Il vaut donc mieux qu'ils ne soient plus du tout dans le coup. Il a également fait une proposition concrète sur la manière de riposter à Trump, en prenant l'exemple de la suspension de la loi anticorruption (Corrupt Foreign Practices Act). La corruption est donc à nouveau autorisée, et même « great for American business ». Comme cette invitation à la corruption a le même effet que les subventions, selon Stiglitz, les pays pourraient prendre des mesures de rétorsion que l'OMC autorise en matière de subventions. Ou bien ils pourraient taxer les multinationales américaines, pour financer la lutte contre le changement climatique ou pour contrebalancer le démantèlement de l'USAID. « Réagissez de manière créative à un gouvernement dysfonctionnel aux Etats-Unis ! »

Le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez s'est montré plus réaliste dans son message vidéo. Il s'est exprimé très clairement en faveur de l'imposition des très grandes fortunes, a appelé à une convention fiscale ambitieuse de l'ONU et au principe selon lequel l'imposition doit avoir lieu là où la valeur ajoutée est créée. « La question est simple : contrôlons-nous la fiscalité mondiale ou laissons-nous le système nous contrôler ? ». L'Espagne, qui accueille la FfD4 à Séville, joue un rôle de premier plan. Ses propos clairs sont donc un signe d'espoir.

L'économiste indienne et coprésidente de l'ICRICT, Jayati Ghosh, est allée encore plus loin : « Les périodes difficiles sont l'occasion de se réorganiser, de former de nouvelles alliances et de trouver des alliés là où on ne les attendait pas. » Si les pays européens se tournaient vers l'Afrique pour négocier la fiscalité mondiale, face à l'arrogance de Washington, ce serait plus qu'un signe d'espoir.

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Convention fiscale de l'ONU

Convention fiscale de l'ONU

Les États du Sud global sont largement désavantagés par le système fiscal international. Les vastes réformes menées au cours de la dernière décennie dans le cadre de l'OCDE n'y ont pas changé grand-chose. C'est pourquoi le Sud global compte désormais sur une convention fiscale élaborée par l'ONU, actuellement en cours de négociation.

De quoi s’agit-il ?

De quoi s'agit-il ?

À l'initiative des États africains, une convention-cadre sur la coopération fiscale internationale est élaborée depuis 2022 sous l'égide de l'ONU. L'objectif est d'établir des règles fiscales globales qui tiennent compte des structures actuelles de l'économie mondiale et qui ne pénalisent plus les pays du Sud. L’imposition des entreprises multinationales et des fortunes privées structurées de manière transnationale, la transparence fiscale, la lutte contre les flux financiers déloyaux, la fiscalité environnementale et climatique et la politique fiscale en tant que moyen de faire respecter les droits humains et l'égalité hommes-femmes sont à l’ordre du jour.

Alliance Sud collabore au processus en tant que membre de l’Alliance mondiale pour la justice fiscale (Global Alliance for Tax Justice) et exige de la Suisse qu'elle joue le rôle de médiateur entre le Nord et le Sud, au lieu de défendre de façon intransigeante ses privilèges actuels dans le système fiscal international au détriment de la société mondiale, en tant que pays hébergeant de nombreuses entreprises multinationales et centre financier offshore mondial.

Politique fiscale internationale

« Le système est contre nous »

29.11.2024, Finances et fiscalité

À New York, Everlyn Muendo suit les négociations en vue d’une convention fiscale de l'ONU pour le compte du Réseau africain pour la justice fiscale. Elle explique pourquoi il n'y a plus d'alternative à l'ONU pour le Sud global en matière de politique fiscale internationale.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

« Le système est contre nous »

Les recettes fiscales filent en direction du nord, tandis que le coût de la vie augmente : De violentes protestations contre des réformes fiscales injustes ébranlent le Kenya depuis juin. © Keystone / AFP / Kabir Dhanji

 

Everlyn Muendo, vous avez participé aux séances de négociation de la convention fiscale de l'ONU de cette année. Quelle est votre impression générale ?

J’ai pu constater un fossé béant entre le Nord et le Sud global. Les divergences d'intérêts en matière de politique fiscale entre les deux camps ont été très marquées.

La transparence des négociations est déjà un grand progrès par rapport à celles de l'OCDE. Quels sont les points de vue du Nord qui posent le plus de problèmes aux pays du Sud ?

Premièrement, le Nord global estime que la convention-cadre des Nations Unies doit simplement compléter les décisions déjà existantes de l'OCDE et ne pas les dupliquer (c’est le terme qu’utilise le Nord). Deuxièmement, le Nord semble vouloir limiter le rôle de l'ONU au simple renforcement des capacités (capacity building) — c'est-à-dire au soutien de la mise en place d'infrastructures dans les administrations fiscales du Sud et à la formation des expertes et experts nécessaires. Mais cette approche cache une profonde erreur d'appréciation de la situation du Sud global : les représentantes et représentants du Nord semblent croire que nous ne disposons pas de capacités suffisantes et que c'est la raison des problèmes actuels dans le domaine de la fiscalité internationale.

 

Le problème n’est pas notre manque de compétences, mais les règles du système actuel.

 

Que répondez-vous à cet argument ?

L’argument est fallacieux, car même dans le cadre du processus prétendument inclusif de l'OCDE de ces dernières années, certains pays en développement ont exprimé de sérieuses réserves quant au contenu de l'imposition minimale (pilier 2) et à la redistribution des droits d'imposition aux pays bénéficiant de grands débouchés (pilier 1). Mais ces pays ont été constamment ignorés. Le problème n'est pas notre manque de compétences, mais les règles du système actuel. Comme je l'ai dit dans l'une de mes interventions lors des négociations menées à l'ONU : « We cannot capacity build ourselves out of unfair taxing rules ». [Nous ne pouvons pas renforcer nos propres capacités pour nous affranchir de règles fiscales injustes].

Dans les négociations, les pays du Nord global essaient donc de contourner les questions cruciales pour le Sud ?

Oui, mon impression est qu'ils ne sont pas sincères dans leurs négociations. C'est pourtant un principe fondamental des discussions multilatérales. Vouloir tout limiter au renforcement des capacités ne cimente pas vraiment la confiance. Le rapport sur la fiscalité du secrétaire général de l'ONU a montré sans ambiguïté comment le manque d'inclusivité du système actuel rend la coopération fiscale internationale inefficace. Nos arguments sont donc bien étayés, tout est sur la table.

Comment le mouvement de la société civile pour la justice fiscale peut-il contrer efficacement ces faux narratifs de l'UE ou de la Suisse ?

Tout d'abord, nous devons veiller à ce qu'il soit reconnu que les solutions de l'OCDE de la dernière décennie, tels que le développement de l'échange automatique d'informations sur les clients des banques et les multinationales ou l'imposition minimale de ces dernières, ne fonctionnent pas pour un groupe important de personnes, notamment pour les pays du Sud global. C'est pourquoi nous aspirons à une convention fiscale de l'ONU qui soit réellement inclusive. Certains diront peut-être que nous pourrions reconnaître à l'ONU la majeure partie du travail effectué à l'OCDE comme des acquis au niveau régional. La question serait alors de savoir selon quels critères cela devrait se faire. Certaines parties de la réforme dite BEPS1 de l’OCDE ne seront peut-être jamais mises en œuvre. Mais le temps presse.

 

Porträt von Everlyn Muendo.

Everlyn Muendo

La Kényane Everlyn Muendo est juriste au sein du Réseau africain pour la justice fiscale (Tax Justice Network Africa, TJNA). Sa mission porte sur la manière dont la politique fiscale internationale influence le financement du développement des Etats africains.

 

Alors que faire ?

Les impôts sont tout à fait cruciaux pour le financement du développement. Les débats techniques sur les règles de répartition des bénéfices ou la répartition des droits d'imposition cachent un sous-financement chronique dans des domaines essentiels : il faut mettre en place des systèmes d'éducation adéquats pour tout le monde ou lutter contre la crise de la santé publique dans le Sud global. Il s'agit aussi de générer davantage de moyens pour financer les mesures de protection climatique. Bref, la question concerne les personnes qui sont victimes de la politique fiscale actuelle ! C'est pourquoi nous voulons absolument faire avancer ce processus onusien.

 

Pour l'Afrique, une taxation adéquate du secteur des matières premières est absolument essentielle. Les matières premières viennent de chez nous, mais leur valeur est captée en dehors de l'Afrique.

 

De quoi aurait-on besoin dans les pays africains riches en ressources, où l'industrie extractive est un secteur économique très important ?

Pour l'Afrique, une taxation adéquate du secteur des matières premières est absolument essentielle. La plupart des multinationales du continent sont actives dans ce secteur. Mais leurs sièges sociaux se trouvent évidemment dans les pays industrialisés du Nord. Cette situation est le résultat d'une histoire très compliquée qui remonte loin dans notre histoire coloniale : avant leur départ, les colonialistes ont encore transformé notre économie de telle manière qu'ils en sont restés les plus grands bénéficiaires, même après l'indépendance. Au lieu d'améliorer la sécurité alimentaire, par exemple, ils ont continué à produire principalement du café, du thé, des produits maraîchers et des matières premières. Autrement dit, des produits de luxe qui sont surtout demandés dans les pays industrialisés. Les matières premières viennent de chez nous, mais leur valeur est captée en dehors de l'Afrique. Inversement, les produits fabriqués au Nord à partir de nos matières premières nous sont ensuite revendus. Nous ne profitons pas de nos propres ressources comme nous le devrions.

Pouvez-vous nous donner un exemple ?

Quel pays est connu pour produire du bon chocolat ? Ce n'est pas le Ghana.

La Suisse ?

Vous voyez ! C'est un fait étonnant si l'on considère que plus de la moitié des fèves de cacao importées en Suisse proviennent du Ghana. Les multinationales transfèrent des centaines de milliards de dollars de bénéfices vers le Nord à l'appui d'une politique fiscale néfaste. Même sur les activités économiques réelles des entreprises étrangères en Afrique, nous ne recevons pas notre juste part d'impôts. Le système est vraiment contre nous.

Il faudra encore un certain temps avant que les nouvelles règles de l'ONU portent leurs fruits. Y a-t-il actuellement des possibilités d'amélioration en dehors de ce processus ?

Nous nous battons également pour davantage de conventions bilatérales de double imposition sur la base du modèle de l'ONU, qui est bien meilleur que celui de l'OCDE. Mais nous n'avons pas eu beaucoup de succès jusqu'à présent. Les pays du Nord sont en position de force dans les négociations grâce à leurs sièges sociaux. De plus, certaines de ces nations sont de véritables brutes ! Même si les pays en développement disposent d'un grand savoir-faire, nous finissons toujours par céder beaucoup de nos droits fiscaux. Tant que nous comptons sur les investissements directs de ces pays pour stimuler notre développement économique, ils peuvent nous mettre sous pression en termes de politique fiscale. Cette approche de la politique économique nous mène droit dans le mur.

 

Everlyn Muendo hält ein Mikrofon in der einen Hand und gestikuliert mit der anderen Hand während sie an einem Redner:innenpult steht. Hinter ihr ist eine Plakatwand mit dem Logo des Tax Justice Network Africa darauf.

Everlyn Muendo lors d’un échange organisé par son réseau pour la justice fiscale et climatique ce mois de novembre à Nairobi. © Tax Justice Network Africa

 

Le gouvernement kényan a récemment déclenché d'énormes tensions politiques dans le pays avec des réformes de politique financière. Pour quelle raison ?

Les protestations contre la loi sur les finances de juin 2024 avaient un enjeu bien plus large. Elles exprimaient la frustration des Kényanes et des Kényans qui travaillent dur face aux injustices économiques croissantes. L'Etat est lourdement endetté, et le gouvernement doit de toute urgence trouver davantage de moyens pour le service de la dette et le développement économique. Il introduit à cette fin de nouvelles taxes qui augmentent nettement le coût de la vie : une écotaxe, une taxe sur les véhicules, une taxe accrue sur l'entretien des routes et la suppression de l'exonération de la TVA pour certains biens de consommation essentiels. Cela pèse beaucoup plus sur les bas revenus que sur les hauts. Parallèlement, le service public est peu performant. La majeure partie des recettes est utilisée pour le service de la dette — qui peut engloutir plus de 50 % des recettes — et pour la corruption, qui étouffe des services publics importants : les salaires des médecins assistants ont ainsi été fortement réduits. Un nouveau modèle de financement des universités a été introduit. Les frais liés aux études ont par conséquent pris l’ascenseur. Le Kenya est devenu un terrain d'expérimentation pour les mesures d'austérité, notamment sous l'influence du Fonds monétaire international. Et pourtant, les Kényanes et Kényans ordinaires paient plus et reçoivent moins !

 

Comment pouvez-vous, en Suisse, parler de la corruption en Afrique sans admettre que vous êtes les plus grands promoteurs de l'opacité et des flux financiers déloyaux ?

 

Que répondez-vous à l'accusation souvent formulée en Suisse selon laquelle les recettes fiscales supplémentaires dans les pays africains ne profiteraient de toute façon qu'aux hommes et femmes politiques ?

Comment pouvez-vous, en Suisse, parler de la corruption en Afrique sans admettre que vous êtes les plus grands promoteurs de l'opacité et des flux financiers déloyaux ? Sérieusement, le tango se danse toujours à deux. Oui, le fonctionnaire africain corrompu existe. Mais qui le corrompt ? Beaucoup de multinationales, par exemple votre Glencore ! Ses scandales de corruption sont très révélateurs. Pourquoi la responsabilité est-elle toujours attribuée à un seul protagoniste ? Nous devons reconnaître que des places financières opaques comme la Suisse servent de cachettes sûres à des personnes corrompues de nos pays. C'est pourquoi une grande partie de la fortune est détenue à l'étranger. Personne ne dit : « Oh, je vais cacher mon argent au Kenya ». Non ! On choisit la Suisse ! Vous êtes tristement célèbres pour une bonne raison !

Revenons à l'ONU. Les prochaines négociations auront lieu en février. Les positions du Nord pourraient-elles changer ?

Eh bien, il y a deux développements intéressants à cet égard. Premièrement, les Etats de l'UE se sont abstenus lors du vote sur les grandes lignes de la convention en août, au lieu de voter contre, comme ils l'avaient fait pour les résolutions précédentes. Je pense que c'est un signe que le très fort scepticisme du Nord global à l'égard du processus en lui-même s'est un peu émoussé. Cela pourrait avoir un effet positif sur les prochains cycles de négociations. Deuxièmement, la victoire de Donald Trump aux élections présidentielles américaines pourrait conduire à un blocage total des processus de l'OCDE et de l'ONU par les Etats-Unis. Jusqu'à présent, les pays du Nord ont toujours dit qu'il fallait prendre des décisions par consensus à l'ONU. Mais je pense qu'ils doivent dès lors adapter cette position au vu de l'évolution de la situation aux Etats-Unis.

Où voulez-vous en venir ?

Ne vaudrait-il pas mieux se contenter de décisions prises à la majorité simple, même si le consensus est l'idéal ? Parfois, les choses ne se déroulent tout simplement pas selon son propre idéal. Au lieu de se laisser arrêter par un seul pays ou un petit groupe de pays, il serait plus démocratique de permettre à tous les autres — qu'ils viennent du Nord ou du Sud global — d'aller de l'avant. Si les décisions sont prises par consensus, les Etats-Unis, en tant que pays ayant le poids économique le plus fort, ont pour ainsi dire un pouvoir de veto. Il serait donc beaucoup plus démocratique de donner à chaque pays une voix égale dans les décisions prises à la majorité.

 

En nous tournant vers l'ONU dans le domaine de la politique fiscale, nous pouvons relever des défis fondamentaux.

 

Où voyez-vous des évolutions positives sur le continent africain ?

Dans plusieurs pays africains, les gens exigent plus de responsabilité de la part des dirigeantes et dirigeants politiques et économiques. Surtout en Afrique de l'Ouest, par exemple au Sénégal. Les soulèvements auxquels nous avons assisté là-bas sont aussi, dans une certaine mesure, une expression extrême du désir d'autodétermination dans des sociétés que nous pouvons toujours qualifier de postcoloniales. Pas seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan économique. Que nous examinions le commerce, l'endettement, les impôts ou quoi que ce soit d'autre : nous sommes peut-être des Etats reconnus par le droit international et dotés d'une souveraineté politique, mais nous sommes loin de la souveraineté économique. En nous tournant vers l'ONU dans le domaine de la politique fiscale, nous pouvons relever ces défis fondamentaux. Car la souveraineté en matière de fiscalité est un élément clé de la souveraineté économique.

 

 

1 L’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (Base Erosion and Profit Shifting, BEPS)

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Communiqué

Avec l'ONU contre les tentatives de chantage fiscal des super-riches et des multinationales

26.07.2024, Finances et fiscalité

Dès lundi à New York, les membres de l'ONU négocieront l’étendue de la convention fiscale de l'ONU. Une grande opportunité s'ouvre ainsi pour un futur système fiscal à la hauteur des défis mondiaux d’aujourd’hui.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

+41 31 390 93 35 dominik.gross@alliancesud.ch
Avec l'ONU contre les tentatives de chantage fiscal des super-riches et des multinationales

En raison de l'inefficacité des réformes de l'OCDE, les cantons à faible fiscalité comme Zoug et les entreprises de matières premières qui s'y sont installées continuent à en profiter. L'arrivée de multinationales qui évitent de payer des impôts y a fortement modifié le paysage urbain rural.
© KEYSTONE / Thedi Suter

Une vieille rengaine fait florès dans le creux médiatique estival : parce que les Suisses très fortunés et les PDG des multinationales helvétiques craignent l'initiative de la Jeunesse socialiste sur l'impôt sur les successions, ils menacent pratiquement tous les jours dans les médias de partir sous d’autres cieux. En fin de compte, la seule façon de lutter contre ce phénomène est l’harmonisation fiscale planétaire : si les modèles d'imposition et les taux de l’impôt ne diffèrent plus autant entre les divers États, toute menace de délocalisation ou de changement de domicile dans le but d'éviter l'impôt deviendra obsolète.

Depuis une décennie, l'OCDE — l'Organisation de coopération et de développement économiques — promet des pas dans cette direction avec ses réformes : elle prétend démanteler les cachettes fiscales des super-riches et instaurer un système fiscal mondial dans lequel les bénéfices des multinationales ne sont plus imposés là où la taxation est la plus basse, mais là où la valeur économique est engen¬drée. Mais Dominik Gross, expert en politique fiscale chez Alliance Sud, constate : « Le fait que, malgré toutes les réformes, les capitaux puissent toujours être envoyés à travers le monde au gré de leurs propriétaires montre bien que l'OCDE n'a pas fait son travail et qu’elle a échoué ». Les concepts actuels de mise en œuvre de l'imposition minimale de l'OCDE dans les cantons de Zoug et de Bâle-Ville le soulignent aussi. Alors que l’impôt minimum devait apporter une plus grande justice fiscale planétaire, ce sont justement les juridictions névralgiques fiscalement clémentes envers les multinatio¬nales qui ne savent plus quoi faire de la manne supplémentaire. Elles souhaitent — de manière plus ou moins alambiquée — simplement restituer cet argent aux entreprises qui devront à l'avenir s'acquitter du nouvel impôt.

Victimes du système actuel comme presque tous les pays du Sud global, les États africains ont par conséquent lancé avec succès voilà deux ans un processus pour une nouvelle convention-cadre de l'ONU sur la fiscalité. Ces trois prochaines semaines, les 193 États membres de l'ONU négocieront à New York la forme que devrait prendre cette convention fiscale. Les pays du Sud global entendent à l’avenir régler un maximum de questions fiscales sous l'égide de l'ONU, tandis que les pays du Nord — dont la Suisse, l'un des principaux bénéficiaires du système à ce jour — veulent laisser le plus de questions possible à l'OCDE. Le texte de négociation actuel le montre : le Sud est aux commandes. Dominik Gross : « Les pays de l'OCDE doivent maintenant agir, sinon nous risquons une impasse et donc une nouvelle perte de crédibilité pour l'Occident ». Une politique fiscale mondiale qui garantisse le financement du développement durable, qui permette de lutter contre la crise climatique et l’escalade des inégalités mondiales, ne peut émerger qu’à l’ONU.

Vous trouverez un aperçu détaillé des négociations de l'ONU ici.

Pour plus d'informations : Dominik Gross, expert en politique fiscale chez Alliance Sud, dominik.gross@alliancesud.ch, 078 838 40 79.

 

 

Convention fiscale de l’ONU

Le Sud à l’offensive

13.06.2024, Finances et fiscalité

Les négociations sur la conception future de la convention-cadre sur la coopération fiscale internationale ont débuté à l'ONU. Notre expert en politique fiscale y a assisté et a été impressionné par le pouvoir de négociation des pays africains.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

Le Sud à l’offensive

Avec le Nigeria comme voix la plus forte, les délégués africains s'engagent pour plus de justice fiscale lors de la réunion sur la convention fiscale de l'ONU en mai à New York. © UN Photo / Manuel Elías

L'ONU n'est pas la meilleure agence de relations publiques qui soit, et encore moins en matière de politique fiscale. Ainsi, fin avril, l'opinion publique mondiale n’a pas vraiment remarqué qu'un événement historique se déroulait entre les murs du siège de l'ONU sur l'East River à New York : pour la première fois dans l'histoire, les gouvernements des 196 États membres de l'ONU s'y sont réunis pour négocier la conception future de la convention-cadre de l'ONU sur la coopération fiscale, dont l'élaboration avait été décidée par l'Assemblée générale en décembre dernier. Le principal moteur du processus est le groupe des États africains à l'ONU, le « Groupe Afrique ». Jamais auparavant, les pays du Sud global (G77) n'étaient allés aussi loin dans leurs revendications de politique fiscale à l'ONU qu’au cours du dernier semestre.

Jusqu'en août de cette année, il s'agit désormais de tracer le cadre organisationnel et matériel de la convention fiscale, c'est-à-dire de négocier le mandat (terms of reference). Si l'Assemblée générale l’approuve en septembre, la convention elle-même pourra alors être rédigée avec ses contenus détaillés. Sur cette base, des réformes fiscales juridiquement contraignantes pourront être conçues et devront être mises en œuvre par les États membres. Les pays du Sud global et le mouvement mondial pour la justice fiscale ont donc une chance unique de mettre fin à la mainmise de l'OCDE sur la politique fiscale internationale et de faire de l'ONU l'acteur central, créant ainsi les conditions organisationnelles d'une politique fiscale multilatérale plus juste (lire aussi global #90).

Le dilemme du Nord

Des tentatives similaires visant à mettre fin à la domination des États riches du Nord en matière de politique fiscale ont eu lieu à maintes reprises au cours des 60 dernières années. Les perspectives sont aujourd’hui meilleures que jamais, pour deux raisons majeures :

  1. L’OCDE a déçu avec ses réformes de la fiscalité des multinationales. Au début du processus de négociation sur le BEPS 2.0 (l’érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices, ou Base Erosion and Profit Shifting, BEPS) en janvier 2019, qui a finalement abouti à l'imposition minimale à l'automne 2022, l'ambition était encore d'empêcher l'évasion fiscale des multinationales dans le commerce transfrontalier, de répartir plus équitablement les recettes de l'impôt sur les bénéfices à travers le monde et de stopper la concurrence fiscale entre les États conduisant à des impôts toujours plus bas sur les entreprises. Après cinq ans de négociations, l'OCDE n'est pas en mesure de présenter mieux que cette version de l'imposition minimale, dont les recettes supplémentaires prennent le chemin des zones à faible imposition du Nord, et non de celles où les bénéfices concernés sont générés. Le Sud global nourrit une grande frustration face à ce résultat. On entend désormais remédier aux injustices du système fiscal international actuel, au-delà de l'imposition des multinationales, dans le cadre de l'ONU.
  2. Les développements politiques mondiaux de ces dernières années et les nouvelles expériences de marginalisation au niveau multilatéral qui en découlent ont uni les États africains dans le domaine de la politique fiscale. On pense notamment ici à la discrimination dans l'accès aux vaccins lors de la pandémie de coronavirus, au refus des États créanciers du Nord d’agir efficacement contre la crise de la dette souveraine dans le Sud global ou à l'inaction de la communauté internationale sur la trame de la crise alimentaire dans de nombreux États africains déclenchée par la guerre en Ukraine et la crise de la sécurité des cargos sur les océans du monde. Cette nouvelle unité africaine donne un nouveau poids aux intérêts fiscaux sur le continent au sein de l'ONU. Les nations africaines déploient une force depuis longtemps inédite dans la politique économique mondiale.

En avril, les représentant-e-s des pays du Sud global se sont montrés très sûrs d'eux lors des négociations et ont présenté leurs revendications de manière cohérente et fondée dans le cycle de négociations. Elles couvrent les domaines suivants de la politique fiscale internationale : divers aspects de l'imposition des entreprises, la lutte contre les flux financiers déloyaux, la taxation de l'économie numérique, les taxes environnementales et climatiques, l’imposition des grandes fortunes, l’échange d'informations et la transparence fiscale ainsi que les incitations fiscales (tax incentives). Depuis le début du mois de juin, le premier projet écrit concernant la « constitution » de la convention (Terms of Reference) est disponible. Il tient compte des exigences du G77 sur presque tous les points et constitue la base du prochain cycle de négociations.

La Suisse suit le mouvement sans ambition particulière

L'offensive du Sud place les pays de l'OCDE dans une position délicate : ils souhaitent transférer à l'ONU un minimum de thèmes négociés jusqu'ici dans le cadre de l'OCDE et des forums apparentés, car ils font eux-mêmes partie des bénéficiaires des réformes menées jusqu'à présent. Nul n’ignore que cela vaut aussi pour la Suisse. Elle se contente de suivre les pays de l'OCDE dans le processus de l'ONU, sans ambition particulière. Le Secrétariat d'État aux questions financières internationales (SFI) espérait initialement ne pas avoir à participer aux négociations, car il considérait le processus comme une farce. C'était manifestement une erreur d'appréciation. Si le groupe de l'OCDE tente de stopper le processus de l'ONU en s'accrochant à l'OCDE comme forum faisant autorité pour les questions fiscales mondiales, il heurte une fois de plus les pays du Sud au niveau multilatéral. Au vu des vastes conflits géopolitiques actuels avec la Russie et la Chine, « l'Occident » ne peut en fait plus se le permettre. Personne n'a en fin de compte intérêt à ce que le plus grand continent, l'Afrique, bascule dans le camp géopolitique de la Russie et de la Chine.

Dans les négociations fiscales de l'ONU, les pays de l'OCDE se cachent ainsi derrière leur prétendue panacée : le renforcement des capacités (capacity building). Ils sont prêts à soutenir les autorités fiscales du Sud global avec plus de savoir-faire et d'argent « pour qu'elles puissent attraper leurs fraudeurs fiscaux ». Everlyn Muendo du Réseau africain pour la justice fiscale (Tax Justice Network Africa, TJNA) a répondu avec pertinence à cette question dans la salle de conférence 3 — contrairement à l'OCDE, la société civile siège également dans la salle de négociation de l'ONU et peut y prendre la parole : « We cannot capacity build our way out of the imbalance of taxing rights between developed and developing countries and out of unfair international tax systems. »

Ce n'est pas un manque de savoir-faire et de capacités techniques qui coûte des recettes fiscales au Sud global, mais le système fiscal international lui-même et la répartition inique des droits d'imposition entre le Nord et le Sud inscrite dans ce système. Il ne faut pas s'attendre à ce que le « Groupe Afrique » et ses alliés se contentent, dans un avenir proche, d'un résultat de négociation qui ne soit pas porteur d'une perspective de changement radical du système fiscal international. Le prochain cycle de négociations est prévu pour juillet et août à New York.

 

 

La contribution de Dominik Gross sur le rôle de la place financière suisse dans l'évasion fiscale des grandes fortunes du monde entier, fin avril, lors des négociations à New York :

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Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.

Reportage

Chambres avec vue

06.12.2023, Finances et fiscalité

À New York, une grande majorité des États membres de l’ONU a dit oui à une convention-cadre des Nations Unies en matière fiscale. Auparavant, notre expert s’est rendu sur place – une reportage.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

Chambres avec vue

D’intenses feux de forêt au Canada enveloppent le pont George Washington d’une brume qui colore le ciel en gris-jaune.

© Seth Wenig / AP Photo / Keystone

Je m’étais acheté des bottes en caoutchouc à l'aéroport de Zurich. Il faut dire que la veille de mon atterrissage à New York, la ville était sous l'eau. De fortes pluies d'automne avaient inondé une grande partie de la métropole américaine sur l'Hudson. Un aéroport a dû être fermé et des tunnels de métro ont été envahis par les eaux. Partout dans le monde, les journaux télévisés ont diffusé des images de gens assis sur des feux de signalisation et regardant en dessous d’eux des flots tumultueux où voguaient du mobilier de restaurant et des voitures. À distance, on aurait pu croire que New York avait été emportée par le déluge.

Le Sud mondial dans la métropole du Nord

Un jour plus tard, j'étais assis avec mes collègues du Réseau mondial pour la justice fiscale (Global Alliance for Tax Justice) à la terrasse d'un restaurant mexicain du centre de Manhattan, non loin du siège des Nations Unies. En T-shirt, car il faisait incroyablement doux pour un début octobre. Demain, nous assisterions ensemble aux délibérations du deuxième comité de l'Assemblée générale des Nations Unies : les représentants de 193 nations allaient y discuter d'une nouvelle convention fiscale. Il n'y avait même plus de flaques d'eau dans cette partie de la ville. Dans un courriel, notre collègue indienne avait précédemment décrit cet événement météorologique local au rayonnement planétaire : « Dans ma partie du monde, on qualifierait ces pluies de légères douches de mousson ». Apparemment, le monde médiatisé par le web semble parfois encore pire qu'il ne l'est en réalité — en tout cas lorsqu'il s'agit de conditions météorologiques.

Mais en effet, les systèmes d'évacuation des eaux usées de New York sont parfois dans un si piètre état qu'ils ne parviennent déjà plus à absorber des quantités relativement faibles de pluies exceptionnelles. C'est surtout le cas au-delà de Manhattan, la zone la plus développée et la plus riche de la ville. Ma collègue indienne m'a confié qu'elle avait couru de réunion en réunion toute la journée dans le centre de la ville sans être du tout gênée par l'eau. Les colonnes d'eau à New York sont donc également le reflet de l’état des inégalités entre ses quartiers.

Passant relativement inaperçue de la caravane mondiale de l’actualité, l'eau représente un problème majeur pour la mégapole, à long terme surtout. En raison du changement climatique, le niveau de la mer sur la côte new-yorkaise est monté de 30 centimètres depuis 1900. Selon les prévisions, 1,5 mètre viendra encore s’y ajouter d'ici la fin du siècle. Les fortes pluies vont s’intensifier en raison de la hausse des températures au-dessus de l'Atlantique. Le New York Times écrivait récemment qu'en raison de l'élévation du niveau de la mer, 600 000 habitants de la ville devront quitter leur domicile d'ici la fin du siècle. Comme si Zurich et Genève disparaissaient totalement sous la mer.

Pas d’argent pour combattre les flots

Lors de mes premiers jours à New York, en raison du décalage horaire que je ressentais, j’arpentais les rues dès six heures du matin. J’ai parcouru la ville pendant quelques heures avant que ne débutent nos rencontres avec les représentations de l'ONU des différents pays. Je me suis baladé dans les anciennes stations de métro et le long des docks à moitié abandonnés de Brooklyn. Du fait de leur proximité avec la mer, les quartiers du sud de la ville sont les plus exposés aux inondations. Far Rockaway par exemple, un quartier du Queens où vivent surtout des ouvrières et des ouvriers et la classe moyenne inférieure. Le «New York Times» a rapporté que certains de ses habitants fuyaient déjà devant la montée des eaux et déménageaient. L'infrastructure fragile est omniprésente au-delà de la surface lisse et clinquante du centre de la ville ou du Financial District. Tout rouille et se fissure dans l'espace public new-yorkais. On a du mal à imaginer que les adaptations nécessaires aux conditions climatiques très changeantes seront prêtes à temps ici, même si la ville dispose d'un plan d'adaptation (AdaptNYC) et d'un plan de durabilité (PlaNYC 2030 — A Greener Greater New York).

L'ancien officier de police et actuel maire démocrate Eric Adams vient de réclamer des fonds à Washington pour aider les migrantes et les migrants d'Amérique centrale et d'Amérique du Sud qui arrivent aujourd’hui en bien plus grand nombre à New York que les années précédentes. La ville ne dispose pas de moyens financiers suffisants pour leur offrir des logements dignes. L'adaptation à la crise climatique et les dépenses consenties au titre de la migration sont donc deux des plus grandes tâches des prochaines décennies à New York aussi. La « crise migratoire » est également entretenue par des gouverneurs républicains irresponsables dans les États du sud. Ils envoient parfois les nouveaux arrivants du Mexique directement vers la « Grande Pomme ». Le Texas a distribué des tickets de bus pour New York à 42 000 immigrants, dont 15 300 seraient déjà sur place. Au total, il manquera 8,3 milliards de dollars à la ville d'ici un an, rien que pour couvrir ses dépenses courantes. Une absurdité en fait, car c’est la ville la plus riche du monde : 340 000 millionnaires, 724 personnes possédant plus de 100 millions et 58 milliardaires y vivent. Une grande pauvreté règne en parallèle : en 2021, près d'un cinquième des New-Yorkaises et des New-Yorkais vivaient en situation de pauvreté et un tiers avaient du mal à couvrir les dépenses existentielles pour le logement, la nourriture, l'éducation des enfants ou l'assurance maladie.

Un matin, alors que je prenais le téléphérique pour retourner de Roosevelt Island au centre de la ville, j'ai engagé la conversation avec un jeune informaticien de Wall Street. Tous les matins, avec sa femme et sa fille en bas âge, il emprunte le téléphérique au-dessus de l'East River pour aller travailler à Manhattan et déposer son enfant au jardin d'enfants. Ces conditions sociales l’avaient certes fait réfléchir lorsqu'il m'a raconté que, venant d'un milieu modeste du Queens, ils habitaient désormais un appartement sur cette île calme et bien rangée. Une existence privilégiée. « Mais de ceux-là » — et il me montrait les sommets des gratte-ciel du centre-ville qui scintillaient au soleil du matin —, « j’en suis encore très éloigné ».

Des inégalités sociales extrêmes, des risques climatiques élevés, mais trop peu d'argent pour l'adaptation au changement climatique et pour des infrastructures décentes accueillant les immigrants : au fond, cette ville est une société renvoyant à celle des pays émergents. Le Sud mondial transparaît aussi dans la métropole la plus prestigieuse du Nord. Pour réduire les inégalités et la détresse des démunis, pour promouvoir l'adaptation aux changements climatiques et l’atténuation de ces derniers, la ville aurait un impérieux besoin de plus de recettes fiscales. Une taxation plus élevée des grandes fortunes, des bénéfices des entreprises et des capitaux pourrait rapporter gros : en 2022, 28 milliers de milliards de dollars ont été échangés à Wall Street. Mais le gouvernement de la ville est dominé par les tenants de l'austérité du Bureau de la gestion et du budget, comme l'a rapporté Politico.

Les orchidées de l’UE

Mes collègues du Réseau mondial pour la justice fiscale et moi-même sommes allés à New York afin de promouvoir une convention-cadre des Nations Unies sur la politique fiscale, qui permettrait de remplacer l'OCDE comme organisation multilatérale dominante en matière de politique fiscale internationale (voir global #90). Lors d'un cycle de réformes d’une décennie, le club des pays riches occidentaux n'est pas parvenu à répartir plus équitablement les recettes fiscales des entreprises, malgré l'intégration formelle de certains pays du Sud. L'ONU pourrait déclencher une toute autre dynamique dans ce domaine. Voilà pourquoi j'ai passé une semaine à me rendre de mission nationale en mission nationale avec mes collègues danois et néo-zélandais. La plupart d'entre elles se sont établies en demi-cercle autour du siège de l'ONU, sur l'East River. Nous voulons convaincre un maximum de pays membres de l'OCDE de soutenir les demandes des États africains pour l'élaboration d'une convention-cadre. Nos collègues éthiopiens et indiens sont en contact avec ces pays.

Mais il n'y avait pas grand-chose à faire à la mission de l'UE, dont les bureaux offrent une vue imprenable sur la troisième avenue et le One World Trade Center par-dessus les orchidées en pot sur le bord des fenêtres. « I'm afraid, you won't like what I'm going to say now, but... ». L'un des représentants français de la mission a évoqué des « doublons » avec les processus fiscaux de l'OCDE et le manque de connaissances et de ressources en termes de politique fiscale à l'ONU. Nous n'avons pas aimé entendre cela, car une convention fiscale de l'ONU serait, surtout du point de vue des pays producteurs du Sud mondial où s’activent de grandes multinationales quelque chose de complètement différent du « cadre inclusif » de l'OCDE. Certes, des pays du Sud peuvent désormais siéger à la table des négociations, pourtant ce sont toujours les États riches du Nord qui dominent. Mais à l'ONU, les rapports de force entre le Nord et le Sud sont beaucoup plus équilibrés. S’agissant des ressources, cela dépendrait de la volonté politique des pays riches de doter l'ONU en conséquence. De tels « arguments » ne sont donc que des éléments rhétoriques. Pourtant, la plupart des pays de l'OCDE argumentent ainsi, escamotant leurs intérêts matériels. Car dans un nouveau système fiscal de l'ONU, avec lequel les recettes fiscales issues des bénéfices des multinationales seraient réparties équitablement dans le monde entier, les anciens sièges des groupes du Nord seraient forcément perdants. La transparence globale du système offshore pour les fortunes privées compliquerait aussi les affaires pour les places financières traditionnelles du Nord. Cela vaut tout spécialement pour la Suisse, dont on dit à New York qu'elle préférerait noyer tout le processus de l'ONU dans l'East River. Mais il y a aussi des exceptions parmi les pays de l'OCDE : pour les pays à fiscalité élevée comme le Danemark ou la Norvège, l'ONU pourrait aussi leur apporter des recettes supplémentaires. La conversation avec le représentant danois dans l’incroyable restaurant de sushis était donc plutôt « hygge » — l’art de vivre à la danoise valorisant le réconfort et le sentiment de sécurité.

Plus de « hygge » pour la planète

Le dernier jour de mon déplacement à l'ONU, j'étais assis sur un large fauteuil moelleux dans un foyer trop réfrigéré au siège de l'organisation et j'écrivais des cartes postales de l'ONU datant des années 1980. Le Qatar avait aménagé l’endroit : des vitrines avec des modèles d'oasis dorés bordaient les murs. Une baie vitrée du sol au plafond donnait sur l'East River et les immeubles qui ne cessent de s'élever sur une rive de Brooklyn. La moquette ornée de fioritures absorbait tous les bruits ; à côté de moi, des négociateurs somnolaient dans des fauteuils. « Le monde est en proie à des catastrophes et des guerres, mais ici à l'ONU, la politique fiscale internationale pourrait tout de même devenir un peu plus équitable », ai-je écrit sur une carte postale. Peut-être que les puissants du Nord reconnaîtront les signes du temps, surmonteront leur amour du statu quo et commenceront à partager plus équitablement le pouvoir et les recettes fiscales. La planète aurait bien besoin d'un peu plus de « hygge ».

 

 

Article

Une résolution historique à l’ONU

22.11.2023, Finances et fiscalité

À New York, une grande majorité des États membres de l'ONU a dit oui à une convention-cadre des Nations Unies en matière fiscale. C'est un grand succès pour le Sud global. Ce tournant offre désormais à la communauté internationale la chance de créer, pour la première fois dans l'histoire de la politique fiscale internationale, des règles réellement applicables à l'échelle de la planète.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

Une résolution historique à l’ONU

© Dominik Gross

Aujourd'hui à New York, 125 États membres de l'ONU ont approuvé l'introduction d'une convention-cadre de l'ONU en matière fiscale. Les pays du Sud global se sont dits « pour » pratiquement à l'unisson. Certains membres de l'OCDE se sont abstenus de manière surprenante : la Norvège, l'Islande, la Turquie, le Mexique, le Costa Rica et le Pérou, candidat à l'adhésion. La Colombie et le Chili ont même voté pour la résolution. La Suisse s'est opposée avec tous les autres pays de l'OCDE, dont les États-Unis, le Royaume-Uni et l'UE dite fermée. La décision est historique : une telle convention avait déjà fait l’objet de débats en 2015 lors de la 3e Conférence internationale sur le financement du développement dans la capitale éthiopienne Addis Abeba, mais elle n'avait finalement pas été intégrée dans le Programme d’action d’Addis-Abeba (PAAA) adopté à l'époque. Pour la première fois dans l'histoire centenaire de la politique fiscale multilatérale, un forum véritablement mondial prévoyant des décisions juridiquement contraignantes est désormais institué à l'ONU, au sein duquel tous les pays peuvent négocier et déterminer sur un pied d'égalité les futures règles de la politique fiscale internationale. Il s’agira de définir l’an prochain les différents principes et éléments de la convention : par exemple la transparence fiscale, l'imposition des multinationales ou des fortunes offshore.

L’OCDE en échec

Il y a plusieurs raisons pour lesquelles ce qui n'était qu'une utopie du mouvement mondial pour la justice fiscale voilà une décennie est devenu possible aujourd'hui. La première et la plus importante est à coup sûr l'échec de l'Organisation de coopération et de développement économiques, l’OCDE. Elle n’est pas parvenue ces quinze dernières années à initier des réformes fiscales qui auraient apporté des recettes fiscales bien plus substantielles aux pays du Sud mondial également. Certes, l'OCDE a récemment tenté de se départir de son image de club exclusif des pays les plus prospères (elle ne compte que 38 membres). Elle a aussi combattu l'impression très répandue qu'il s'agit uniquement d'assurer des privilèges (fiscaux) à ses membres. Ainsi, depuis 2016, les non-membres ont également pu s'asseoir à la table des négociations. Mais l'introduction de l'imposition minimale pour les grandes entreprises multinationales n'apporte pratiquement rien aux pays du Sud, qui forment ce que l’on appelle le G77 à l’ONU (le groupe compte aujourd'hui 134 membres). Des pays comme les États-Unis, l'Irlande ou la Suisse ont par exemple transformé la dernière réforme fiscale des entreprises en un programme récompensant les pays fiscalement cléments.

C’est pourquoi les pays du G77 misent désormais sur l’ONU. De son côté, l'OCDE risque de perdre beaucoup d’influence dans la politique fiscale internationale : ces derniers mois, des pays majeurs comme les États-Unis, le Canada, la Chine et d'autres États d'Asie ont remis en question leur mise en œuvre nationale de la dernière réforme de l'OCDE. En Suisse, Economiesuisse et certains représentant-e-s de l'économie au Parlement se sont récemment exprimés dans ce sens et ont plaidé pour un report de la mise en œuvre de l'imposition minimale en Suisse. Tout cela apporte de l'eau au moulin de l'ONU en matière de politique fiscale. Si les États du Nord font obstruction à ce niveau, le système fiscal mondial applicable aux entreprises multinationales risque de devenir un patchwork unilatéral qui n'est dans l'intérêt ni des entreprises ni des États. C'est précisément ce que l'OCDE devait éviter dans sa dernière période de réforme, mais elle échoue justement à cause de la mise en œuvre dans les États nationaux et de leur manque de volonté de pousser les réformes de l'OCDE. Le premier pilier de la réforme, la redistribution d'une partie des bénéfices des multinationales des États de résidence vers les États du marché, s’enlise probablement dans les tiroirs parisiens.

Il faut que les États-Unis, l'UE et la Suisse s’activent

Ces derniers jours, d’éminents économistes et anciens politiciens comme Joseph Stiglitz, Jayati Gosh, Thomas Piketty ou Thabo Mbeki ont plaidé pour la création d’une convention de l’ONU sur la fiscalité. L’Alliance mondiale pour la justice fiscale (Global Alliance for Tax Justice), dont fait partie Alliance Sud, œuvre dans ce sens depuis des décennies. Nous demandons à la Suisse de participer de manière constructive aux prochaines négociations sur la mise en œuvre de la convention. Jusqu'ici, notre pays s'est surtout distingué par le peu de cas qu’il fait du projet. Dans le cadre de son mandat actuel au Conseil de sécurité, la Suisse, toujours considérée (à juste titre) à l'étranger comme un paradis fiscal arriéré, dispose en fait d’une grande chance d'apparaître pour une fois comme un lanceur de ponts à l'ONU et une force d'équilibre entre les blocs dans le domaine de la politique économique également. Ce serait une position cohérente sur la toile de fond de sa campagne « a plus for peace ». Finalement, une politique fiscale mondiale qui aide tous les pays à dégager davantage de recettes est aussi une politique de sécurité, car des recettes fiscales suffisantes sous-tendent une communauté forte bien formée, profitant d’infrastructures publiques et d’un système social et de santé performant. Ce sont des éléments clés de la lutte contre la pauvreté et donc de la promotion de la démocratie, de la prévention de la migration et du terrorisme. Enfin, une plus grande justice fiscale mondiale est une condition nécessaire au financement d'un développement durable à l’échelle du globe, tel que la communauté internationale le vise avec les Objectifs de développement durable de l'ONU d'ici 2030. La dernière décennie a prouvé que l'OCDE n'est pas à la hauteur dans ce contexte. La Suisse et tous les autres pays « bloqueurs » du Nord seraient dès lors bien inspirés de s’activer et de participer désormais de manière constructive à l'élaboration de la convention.

Davantage de coopération en matière de politique économique dans un monde divisé

Les développements actuels en matière de politique fiscale à l'ONU ont aussi une composante géopolitique : la première résolution visant à renforcer la politique de l'ONU en matière fiscale a été adoptée à l'unanimité par l'Assemblée générale voilà un an. À l'époque, au vu de la situation géopolitique mondiale, les États du Nord n’ont pas osé froisser une fois de plus les États du G77 après la colère qu’ils avaient exprimée face à la lutte mondiale contre la pandémie (inégalité devant la vaccination), aux conséquences peu atténuées de la guerre en Ukraine pour le Sud mondial (crise alimentaire) et à la politique climatique et d'endettement du Nord (manque de compréhension pour la situation du Sud). Les États du Nord voulaient éviter de les pousser ainsi davantage dans les bras de la Russie et de la Chine. Faire fi de cette démonstration, l'an dernier, de la volonté de coopérer en matière de politique fiscale, et donc aussi de politique économique, irait de pair avec des risques considérables pour l'Occident. Une attitude constructive apporte en revanche la chance de redonner des perspectives universalistes, au moins en matière de politique fiscale, à un monde où agissent justement des forces centrifuges extrêmement vives.

 

 

Article, Global

New York plutôt que Paris !

18.06.2023, Finances et fiscalité

En 2016, l'OCDE promettait une réforme fiscal international qui tiendrait également compte des intérêts des pays du Sud mondial. Sept ans plus tard, il apparaît clairement que l'OCDE a échoué dans ses ambitions. L'heure de l'ONU pourrait sonner.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

New York plutôt que Paris !

Une rue devant le bâtiment des Nations Unies à New York le 24 mars 2022.
© Ed JONES / AFP / Keystone

« Pour que l'argent reste en Suisse ». C'est ce que l'on pouvait lire sur les affiches des partisans de l'introduction de l'imposition minimale de l'OCDE dans notre pays. Avec ce simple slogan, les associations de multinationales d'economiesuisse et de SwissHoldings ont gagné la votation du 18 juin, avec l'aide bienveillante des partis bourgeois. Le Conseil fédéral pourra mettre l’impôt minimum en œuvre à compter du 1er janvier 2024. S’il génère effectivement des recettes supplémentaires substantielles en Suisse, elles serviront à promouvoir notre propre place économique. Ainsi, dans notre pays, les recettes supplémentaires seront précisément reversées aux entreprises multinationales (EMN) qui privent chaque année d'autres pays de plus de 100 milliards de dollars de substance fiscale et garantissent aux cantons suisses fiscalement cléments, comme Zoug et Bâle-Ville, de substantielles recettes d’impôts sur les bénéfices. Le simple fait qu'une telle mise en œuvre de l'imposition minimale soit possible le montre : l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), dont le siège est à Paris, a échoué dans ses efforts d’une décennie pour rendre le système fiscal mondial un peu plus équitable. Rien de très surprenant à cela. En effet, même si plus de 140 pays, dont certains pays émergents et en développement, ont participé aux négociations sur cette « réforme », ce sont une fois de plus les intérêts des pays riches du Nord global qui l’ont emporté.

L’égalité des chances ? À l’ONU seulement !

Cette réalité va aussi de pair avec l'histoire de ce « cadre inclusif » (inclusive framework), créé en 2016 par l'OCDE. La promesse de l'époque était de mettre tous les pays sur un pied d'égalité. Mais la condition d’adhésion à ce cadre est l’adoption des règles contre l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices (base erosion and profit shifting, BEPS) que les 39 pays membres de l'OCDE (essentiellement les États riches du Nord mondial) avaient seuls élaborées les années précédentes. Une centaine de pays en développement ont été exclus du processus. Les règles en question sont donc taillées sur mesure pour les pays prospères du Nord. Le prix de l'adhésion au « cadre inclusif » est par conséquent élevé pour les nations en développement. Les pays du Sud mondial, qui hébergent une grande partie de la production dans l'économie mondiale actuelle, ne bénéficieront guère des quelque 250 milliards de recettes supplémentaires que l'OCDE escompte à l’échelle de la planète grâce à l'introduction de l'imposition minimale.

Il faut désormais trouver une alternative. Or, elle est en train de voir le jour à New York: à la fin de l'an dernier, l'Assemblée générale de l'ONU a adopté, à l'initiative du groupe des pays africains et du G-77 (le groupe de tous les pays en développement), une résolution qui donne le branle à un projet de convention fiscale de l'ONU. À l'instar de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques par exemple, qui marque le rythme et trace l’orientation de la politique climatique mondiale depuis 1992, cette convention créerait un cadre multilatéral véritablement inclusif pour la politique fiscale internationale. Une telle approche offrirait l’opportunité d'élaborer et de négocier des principes de politique fiscale susceptibles de remédier au déséquilibre fondamental entre le Nord et le Sud dans le système fiscal mondial actuel.

Une convention fiscale de l'ONU permettrait de créer des règles multilatérales pour un système fiscal enraciné au niveau transnational et non plus basé sur des accords bilatéraux. Dans le système actuel, quelques accords multilatéraux complètent certes les règles inscrites dans les conventions bilatérales en matière de double imposition (CDI), mais ce sont en fin de compte ces dernières qui déterminent la manière dont les pays se répartissent la substance fiscale issue des flux financiers transfrontaliers dans l'économie mondiale. Cela se fait souvent au détriment des pays en développement qui, vu leur puissance économique moindre, sont régulièrement perdants dans les négociations bilatérales sur les CDI avec les pays du Nord.

L’heure d'une imposition globale est venue

Une convention-cadre de l'ONU en matière de politique fiscale serait également la condition préalable à la mise en place d'une imposition globale des EMN. Dans le système fiscal établi, les différentes sociétés nationales des EMN sont traitées comme des entreprises individuelles. Les EMN devraient donc être imposées dans chaque pays en fonction des bénéfices qu'elles réalisent dans un pays donné. Depuis des décennies, les transferts de bénéfices sont toutefois un problème majeur pour les pays pratiquant des taux d'imposition relativement élevés. En imposant leurs bénéfices non pas là où la valeur ajoutée est créée, mais là où les bénéfices sont les plus bas, les EMN privent chaque année de nombreux pays de milliards de recettes fiscales. Les imposer globalement rendrait les transferts de bénéfices obsolètes, car les diverses sociétés d'une EMN ne seraient plus taxées par pays et les EMN ne seraient donc plus incitées à comptabiliser leurs bénéfices là où les taux d'imposition sont les plus bas. Au lieu de cela, tous les bénéfices de tous les pays dans lesquels l’EMN est active seraient additionnés et l'assiette de l'impôt sur les bénéfices attribuée à chaque pays selon une formule tenant compte du nombre d’employés par pays, du chiffre d'affaires et des valeurs physiques (les usines par exemple). Chaque pays impose ensuite ces bénéfices selon ses propres règles fiscales.

Le bureau du secrétaire général de l'ONU António Guterres est en train de rédiger un rapport sur la création d'une convention fiscale qui sera présenté en septembre à New York après consultation des États membres de l'ONU et des parties concernées. L’Alliance mondiale pour la justice fiscale (Global Alliance for Tax Justice, GATJ) et le Réseau européen sur la dette et le développement (Eurodad), dont Alliance Sud est membre, sont très impliqués dans ce processus.

La Suisse dit non

La Suisse a certes approuvé la résolution à l'Assemblée générale. Mais dans une réponse à une interpellation du conseiller national socialiste et coprésident de Swissaid Fabian Molina, qui s'interrogeait sur la position du Conseil fédéral sur la question d'une convention fiscale de l'ONU, le Conseil fédéral souligne qu'il soutient certes « un état des lieux du cadre institutionnel de la coopération internationale en matière fiscale » à l'ONU, mais qu'il refuse la création d'une convention fiscale onusienne. Il semble convaincu de savoir mieux que les pays en développement ce qui est bon pour eux. Non sans relents coloniaux et paternalistes, il écrit : « Néanmoins, le Conseil fédéral juge discutable l'utilité d'une convention fiscale des Nations Unies pour défendre la position des pays en développement. »

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