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Article
11.12.2025, Coopération internationale
Alors que le monde est confronté à une multitude de crises exigeant des solutions globales urgentes, la plupart des États, et notamment les États-Unis réduisent drastiquement leurs budgets de coopération internationale. Cette situation plonge l'ensemble du secteur dans une crise existentielle. Analyse de Kristina Lanz et Laura Ebneter
Arrêt de l’aide malgré la guerre et la faim : des personnes réfugiées de l’est de la République démocratique du Congo se tiennent près de la dernière livraison de nourriture de l’USAID au Burundi. © Keystone/AFP/Luis Tato
Bien qu’imparfaite et même si elle a souvent été guidée par des intérêts nationaux, la coopération internationale (CI) a accompli des progrès considérables aux niveaux multilatéral et bilatéral. Après la Seconde Guerre mondiale, l'ONU a été créée comme une institution au sein de laquelle tous les pays discutent d’égal à égal et trouvent des solutions à des problèmes communs. Grâce à ses différentes agences spécialisées, l'ONU s'attaque à tous les problèmes planétaires ; des accords internationaux tels que l'accord de Paris sur le climat et les Objectifs de développement durable ont fixé des cadres communs pour traiter les problèmes urgents de l'humanité.
Née dans le contexte de la décolonisation et initialement étroitement liée à la géopolitique de la Guerre froide, la coopération bilatérale et intergouvernementale au développement s’est progressivement transformée au fil des ans : moins verticale, plus diversifiée et plus enracinée localement. Elle a contribué à des avancées considérables dans des domaines tels que la santé, la mortalité maternelle et l'éducation, et a permis de mieux faire accepter des sujets tels que les droits humains, l'égalité des sexes et la démocratisation.
Bien sûr, la coopération multilatérale comme la coopération bilatérale présentent depuis longtemps des signes de déclin (une fragmentation et une bureaucratisation croissantes par exemple). Elles ne se sont jamais totalement affranchies de la domination de l’Occident, mais s’inscrivent néanmoins dans un système de valeurs international fondé sur la paix, les droits humains universels, la solidarité internationale et la justice. Et ce sont précisément ces valeurs, et avec elles les multiples acquis de la coopération internationale, qui sont aujourd'hui menacées.
Face à l’intensification de la « polycrise » mondiale, de plus en plus de pays se retranchent derrière leurs intérêts nationaux (à très court terme), se réarment et réduisent drastiquement leur financement de la coopération internationale. Par ailleurs, les fonds initialement destinés à la réduction de la pauvreté sont progressivement redistribués depuis des années. Cela se manifeste de diverses manières :
Dans le contexte de la montée des courants populistes de droite, qui ont atteint un premier pic lors du second mandat de Donald Trump, la crise actuelle apparaît comme bien plus qu'un simple ralentissement économique passager. Elle représente un tournant décisif quant aux objectifs politiques, aux valeurs et aux fondements institutionnels de la CI. Le principe selon lequel les pays riches doivent soutenir les pays pauvres dans leurs efforts de développement est fondamentalement remis en question. Axée sur des valeurs partagées, la réduction de la pauvreté et le multilatéralisme, la coopération internationale cède progressivement la place à un paradigme fondé sur les intérêts économiques, nationaux et sécuritaires.
Si « l'Occident » en tant qu'entité est toujours davantage une fiction, le « Sud global » l'est depuis longtemps. La Chine, encore partiellement considérée comme un « pays en développement » au sein du système de l’ONU, est elle-même un acteur majeur de la coopération internationale. Il en va de même pour les États du Golfe et la Turquie ; des pays comme l'Inde et le Brésil sont à la fois bénéficiaires et donateurs. L'importance croissante des donateurs dits non traditionnels est aussi manifeste dans toute une série de nouveaux organismes multilatéraux (comme l’AIIB, la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures, et la NBD, la Nouvelle Banque de développement) qui, contrairement à de nombreux organismes « traditionnels » comme la Banque mondiale ou le FMI, ne sont pas dominés par l'Occident.
Les puissances mondiales courtisent l’Angola pour les matières premières ; cela ne profite en rien aux plus pauvres. © Tommy Trenchard/Panos Pictures
Il n'est donc pas surprenant que nombre de pays parmi les plus pauvres, croulant sous le poids d'un système financier et économique mondial injuste et dominé par l’Occident, se détournent de plus en plus de ce dernier et préfèrent coopérer avec d'autres pays donateurs comme la Chine ou la Russie. Et tandis que l'effondrement de la CI devrait faire des millions de victimes, plusieurs dirigeants africains ont déclaré que ce bouleversement était « attendu depuis longtemps » (le président Hichilema de Zambie) et qu'il devait être perçu comme un signal les incitant à miser davantage sur leurs propres ressources (le président Mahama du Ghana). La société civile dans ce que l’on appelle le Sud global réclame également de plus en plus fort des réformes de la CI et des conditions cadres plus équitables qui permettraient aux pays pauvres d'utiliser leurs propres ressources pour leur développement.
Les spécialistes s’accordent à dire que le démantèlement de l’USAID a inauguré une nouvelle ère de coopération internationale. Ils divergent toutefois quant aux solutions proposées à la crise actuelle. Alors que la plupart des agences de développement européennes privilégient de plus en plus la « mobilisation du secteur privé », des réformes structurelles bien plus fondamentales sont débattues au sein des réseaux de la société civile internationale.
Les appels toujours plus pressants à la décolonisation et à la localisation de la coopération internationale doivent enfin être entendus.
En effet, malgré tous les succès de la coopération internationale, des réformes s'imposent, notamment face à la fragmentation et à la bureaucratisation croissantes, mais aussi en matière de localisation et de décolonisation de la CI. La crise actuelle de la CI devrait donc être l'occasion de repenser et de réorganiser les structures établies.
Alors que le nombre d'acteurs officiels du développement a plus que doublé entre 2000 et 2020 (passant d'environ 212 à 544), le volume financier des transactions individuelles a considérablement diminué. De nombreux pays bénéficiaires sont aujourd’hui en contact avec plus de 150 agences différentes, dont la plupart ont leurs propres exigences administratives, plutôt que de s'aligner sur les systèmes des pays bénéficiaires. Il est urgent d'améliorer la coopération entre tous les protagonistes et d'assurer un alignement systématique de leurs actions sur les besoins et les systèmes administratifs des pays bénéficiaires (appropriation nationale ou country ownership).
Les appels toujours plus pressants à la décolonisation et à la localisation de la coopération internationale doivent enfin être entendus. Cela exige non seulement des réformes urgentes des principales instances multilatérales telles que le FMI, la Banque mondiale, le Comité d'aide au développement de l'OCDE et le Conseil de sécurité des Nations Unies afin de renforcer la voix des « pays en développement », mais aussi des réformes de la coopération bilatérale au développement en matière de localisation. Il faut réduire les lourdeurs bureaucratiques qui entravent l'accès aux financements et la mise en œuvre efficace des projets et programmes par les acteurs locaux, et mener une réflexion ciblée pour réduire durablement les inégalités de pouvoir au sein des structures de décision et de mise en œuvre des divers acteurs.
Les dépenses consacrées à la coopération internationale ne représentent en outre qu'une partie des nombreux flux financiers mondiaux. Selon l'ONU commerce et développement (CNUCED), l'Afrique perd chaque année 89 milliards de dollars à cause des flux financiers illicites, soit le double de ce qu’elle reçoit au titre de la CI. L'évasion fiscale et les industries extractives jouent un rôle central à cet égard. Cette situation a des conséquences dramatiques pour les pays les plus pauvres, car cette fuite de fonds les prive de la substance fiscale nécessaire au financement des systèmes d'éducation et de santé. Parallèlement, nombre de ces pays sont fortement endettés. Selon la CNUCED toujours, 61 pays en développement, tels que définis par l'ONU, consacrent actuellement plus de 10 % de leurs recettes publiques au service de la dette. Dans certains pays, ce pourcentage atteint même 30 à 40 %, dépassant largement leurs dépenses en matière de santé et d'éducation.
Réduire la pauvreté et la faim dans le monde exige par conséquent bien plus que la seule coopération internationale : cela requiert également une politique étrangère, économique et fiscale équitable qui garantisse que les pays riches ne vivent plus aux dépens des pays pauvres.
La coopération internationale est en pleine mutation, tant au niveau international qu'en Suisse. Même si des institutions clés continuent de se montrer réticentes à des réformes structurelles profondes et préfèrent déléguer leurs responsabilités au secteur privé, de plus en plus de voix s’élèvent pour souhaiter une nouvelle coopération internationale d’égal à égal, véritablement fondée sur des valeurs. Celle-ci devrait s'inscrire dans une politique étrangère, économique et financière plus large et réformée. Face à l'aggravation des crises mondiales et à la montée de la droite politique, il apparaît plus crucial que jamais de voir se constituer une société civile nationale et coordonnée au niveau planétaire, qui s’oppose résolument à ces tendances et affirme son engagement indéfectible envers la démocratie, les droits humains et la coopération internationale.
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Médias
27.11.2025, Coopération internationale, Autres thèmes
La diversité des échos donnés sur l’étranger dans les médias suisses continue de décliner, comme le montrent les données du Centre de recherche sur le public et la société (fög) de l'Université de Zurich. Les pays du Sud global, pourtant au cœur de la coopération internationale, sont souvent négligés.
Le Myanmar est rarement au centre de l'attention des médias, comme beaucoup de pays du Sud global.
© Panos Pictures
Plus le monde se globalise, plus le public devrait être informé de ce qui se passe et change ailleurs. Or, depuis des années, la tendance est inverse. À l'occasion du 40e anniversaire d'Alliance Sud en 2011, Kurt Imhof, chercheur en communication et cofondateur du centre fög, avait encore constaté que l'Afrique, l'Asie et l'Amérique latine représentaient ensemble près de la moitié des reportages de politique extérieure pendant la guerre froide. Depuis, l'intérêt pour l'étranger recule et les pays du Sud global sont de moins en moins visibles. Cependant, l'importance de la couverture médiatique de l’étranger varie considérablement d'un média à l'autre, comme en attestent les données de fög, compilées et analysées par les spécialistes de la communication Linards Udris et Dario Siegen.
1) La couverture de l’actualité internationale en Suisse présente de nombreuses zones d’ombre. Ce problème persistant a également été mis en évidence dans d'autres pays dans le contexte de la « géographie de l'information ». Les États-Unis, les grands pays voisins que sont l'Allemagne et la France, ainsi que les zones de crise et de conflit actuelles comme Israël et la Palestine, de même que la Russie et l'Ukraine, bénéficient d'une couverture importante. Les pays d'Océanie, d'Amérique latine et d'Afrique sont, quant à eux, très peu thématisés.
2) Le recul des échos médiatiques liés à l’étranger ne concerne pas l'information sur la politique à l'étranger. Proportionnellement, les médias suisses en ont toujours autant parlé en 2024 qu'en 2015. Les données des Annales 2025 de la qualité des médias prouvent qu’environ un article sur sept de l'ensemble des reportages était consacré à la politique à l'étranger. Ainsi, la couverture médiatique de l’étranger a reculé dans des domaines thématiques non politiques (économie, culture, sport, sujets d’intérêt général).
3) Il existe des différences significatives entre les médias suisses, notamment s’agissant du poids donné au contenu éditorial propre. Les émissions de radio et de télévision de la SSR obtiennent d'excellents résultats, tant de la SRF, de la RTS et de la RSI, tout comme la NZZ et Republik en Suisse alémanique et Heidi.News en Suisse romande. Ces médias sont généralement reconnus pour leur qualité supérieure à la moyenne.
4) La diversité décline. Une série chronologique de 1998 à 2024 dans trois médias sélectionnés (Blick, NZZ, Tages-Anzeiger Print) et limitée au domaine thématique de la politique montre que l'écart entre les divers pays se creuse : au fil du temps, l’inégalité de la répartition s’accentue légèrement. Autrement dit, en 2024, l'attention portée aux différents pays est encore plus inégalement répartie qu'en 1998. En conséquence, la couverture médiatique des pays peu thématisés recule. Dans le même temps, la concentration de l’information augmente légèrement.
5) Au-delà de la couverture médiatique, il est important d'examiner d'autres vecteurs d'information. La pondération des sources nationales et étrangères dans les réponses des chatbots de l’intelligence artificielle (IA) est centrale. En effet, ce sont surtout les jeunes qui s'informent de plus en plus sur l'actualité via l’IA. Une étude récente du fög, également publiée dans les Annales 2025 de la qualité des médias, montre que les sources étrangères, en particulier les médias étrangers, sont très visibles – en partie aussi pour les nouvelles qui concernent la Suisse. Les pays d'origine des sources citées dépendent du chatbot IA utilisé.
« Si le monde se rétrécit dans les médias, les conditions du débat démocratique en Suisse se détériorent également », affirme Markus Mugglin, ancien responsable de la rédaction de l'« Echo der Zeit » sur radio SRF, l'une des plus anciennes émissions d’analyse politique de l'espace germanophone. Il siège également au comité de real21, une association fondée il y a dix ans par Alliance Sud et l’école de journalisme et de communication MAZ afin de promouvoir dans les médias suisses alémaniques des articles sur des thèmes liés aux développement globale grâce à un fonds et à un prix des médias.
Markus Mugglin s’inquiète du recul sensible de la couverture médiatique liée au Sud global en Suisse, une tendance largement observée dans les pays voisins. Selon lui, ce phénomène occulte les conséquences des activités économiques de la Suisse à l'étranger. Cette année, notre pays a par exemple conclu des accords commerciaux avec les pays du Mercosur et avec l'Inde ; d'autres négociations sont en cours avec des pays du Sud global. En Côte d'Ivoire, en Afrique de l'Ouest, la Suisse participe à la construction d’une centrale à gaz grâce à l'assurance contre les risques à l'exportation. « Ce qui est éloigné nous touche manifestement de très près en termes de politique économique », conclut Mugglin.
De quoi les rédactions ont-elles besoin pour ne pas négliger les échos médiatiques portant sur l’étranger ? Première réponse : de plus de moyens. Deuxième réponse : d’une meilleure prise de conscience. « Nous devons prendre conscience que ce qui se passe dans des régions et des pays éloignés nous affecte bien plus directement qu'il n'y paraît à première vue », explique Mugglin. La formation des journalistes est donc au cœur de la politique médiatique. Mugglin souhaite que les aides à la formation soient désormais également attribuées sous forme de bourses pour des séjours dans des pays extra-européens, conditionnées à la publication de reportages et d'articles sur des sujets d'actualité internationale dans les médias suisses.
Cette mesure pourrait renforcer l’action déjà menée par real21. En Suisse romande, elle permettrait de pérenniser le projet « Enquête d'ailleurs », dans le cadre duquel des binômes de professionnels des médias suisses et de pays du Sud global publient des recherches sur un sujet précis dans le pays partenaire. « Ce serait une formation à double titre », affirme Mugglin. « Pour les professionnels des médias comme pour le public, ces reportages offriraient une perspective plus large que les gros titres et rapports habituels sur les catastrophes et les conflits hors d'Europe ».
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Nations Unies
24.10.2025, Coopération internationale, Agenda 2030
Le multilatéralisme est en crise. Pourtant, la Charte des Nations Unies est loin d'être obsolète. Elle nous rappelle la promesse d'un monde meilleur, possible uniquement grâce à la coopération internationale et à la décolonisation.
Durant les derniers mois de la guerre, à l'été 1945, des délégations du monde entier négocient la Charte de l’ONU à San Francisco, avec la participation d'une majorité de pays du Sud global, qui ont joué un rôle déterminant dans le développement de l'ONU.
© Keystone / Photopress-Archiv / Str
Il y a 80 ans, le 24 octobre 1945, la Charte de l'ONU entrait en vigueur. Selon ses pères (et ses quelques mères) spirituels, issus des États-Unis et des puissances européennes encore coloniales, elle devait servir à préserver la paix sur la base du droit international (après l’échec de la Société des Nations) et renforcer la légitimité de l'ordre d'après-guerre grâce à l'adhésion universelle. Mais il ne fallait pas que la légitimité soit trop grande. Le Conseil de sécurité devait assurer, pour les puissances possédant un droit de veto, que le pouvoir ne puisse pas leur être arraché des mains.
Que l'ONU doive également traiter des questions économiques n'était pas prévu, car les futures puissances victorieuses avaient déjà instauré l'ordre économique d'après-guerre à Bretton Woods, en 1944. Les pays du Sud global – s'ils étaient déjà indépendants (comme en Amérique latine) ou partiellement autonomes (comme l'Inde) – n’étaient que marginalement représentés. Par conséquent, leur désir d'être soutenus, et non entravés, dans leur développement fut peu entendu. Au sein des instances décisionnelles, le principe « un dollar, une voix » les réduisait de fait au silence.
Les pays d'Amérique latine, en particulier, espéraient que le principe « un pays, une voix » changerait la donne à l'ONU (ils comptaient plus de membres fondateurs que l'Europe). Avec les autres pays du Sud global, ils avaient milité avec succès pour l’adoption d’un chapitre « Coopération économique et sociale internationale » et la création d’un Conseil économique et social. L'article 55 du chapitre en question précise que l'ONU doit favoriser « le relèvement des niveaux de vie, le plein emploi et des conditions de progrès et de développement dans l’ordre économique et social ».
Il n'était pas prévu non plus que l'ONU jouerait un rôle central dans la décolonisation. Pourtant, celle-ci devint rapidement l'une de ses principales activités et joua un rôle crucial en ouvrant la voie à l'indépendance de nombreux pays. Le deuxième Secrétaire général de l'ONU, Dag Hammarskjöld, paya de sa vie son engagement : il périt avec quinze autres personnes dans un accident d'avion alors qu'il tentait une médiation dans le conflit concernant la région séparatiste du Katanga, riche en ressources, au sein du Congo nouvellement indépendant. Malgré de nombreuses enquêtes, on ne sait toujours pas si son avion a été abattu et, le cas échéant, par qui. Dans d'autres pays, des guerres par procuration éclatèrent pendant et après la décolonisation entre les États-Unis et l'Union soviétique, puissances disposant du droit de veto ; l'ONU s’est montrée impuissante face à leurs jeux de pouvoir.
La fin du colonialisme (formel et politique) a élargi l'organisation mondiale à de nombreux nouveaux membres. Cette situation semble susciter un tel malaise à la NZZ, dans son dénigrement de l’ONU et dans les coups que le quotidien lui porte, que le racisme est à peine voilé entre les lignes : « L'ONU n'est plus la même organisation qu'en 1945 et s'est éloignée de ses principes fondateurs. À l'époque, l'ONU comptait 51 membres, majoritairement occidentaux. Aujourd'hui, il y en a 193. » Cette affirmation est également inexacte : l'ONU ne comptait que 12 membres fondateurs occidentaux.
Parmi les plus grandes et importantes réussites de l'ONU figure l'obtention, après un long et âpre processus entamé en 1967, d'un consensus mondial sur l'interdépendance des enjeux environnementaux et de développement, ne pouvant être abordés que conjointement. Malgré la complexité de l'adhésion universelle, les pays ne disposant de droits égaux qu'à l'Assemblée générale, l'ONU est parvenue à mettre en place des mécanismes de lutte contre le changement climatique : un organe scientifique intergouvernemental (le GIEC) qui éclaire les processus multilatéraux en se fondant sur le consensus des connaissances actuelles, une convention-cadre et un protocole de suivi. Enfin, face à l'échec des réductions contraignantes des émissions, l'accord de Paris a instauré un processus qui, malgré son caractère volontaire, a permis des avancées. Ce n'est pas la faute de l'ONU si la gestion de la crise climatique a atteint son niveau le plus critique. Elle est due au pouvoir des (plus) puissants : de Bush (qui a refusé de signer la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques) à Trump 2 (no comment). Et non, journalistes de la NZZ, Trump ne provoque pas un « choc salutaire », contrairement à ce qu'affirmait le titre de l'article susmentionné.
Un texte commémoratif ne devrait pas ressembler à un éloge funèbre. Voici donc l'article 55 de la Charte des Nations Unies dans sa version originale, comme un écho porteur de la promesse d'un monde meilleur :
« En vue de créer les conditions de stabilité et de bien-être nécessaires pour assurer entre les nations des relations pacifiques et amicales fondées sur le respect du principe de l'égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes, les Nations Unies favoriseront :
a) le relèvement des niveaux de vie, le plein emploi et des conditions de progrès et de développement dans l'ordre économique et social ;
b) la solution des problèmes internationaux dans les domaines économique, social, de la santé publique et autres problèmes connexes, et la coopération internationale dans les domaines de la culture intellectuelle et de l'éducation ;
c) le respect universel et effectif des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion. »
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Suisse - Ukraine
12.11.2025, Coopération internationale, Financement du développement
Le Conseil fédéral a soumis à consultation son accord avec le gouvernement ukrainien, dont l’objectif principal est d’établir une base légale pour subventionner les entreprises suisses — une démarche qui revient à réintroduire, sous couvert de « coopération », une forme d’aide liée pourtant largement abandonnée.
Aide intéressée de la Suisse : elle souhaite subventionner son propre secteur privé avec des fonds détournés de la lutte contre la pauvreté, au lieu de renforcer les entreprises ukrainiennes. Ouvriers du bâtiment à Kharkiv.
© AP Photo/Vadim Ghirda
Si le lecteur se limite à son intitulé (Accord de coopération au processus de reconstruction de l’Ukraine), il serait à même de penser qu’il s’agit d’un accord visant à encadrer l’ensemble du programme Ukraine 2025-2028, d’un budget total de 1,5 milliard, financé intégralement par le budget de la Coopération internationale de la Suisse pour les mêmes années.
Si l’on poursuit la lecture de son préambule, on peut y lire la volonté des parties de renforcer la « résilience de l’économique ukrainienne » et de promouvoir « l’intégration de l’Ukraine dans le marché européen ». Il y est aussi question du rôle important du secteur privé pour contribuer à une « reconstruction efficace et durable ». On pourrait dès lors penser que l’Accord porte sur une large palette de mesures de coopération économique de la part de la Suisse dont l’économie et les entreprises ukrainiennes seraient les principales bénéficiaires.
Or, il n’en est rien, l’objet central de cet accord étant de définir les modalités d’une assistance financière et technique non remboursable portant sur l’« achat de biens et services auprès d’entreprises suisses » pour des projets de reconstruction de l’Ukraine, notamment dans les domaines de l’énergie, des transports et de la mobilité, de la construction et de l’eau. Cette assistance sera intégralement financée par le crédit d’engagement du Secrétariat d’État à l’économie (SECO), soumis à l’approbation du budget annuel par le Parlement fédéral. Pour rappel, le Conseil fédéral prévoit pour ce faire d’allouer le tiers du budget de CHF 1,5 milliard pour la reconstruction de l’Ukraine pour 2025-2028, soit 500 millions.
En août dernier, les douze premiers projets du secteur privé suisse qui bénéficient de subventions financées par le budget de la coopération au développement de la Suisse ont été présentés. Budget total : 112 millions de francs, dont 93 millions seront financés par la Suisse et le solde par les entreprises et les partenaires ukrainiens. Les projets relèvent des domaines de l’infrastructure (énergie, logement), des transports publics, de la santé et du déminage humanitaire. Figurent parmi les entreprises subventionnées Hitachi et Roche. A ce stade, seules les entreprises suisses déjà actives en Ukraine peuvent bénéficier de tels financements du SECO.
Le lecteur averti se demandera donc qu’elle est la base légale interne sur laquelle repose cette « assistance technique et financière ». A ce titre, le rapport explicatif du Conseil fédéral est explicite. Ces mesures financières ne relèvent pas de la Loi fédérale sur la coopération au développement et l’aide humanitaire internationales (Loi CI), au vu du fait qu’elles servent les intérêts de la politique économique extérieure de la Suisse. Le rapport explicatif le dit sans détour : le secteur privé suisse n’est pas l’objet du soutien de la Loi CI. Ces mesures peuvent-elles dès lors se baser sur le dispositif de soutien aux exportations suisses, qui comprend la Loi sur la promotion des exportations et la loi sur l’assurance suisse contre les risques à l’exportation ? Eh bien non, leur but et objet étant, toujours selon le Conseil fédéral, totalement différents, respectivement ces lois ne permettent pas de financer, en d’autres termes de subventionner des exportations suisses, pour la bonne raison que cela serait contraire aux accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) applicables en la matière. On se trouve donc dans un no man’s land en droit interne.
Pourtant, par un artifice juridique, l’accord prévoit que les achats effectués auprès d’entreprises suisses — bien qu’ils ne reposent sur aucune base légale nationale explicite — soient soumis à la loi sur les marchés publics, invoquant ainsi la nécessité de garantir une « sécurité juridique » à ces transactions. Mais ceci, que partiellement.
En effet, bien que cette loi prévoie l'obligation d'admettre les entreprises étrangères provenant de pays accordant la réciprocité (en particulier celles de l'Union européenne et d'Ukraine), l'accord en question suspend cette obligation et exclut les soumissionnaires étrangers des appels d'offres concernés, pour les réserver aux entreprises suisses. Ce que le rapport explicatif n’analyse par ailleurs nullement, c’est le risque que lesdits pays, notamment l’UE, retirent la réciprocité aux entreprises suisses, dans le cadre des marchés publics financés par leurs projets de coopération avec l’Ukraine.
Au-delà des subtilités juridiques, ce qui pose un réel problème du point de vue de la politique de développement, c’est que, sous couvert d’un accord de « coopération », le Conseil fédéral réintroduit une forme d’aide liée (tied aid). Cette pratique, largement critiquée par le Comité d’aide au développement de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et quasiment éliminée de la coopération internationale suisse en raison de ses effets néfastes pour les pays partenaires, refait surface. Cet accord marque dès lors un précédent préoccupant, en réhabilitant un mécanisme dépassé et largement discrédité.
Cette redistribution insidieuse des fonds destinés à la lutte contre la pauvreté pour soutenir des acteurs du secteur privé s'inscrit dans une tendance regrettable.
A cet égard, le récent rapport de l’examen des pairs de la Coopération internationale suisse (OECD/DAC Peer Review Switzerland 2025) enjoint la Suisse de mettre fin à ce type d’aide liée. En effet, selon l'OCDE, « le pays bénéficiaire peut ainsi se procurer des biens et des services de pratiquement n'importe quel pays, ce qui évite des coûts inutiles ».
Par ailleurs, d’un point de vue budgétaire, rien ne justifie que ces « aides financières dans certains secteurs » — ou, plus clairement, ces subventions à l’exportation de biens et services suisses — soient intégralement prises en charge par le budget de la coopération internationale, déjà sous pression au Parlement. Il convient de rappeler que ces financements, exclusivement destinés aux entreprises suisses, ne reposent pas sur la Loi sur la coopération internationale et ne peuvent donc être considérés comme un instrument de la CI suisse. Cette redistribution insidieuse des fonds destinés à la lutte contre la pauvreté pour soutenir des acteurs du secteur privé s'inscrit dans une tendance regrettable qui remet en question les objectifs et les finalités de la coopération internationale.
Alliance Sud demande donc que ces financements ne soient plus imputés à l’avenir au budget de la coopération internationale. Si le Conseil fédéral souhaite maintenir ce type de soutien aux entreprises suisses dans le cadre de la reconstruction de l’Ukraine, il devrait le faire en mobilisant de nouvelles sources de financement, distinctes, afin de ne pas empiéter sur les ressources de la coopération internationale, qui doivent prioritairement être consacrées à la lutte contre la pauvreté et au soutien des populations vulnérables.
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Entretien avec Gunjan Veda
30.09.2025, Coopération internationale
La décolonisation concerne non seulement le passé, mais aussi l'avenir d'une coopération internationale (CI) équitable. Alliance Sud s'est entretenue à ce sujet avec Gunjan Veda, secrétaire générale du Movement for Community-led Development.
Dans le programme de la région de Kasangadzi à Dowa, au Malawi, un outil participatif pour le développement communautaire est utilisé. © Gunjan Veda / MCLD
Vous êtes experte en décolonisation de la CI. Quelles sont les expériences personnelles qui ont forgé votre vision de la coopération internationale ?
J'ai commencé mon parcours d'activiste en Inde, où j'ai travaillé pendant près de 20 ans dans les secteurs associatif et gouvernemental, avant de m'installer au Canada et aux Etats-Unis. Ce fut un choc pour moi. Lorsque j'ai commencé à travailler avec des institutions comme l’USAID, je pensais maîtriser l’anglais. Mais apparemment, je n’en étais pas capable, car le jargon de ce secteur regorge de termes techniques. Il y avait peu de moments où nous pouvions vraiment nous écouter et nous comprendre. Cette expérience a été à la fois frustrante et instructive. Elle m'a permis de comprendre les perspectives multiples de divers groupes d'acteurs dans le Majority World (le monde majoritaire) et le Minority World (le monde minoritaire).
Vous utilisez ces termes de Majority et de Minority World : qu’entendez-vous par là ?
Historiquement, nous avons utilisé de nombreux termes pour désigner les pays et les régions que nous considérons comme faisant partie du monde majoritaire : l'Afrique, l'Amérique latine, les Caraïbes et l'Asie. De « pays les moins avancés » au « Sud global » en passant par « le tiers monde » ou « les pays pauvres en ressources ». Chacun de ces termes non seulement implique de forts rapports de force, mais est également inexact. Tous présentent le Majority World comme ayant moins de valeur que le Minority World, comme s’il était inadéquat et devait rattraper un retard dans son développement.
D’où viennent ces termes ?
L’expression Majority World a été inventée par l'activiste et photographe bangladais Shahidul Alam au début des années 1990. Il voulait défier ainsi le monde minoritaire : si vous prenez vraiment la démocratie au sérieux, comment se fait-il qu'une petite partie de la planète décide de la grande majorité ? Pour moi, cette expression est primordiale pour une autre raison : elle nous rappelle, au sein du monde majoritaire, que nous sommes la majorité de la population mondiale, que nous avons de l'influence et que nous pouvons changer le monde.
Gunjan Veda est secrétaire générale du Movement for Community-led Development, un réseau regroupant plus de 3 000 organisations locales et communautaires. Stratège politique, militante des droits humains et auteure, elle participe activement aux débats sur la décolonisation et le mouvement #ShiftThePower. Elle a collaboré avec des organisations telles que l’USAID et la Banque mondiale pour amplifier les voix locales dans le débat international sur le développement. Routledge a récemment publié son troisième ouvrage intitulé Community-led Development in Practice: We power our own change.
Les structures de financement et certaines pratiques de travail dans les secteurs du développement et de l'humanitaire ont renforcé un sentiment d'impuissance et de dépendance.
Vous soutenez résolument le mouvement #ShiftThePower actif partout sur la planète. Constatez-vous déjà des signes concrets du renforcement du pouvoir décisionnel des communautés locales ?
Le mouvement pour le développement pris en charge par la communauté (Movement for Community-led Development) a été l'un des premiers à soutenir le concept #ShiftThePower (déplacer le pouvoir) lors de sa création en 2016. A l’époque, c’était un concept radical, car il identifiait clairement les déséquilibres de pouvoir dans notre secteur. Depuis, nous sommes allés plus loin. Car déplacer le pouvoir implique que quiconque détient le pouvoir – le monde minoritaire ou les donateurs – devrait le céder aux communautés et aux organisations du monde majoritaire. Nous aussi, dans le monde majoritaire, nous avons du pouvoir. Nous l'avons toujours eu. Le colonialisme a tenté de l'effacer et d’instiller en nous un sentiment d'impuissance et de dépendance. Les structures de financement et certaines pratiques de travail dans les secteurs du développement et de l'humanitaire ont encore renforcé ce sentiment. Avec le débat croissant sur la décolonisation, de plus en plus de personnes le reconnaissent. Mais l'idée n'a pas encore atteint le grand public.
Qu’est-ce qui freine la coopération internationale ?
Je suis profondément convaincue que l'immense majorité des personnes travaillant dans la coopération au développement sont bien intentionnées. Nous travaillons dans ce domaine parce que nous croyons aux droits humains et que nous voulons faire changer les choses. Mais les institutions de la coopération internationale — qu'il s'agisse d'agences gouvernementales, de fondations ou même d'ONG — n'ont pas été créées pour construire un monde juste. Elles ont été conçues comme des instruments de contrôle et de soft power. Les acteurs de la coopération internationale se plient toujours à ces logiques et favorisent ainsi involontairement les déséquilibres de pouvoir qu'elles sont censées combattre. Le système renforce la dépendance et l'héritage colonial. Et c'est précisément ce qui nous freine.
Il n'y a pas d'acteurs principaux ni de seconds rôles. Dans certains domaines, les connaissances des ONG internationales sont primordiales, dans d'autres, c'est le savoir des acteurs locaux qui l’est.
Alors comment pouvons-nous dépasser les schémas coloniaux dans notre système ?
Nous devons repenser nos rôles. Il n'y a pas d'acteurs principaux ni de seconds rôles. Chaque rôle est important et il y a de la place pour chacun. Le débat sur la localisation de la coopération a suscité de nombreuses inquiétudes, notamment parmi les ONG internationales, qui craignent que leurs connaissances ne soient plus pertinentes si les acteurs locaux se voient confier davantage de responsabilités et de pouvoir. Mais là n’est pas la question. Dans certains domaines, leurs connaissances sont primordiales, dans d'autres, c'est le savoir des acteurs locaux qui l’est. Nous devons réaligner radicalement nos rôles en fonction de nos atouts et passer d’un esprit de concurrence à une véritable collaboration. Et nous devons commencer à nous écouter les uns les autres de manière consciente. Même si cela paraît simple, c'est incroyablement difficile. Nous avons oublié l'art d’écouter.
Comment pourrions-nous mieux écouter et, par conséquent, mieux nous comprendre ?
L'écoute exige un changement fondamental d'attitude. Nous devons reconnaître que même les personnes qui ne nous ressemblent pas, qui ne parlent pas notre langue, qui n'ont pas accès aux institutions d'élite et qui n'ont peut-être jamais quitté leur pays d'origine, possèdent des connaissances, de l'expérience et de la sagesse. Leur vision du monde, leurs idées et leurs valeurs comptent. Nous devons briser les barrières linguistiques, être curieux, poser des questions. L’écoute exige humilité et volonté d'apprendre.
L'écoute est-elle la clé du changement de système tant attendu dans la coopération internationale ?
Soyons clairs : le système de coopération au développement ne sera jamais juste. La coopération au développement a été créée comme un système de contrôle et de pouvoir pour éviter la perte d’anciennes colonies sur les plans géopolitique et économique. Le débat sur la localisation de la coopération ne fait que rendre un système injuste un peu moins inique.
Alors, faut-il abolir la coopération internationale ?
Je ne dis pas qu’il faille l’abolir. Ce serait actuellement une catastrophe pour des millions de personnes dans le monde qui, en raison d'une exploitation continue, n'ont pas accès aux services de base et ne sont pas protégées contre les violations des droits humains. C'est précisément pourquoi nous ne devons pas concevoir la coopération internationale comme une aide ou une charité, mais comme une réparation pour des systèmes d'injustice historiques et persistants.
Nous ne parviendrons à un véritable changement de système qu’en transformant en profondeur les structures financières et économiques mondiales.
Que faut-il pour un changement de système ?
Nous ne parviendrons à un véritable changement de système qu’en transformant en profondeur les structures financières et économiques mondiales. Des solutions équitables pour les pays lourdement endettés et des systèmes fiscaux équitables à l’échelle de la planète sont nécessaires de toute urgence. Cela permettrait aux gouvernements du monde majoritaire de subvenir aux besoins de leurs populations et de ne plus dépendre des fonds de développement.
Quel rôle voyez-vous pour les ONG internationales dans ce monde sans coopération au développement ?
Les organisations du monde minoritaire influencent les populations et la politique dans leurs pays. Il est crucial d'influencer l'opinion publique, car la compréhension de la solidarité mondiale, de la démocratie et des droits humains a largement disparu. C'est aussi la raison pour laquelle les forces antidémocratiques sont actuellement si puissantes.
Avez-vous un exemple concret ?
Certains contextes d’intervention des acteurs du monde minoritaire rendent la situation dangereuse pour les acteurs locaux. Par exemple, si vous êtes une activiste LGBTQI+ en Ouganda et que vous êtes persécutée dans votre pays, vous avez besoin de partenaires internationaux. Ils peuvent utiliser leur influence pour amplifier la voix des acteurs locaux ou attirer l'attention sur les abus. Les organisations internationales continueront certainement à jouer un rôle. Mais ni ces dernières ni les organisations locales ne devraient fournir des services permanents, par exemple dans les domaines de l'éducation ou de la santé.
Mais l’éducation et la santé sont essentielles à la réduction de la pauvreté. Pourquoi la société civile ne devrait-elle pas s’engager dans ces domaines ?
Santé, éducation, eau, électricité, routes : ce sont des droits humains fondamentaux, garantis par les constitutions et les gouvernements. Il incombe aux gouvernements élus de fournir ces services de base, et non aux ONG. Le rôle de la société civile est de permettre aux gouvernements de remplir ces obligations et aux populations de revendiquer leurs droits.
L'architecture financière mondiale permet aux multinationales d'exploiter les ressources sans payer d'impôts ni indemniser les communautés. Cela nécessite un engagement politique fort de la société civile, en particulier des ONG internationales.
Et dans les contextes où l'Etat n’entend pas fournir ces services ?
L'histoire montre que les régimes les plus brutaux et les plus autoritaires sont renversés lorsqu'ils cessent d'écouter leur population. C'est pourquoi des révolutions éclatent. Lorsque les gouvernements ne fournissent pas les services de base, les populations se rebellent. Si vous voyez votre famille mourir de faim, vous n’avez plus rien à perdre : vous n’avez d’autre choix que de protester. Fournir des services de base depuis l’extérieur n'est jamais une solution durable. Cela peut être utile à court terme, par exemple en cas de catastrophes ou de conflit.
Mais nous devons être conscients que de nombreux gouvernements du monde majoritaire sont incapables de fournir des services de base, leurs recettes fiscales étant largement consacrées au service de la dette. L'architecture financière mondiale et les lois fiscales permettent aux multinationales d'exploiter les ressources sans payer d'impôts ni indemniser les communautés. Cela doit changer, et cela nécessite un engagement politique fort de la société civile, en particulier des ONG internationales, car ce sont souvent les gouvernements du Minority World qui maintiennent ces structures d'exploitation.
Si la sécurité des citoyen·ne·s helvétiques est une priorité, il faut d’abord se pencher sur les grands enjeux mondiaux.
Quel message souhaitez-vous adresser au gouvernement suisse, par exemple concernant le rôle central de la Suisse dans l'industrie des matières premières ou sa place financière ?
La Suisse est très fière d'être la gardienne du droit international humanitaire et la championne des droits humains. Mais si elle prend ces valeurs au sérieux, elle ne doit pas soutenir des systèmes qui s’y opposent. Maintenir les paradis fiscaux ou réduire les fonds destinés à la coopération internationale signifie la mort d’innombrables personnes sur la planète. La coopération au développement ne doit pas subsister, elle ne devrait pas perdurer. Mais la manière dont elle sera abandonnée doit être décidée en collaboration avec les personnes concernées. Dans notre monde hautement interconnecté, nous ne pouvons pas nous permettre de ne penser qu’aux personnes de notre pays. Si la sécurité des citoyen·ne·s helvétiques est une priorité, il faut d’abord se pencher sur les grands enjeux mondiaux.
Et quel message souhaitez-vous transmettre à la société civile suisse ?
Actuellement, des forces antidémocratiques s'organisent pour saper les droits et les libertés pour lesquels nous luttons depuis longtemps. Et nous ne parvenons pas à agir ensemble face à cette menace. Nous devons sortir de nos silos et nous unir. Nous devons garder à l’esprit la force la plus puissante de ce système : les citoyen·ne·s de nos pays. Et nous devons commencer à nous tendre la main, à écouter et à nous engager si nous voulons défendre les droits humains.
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global
Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.
Publication
26.06.2025, Coopération internationale, Financement du développement
La suppression d'une grande partie du financement américain au développement aura des répercussions considérables sur les populations les plus pauvres et les plus vulnérables de la planète, sur le système multilatéral, qui contribue de manière décisive à la paix et à la stabilité dans le monde, ainsi que sur les soins de santé à l'échelle planétaire. Pour en savoir plus sur les conséquences concrètes du démantèlement de l'USAID, consultez la fiche d'information d'Alliance Sud.
© T. Schneider / Shutterstock.com
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Appel à la grande manifestation
18.06.2025, Coopération internationale
Une large alliance de collectifs, d'organisations, de syndicats et de partis appelle le Conseil fédéral à agir immédiatement et avec fermeté. Elle appelle à une grande manifestation nationale le samedi 21 juin, à 16h00, à la Schützenmatte, Berne, pour dénoncer la situation actuelle à Gaza. Nous nous mobilisons pour exiger une réaction de la Suisse face à l’urgence humanitaire et à la poursuite des violences.
Appel commun entre autres d'Amnesty International, de la Voix juive pour la démocratie et la justice en Israël/Palestine (JVJP), de Palestine Solidarity Switzerland, du PS Suisse, des Vert.e.s suisses, du syndicat UNIA, de Campax, de l'Union syndicale suisse USS, de la JS Suisse, des Jeunes Vert.e.s suisses, du Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) et d'Alliance Sud.
De plus en plus d’organisations affirment qu’Israël commet un génocide contre les palestinien.ne.s à Gaza. Les intentions de nettoyage ethnique ont été exprimées clairement par le gouvernement israélien. Les crimes de guerre du 7 octobre 2023 du Hamas et d’autres groupes armés palestiniens ne justifient en rien les actes génocidaires et crimes de guerre commis par Israël.
L’armée israélienne a tué plus de 54’000 personnes en un an et demi, dont au moins 15’000 enfants. Ce bilan ne prend pas en compte toutes les morts indirectes et les corps encore sous les décombres à ce jour. À cela s’ajoute l’usage délibéré de la famine comme arme de guerre sur plus de deux millions d’habitants de la bande de Gaza et la politique d’occupation et d’apartheid excercée de longue date par Israël dans les territoires occupés qui est clairement contraire au droit international.
En tant qu’État dépositaire des Conventions de Genève et siège du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, la Suisse a une responsabilité particulière. L’inaction, en particulier du DFAE, est inacceptable et doit changer immédiatement.
Cet appel à manifester est porté par une coalition d’organisations et d’acteurs politiques oeuvrant pour un engagement plus courageux de la Suisse face à la situation et pour une mise en œuvre des revendications adressées au Conseil fédéral.
Cette manifestation est autorisée et pacifique, ouverte et accessible à toute personne souhaitant adresser des revendications claires au Conseil fédéral. La propagande haineuse, le racisme, l’islamophobie ou l’antisémitisme ne seront pas tolérés.
De plus amples informations sur la situation humanitaire à Gaza :
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Communiqué
16.06.2025, Coopération internationale
Le Comité d'aide au développement (CAD) de l'OCDE a publié aujourd'hui les résultats de l'examen par les pairs de la coopération suisse au développement. Si la Suisse est saluée pour sa volonté de s'engager dans des projets complexes et à long terme, elle est aussi invitée à revenir sur les coupes budgétaires opérées dans sa coopération au développement et à améliorer la cohérence de ses politiques. En outre, elle ne doit pas renouer avec l'aide liée, très critiquée sur la scène internationale.
L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) déplore dans son rapport final les coupes budgétaires opérées dans la coopération au développement et invite la Suisse à veiller à ce que son aide à l'Ukraine s'ajoute à son budget ordinaire consacré au développement, afin de ne pas compromettre son engagement apprécié et efficace à long terme dans les pays les plus pauvres.
Un accent particulier est également placé sur le retour de l'aide liée. Cette pratique aujourd’hui décriée consiste à subordonner l'octroi d'une aide au développement à l'achat de biens et de services dans les pays donateurs. Non seulement elle nuit à l'économie locale des pays en développement, mais elle coûte aussi plus cher aux pays donateurs qu'une adjudication ouverte. Les pairs chargés de l’examen recommandent donc à la Suisse, notamment dans le cadre de son programme pour l'Ukraine, de ne pas ternir son bilan exemplaire en matière de suppression de l'aide liée et de maintenir ses efforts pour garantir un bon rapport qualité-prix de ses programmes. Il est à noter qu'avec les 500 millions de francs déjà réservés exclusivement à des entreprises suisses dans le cadre du programme pour l'Ukraine, la Suisse met en péril tant l'efficacité de sa coopération au développement que sa réputation de donateur fidèle à ses principes.
Les examinateurs.trices concluent que la coopération suisse au développement est exemplaire à bien des égards. Le CAD salue notamment la pratique d'évaluation de la Suisse et sa volonté de s'engager dans des projets à long terme et complexes. Il suggère toutefois des améliorations dans plusieurs domaines : il faudrait par exemple mettre davantage l’accent sur la réduction de la pauvreté et le principe de « ne laisser personne de côté » dans tous les projets, améliorer la coordination entre le SECO et la DDC ou encore rendre la communication plus stratégique.
Par ailleurs, le Comité d'aide au développement de l'OCDE rappelle une fois de plus à la Suisse qu'elle doit accorder davantage d’attention aux effets transfrontaliers négatifs d'autres domaines politiques sur le développement durable et analyser ces effets de façon systématique et intersectorielle, notamment dans les domaines du commerce des matières premières et de la lutte contre les flux financiers illicites. « Sans l'intégration cohérente de tous les domaines politiques, le développement durable restera une illusion, tant dans les pays du Sud global que chez nous », conclut Andreas Missbach, directeur d’Alliance Sud. C'est précisément cette cohérence politique qui sera mise à l'épreuve lors de la Conférence des Nations unies sur le financement du développement à Séville (du 30 juin au 3 juillet).
Informations complémentaires :
Kristina Lanz, experte en coopération internationale, tél. +41 31 390 93 40, kristina.lanz@alliancesud.ch
Andreas Missbach, directeur Alliance Sud, tél. +41 31 390 93 30, andreas.missbach@alliancesud.ch
En détail :
L'examen par les pairs (peer review) de la coopération suisse au développement, qui a lieu tous les quatre ans et a été réalisé l'an dernier par une délégation du Luxembourg, de Hongrie et de Croatie, repose sur des entretiens avec plus de 90 protagonistes de la coopération au développement en Suisse ainsi que sur des visites de projets helvétiques au Zimbabwe et en Afrique du Sud
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Gaza : déclaration des organisations de développement
23.05.2025, Coopération internationale
La situation humanitaire dans la bande de Gaza est catastrophique. Les organisations suisses de développement demandent au Conseil fédéral de se rallier à la déclaration conjointe de plus de 20 États et de tout mettre en œuvre sans délai pour que l'aide humanitaire puisse être fournie sans restriction et de manière impartiale.
Enfermée au milieu des destructions, la population de Gaza est exposée sans défense à la famine et aux offensives incessantes. Pourtant, le gouvernement israélien restreint massivement l'aide humanitaire.
© Keystone/EPA/Mohammed Saber
Communiqué de presse commun d'Alliance Sud, Caritas Suisse, EPER, Helvetas, Terre des hommes, Swissaid et Solidar Suisse.
Alors que les premiers camions d'aide humanitaire sont à nouveau entrés dans la bande de Gaza cette semaine, le gouvernement israélien continue de restreindre l'approvisionnement vital de la population civile. Les transports actuels sont loin d'être suffisants pour approvisionner les 2,1 millions de personnes qui en ont besoin. Parallèlement, l'armée israélienne poursuit son offensive terrestre lancée en début de semaine, mène des raids aériens dans la bande côtière densément peuplée et entasse la population civile dans des zones de plus en plus petites. Les équipements humanitaires ou les convois sont régulièrement attaqués. La situation de la population civile a pris des proportions catastrophiques. Cela nécessite de toute urgence une action résolue et coordonnée au niveau international.
Le plan israélien d'acheminement de l'aide humanitaire dévoilé ces derniers jours est alarmant pour plusieurs raisons : dans quatre « hubs », les marchandises doivent être distribuées exclusivement dans le sud de la bande de Gaza et sous le contrôle exclusif d'Israël. Les longues voies d'accès à travers des zones non sécurisées et détruites, où les combats se poursuivent, mettent en danger les personnes dans le besoin et le personnel humanitaire. L'approvisionnement est ainsi fortement limité et n’est accessible qu'à ceux qui se soumettent à un contrôle de sécurité de l'armée israélienne. Il est également prévu que des forces de sécurité privées remplacent les organisations humanitaires indépendantes. Ce plan est fondamentalement en contradiction avec le principe de neutralité de l'aide humanitaire prévu par le droit international et associe l'aide d'urgence à des objectifs politiques et militaires. L'aide humanitaire ne doit pas être instrumentalisée par les belligérants.
Caritas Suisse, EPER, Helvetas, Terre des hommes, Swissaid, Solidar Suisse et Alliance Sud appellent donc le Conseil fédéral à s'engager en faveur d'un accès immédiat et illimité à l'aide humanitaire pour les populations civiles en détresse, ainsi que pour le respect du droit international humanitaire, et ce à différents niveaux :
Les habitants de Gaza ont besoin d'aide – immédiatement. Les projets menés par les ONG suisses avec leurs organisations partenaires sur place témoignent de cette urgence. La Suisse doit être à la hauteur de sa tradition humanitaire et s'engager pour un respect strict du droit international humanitaire.
Pour plus d’informations :
Alliance Sud
Marco Fähndrich, porte-parole
079 374 59 73, marco.faehndrich@alliancesud.ch
Caritas Suisse
Fabrice Boulé, porte-parole
041 419 23 36, medias@caritas.ch
EPER
Lorenz Kummer, porte-parole
076 461 88 70, lorenz.kummer@heks.ch
Terre des hommes Lausanne
Cyril Schaub, relations médias
058 611 07 45, cyril.schaub@tdh.org
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Sahel
25.03.2025, Coopération internationale
Ibrahim Maïga est spécialiste du Sahel à l’International Crisis Group. Alliance Sud lui a demandé ce que les récents coups d’Etat au Mali, au Burkina Faso et au Niger impliquent pour la démocratie dans la région et la coopération au développement de la Suisse. Entretien d’Isolda Agazzi.
Un travail de reconstruction commun malgré la situation fragile : pour que la Grande Mosquée de Djenné, au Mali, puisse résister à la saison des pluies, les habitants la recouvrent chaque année d’une couche d’argile.
© Keystone / AP / Moustapha Diallo
Selon l’analyste malien, qui partage son temps entre Dakar et Bamako, si le modèle de démocratie formelle a du plomb dans l’aile, les valeurs démocratiques emportent toujours l’adhésion de la population. Il est donc d’autant plus important que les partenaires occidentaux restent engagés dans des projets de développement, car les attentes vis-à-vis des Etats n’ont jamais été aussi élevées. Pourtant les régimes militaires en place se concentrent sur le volet sécuritaire et les « nouveaux acteurs » que sont la Chine, la Russie et la Turquie – qui en réalité ne sont pas nouveaux du tout – s’intéressent au business et à la coopération militaire, et peu à la lutte contre la pauvreté.
« global » : Pourquoi les coups d’Etat ont-ils repris au Sahel ?
On assiste à un retour de l’armée dans les trois pays – Mali, Burkina Faso et Niger – qui ont connu des coups d’Etat déjà entre 2010 et 2014. C’est-à-dire dans un passé pas si lointain, contrairement à d’autres pays d’Afrique où il n’y a pas eu de putsch depuis les années 1990. A cela s’ajoute la présence de conditions sécuritaires et politiques qui ont créé un terreau favorable à l’immixtion des militaires, qui se sont posés en sauveurs. Au Mali et au Burkina Faso, la situation n’a pas cessé de se dégrader depuis dix ans, malgré la présence d’un important dispositif international de stabilisation, composé par la force de l’ONU, les opérations militaires de la France et les missions de formation de l’Union européenne.
Cela a donné lieu à une double désillusion : d’une part, celle des militaires à l’égard des acteurs politiques parce que, malgré les investissements conséquents consentis par les régimes civils pour améliorer les capacités des forces de sécurité, celles-ci ne sont pas arrivées à contenir l’insécurité. Tout cela sur fond de corruption autour de l’acquisition d’équipements militaires. D’autre part, la désillusion de la population vis-à-vis des élites dirigeantes, perçues comme corrompues après la révélation de plusieurs affaires de malversation, dans un contexte marqué par des conditions socioéconomiques difficiles.
Le soutien populaire à ces régimes militaires n’est-il pas étonnant, après l’important mouvement de démocratisation qu’a connu l’Afrique de l’Ouest au début des années 1990 ?
En effet, le contraste est saisissant entre l’euphorie démocratique d’il y a trente ans et le soutien de la population aux militaires, aujourd’hui. Cela s’explique par l’essoufflement du modèle démocratique qui a vu le jour au début des années 1990, après les conférences nationales souveraines. Le régime qui associe liberté politique et développement économique n’a pas été au rendez-vous. Certes, le Mali des années 1990 ne ressemble pas à celui d’aujourd’hui, mais les progrès ont été insuffisants.
Ibrahim Maïga
Ibrahim Maïga est actuellement Conseiller principal pour le Sahel à l’International Crisis Group. Auparavant, il a été Représentant régional pour le Sahel à l'Institut néerlandais pour la démocratie multipartite. Il a également occupé le poste de Conseiller spécial du Premier ministre du Mali, en charge des questions de sécurité, de gouvernance et de réformes politiques. De 2015 à 2020, il a successivement exercé plusieurs fonctions auprès de l’Institut d’études de sécurité, un think tank panafricain.
Est-ce l’échec du système libéral – tant du point de vue politique qu’économique ?
C’est en tout cas l’échec d’une façon de faire, d’un modèle de gouvernance basé sur une démocratie formelle avec des constitutions proclamatrices. Car la gestion des affaires publiques n’a pas toujours été démocratique, sur fond de recul de l’Etat de droit. Dans cette partie de l'Afrique, on s’est attachés à la construction de démocraties électorales, parfois au détriment de la consolidation de véritables Etats de droit. Tout cela interroge sur le statut démocratique de ces pays, notamment le Mali qui était la vitrine de la démocratie en Afrique de l’Ouest (avec le Sénégal et le Ghana) jusqu’à la descente aux enfers de 2012 (premier coup d’Etat).
Je ne crois pas que la population rejette totalement le modèle démocratique – dans les débats et les entretiens on y revient toujours.
Est-ce à dire que la population ne croit plus à la démocratie ?
Je ne crois pas qu’elle rejette totalement le modèle démocratique – dans les débats et les entretiens on y revient toujours. Mais la façon de faire la démocratie, avec un parti au pouvoir qui abuse des deniers publics, ne passe plus. En revanche, la majorité des gens tiennent au principe de la liberté d’expression et du choix souverain des populations. Cela explique que, malgré la situation de transition, la constitution adoptée en 2023 au Mali consacre la démocratie comme mode d’accession et de gestion du pouvoir.
Pourtant les élections ont été renvoyées aux calendes grecques….
Absolument, il y a une absence de visibilité et de clarté sur les calendriers de ces transitions, excepté peut-être au Burkina Faso où la période de transition devrait se terminer en 2027. Entre 2000 et 2020, les coups d’Etat dans ces pays ont été suivis de transitions démocratiques de courte durée. Au Mali elle a duré 16 mois, au Burkina Faso 14 mois et au Niger 15 mois.
Aujourd’hui ces transitions se revendiquent comme des « transitions de refondation » : elles visent à remettre à plat toute la gouvernance et la gestion « démocratique » du pays pour identifier ce qui a fonctionné ou non. L’exercice n’est pas inutile, mais les régimes sont peut-être en train de s’y perdre, avec toutes les dérives potentielles liées à un maintien prolongé au pouvoir. Ces transitions deviennent aussi de moins en moins inclusives de toutes les forces politiques et sociales. Au Niger et au Burkina Faso, les activités politiques ont été interdites, et là où elles sont encore autorisées, il y a une absence de dialogue. Au Mali, si la trajectoire n’est pas ajustée, la transition risque de déboucher sur une impasse politique.
Les populations adhèrent-elles à ces transitions ?
Sur le principe oui, il y a un véritable engouement porté par une profonde aspiration au changement. En 2020, j’ai participé aux concertations nationales au Mali, et les débats étaient animés, il y avait une réelle volonté de s’attaquer aux racines du problème. On pariait sur le fait qu’une autorité de transition, affranchie de certaines contraintes politiques et limitée dans le temps, peut entreprendre des réformes, contrairement à un pouvoir élu qui peut être tiraillé par les agendas parfois contradictoires et à court terme de ses animateurs. En pratique, cela s’est avéré plus difficile et complexe.
On attendait des militaires qu’ils renforcent la sécurité, or elle semble se détériorer.
Elle s’est améliorée par endroits, s’est dégradée à d’autres. Le nombre d’incidents a aussi augmenté, car les forces armées mènent davantage d’opérations. Elles disposent désormais d’équipements modernes qu’elles n’avaient pas auparavant, en partie grâce à des partenariats avec la Russie, la Chine et la Turquie – cette dernière étant le fournisseur exclusif de drones. Ces partenariats semblent satisfaire une grande partie des officiers et les régimes en place, car les livraisons ne sont pas soumises à des conditions spécifiques en matière de gouvernance et de droits humains. Cela donne des armées plus équipées, plus performantes, mais débouche aussi sur une autre réalité : une hausse des violences contre les civils et des risques plus élevés de victimes collatérales avec le recours aux drones.
Le renforcement de la sécurité a parfois éclipsé les enjeux liés à l’éducation, à la santé ou même à l’économie.
L’augmentation des budgets des armées et les réductions de la coopération dans les pays du Nord n’entraînent-ils pas un recul du développement ?
Les régimes militaires ont créé des attentes énormes vis-à-vis de l’Etat, qui avaient par endroits disparu. Elles sont alimentées par un discours souverainiste, qui met l’accent sur le rôle premier de l’Etat dans la construction des routes, des infrastructures et la fourniture d’énergie. Ce discours tend à faire croire que les Etats peuvent résoudre seuls ces besoins, alors même qu’ils ont moins d’argent en raison de la situation politique et des coupes dans la coopération au développement des pays du Nord et des institutions financières internationales. Au Mali, par exemple, l’électricité est un défi immense depuis deux ans. On vit au rythme des coupures et sans énergie, l’économie ne tourne pas. Le renforcement de la sécurité a parfois éclipsé les enjeux liés à l’éducation, à la santé ou même à l’économie.
Est-ce qu’un petit pays comme la Suisse a encore un rôle à jouer dans la coopération au développement ?
Certes, la Suisse est un pays de petite taille, mais elle possède une tradition assez longue de soutien aux initiatives locales. Elle a encore bonne presse, ce qui n’est pas le cas d’autres pays dont le modèle de coopération est remis en cause. Cette relative bonne opinion et historicité permettent de promouvoir des projets d’accès à l’eau et à l’énergie et de soutenir la bonne gouvernance et la décentralisation, qui ont un impact direct sur la vie des populations. Ses liens avec d’autres acteurs que l’Etat – les organisations de la société civile, les organisations de jeunes et de femmes – est aussi un atout, même si ce n’est pas spécifique à la Suisse. Cela donne une forme de légitimité à sa présence dans la région.
Cependant, comme tous les acteurs, la Suisse fait face à un changement assez notable : on est passé d’une région où le dispositif international de stabilisation était important – avec une forte présence de l’ONU, l’Union africaine et d’autres partenaires, notamment la France – à un environnement où les chefs de file sont les Etats. On a d’abord pensé qu’on pouvait les contourner pour travailler uniquement avec les organisations de la société civile et les organisations non gouvernementales, mais ils restent incontournables. Ils sont revenus dans le « driving seat ».
Les bailleurs occidentaux comme la Suisse ont un rôle à jouer dans le plaidoyer, ils doivent continuer à soutenir le développement.
Les bailleurs étrangers doivent-ils travailler avec des régimes non démocratiques ?
C’est un dilemme difficile, mais on n’améliorera pas la situation sans des Etats efficaces. Il y a déjà de la collaboration avec les régimes militaires, même si c’est parfois à une échelle plus petite et sur des questions techniques. La question est donc plutôt de savoir jusqu’où la collaboration doit aller. Les bailleurs occidentaux comme la Suisse ont un rôle à jouer dans le plaidoyer, ils doivent continuer à soutenir le développement. Il vaut mieux rester engagé et saisir les opportunités et les ouvertures là où elles se présentent. On est peut-être en train de passer de moments assez durs dans la façon dont ces régimes ont mené leurs relations extérieures jusque-là, à une « Realpolitik » où ils se rendent compte qu’ils ont besoin de pays comme la Suisse, qui ont une longue tradition dans la réponse à des défis non sécuritaires. Il faut jouer la carte du long terme, c’est une façon de rester auprès des populations car leur mémoire est plus longue que celle des institutions. D’autant plus que le non-engagement a aussi un coût : celui de se faire évincer par des compétiteurs stratégiques.
Comment voyez-vous les relations avec la Chine, la Turquie et la Russie à long terme ?
On parle de nouveaux alliés, mais en réalité ils ne sont pas si nouveaux que cela. Ces pays ont des relations avec le Sahel de longue date – l’URSS au moins depuis les indépendances. La Chine aussi, du fait de son intérêt pour les terres rares ou de ses investissements dans le pétrole au Niger et le sucre au Mali, par exemple, et ça ne va pas faiblir. La Turquie a de nouvelles ambitions, elle ne se limite pas à vendre des drones aux armées. A Niamey, le nouvel aéroport et l’hôtel Radisson ont été construits par les Turcs ces dix dernières années. Ces projets s’inscrivent dans une perspective longue qui va probablement continuer, mais ces acteurs ne s’engagent pas, pour l’instant, dans les mêmes domaines que les Occidentaux, à commencer par l’aide au développement. C’est avant tout du business, avec l’achat d’équipements militaires payés comptant par les Sahéliens. Les plus gros contributeurs de la coopération au développement au Mali sont les Etats-Unis. Si le gel de 90 jours de l’aide américaine décrété par Donald Trump se poursuit, cela compliquera une situation déjà précaire. Et il est peu probable que les Européens remplacent les Américains dans ce domaine, et encore moins les Chinois ou les Turcs.
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