Partager l'article
Article
Développement par bonds dans le solaire
29.11.2025, Justice climatique
Dans la lutte géopolitique pour la suprématie technologique, Trump veut freiner l'ascension de la Chine. Mais sous la présidence de ce climatosceptique notoire, les États-Unis sont déjà à la traîne dans le domaine crucial de la technologie solaire. La Chine, en revanche, équipe assidûment l'Afrique de panneaux solaires – le continent qui a le plus besoin d'électricité produite à partir d'énergies renouvelables.
Sur le continent africain, les besoins en électricité fiable sont énormes. Un homme présente un panneau solaire à vendre dans un magasin à Abuja, au Nigeria. © Keystone/AP/Olamikan Gbemiga
Le gouverneur de Californie, Gavin Newsom, a également pris la parole lors de la COP30 à Belém. Il a déploré que Trump relègue les États-Unis au second plan en matière de politique climatique. Le scientifique et activiste écologiste kényan Mohamed Adow a déclaré à la BBC qu’il s’agissait d’un « acte d'autosabotage », car cela conduirait finalement les États-Unis à « passer à côté de l’énergie du futur ».
En effet, alors que les États-Unis se perçoivent comme engagés dans une course technologique avec la Chine dans d’innombrables domaines, une course qu'ils souhaitent ardemment remporter, la partie est jouée sur le plan de la technologie solaire. Les trois quarts des panneaux solaires produits depuis 2010 proviennent de Chine, et cette part a considérablement augmenté ces dernières années. Cela a été rendu possible par la volonté affichée des dirigeants chinois de décarboner le pays (à moyen terme ; pendant longtemps, la production d'électricité à partir du charbon a été développée en parallèle). Et ce, avec des technologies et des équipements fabriqués dans le pays.
Le succès de cette stratégie pose problème aux milieux qui, pour des raisons idéologiques, rejettent par principe la politique industrielle en général, et, a fortiori, la politique industrielle dite verte. Ces milieux sont particulièrement influents en Suisse, des facultés d’économie à la NZZ, en passant par le SECO. La surproduction actuelle en Chine est alors volontiers pointée du doigt. Or, cette surproduction est relative au regard des énormes besoins non satisfaits en électricité abordable et fiable. 800 millions de personnes, majoritairement en Afrique, n'ont toujours pas accès au courant électrique.
Mais quelque chose se produit actuellement en Afrique, ce que le groupe de réflexion énergétique à but non lucratif Ember qualifie de « décollage africain du solaire ». Ember le prouve avec des chiffres saisissants, et la Chine, bien sûr, joue un rôle central dans ce contexte. Ces deux dernières années, les importations de panneaux solaires en provenance de l’empire du Milieu (hors Afrique du Sud) ont presque triplé. Ce bond a été observé dans toute l'Afrique. 20 pays ont établi de nouveaux records d'importation de modules solaires au cours des douze mois précédant juin 2025. 25 pays ont importé des quantités considérables (plus de 100 mégawatts). En Sierra Leone, par exemple, les modules importés en un an peuvent couvrir 61 % de la production d'électricité du pays (2023).
Dans une grande partie de l'Afrique, la technologie de la téléphonie mobile a pu s'affranchir de l'étape qu'a représentée le développement de l'infrastructure téléphonique fixe dans les pays du Nord global. L'énergie solaire a le même potentiel de développement par bonds (leap-frogging). Au lieu d'une production d'énergie centralisée et à grande échelle en un seul lieu, l'énergie solaire permet une production décentralisée, au plus près des populations qui ont besoin d'électricité. Le potentiel de l'énergie solaire pour le développement de l'Afrique serait encore plus grand si son utilisation ne dépendait pas uniquement des importations en provenance de Chine. De premières approches timides de production locale sont à signaler en Égypte, au Maroc, au Nigéria et en Afrique du Sud.
Communiqué
COP30: bilan mitigé à Belém
22.11.2025, Justice climatique
La COP30 s'est achevée aujourd'hui à Belém sur un bilan mitigé, après d'âpres négociations visant à faire progresser la justice sociale et à assurer une transition équitable vers l'abandon des énergies fossiles. La Suisse s'est engagée en faveur d'objectifs ambitieux, mais elle est elle-même à la traîne en matière de protection du climat sur son territoire et de financement de la lutte contre le changement climatique à l'étranger.
© Alliance Sud
En ce qui concerne la sortie des énergies fossiles, le résultat est décevant ; il reflète la situation internationale difficile avec le renforcement des défenseurs de ces énergies. Le déficit de financement considérable dans les pays du Sud reste un obstacle majeur à la conclusion d'accords sur des plans de sortie plus ambitieux. Ce déficit est lié à l'injustice résultant du fait que les 10 % les plus riches de la population mondiale sont responsables de 48 % des émissions, tandis que la moitié la plus pauvre n'émet que 12 % de celles-ci, mais est la plus touchée par la crise climatique.
Grâce notamment au travail acharné de nombreux pays du Sud et de la société civile, la COP30 a toutefois réussi à adopter un mécanisme de « transition juste » visant à garantir la justice sociale dans les mesures de protection du climat. Il s'agit là d'un élément important pour rendre ces mesures socialement justes et équitables dans les années à venir. Ce mécanisme vise à soutenir les travailleurs et travailleuses, les communautés et les pays dans leurs efforts, par exemple en améliorant la coopération internationale et le partage des connaissances.
Delia Berner, experte en politique climatique internationale chez Alliance Sud, déclare :
- « Il ne suffit pas de s'engager une fois par an à la COP en faveur de la sortie des énergies fossiles. Le Conseil fédéral doit donner la priorité à la protection du climat tout au long de l'année : dans le cadre de la décarbonisation de la Suisse, mais aussi dans les nombreux contacts diplomatiques avec les grands émetteurs. »
- « L'accord prévoit clairement de tripler le soutien apporté aux pays du Sud pour leur adaptation au changement climatique. Pour cela, la Suisse doit mobiliser davantage de fonds publics – elle devrait de toute urgence réserver les montants correspondants provenant des recettes du système d'échange de quotas d'émission. »
Bettina Dürr, experte climat chez Action de Carême et observatrice sur place, déclare :
- « La COP30 n'a pas réussi à concrétiser la mise en œuvre de l'objectif de financement climatique de Bakou, à savoir 300 milliards de dollars par an d'ici 2035. Les pays industrialisés n'ont pas de plan pour augmenter le financement international de la lutte contre le changement climatique, alors qu'ils en ont la responsabilité en vertu de l'accord de Paris. »
- « La Suisse affiche certes de grandes ambitions en matière de protection du climat, mais elle occulte chaque année le fait que cela nécessite également des moyens financiers. Le Conseil fédéral s'est rendu à Belém sans avoir pris de décision sur la manière dont l'objectif financier de Bakou devait être mis en œuvre en Suisse. Nous demandons que la Suisse contribue à hauteur d'au moins 1 % aux 300 milliards de dollars par an. ».
David Knecht, expert climat et énergie chez Action de Carême et observateur sur place, déclare :
- « Les mesures de protection du climat doivent être centrées sur les personnes. La COP30 nous rapproche de cet objectif grâce au mécanisme de transition juste. Nous devons nous en réjouir ! Dans le même temps, la communauté internationale n'a pas réussi à combler le fossé flagrant entre l'objectif de l'accord de Paris et les ambitions climatiques des États. La COP30 ne fournit pas de plan global sur la manière dont les États peuvent accélérer la mise en œuvre de mesures de protection du climat socialement équitables et financées. C'est du temps perdu. »
- La Suisse doit désormais redoubler d'efforts pour faire avancer la mise en œuvre au niveau national afin de pouvoir envoyer des signaux positifs lors des prochaines négociations. Cela signifie également qu’elle ne doit pas compter sur les compensations à l'étranger pour réduire ses émissions nationales. Nous devons de toute urgence exploiter le potentiel de réduction au niveau national afin de faire progresser la protection du climat.
Pour plus d’informations :
Alliance Sud, Delia Berner, Experte en politique climatique internationale, tél. +41 77 432 57 46 (par WhatsApp), delia.berner@alliancesud.ch
Marco Fähndrich, Responsable médias Alliance Sud, tél. 079 374 59 73, marco.faehndrich@allliancesud.ch
Action de Carême, Bettina Dürr, Responsable du programme justice climatique, tél. +41 79 745 43 53 (par Signal ou WhatsApp), duerr@fastenaktion.ch
Action de Carême, David Knecht, Responsable du programme justice climatique, tél. +41 76 436 59 86 (par Signal ou WhatsApp), knecht@fastenaktion.ch
Partager l'article
ENQUÊTE
Comment le lobby pétrolier sabote la transition énergétique
27.10.2025, Justice climatique
La politique climatique suisse mise avant tout sur des compensations discutables à l'étranger. Comment en est-on arrivé là ? L’explication cachée a pour nom Avenergy Suisse, comme le révèle notre enquête sur ses méthodes problématiques.
Quand les pollueurs façonnent la politique climatique : l'industrie pétrolière s'oppose aux mesures climatiques nationales tout en faisant la promotion des compensations à l'étranger. Raffinerie de pétrole à Cressier, près de Neuchâtel. © REUTERS/Michael Buholzer
Au cours des 20 dernières années, la Suisse a mis en place une politique climatique qui ne lui permet d’atteindre que partiellement ses objectifs climatiques en réduisant les émissions de CO2 à l’intérieur du pays. Cela s’explique notamment parce qu’elle prend étonnamment peu de mesures de décarbonation dans le secteur des transports et que de nouveaux chauffages au mazout et au gaz sont toujours installés dans les bâtiments. C’est pourquoi, lors des négociations de l'accord de Paris, la Suisse a ardemment plaidé pour pouvoir continuer à comptabiliser les réductions d’émissions achetées à d’autres pays dans le cadre de ses objectifs climatiques afin d’embellir son bilan.
Comment se fait-il que la Suisse ait choisi cette voie de compensation carbone et continue de la suivre aujourd'hui malgré de nombreuses critiques ? Une enquête d'Alliance Sud révèle les instruments utilisés par le lobby pétrolier pour influencer fortement les décisions clés de la politique climatique suisse et retarder la décarbonation dans le pays. Comme substitut, il préconise l'achat de certificats d'émission à l'étranger. Il agit dans l'intérêt des groupes pétroliers internationaux et il est en partie financé par eux.
Le lobby pétrolier helvétique a pour nom Avenergy Suisse. Il est financé par ses membres, les importateurs de combustibles et de carburants, qui sont en partie des filiales de compagnies pétrolières étrangères. Les négociants en combustibles sont en outre représentés par Swissoil, dont le directeur, Ueli Bamert, est également le responsable politique d'Avenergy Suisse. Ueli Bamert est actuellement candidat UDC à l'élection à la présidence de la ville de Zurich. Le lobby pétrolier agit généralement en étroite collaboration avec le lobby automobile et souvent aussi avec l'Association suisse des propriétaires fonciers (HEV). Après un conflit avec economiesuisse au sujet de la loi sur le CO2, les lobbies pétroliers et automobiles ont rejoint l'Union suisse des arts et métiers (USAM), qui représente les intérêts des PME, mais qui fait une exception pour les groupes pétroliers. Entre-temps, Avenergy est également redevenue membre d'economiesuisse.
Comment le lobby pétrolier procède-t-il ? Alors qu'il n'y a pas de données sur le financement d'Avenergy Suisse ou de ses membres, ses activités sont suffisamment visibles pour illustrer ses instruments et ses méthodes.
Des arguments fallacieux
Alors que les émissions de CO2 produites en Suisse sont très faibles, écrit Avenergy sur son site web, « les émissions suisses augmentent globalement en raison de la consommation de marchandises importées. Il est donc judicieux de garder toutes les options ouvertes pour les mesures de protection du climat en Suisse et à l'étranger ». La fondation KliK (voir ci-dessous), responsable des compensations à l'étranger, a également argumenté sur les émissions importées dans une interview du Tages-Anzeiger en novembre 2021. Selon elle, en 2017, le Conseil fédéral a défini sa politique climatique jusqu'en 2030 en intégrant la compensation à l'étranger comme élément fixe, sachant que la population et l'économie produisent à l'étranger, via leurs importations, autant de CO2 qu'elles n'en produisent dans leur propre pays. La Suisse a donc l'obligation de réduire également ses émissions de CO2 à l'étranger. Le fait que les émissions importées de notre pays dépassent les émissions nationales est bien sûr vrai, et que la Suisse aurait la responsabilité de réduire ces émissions grises également. Pourtant ni le Conseil fédéral ni Avenergy n'ont jamais exigé la compensation des émissions importées. La compensation à l'étranger a toujours été un moyen d’améliorer le bilan des émissions nationales. En effet, la réduction des émissions importées ne relève pas de l'accord de Paris et n'est pas considérée comme une responsabilité de la Suisse par de nombreux acteurs. Ainsi, lors de la consultation sur l'ordonnance relative à la loi sur les objectifs en matière de protection du climat, sur l’innovation et sur le renforcement de la sécurité énergétique (OCI), Avenergy Suisse a soutenu la demande de l'Union suisse des arts et métiers, dans laquelle on peut lire que les émissions indirectes ne font pas partie de la politique climatique suisse. L'argument selon lequel on compense à l'étranger parce qu’on importe beaucoup d'émissions est trompeur. Il occulte le fait que la Suisse ne s’efforce même pas de réduire suffisamment ses émissions nationales.
Fig. Dans une interview accordée au Tages-Anzeiger le 26.11.2021, le directeur de la Fondation KliK avance le même argument qu'Avenergy : les compensations à l'étranger sont opportunes vu la responsabilité liée aux émissions importées. Or, cet argument est trompeur, car la Suisse ne compense que ses émissions nationales ; elle ne lutte même pas contre les émissions importées.
Le Conseil des États prête l’oreille à la « demande » de la branche
Le grand succès du lobby pétrolier, voilà vingt ans, qui a introduit un « centime climatique » comme mesure volontaire de l'économie pour compenser les émissions de CO2 à l'étranger, évitant ainsi une taxe CO2 prévue par la loi, est bien documenté. Le lobby pétrolier a créé lui-même la fondation de compensation et en a nommé le conseil de fondation - aujourd'hui la Fondation KliK. Il était ainsi clair que la Suisse n'atteindrait ses engagements au titre du Protocole de Kyoto, si tant est qu'elle le fasse, qu'au moyen de compensations à l'étranger. Il s'est avéré, suite à une étude ultérieure, que la majorité des certificats négociés dans le cadre du Protocole de Kyoto ne valaient pas le papier sur lequel ils étaient écrits.
Cette influence n'était pas seulement significative il y a 20 ans ; le secteur est aujourd'hui encore bien connecté. Selon les liens d’intérêts publiés, de nombreux représentants du lobby automobile, de l'Association suisse des propriétaires fonciers et de l'Union suisse des arts et métiers siègent au Parlement, dont des cadres influents de partis ou de groupes parlementaires. Le conseiller fédéral Albert Rösti a été président de Swissoil et conseiller national jusqu'à fin 2022 ; il est aujourd'hui ministre du climat, de l'énergie et des transports. Avenergy se fait en outre représenter par l’agence farner, qui dirige également, en son nom, le groupe parlementaire sur l’hydrogène.
Un épisode survenu l’année dernière au Conseil des États lors des débats sur la loi sur le CO2 illustre l’importance et l’évidence de l'influence de la branche sur la politique (voir encadré). Lorsque le conseiller aux États Hans Wicki a déposé à court terme une motion visant à remplacer le terme « carburants synthétiques » par « carburants renouvelables », il l’a justifié par une
« demande » de la branche. Après qu'un collègue lui ait fait remarquer que le changement souhaité réduirait considérablement l’impact climatique de la mesure, l'auteur a déclaré ne pas être en mesure d’évaluer la situation, se contentant d’indiquer que la branche lui avait signalé la nécessité d’une « correction ». Et le Conseil des États a adopté l’amendement par 27 voix contre 13 en faveur de la branche pétrolière. Le Conseil national est ensuite revenu sur cette décision.
Fig. Le conseiller aux États Hans Wicki a déposé, à la demande du secteur pétrolier, une proposition d'amendement visant à réduire l'impact climatique de la loi sur le CO2. La majorité du Conseil l’a rapidement approuvé.
Autre épisode montrant cette influence politique : lors de la dernière révision de la loi sur le CO2 au Parlement, les mesures de protection du climat ont été affaiblies au point que la Suisse dépend désormais davantage de la compensation à l'étranger que ne l 'avait proposé le Conseil fédéral. Par la suite, la branche a manifestement fait pression sur l’OFEV pour qu’il l’oblige à moins compenser de CO2 elle-même.
Avenergy et les associations partageant ses idées s'assurent également cette influence grâce à des dons ciblés lors des élections fédérales. Alors que le registre national des financements politiques pour les dernières élections de 2023 tend à révéler plutôt les dons importants du lobby automobile et de l'Association suisse des propriétaires fonciers, un registre cantonal recense aussi des traces des activités d'Avenergy. Contrairement au registre national, celui du canton de Fribourg indique aussi de manière transparente des montants à quatre chiffres. En 2023, Avenergy a soutenu les deux candidats au Conseil des États du PLR et de l'UDC à hauteur de 5'000 francs chacun. Cela suggère qu'elle soutient aussi directement des candidats dans d'autres cantons. Le registre national, quant à lui, offre trop de possibilités de contournement pour que l'absence d'inscription signifie automatiquement qu'aucun don n'a été versé à certains partis ou candidats. La vérité reste obscure.
Avenergy mène la justice climatique jusqu’à l’absurde
En 2021, lors du référendum contre la loi révisée sur le CO2, Avenergy a mené la campagne du
« non » qui a coûté des millions. Mais à côté de la campagne officielle du lobby pétrolier et de ses alliés, des campagnes secondaires ont émergé qui, à première vue, semblaient moins liées au lobby pétrolier, mais qui l’étaient en réalité. Le comité libéral pour une politique environnementale efficace (liberales Komitee für eine wirksame Umweltpolitik), qui s'est également engagé contre la loi, était à première vue un groupe de jeunes libéraux-radicaux. Cependant, l'entreprise familiale d’Alain Schwald, responsable de la campagne pour la Suisse alémanique, Schätzle AG, appartient à AVIA, qui est membre d'Avenergy. Le site « IG Klimagerecht » s'est également prononcé contre la loi sur le CO2. Ce site web a soutenu que la protection du climat était une tâche globale de la coopération internationale, mais a détourné le concept de justice climatique pour exiger une part significative à l’étranger dans la politique climatique suisse. L'IG en question définit la justice de telle sorte qu'aucune redistribution ne doit avoir lieu avec la protection du climat. Ce faisant, elle passe sous silence le fait que l'injustice réside dans le fait que les plus démunis souffrent le plus de la crise climatique, mais qu'ils y ont le moins contribué. Par conséquent, la justice climatique inclut aussi une redistribution sous forme de paiements compensatoires de la part des pollueurs. L'expéditeur cynique mentionné dans l'impressum : Avenergy Suisse, en tant que représentant de l’industrie pétrolière, qui alimente la crise climatique avec ses activités se chiffrant en milliards.
Par la suite, Avenergy est devenue plus prudente dans ses slogans contre les lois sur le climat et l'énergie, mais elle est restée impliquée financièrement. Et pas seulement au niveau national, comme le montre la votation sur la loi cantonale sur le climat, en Valais, en novembre 2024. « Le Nouvelliste » a rencontré le porte-parole d'Avenergy lors de la fête organisée par les opposants après la votation. Ce dernier s’est réjoui du résultat et de l'argent bien dépensé. Interrogé sur le cofinancement éventuel de la campagne par Avenergy, il a refusé tout commentaire et demandé au journaliste de taire sa présence à la fête. Les votations sur les lois cantonales sur l'énergie et le climat ont été nombreuses ces dernières années, souvent accompagnées de vastes contre-campagnes de l'UDC. En septembre 2025, le canton de Zurich a voté sur une loi sur le climat – le responsable politique d'Avenergy et directeur de Swissoil, dans le cadre de sa fonction au sein du parti UDC, a joué un rôle en vue au sein du comité de la contre-campagne, qui a utilisé des arguments trompeurs et a ainsi remporté la votation.
Fig. : Les opposants à la loi cantonale sur le climat en Valais fêtent leur victoire. Une personne manque sur la photo : « Interrogé sur le financement de cette campagne, Martin Stucky [Avenergy] refuse de répondre et demande à rester discret sur sa présence dans ce bistrot. »
Fig. Avenergy fonde une « IG Klimagerecht » en pleine campagne de votation sur la loi sur le CO2 de 2021 et redéfinit la justice climatique. Ce qui frappe, c’est que, selon elle, la justice climatique ne devrait pas conduire à une redistribution. C’est ignorer que l’injustice réside dans le fait que les plus démunis souffrent le plus de la crise climatique, mais qu'ils y ont le moins contribué.
(Archives web, état au 16.4.2021)
Fig. Le canal Youtube de l’IG Klimagerecht a également peu à voir avec une approche équitable de la crise climatique mondiale. Lors de la campagne de votation de 2021, dix courtes vidéos ont été mises en ligne contre la loi sur le CO2. Outre Henrique Schneider, alors directeur adjoint de l'Union suisse des arts et métiers (USAM), Reiner Eichenberger, professeur à l'université de Fribourg, s'est aussi fait engager par Avenergy.
(Dernière consultation : 20.10.25).
Campagnes d’image pour les énergies fossiles
Avenergy ne se contente pas de campagnes politiques, mais investit également dans des canaux qui encouragent le public à continuer d'acheter des voitures à moteur thermique et d'installer des chauffages au mazout. L’agence Bertakomm gère pour Avenergy Suisse des canaux sur sept plates-formes de médias sociaux avec des vidéos et un site web agrémenté d’articles de blog. Ces canaux remettent tour à tour en question l'abandon des énergies fossiles d'ici 2050, abordent les coûts de la transition énergétique sans évoquer ceux du réchauffement climatique, vantent les avantages des chauffages au mazout ou affirment qu'une taxe CO2 sur les carburants est insensée du point de vue des consommatrices et des consommateurs et de la branche. Cependant, la mini-série la plus visionnée est celle où l’on demande par exemple à la clientèle de stations-service si elle voyage en train ou en voiture pour ses vacances et pourquoi. Poser la même question à la gare ne fait évidemment pas partie du concept.
Swissoil organise par ailleurs des « évènements d'information » réguliers pour montrer au public que le chauffage au mazout reste autorisé presque partout et qu'il est bénéfique selon l’organisation.
Fig. : Avenergy confie à l'agence Bertakomm la gestion de ses canaux sur sept plates-formes de médias sociaux. Les contenus sont souvent critiques à l'égard du tournant énergétique ou des mesures incitant à protéger le climat.
Conclusion : Une stratégie délibérée contre la transition énergétique
La branche pétrolière s’oppose donc activement aux mesures climatiques à l'intérieur du pays – parfois avec des arguments trompeurs et toujours avec une utilisation opaque des fonds -, au niveau politique contre les instruments incitatifs et, dans l’opinion publique, via des campagnes d’information partiales contre la transition volontaire vers des technologies sans énergies fossiles. Elle a réussi à convaincre une majorité du Parlement de considérer l'achat de certificats à l'étranger comme équivalent à des réductions d’émissions nationales, alors même que la littérature scientifique sur les marchés de compensation carbone souligne depuis des décennies que les certificats CO2 ne doivent pas être comptabilisés comme des réductions d'émissions vu leur forte vulnérabilité aux erreurs.
Le lobby pétrolier a donc une part de responsabilité si les émissions ne diminuent pas assez vite en Suisse. Parallèlement, la branche, par le biais de la fondation de compensation, se vante de participer aux solutions mondiales à la crise climatique. Alors qu'elle encourage l’achat de voitures thermiques en Suisse, elle finance des vélos électriques au Ghana et des bus électriques à Bangkok. Son implication dans le marché de la compensation contribue à maintenir les émissions nationales à un niveau bien trop élevé et à maintenir la population suisse dépendante des combustibles et des carburants fossiles.
Partager l'article
Analyse
Le commerce du CO2 dans le cadre de l'accord de Paris : moteur ou frein pour la protection climatique ?
05.11.2025, Justice climatique
La communauté internationale a adopté de nouvelles règles relatives à l'échange de certificats de CO2 entre les nations voilà un an, lors de la conférence de Bakou sur le climat. Certains pays espèrent des investissements, d'autres utilisent les certificats de CO2 pour atteindre leurs objectifs climatiques. S’appuyant sur l'exemple de la Suisse, Alliance Sud et Action de Carême se demandent si l'article 6 de l’accord de Paris, qui régit le commerce des certificats, conduit vraiment à une meilleure protection du climat.
Fausse piste ou voie rapide : La Suisse compense à moindre coût ses émissions de CO2 à l'étranger et continue comme avant en matière de transport et de consommation nationaux. © KEYSTONE/Gian Ehrenzeller
La Suisse se considère comme pionnière dans l’utilisation des mécanismes conçus dans le cadre de l'accord de Paris, qui a été largement salué il y a dix ans comme une avancée majeure dans la politique climatique internationale. La Confédération a été la plus rapide à mettre en œuvre l'article 6, qui permet aux pays d’échanger des réductions d'émissions de CO2 pour atteindre leurs objectifs : elle a conclu les premiers accords bilatéraux, approuvé les premiers projets et acheté les premiers certificats. Grâce à l’achat de certificats de compensation, la Suisse peut atteindre ses objectifs climatiques sur le papier, même si ses émissions de gaz à effet de serre ne diminuent que timidement. Des projets de protection du climat sont à cette fin mis en œuvre dans le Sud global : vente de fours de cuisson performants, promotion de bus et de vélos électriques. Les réductions d'émissions qui en résultent sont ensuite créditées à la Suisse. Que signifie ce commerce du carbone pour la protection du climat à l’échelle planétaire ? Aux critiques adressées aux projets de compensation des émissions de carbone, on répond souvent que l'accord de Paris prévoit explicitement ce système. Cela n'est vrai qu'à la condition que le système d’échange de CO2 contribue globalement à une meilleure protection climatique et non à une protection moindre.
Les expert·e·s d’Alliance Sud et d’Action de Carême ont analysé dans quelle mesure la Suisse, pionnière de l’application des mécanismes de l'article 6, répond à cette exigence et ont découvert un nombre surprenant d’éléments pertinents pour répondre à cette question.
Partager l'article
Communiqué
COP30 : la Suisse doit accélérer la protection du climat au lieu de la déléguer à l'étranger
06.11.2025, Justice climatique
La Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques (COP30) s’ouvre le 10 novembre à Belém. Les nouveaux plans climatiques de la communauté internationale montrent que, dix ans après la signature de l'accord de Paris, les efforts mondiaux de protection du climat et le soutien financier aux pays les plus pauvres restent insuffisants. La Suisse doit elle aussi faire beaucoup plus à l'intérieur de ses frontières pour accélérer une transition énergétique juste et socialement responsable.
Conférence à proximité de la catastrophe : dans les environs de la COP30, les forêts tropicales, les territoires autochtones et les localités côtières souffrent depuis longtemps de la crise climatique. Affiche publicitaire pour la conférence à Belém, au Brésil. © Keystone/AP Photo/Jorge Saenz
Les données scientifiques sont sans équivoque : nous ne sommes pas sur la bonne voie. Même les objectifs climatiques nationaux récemment soumis sont insuffisants pour limiter le réchauffement global à 1,5°C. « La Conférence de l'ONU sur le climat au Brésil doit donc envoyer un signal clair : la communauté internationale est prête à changer de cap. Cela exige une sortie rapide et la plus équitable possible des énergies fossiles », affirme Andreas Missbach, directeur d'Alliance Sud.
Il faut abandonner rapidement les énergies fossiles pour freiner le réchauffement climatique et éviter des conséquences et des dommages encore plus graves. La transition énergétique doit être juste, car c'est la seule façon de garantir sa durabilité. « Elle exige l’implication des partenaires sociaux pour fermer les centrales à charbon, tout comme elle exige des partenariats avec les communautés autochtones pour protéger les forêts tropicales », explique Andreas Missbach. « Elle requiert aussi un système économique et financier plus équitable afin que davantage de pays puissent investir dans les infrastructures nécessaires ». L’expression « just transition » s'est imposée en anglais pour désigner cette transition.
Revendications d’Alliance Sud
- La Suisse doit œuvrer à l’adoption d’un plan pour accélérer l’action climatique lors de la COP30. Elle doit inciter tous les pays à renforcer les plans climatiques qu’ils ont soumis cette année afin que les efforts planétaires soient suffisants.
- La Suisse doit se fixer des objectifs plus ambitieux et prendre les mesures nécessaires pour les atteindre.
- La Suisse doit plaider pour une clarification des modalités de réalisation des objectifs de financement convenus lors de la COP29. Pour parvenir à sa juste part du financement international dans le domaine du climat, la Suisse doit contribuer à hauteur de trois milliards de dollars par an d'ici 2030.
- Lors de la COP30, la Suisse doit également s'engager en faveur d'un solide Mécanisme d’action de Belém (Belém Action Mechanism) afin de garantir que les plans et mesures climatiques soient justes et socialement responsables.
Le commerce du CO2 n’est pas la solution
Dans une nouvelle analyse, Alliance Sud et Action de Carême montrent que la compensation carbone à l’étranger pratiquée par la Suisse ne contribue pas à une meilleure protection du climat, alors même que cela constitue une condition pour le commerce du CO2 dans le cadre de l'accord de Paris. « La politique suisse veut faire des économies et externalise une partie importante de ses réductions d’émissions au lieu d’utiliser l'article 6 pour renforcer la protection du climat et promouvoir des projets technologiquement transformateurs », explique David Knecht, responsable du programme Justice climatique chez Action de Carême et co-coordinateur du groupe de travail « Ambition » auprès du Climate Action Network International. La politique et la société sont influencées par le lobby pétrolier qui utilise les fonds des compagnies pétrolières internationales pour freiner la transition énergétique en Suisse. Notre pays fait ainsi fi du sens et de l’objectif des mécanismes du marché de Paris.
--> Note : Delia Berner, experte en politique climatique internationale chez Alliance Sud, est membre de la délégation suisse officielle de négociation en tant que représentante de la société civile. Elle sera à Belém dès le 10 novembre.
Pour tout complément d’information :
Alliance Sud, Marco Fähndrich, responsable des médias,
tél. 079 374 59 73, marco.faehndrich@alliancesud.ch
Action de Carême, Bettina Dürr, experte en justice climatique,
tél. +41 79 745 43 53 (via Signal, WhatsApp ou Threema), duerr@fastenaktion.ch
--> Bettina Dürr suit les négociations sur le bilan mondial, la transition juste et le financement climatique sur place à Belém dès le 7 novembre.
Action de Carême, David Knecht, expert en justice climatique,
tél. +41 76 436 59 86 (via Signal ou WhatsApp), knecht@fastenaktion.ch
--> David Knecht suit les négociations sur l'atténuation, les CDN et les mécanismes de compensation des émissions de CO2 sur place à Belém dès le 7 novembre.
Qu’attendent nos membres de la COP30 ?
Sonja Tschirren, experte du climat chez SWISSAID
« Lors de la COP30, où les systèmes alimentaires sont au cœur des débats, il est essentiel de ne pas ignorer les populations rurales du Sud global. Elles ont besoin d’un financement climatique adéquat de la Suisse et d’un soutien pour compenser les pertes et les préjudices. C'est la seule façon de réussir la transition vers des systèmes de production agroécologiques adaptés au changement climatique. Les multinationales opérant localement doivent aussi être mises à contribution ; les marchés volontaires du carbone ne résoudront pas le problème ».
Bettina Dürr, responsable du programme Justice climatique auprès de l’Action de Carême et membre du comité de l'Alliance climatique
« Lors de la COP28 à Dubaï, les pays se sont engagés à opérer une transition énergétique pour abandonner les énergies fossiles. Or, les plans climatiques récemment soumis montrent que la sortie des énergies fossiles n'est pas encore suffisamment clairement définie. La Suisse devrait se fixer une date butoir pour la mise en œuvre de la décision de Dubaï. »
Christina Aebischer, experte du climat chez Helvetas
« Nous attendons du gouvernement suisse qu'il utilise tous les moyens à sa disposition et qu’il plaide avec conviction pour le respect de l'accord de Paris et contre l'affaiblissement de la coopération multilatérale. Il y a d'innombrables Blatten sur la planète. Notre solidarité avec les personnes qui perdent tout à cause du changement climatique et de la recrudescence des risques naturels, et qui doivent s'adapter à une nouvelle réalité, ne doit pas s'arrêter aux frontières nationales. »
Sarah Steinegger, responsable du service Politique de développement
et climat chez Caritas Suisse
« En tant que l'un des pays les plus riches, la Suisse ne peut plus se décharger de sa responsabilité climatique sur les pays pauvres et les générations futures – elle doit agir maintenant. »
Johannes Wendland, conseiller en justice climatique chez EPER
« Dans les négociations sur le financement climatique, il ne s’agit pas de générosité – mais de responsabilité. Les coûts de la crise climatique doivent être supportés par les gros pollueurs, et non par les personnes qui ont le moins contribué au problème. »
Klaus Thieme, responsable des programmes internationaux chez Solidar Suisse
« Dans le Sud global, la crise climatique exacerbe la pauvreté et la précarité. Les travailleuses et travailleurs pauvres sont particulièrement touchés par les inondations, la destruction de leurs moyens de subsistance et la précarité de l’emploi. Nous avons besoin d'emplois d’avenir, durables et décents, offrant de réelles perspectives. La Suisse doit apporter sa juste contribution afin que la protection du climat ne crée pas de nouvelles inégalités. »
Júlia Garcia, Coordination nationale Brésil, terre des hommes suisse
« La jeunesse joue un rôle central dans le développement de solutions face à la crise climatique. Cela inclut les jeunes autochtones, car ils sont les gardien·ne·s des forêts détruites par le Nord global. La voix de ces jeunes doit être entendue et intégrée dans les négociations. »
Maritz Fegert, responsable de programme Policy & Advocacy chez Biovision
« La COP30 à Belém représente une occasion importante de renforcer l’agroécologie, une approche qui a le potentiel de transformer en profondeur les systèmes alimentaires et l’agriculture. Grâce à des changements politiques adéquats, les systèmes alimentaires, actuellement responsables d'une part considérable de gaz à effet de serre, pourraient apporter des solutions efficaces pour l’atténuation du changement climatique et l’adaptation à ces conséquences. »
Partager l'article
Communiqué
Avenergy sabote la transition énergétique en usant de méthodes douteuses
28.10.2025, Justice climatique
La Suisse souhaite atteindre ses objectifs climatiques principalement à l'étranger — une stratégie de délocalisation catastrophique. Si l'on en est arrivé là, c'est surtout à cause du lobby pétrolier Avenergy Suisse. Une nouvelle enquête d'Alliance Sud révèle ses méthodes douteuses pour influencer la politique et la société.
Même la dernière raffinerie de pétrole de Suisse, située à Crissier, a présenté son « avenir vert » aux médias. © Markus A. Jegerlehner / Keystone
La Suisse a fixé dans la loi son objectif de zéro émission nette d'ici 2050. Elle en attend autant de la communauté internationale, comme elle le réaffirmera en novembre lors de la conférence sur le climat au Brésil (COP30). La Confédération mise néanmoins toujours davantage sur des certificats de compensation à l'étranger, acceptant ainsi que les émissions devront par la suite être réduites plus rapidement en Suisse.
Que la transition énergétique soit à ce point externalisée et retardée s’explique par une raison simple : Avenergy Suisse influence la politique climatique helvétique depuis des années par divers canaux et mesures et, depuis peu, à nouveau en tant que membre d'economiesuisse. L'auteure de l’enquête, Delia Berner, experte en politique climatique internationale chez Alliance Sud, est choquée par les méthodes diverses et opaques du lobby pétrolier, qui vont des campagnes d'image aux dons politiques et qui coûtent beaucoup d’argent. Avenergy Suisse a ainsi réussi à convaincre une majorité au Parlement de considérer l'achat de certificats à l'étranger comme équivalent aux réductions nationales, alors même que la littérature scientifique sur les marchés de compensation carbone souligne depuis des décennies que les certificats de CO2 ne peuvent pas être directement comptabilisés comme des réductions d'émissions, car ils sont très sujets aux erreurs.
« L'implication du lobby pétrolier dans le marché de la compensation contribue à maintenir les émissions nationales à un niveau bien trop élevé et la population suisse dépendante des combustibles et carburants fossiles », affirme Delia Berner. « Parallèlement, la branche, par l’intermédiaire de la fondation de compensation KliK, se targue de contribuer aux solutions mondiales contre la crise climatique. » Ce ne sera clairement pas le cas tant que la Suisse ne réduira pas ses propres émissions de CO2 au niveau national, comme le prévoit la loi sur la protection du climat.
Pour tout complément d’information :
Delia Berner, experte en politique climatique internationale chez Alliance Sud, 077 432 57 46, delia.berner@alliancesud.ch
Marco Fähndrich, responsable de la communication chez Alliance Sud, 079 374 59 73, marco.faehndrich@alliancesud.ch
Partager l'article
PERSPECTIVE SUD
L’Afrique au rendez-vous de la transition énergétique
02.10.2025, Justice climatique
Il est temps de promouvoir des pratiques d’extraction responsable pour permettre à l’Afrique de maximiser les retombées de ses réserves stratégiques en minerais de transition. Et pour assurer l’amélioration des conditions de vie de ses citoyen·ne·s et la réduction des impacts sociaux et environnementaux. Par Emmanuel Mbolela.
A qui profite le coltan qui booste notre avenir ? Les mines de Rubaya sont au coeur de la guerre entre la milice du M23, le Congo et le Rwanda. © Eduardo Soteras Jalil / Panos Pictures
La transition énergétique mondiale se présente comme un impératif crucial dans la lutte contre le réchauffement climatique et l’avènement d’un avenir énergétique durable pour les générations futures. Elle s’impose depuis une dizaine d’année dans le débat politique et public des pays du Nord et du Sud. Dans ce débat, l’Afrique se présente comme un continent solution grâce à sa biodiversité exceptionnelle qui lui confère incontestablement le rôle clé de puits de carbone mondiale. Grâce aussi à son sous-sol contenant les différents minerais de transition (cuivre, cobalt, lithium, nickel, coltan, tantale) dont le monde a besoin pour la fabrication des batteries des véhicules électriques, le stockage d’énergies renouvelables ainsi que les technologies innovantes essentielles à la transition énergétique globale. Selon l’Agence internationale de l’énergie, la demande de ces minerais augmentera de quatre à six fois d’ici 2040.
Cependant une question reste posée au sort réservé à ce continent producteur et fournisseur de ces matières premières stratégiques. L’Afrique sera-t-elle encore utilisée comme une simple vache à lait ou ce processus de transition énergétique contribuera-t-il à son émergence ?
Afrique a toujours été au centre des transformations majeures qui ont conduit à l’industrialisation des nations, et cela, en payant un prix fort.
L’histoire se répète
Pour la petite histoire, l’Afrique, grâce à sa population et ses ressources naturelles, a toujours été au centre des transformations majeures qui ont conduit à l’industrialisation des nations, et cela, en payant un prix fort. C’est le cas de la traite des Noirs où les Africains ont été embarqués de force et transportés dans les bateaux dans des conditions inhumaines pour être vendus en Amérique afin de travailler dans les plantations de cannes à sucre et de coton. Nous citerons encore l’exemple du caoutchouc qui fut utilisé dans la fabrication de pneus gonflables, qui a révolutionné le domaine de l’industrie automobile mais dont l’extraction a laissé des souvenirs douloureux dans les pays africains producteurs. On n’oubliera jamais les violences physiques (mains coupées, prise d’otage des femmes et des enfants) instituées au Congo par le roi Léopold II de la Belgique pour pousser la population à extraire davantage cet or blanc dont la vente n’a servi qu’à l’enrichissement personnel du roi et au développement de son royaume de Belgique. La révolution industrielle du 20e siècle a été rendue possible grâce aux matières premières fournies par l’Afrique. Que dire de l’uranium extrait au sud de la République démocratique du Congo, qui fut utilisé dans la fabrication de la bombe atomique qui a permis de mettre fin à la deuxième guerre mondiale ? Pas plus que hier le développement des nouvelles technologies de la communication et de l’information de notre ère a fait encore recours à l’Afrique pour obtenir les matières premières, notamment le coltan qui est utilisé dans la fabrication des téléphones et des ordinateurs portables.
Paradoxalement, l’Afrique se retrouve au bas de l’échelle. Ses fils et filles sont poussés à l’errance, à la recherche d’un Eldorado. Ils meurent dans le désert et dans la mer sous le regard complice et coupable de ceux et celles qui ont les moyens de les sauver, mais qui refusent de le faire sous prétexte que cela provoquerait un appel d’air.
Emmanuel Mbolela est titulaire d’un diplôme de Master en Economie Appliquée, parcours « Nouveaux environnements économiques et entrepreneuriat éthique » de l’Université d’Angers en France.
Il est militant et défenseur des droits fondamentaux des migrants et l’auteur du livre « Réfugié : Une odyssée africaine ». Il est le fondateur de l’Association des réfugiés et des communautés migrantes et l’initiateur du projet de la maison d’hébergement qui offre un logement temporaire et d’urgence aux femmes migrantes et à leurs enfants.
Aujourd'hui, l'Afrique est à nouveau sollicitée : en tant que puits de carbone contre le réchauffement climatique et fournisseur de matières premières essentielles à la transition énergétique.
Aujourd’hui, l’Afrique est à nouveau sollicitée. Elle répond présente comme elle l’a toujours fait à tous les rendez-vous de l’histoire ayant marqué l’industrialisation des nations. Et cette fois-ci, elle se présente à nouveau comme continent solution en tant que puits de carbone contre le réchauffement climatique et fournisseur de matières premières essentielles à la transition énergétique.
Pourtant, si les révolutions industrielles antérieures ont contribué au développement des pays occidentaux et amélioré la qualité de vie de leurs populations, en Afrique, c’est le sang qui coule et des souvenirs douloureux. La République démocratique du Congo, par exemple, est plongée depuis 30 ans dans une guerre de dépeuplement et repeuplement dans sa partie est où l’on retrouve de gigantesques mines de minerais de transition. Ce conflit armé, bien que le pays ne dispose pas d’une usine d’armement, a déjà fait des millions de morts, des centaines de milliers de déplacés internes et de réfugiés. Le viol des femmes et des enfants est pratiqué à grande échelle et utilisé comme une arme de guerre dans le but de pousser la population à quitter les villes et les villages et à laisser leurs terres qui sont immédiatement récupérées pour l’exploitation de minerais.
La croissance exponentielle de la demande de ces minerais fait que nous assistons actuellement aux pratiques prédatrices et illicites dans leur exploitation : les enfants sont utilisés dans les mines, les conflits armés sont intelligemment provoqués, et les accords sont signés dans toute opacité non seulement par les entreprises multinationales, mais aussi par des Etats. Nous citerons l’accord signé en février 2024 par l’Union européenne et le Rwanda sur la commercialisation des matières premières critiques. Il intervient au moment où ce pays a envahi son voisin la RDC et que l’UE sait bien que le Rwanda ne dispose pas de mines de ces métaux et que les minerais qu’il offre sur le marché international proviennent de pillages opérés en RDC.
Minerai de cobalt provenant des mines congolaises de Shabara, où des milliers de personnes creusent dans des conditions déplorables dans une zone contrôlée par Glencore. © Pascal Maitre / Panos Pictures
Le 27 juin, un accord de paix entre la RDC et le Rwanda vient d’être signé à Washington sous la médiation de l’administration Trump. Cet accord qui a été précédé par des négociations entre les autorités américaines et congolaises sur l’exploitation de matières premières rares, s’inscrit dans la logique du président Trump d’échanger la paix contre les minerais stratégiques. C’est l’administration du businessman – le président Trump se dit prête à mettre fin à l’agression dont la RDC est l’objet de la part de son voisin le Rwanda à condition qu’elle coopère avec les Etats-Unis pour l’exploitation de ses ressources minières. L’on comprend dès lors qu’en réalité cet accord tant vanté par Donald Trump n’est qu’une ouverture des portes aux Etats-Unis pour accéder aux minerais essentiels pour la technologie mondiale.
Les multinationales sont animées par le crédo de maximisation du profit et elles ne sont pas intéressées à la création d‘emplois stables ni à des pratiques d’exploitation durables.
Inévitablement un tel accord conduira à la fois vers une paix sans pain et à l’éclatement d’un conflit entre les grandes puissances sur le sol africain. D’autant plus que les multinationales qui viendraient au Congo sont animées par le crédo de maximisation du profit, et dans ce sens, elles exploitent et emportent leurs produits qui sont transformés dans leurs pays respectifs. Elles ne sont pas intéressées à la création d‘emplois stables ni à des pratiques d’exploitation durables. En plus, il n’est pas exclu que cet accord conduise dans le futur à la guerre entre les grandes puissances, notamment l’Union européenne et les Etats-Unis sur le sol congolais, au risque de se retrouver dans la situation qui s’est produite dans les années 1997 au Congo Brazzaville. Dans ce dernier pays, un gouvernement démocratiquement élu a été renversé parce que le président Lissouba avait signé des accords sur l’exploitation du pétrole avec les entreprises américaines au détriment des entreprises françaises installées depuis des décennies. Ces dernières n’ont pas hésité à réarmer l’ancien président Sassou-Nguesso pour renverser Pascal Lissouba. La guerre, qui éclata et qui provoqua la mort de centaines de milliers de personnes, entraîna des centaines de milliers de déplacés internes et de réfugiés, et fut qualifiée par la suite de guerre ethnique.
A ces accords cités ci-dessus s’ajoute également le mégaprojet de construction de chemin de fer reliant la République démocratique du Congo et la Zambie jusqu’au port de Lobito en Angola, initié par les Etats-Unis et soutenu par l’UE. Ce projet, qui a été inauguré en Angola par l’ancien président américain Jo Biden juste aux derniers jours de la fin de son mandat, a pour objectif de raccourcir le transport des matières premières. Un tel projet nous ramène à ceux qui furent initiés du temps de la colonisation, où les routes et les chemins de fer ont été construits non pas dans la logique de désenclavement et de développement des colonies, mais pour relier les zones ou les régions d’exploitation minières avec les océans et mers afin de faciliter le transport des matières premières vers la métropole.
Des réformes profondes doivent mettre fin à l’exploitation prédatrice pour que ces minerais ne soient plus source de malédiction, mais puissent leur apporter le bonheur et l’envie de vivre.
Les jeunes Africains qui regardent chaque jour des milliers de containers transportant ces richesses quitter le continent vers les destinations lointaines (Europe, Etats-Unis, Canada, Chine…) réclament des réformes profondes. Celles-ci doivent mettre fin à l’exploitation prédatrice pour que ces minerais ne soient plus source de malédiction, mais puissent leur apporter le bonheur et l’envie de vivre.
Il convient notamment de maximiser les bénéfices tirés des réserves stratégiques en minerais de transition au profit des pays extracteurs afin d'améliorer les conditions de vie des citoyen·ne·s et de réduire les effets négatifs de l'exploitation minière.
Responsabilisation des entreprises
Pour y parvenir, il est plus que temps d’activer et d’encourager l’application, de manières rigoureuses et audacieuses, des différentes politiques internationales qui trainent dans les tiroirs, telles que les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits humains, les principes de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales et les principes directeurs du groupe d’experts du Secrétaire Général de l’ONU sur les minerais essentiels à la transition énergétique.
Si l’on veut que la transition énergétique soit juste et équitable, il serait juste d’appliquer le principe du pollueur-payeur et non du pollué payant.
Il est évident de soutenir des engagements tels que l'initiative pour des multinationales responsables en Suisse. Le succès de telles initiatives dépend notamment de la sensibilisation et l’information suffisante de la population aux drames humains et aux dommages environnementaux causés par le secteur minier en Afrique. De telles actions pourront soutenir le combat que mène la société civile des pays africains qui plaident nuit et jour pour le renforcement de la responsabilité sociétale et environnementale des entreprises opérant dans le secteur.
Ces entreprises multinationales se retrouvent en position de force notamment dans la conclusion des contrats miniers qui reste souvent opaque et inconnue des communautés locales. Elles utilisent leur position pour ignorer les droits des populations et les règles élémentaires d’exploitation. Leurs activités minières sont menées dans des conditions qui ne tiennent pas compte des règles élémentaires de santé publique ni du respect des droits de la population locale. Elles sont ainsi à la base de la pollution de l’air et de la contamination toxique de l’eau entraînant le développement de pathologies souvent inconnues de la population, qui tuent et aggravent la crise de santé publique.
Les populations africaines attendent encore que les pays du Nord reconnaissent le rôle que joue l’Afrique. Ce rôle mérite le financement climatique et de compensation pour les efforts qui sont demandés à sa population dans la préservation environnementale. Si l’on veut que la transition énergétique soit juste et équitable, il serait juste d’appliquer le principe du pollueur-payeur et non du pollué payant.
Partager l'article
global
Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.
Communiqué
Le Conseil fédéral veut compenser davantage de CO2 à l'étranger après 2030
12.09.2025, Justice climatique
Avec sa décision d’aujourd'hui sur la politique climatique après 2030, le Conseil fédéral prévoit de réduire si peu les émissions de CO2 sur le territoire national que la quantité absolue de certificats de compensation de CO2 à l’étranger devra continuer d'augmenter pour atteindre les objectifs fixés par la loi. Le Conseil fédéral fait en outre fi du financement international dans le domaine du climat et d'autres leviers pour la protection du climat à l’échelle planétaire.
Aucune mesure dans le domaine du transport aérien, un levier national puissant pour réduire les émissions. Au lieu de cela, le Conseil fédéral continue de miser sur les compensations à l'étranger. © Keystone / Christian Merz
La communication du Conseil fédéral sur la décision prise aujourd'hui concernant la manière dont la Suisse doit atteindre ses objectifs climatiques d'ici 2040 est trompeuse. Le Conseil fédéral parle d’augmenter la part des mesures prises en Suisse, mais omet de dire que la compensation du CO2 dans le Sud global continue de gagner en importance en tant qu’instrument de la politique climatique suisse. L'extension des mesures prises dans le pays semble de prime abord une bonne chose, car elle est nécessaire de toute urgence. Cependant, formulée sous forme de « part », elle n’implique pas de facto une diminution de la compensation à l'étranger, bien au contraire. En chiffres absolus, cette formulation permet au Conseil fédéral d’accroître la compensation à l'étranger de 9 millions de tonnes d’éq.-CO2 en 2030 jusqu’à 13 millions de tonnes d’éq.-CO2 en 2040 pour atteindre l’objectif de réduction. Cela signifierait qu'en 2040, la Suisse émettrait sur son territoire jusqu'à deux fois plus d'émissions que ne le permet son objectif de réduction (voir graphique) — une erreur de planification désastreuse.
« Le Conseil fédéral prévoit de facto d'étendre la compensation de CO2 dans le Sud global au lieu d'accélérer enfin la décarbonation de notre pays. C'est irresponsable, car pour atteindre l'objectif mon¬dial de zéro émission nette en 2050, des pays comme la Suisse doivent montrer la voie en matière de réduction des émissions. « Ce n'est qu'ainsi qu'il restera une marge de manœuvre pour les émissions croissantes de CO2 des pays pauvres, sans que la crise climatique ne s'emballe complètement », explique Delia Berner, experte en politique climatique internationale chez Alliance Sud, le centre de compétence pour la coopération internationale et la politique de développement.
En vigueur depuis début 2025, la loi sur le CO2 et son ordonnance prévoient que deux tiers de l'objectif de réduction des émissions de 50 % doivent être réalisés en Suisse jusqu’en 2030. La part de la compensation du CO2 à l'étranger s'élève donc à un tiers, soit à près de 9 millions de tonnes d’éq.-CO2 en 2030. Lorsque le Conseil fédéral annonce son intention de réduire la part de la compensation à l'étranger d'ici 2040, cela signifie seulement que celle-ci ne pourra plus dépasser un tiers (ou un peu moins) en 2040. Avec un objectif de réduction de 75 % d'ici 2040, cela correspond à un maximum de 13 millions de tonnes d’éq.-CO2 qui seraient compensées à l'étranger. Conformément au plan du Conseil fédéral, les besoins en compensation de CO2 à l'étranger continueront donc de croître jusqu'en 2040.
Alliance Sud et des instituts de recherche ont montré à maintes reprises pourquoi la Suisse fait fausse route en compensant ses émissions de CO2 à l'étranger :
- Une étude de l’EPFZ, qui a analysé plus de 2 000 projets de compensation existants, est arrivée à la conclusion que seuls 12 % des certificats négociés entraînent une réduction effective des émis-sions. Il est donc très improbable, et en tout cas impossible à prouver de manière irréfutable, que la Suisse puisse compenser ses propres émissions grâce à des projets de compensation.
- L’approche helvétique, qui consiste à acheter des certificats bon marché à l’étranger plutôt que de réduire ses émissions au plan national, est blâmée sur la scène internationale. Les premiers projets de compensation bilatéraux de la Suisse, qu'elle souhaite prendre en compte dans son objectif de réduction pour 2030, sont déjà critiqués. En effet, ils enfreignent les droits des travailleuses et des travailleurs, surestiment les réductions d'émissions prévues, et suscitent des doutes quant à leur caractère additionnel ou à leur faisabilité.
- L'engagement de réduire les émissions suisses à zéro net n’est pas abandonné. Si la Suisse se donne le temps de réduire ses émissions nationales de 50 % d'ici 2040 (voir graphique), elle en aura réduit 50 % en 50 ans et devra ensuite réduire les autres 50 % en seulement 10 ans.
Aucun effort pour la politique climatique mondiale
Même s’il est évident que la limitation du réchauffement climatique à 1,5 °C nécessite des efforts considérables à l’échelle mondiale pour réduire les émissions de CO2, le Conseil fédéral ne montre aucune motivation en ce sens. La décision prise aujourd'hui ne prévoit aucun levier permettant à la Suisse de réduire davantage les émissions planétaires, que ce soit via la place financière suisse, le transport aérien ou les émissions importées.
Le Conseil fédéral ne dit rien non plus sur le financement international dans le domaine du climat, alors que celui-ci est scientifiquement justifié, comme l'ont récemment souligné plus de 100 scientifiques suisses. Alliance Sud demande que la Suisse contribue dès 2030 à hauteur de 1 % au nouvel objectif international de 300 milliards de dollars décidé pour la protection du climat et l'adaptation au changement climatique dans les pays pauvres. « Les recettes du système d'échange de quotas d'émission devraient également être utilisées pour augmenter le financement international dans le domaine du climat », conclut Delia Berner.
Pour tout complément d’information :
Alliance Sud, Delia Berner, experte en politique climatique internationale, tél. 077 432 57 46, delia.berner@alliancesud.ch
Partager l'article
Article
Réforme de la Banque mondiale : retour vers le futur ?
05.07.2025, Financement du développement, Justice climatique
Lors de la conférence de l'ONU à Séville, l'orientation future des institutions financières internationales sera également au centre des discussions. L'évolution de la Banque mondiale reste toutefois loin de la révolution dont elle a tant besoin.
L'idée d'attirer des capitaux privés à grande échelle pour financer des routes, des hôpitaux et d'autres projets d'infrastructure indispensables dans les pays pauvres s'est également révélée être une illusion pour la Banque mondiale. © Shutterstock
En 2015, la Banque mondiale a lancé une nouvelle stratégie et vision intitulée « Forward Look : Une vision pour le Groupe de la Banque mondiale à l’horizon 2030 ». Ce fut la naissance de l’approche « Maximiser les financements pour le développement », visant à accroître massivement les financements privés pour le développement à travers des réformes sectorielles et politiques, ainsi que l’utilisation de garanties et d’instruments de réduction des risques. Le slogan « des milliards aux billions » est alors devenu un mantra largement répété dans la communauté du développement.
Avançons jusqu’en 2023 : la Banque mondiale a lancé un processus stratégique appelé « Evolution Roadmap », censé lui permettre de mieux répondre aux défis contemporains du développement et de renouveler sa crédibilité. Bien que cette feuille de route modifie le mandat et la mission de la Banque pour inclure les grands enjeux mondiaux, notamment le changement climatique, sur le plan opérationnel et financier, elle représente davantage un approfondissement et une continuation de l’approche « Maximiser les financements pour le développement ». Et ce, malgré le fait que le slogan « des milliards aux billions » ait depuis été discrédité comme un mythe, y compris par des économistes renommés de la Banque mondiale.
Le rêve absurde continue
En effet, dix ans après le lancement du slogan « des milliards aux billions » – qualifié de « bien intentionné mais absurde » par Philippe Valahu, directeur général du Private Infrastructure Development Group (PIDG), récemment cité par le Financial Times – les progrès en matière de mobilisation de financements privés pour combler le déficit de financement toujours croissant (4 000 milliards de dollars par an pour les Objectifs de développement durable, sans même compter les besoins liés au climat) sont très décevants. L’idée de base consistait à utiliser des fonds publics pour attirer d’importantes sommes d’argent privé, notamment de la part des investisseurs institutionnels. Mais cela ne s’est pas concrétisé. L’espoir (trop) simpliste était que les fonds de pension et les compagnies d’assurance des pays riches se précipiteraient pour financer des routes, des hôpitaux et d’autres infrastructures de base, pourtant cruellement nécessaires dans les pays en développement.
À l’origine, lorsque le slogan « des milliards aux billions » a été lancé, l’hypothèse était que chaque dollar public pourrait mobiliser deux dollars ou plus du secteur privé. Un tel « effet de levier » n’est atteint que dans de rares cas. Une étude récente de l’ODI (Overseas Development Institute) montre que le financement mixte concessionnel – c’est-à-dire du capital public (principalement fourni par les banques multilatérales de développement) à des taux inférieurs au marché – a permis, en 2021, d’attirer, pour chaque dollar investi, environ 59 cents de cofinancement privé en Afrique subsaharienne - la région où les besoins sont les plus importants, et 70 cents dans les autres régions.
Les banques multilatérales de développement (BMD) et les institutions de financement du développement (IFD) ont été – et restent – à l’avant-garde de ces efforts de « mobilisation » de financements. En 2023, elles ont réussi à mobiliser ensemble environ 88 milliards de dollars de financements privés pour les pays à revenu intermédiaire et les pays à faible revenu (PRI et PFR), dont 51 milliards mobilisés par le Groupe de la Banque mondiale (y compris ses agences spécialisées dans la promotion du secteur privé, l’IFC et la MIGA), ce qui représente environ 60 % du total des financements privés mobilisés.
Cependant, seulement 20 milliards de dollars ont été mobilisés pour l’Afrique subsaharienne, et seule la moitié de ce montant a atteint les pays les plus pauvres (PFR). À titre de comparaison, la région a reçu 62 milliards de dollars d’aide publique au développement la même année.
Par ailleurs, plus de 50 % de ces financements privés ont été dirigés vers seulement deux secteurs : les services bancaires et aux entreprises, ainsi que l’énergie. En comparaison, l’éducation, la santé et la population réunies n’ont reçu moins de 1 % des financements totaux.
Bien que les faits soient manifestement décevants, le montant de financements que les banques multilatérales de développement (BMD) devraient être capables de « mobiliser » pour des projets de développement est devenu une idée fixe pour les bailleurs de fonds et autres parties prenantes. Ainsi, le rêve continue, et le niveau d’ambition a été considérablement relevé dans le cadre de la Evolution Roadmap.
Bien que l’actuel président de la Banque mondiale, Ajay Banga, ait reconnu que la formule « des milliards aux billions » est irréaliste, et que son économiste en chef, Indermit Gill, l’ait qualifiée de « fantasme », la Banque expérimente de nouveaux modèles de plus en plus sophistiqués, notamment la titrisation – une pratique qui consiste à regrouper des prêts dans des produits financiers ensuite vendus à des investisseurs privés, dans le but de libérer du capital pour émettre de nouveaux prêts.
De nouveaux instruments sont constamment développés et salués pour leur soi-disant potentiel à attirer des capitaux privés. L’idée est d’élargir l’utilisation des instruments de partage des risques (risk-sharing) tels que les garanties, les nouveaux véhicules d’investissement et les solutions d’assurance afin de mobiliser des capitaux privés. Parmi les produits les plus récents de la Banque mondiale figurent les obligations à résultats (outcome bonds), qui visent à mobiliser des financements auprès d’investisseurs privés pour des projets dans les économies en développement, en transférant les risques liés à la performance aux investisseurs, lesquels sont ensuite récompensés si les activités sous-jacentes réussissent.
Le financement climatique en voie de privatisation ?
Dans le cadre de sa feuille de route « Evolution Roadmap », la Banque mondiale a modifié sa vision en ajoutant l’objectif « pour une planète vivable » à ses deux objectifs historiques : éradiquer l’extrême pauvreté et favoriser une prospérité partagée. En cohérence avec cette nouvelle orientation, elle s’est positionnée comme un acteur clé dans la réalisation du nouvel objectif de financement climatique adopté lors de la COP29 à Bakou.
Selon une déclaration publiée avant la conférence, le « Groupe de la Banque mondiale est de loin le plus grand fournisseur de financement climatique aux pays en développement ». En 2024, elle aurait fourni 42,6 milliards de dollars en financement climatique, ce qui représente 44 % de l’ensemble de ses prêts. Bien qu’il existe également d’importants problèmes liés à la comptabilité et à la transparence du financement climatique de la Banque mondiale, cet article se concentre principalement sur le financement climatique en tant qu’élément d’un programme plus large de privatisation poursuivi par la Banque mondiale.
Alors que le monde se tourne de plus en plus vers les banques multilatérales de développement comme fournisseurs de financement climatique, l’attention se détourne des solutions de financement public pourtant essentielles. Une analyse récente du Bretton Woods Project met en lumière le fait que le financement climatique de la Banque mondiale est profondément ancré dans son programme plus large de privatisation.
Cela est particulièrement visible dans le financement à l’appui des politiques de développement (Development Policy financing / DPF) de la Banque mondiale, qui représentait en 2023 22 % du financement climatique de l’IDA et de la BIRD (les entités de la BM chargées d'accorder des prêts et des subventions aux pays pauvres et respectivement à revenu intermédiaire). Le DPF est une forme de soutien budgétaire non affecté et fongible, lié à des réformes politiques concrètes (appelées « actions préalables »).
La majorité de ces actions préalables étaient liées à des réformes fondées sur le marché, notamment des mesures de réduction des risques pour les investissements privés et la suppression des subventions à la consommation de combustibles fossiles, qui ont un impact particulièrement punitif sur les segments les plus pauvres de la population.
De plus, la majorité du financement climatique des banques multilatérales de développement (BMD) prend la forme de prêts, et non de dons, ce qui accroît le fardeau de la dette pour des pays déjà fortement endettés. En 2023, les prêts représentaient 89,9 % du financement climatique de la BIRD et de l’IDA (les deux principales institutions de la Banque mondiale en matière de financement climatique).
Le fait que ces prêts – qui, par définition, doivent être remboursés avec intérêts – soient également comptabilisés comme financement climatique des États membres de la Banque mondiale entre en contradiction flagrante avec le principe du « pollueur-payeur ».
Le grand retour en arrière ?
La feuille de route (Evolution Roadmap) de la Banque mondiale est donc loin d’être une révolution en ce qui concerne son agenda en faveur du secteur privé. Elle pourrait plutôt être qualifiée de « plus de la même chose, y compris pour le climat ». Cependant, l’expansion du financement climatique est désormais sérieusement remise en question par la nouvelle administration américaine.
Bien qu’ayant récemment réaffirmé son engagement envers la Banque mondiale (et le FMI), le Secrétaire au Trésor, Scott Bessent, a appelé à un retour aux mandats fondamentaux de l’institution et à une réforme de ses programmes jugés « trop chers ». Selon lui, la Banque devrait soutenir une croissance économique riche en emplois, menée par le secteur privé, et s’éloigner de ses programmes sociaux ou climatiques.
M. Bessent a insisté sur le fait que la Banque devait être « neutre technologiquement » et donner la priorité à l’accessibilité des investissements énergétiques. Dans la plupart des cas, cela signifie « investir dans la production de gaz et d’autres combustibles fossiles ».
Afin de ne pas froisser la nouvelle administration américaine, la Banque est devenue plutôt silencieuse sur son agenda climatique. À la demande des États-Unis, elle a récemment décidé de mettre fin à son moratoire sur l’énergie nucléaire, et un vote sur la réintroduction du financement de l’exploration et l’extraction du gaz serait prévu prochainement.
Il reste à voir si l’administration américaine parviendra à forcer la Banque mondiale à revenir sur l’élargissement de sa vision et de son mandat, et à renoncer à son engagement d’alignement sur l’Accord de Paris, ou si les représentants européens seront en mesure de s’opposer à de telles décisions désastreuses. En tout état de cause, la Suisse, qui est à la tête d'un groupe de vote, devrait se joindre aux forces progressistes au sein de la Banque mondiale.
La révolution est reportée
Alors que la communauté du développement mondial se réunit à Séville pour discuter de l’avenir du financement du développement, certains points de friction devraient se clarifier. Une fois de plus, le « compromis de Séville » met en lumière l’énorme déficit de financement de 4 000 milliards de dollars nécessaires pour atteindre les Objectifs de développement durable (ODD) d’ici 2030.
Bien que le document reconnaisse que « l’investissement privé dans le développement durable n’a pas répondu aux attentes, ni suffisamment priorisé l’impact sur le développement durable », il propose néanmoins un large éventail de mesures visant à « accroître la mobilisation des financements privés à partir de sources publiques, en renforçant l’utilisation des instruments de partage des risques et de financement mixte », avec un rôle central attribué aux banques multilatérales de développement (BMD).
Alors que la recherche effrénée de nouveaux instruments et de moyens pour rendre les projets de développement et climatiques « bancables » – donc plus attrayants pour les investisseurs privés – se poursuit, la crise de la dette s’aggrave, et le rôle du secteur public en tant que fournisseur essentiel de financements pour le développement et le climat continue de s’affaiblir.
Selon Indermit Gill, économiste en chef de la Banque mondiale, « depuis 2022, les créanciers privés étrangers ont perçu près de 141 milliards de dollars de plus en paiements de service de la dette par les pays en développement qu’ils n’ont accordé en nouveaux financements ». Aujourd’hui, plusieurs pays africains consacrent plus de la moitié de leurs ressources au remboursement de la dette ; Indermit admet même que certains pays utilisent les prêts de la Banque mondiale (qui ont une échéance plus longue) pour rembourser leurs créanciers privés, détournant ainsi des ressources rares au détriment de secteurs essentiels à la croissance et au développement à long terme, comme la santé et l’éducation.
Si le capital privé peut et doit jouer un rôle dans le développement durable et le financement climatique, il est temps d’abandonner les solutions simplistes et de s’attaquer aux causes profondes des multiples crises actuelles. Cela inclurait une réforme très attendue de la structure de gouvernance de la Banque mondiale afin de donner aux pays du Sud global un plus grand pouvoir de décision, ainsi qu’un vaste programme de restructuration et d’annulation de la dette, des investissements dans la mobilisation des ressources nationales, et la mise en place d’un système fiscal mondial plus équitable, dans le but de lutter contre les inégalités croissantes à l’échelle mondiale.
Il ne semble pas que Séville soit le lieu où commencera la révolution tant attendue — mais la lutte continue.
Partager l'article
Communiqué
L'Alliance Climatique lance un Plan directeur climat : 10 ans pour mettre la Suisse sur la bonne voie
03.06.2025, Justice climatique
À l’occasion de son 20e anniversaire, l’Alliance Climatique Suisse publie aujourd’hui son 3e Plan directeur climat. Ce document stratégique, fruit du travail d’expert·es issu·es de la vaste alliance, détaille comment la Suisse peut atteindre la neutralité carbone d’ici dix ans. L'Alliance attend du document de travail annoncé par le Conseil fédéral sur la future politique climatique qu'il débouche sur des mesures concrètes, non pas à partir de 2031, mais dès aujourd’hui.
La vaste Alliance Climatique lance son Plan directeur climat à Berne. Delia Berner (1ère à droite) représente Alliance Sud. © Alliance Climatique
Communiqué de presse de l'Alliance Climatique du 3 juin 2025. Alliance Sud est membre de l'Alliance Climatique.
Yvonne Winteler, co-présidente de l'Alliance Climatique, ouvre la conférence de presse consacrée au lancement du Plan directeur climat dans des termes clairs : « Nous sommes en pleine transformation sociétale. Le problème, c'est que cette transformation arrive avec 20 ans de retard. Plus nous attendons, plus notre budget carbone diminue. Il est désormais nécessaire de prendre des mesures concrètes pour surmonter les principaux obstacles à la transition. »
Après 2006 et 2016, l'Alliance Climatique Suisse publie aujourd'hui son troisième Plan directeur climat, avec la volonté de replacer l'urgence climatique au cœur des priorités. Les événements météorologiques extrêmes se multiplient, la production agricole est fragilisée et la sécurité des habitats alpins est de plus en plus menacée. Bien que la Suisse soit déjà entrée dans une zone de risque, elle n'exploite pas pleinement son potentiel d'action en tant que pays technologiquement avancé, politiquement stable et économiquement prospère. Au lieu de renforcer de manière cohérente sa politique climatique et de mettre en œuvre des solutions ambitieuses, elle réduit de plus en plus ses ambitions.
Sur la base des connaissances scientifiques actuelles en matière de climat, la première partie du Plan directeur met en évidence le rôle que joue la Suisse dans l'augmentation mondiale des émissions de gaz à effet de serre et celui qui lui revient dans le contexte mondial.
« Stabiliser le climat et limiter le réchauffement à 1,5 °C est une nécessité absolue. Pourtant, la Suisse – comme le reste du monde – accuse un sérieux retard. Si tous les pays suivaient notre rythme actuel, le réchauffement pourrait atteindre jusqu’à 3 °C. Il est temps pour la Suisse de combler son propre retard, d’agir avec ambition tant sur son territoire qu’à l’échelle internationale, et de devenir un moteur mondial de la lutte climatique. C’est notre meilleure assurance vie. », ajoute Georg Klingler, expert climatique chez Greenpeace Suisse et membre du comité de l'Alliance Climatique.
Une base scientifique solide et des pistes d'action claires
Lors de la conférence de presse, dix auteurs issus de la large alliance ont présenté le Plan directeur en insistant sur deux messages essentiels : 1. l’urgence d’agir est incontestable, et 2. les solutions permettant à la Suisse de tenir ses engagements climatiques pris à Paris existent déjà. Avec cette publication, l’alliance formule aussi ses attentes vis-à-vis du prochain document de travail du Conseil fédéral sur la future politique climatique : les leviers disponibles doivent être mobilisés efficacement, et ce, dès maintenant, pas seulement à partir de 2031.
Les auteurs illustrent l’utilisation insuffisante des solutions existantes et proposent la mise en œuvre concrète d’une combinaison d’instruments variés et complémentaires, couvrant plusieurs domaines thématiques, du transport terrestre au financement climatique. Ces outils sont essentiels pour lever les obstacles à la transformation profonde dont nous avons besoin. Pour rompre notre dépendance coûteuse au charbon, au pétrole et au gaz, il est impératif de réviser les règles du jeu actuelles. L’Alliance Climatique explique comment cette transformation est réaliste et réalisable dans les dix prochaines années. Le Plan directeur démontre également qu’elle peut être conduite de manière socialement équitable, afin de ne pas peser de façon disproportionnée sur les ménages aux ressources limitées.
Concrètement, un ensemble cohérent d’instruments économiques, d’obligations et d’interdictions, ainsi que de mesures d’incitation, d’information et de formation continue, est proposé. L’objectif principal est clair : accélérer la transition vers les énergies renouvelables, améliorer l’efficacité énergétique et adapter nos modes de consommation.
Un soutien plus large que jamais
Fondée en 2005 par 48 organisations, l’Alliance Climatique rassemble aujourd’hui plus de 150 membres et partenaires. Elle regroupe une diversité d’acteurs engagés : organisations de protection du climat, de l’environnement et de la nature, associations de coopération au développement, syndicats, organisations paysannes, acteurs économiques ainsi que des communautés religieuses. Ensemble, ces organisations représentent plus de 2 millions de membres à travers toute la Suisse.
« Une alliance solide pour le climat est aujourd’hui plus indispensable que jamais. Les impacts du réchauffement climatique et la nécessité d’une transformation profonde nous concernent toutes et tous, mais le Conseil fédéral semble encore en sous-estimer l’urgence. L’Alliance Climatique est ouverte à toutes les forces de la société civile partageant nos ambitions pour un avenir durable. », déclare Patrick Hofstetter, l'un des cofondateurs de l'Alliance Climatique.
Pour tout complément d‘information :
Delia Berner, Experte en politique climatique internationale
+41 31 390 93 42, delia.berner@alliancesud.ch
Patrick Hofstetter, Expert en protection du climat et en énergie, WWF Suisse et membre du comité de l'Alliance Climatique
076 305 67 37, patrick.hofstetter@wwf.ch
Partager l'article