Partager l'article
global
Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.
PROTECTION DES INVESTISSEMENTS
30.09.2025, Commerce et investissements
Les Etats qui veulent réguler dans l’intérêt public doivent souvent faire face à des plaintes d’investisseurs étrangers, protégés par des accords d’un autre âge. Mais les plus récents commencent à exclure l’arbitrage. La Suisse serait bien inspirée de suivre le mouvement.
Quand les entreprises réclament leurs investissements fossiles en pleine crise climatique : de la fumée s’échappe de la centrale à charbon Trianel dans la Ruhr. © Keystone / Westend61 / Wilfried Wirth
« De nombreux accords de protection des investissements sont très anciens et n’incluent aucune disposition relative au changement climatique et à l’environnement. Souvent, les pays veulent faire le nécessaire en termes de durabilité, mais ils sont traînés devant les tribunaux parce qu’ils vont à l’encontre des accords d’investissement et des règles établies il y a des années », lançait Rebeca Grynspan, secrétaire générale d’ONU commerce et développement (CNUCED), en présentant mi-juin à Genève le Rapport sur l’investissement dans le monde 2025.
Et d’ajouter : « Nous les aidons à renégocier ces accords pour arriver à des politiques gagnant-gagnant avec le secteur privé. Mais il y a souvent des contradictions entre les intérêts d’aujourd’hui et ce qui a été signé il y a 30 ans. Une nouvelle forme d’accord doit nécessairement réunir les intérêts privés et publics. »
La responsable onusienne faisait référence aux plaintes déposées devant les tribunaux arbitraux au titre du mécanisme de règlement des différends investisseurs – Etat (ISDS). Celles-ci portent souvent sur des cas relatifs aux énergies fossiles, comme celle d’Azienda Elettrica Ticinese (AET), une entreprise publique du canton du Tessin qui a contesté à l’Allemagne sa décision de fermer la centrale à charbon de Lünen. Elle réclame une indemnisation de 85,5 millions d’euros plus intérêts. La plainte se base sur le Traité de la charte de l’énergie, adopté dans les années 1990 et qui protège les investissements étrangers dans les énergies, même fossiles, et retarde ainsi la transition énergétique.
Le Traité sur la charte de l'énergie (TCE) est un accord multilatéral conclu dans les années 1990, qui protège les investisseurs contre l'intervention de l'Etat dans le secteur de l'énergie et leur garantit l'accès à des tribunaux d'arbitrage privés. Aucun autre traité n'a facilité autant que le TCE le nombre de poursuites intentées par des investisseurs contre des Etats.
Il y a quelques années encore, tous les Etats membres de l'UE, l'Union européenne et certains pays d'Europe de l'Est, d'Asie occidentale et centrale, ainsi que le Japon, étaient membres du traité. A la suite d'un processus de réforme inadéquat du TCE, certains pays ont décidé de se retirer du traité, notamment l'Allemagne, la France, la Pologne, le Luxembourg, la Slovénie, l'Espagne, le Portugal, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et l'UE dans son ensemble. L’Italie était déjà sortie. Il existe une clause de caducité qui permet d'intenter une action en justice 20 ans après le retrait. Toutefois, celle-ci pourrait être considérablement atténuée par un accord supplémentaire déclarant la clause nulle entre les parties qui se retirent.
Contrairement à ses voisins européens, la Suisse n'a pas quitté le TCE et n’a aucune intention de le faire. Les investisseurs utilisent régulièrement les succursales suisses pour introduire des demandes d'arbitrage en vertu du TCE : au total, neuf demandes d'indemnisation ont été introduites depuis la Suisse, toutes à l'encontre des Etats membres de l'UE et de l'UE elle-même. Parmi celles-ci figure Nord Stream 2 SA, qui réclame à l'UE une indemnisation pouvant atteindre huit milliards d'euros pour la réglementation du réseau gazier devant un tribunal arbitral.
Fin 2024, la Suisse a accepté une version modernisée du TCE qui permet certes de mieux réguler dans l’intérêt public et mentionne explicitement l’Accord de Paris sur le climat, mais qui n’est pas suffisante. Celle-ci devrait être soumise au parlement prochainement et être accompagnée d’une procédure de consultation. Alliance Sud demande à la Suisse de refuser cette nouvelle version et de quitter le TCE.
A ce jour, 52 plaintes connues ont été déposées par des multinationales suisses contre des pays tiers, presque toujours du Sud global. Parmi celles-ci, quatre l’ont été par Glencore contre la Colombie à propos des mines de charbon de Cerrejón et Prodeco et d’un port. Deux ont été décidées en faveur de l’investisseur – qui a touché 19 millions USD et 9 millions USD de dédommagement – et deux sont en cours.
Ces plaintes se basent sur l’accord de protection des investissements (API) Suisse – Colombie, qui remonte à 2006 et que les deux pays sont en train de mettre à jour, à la demande de la Colombie. Le but est de négocier un accord plus équilibré en faveur de l’Etat hôte – en l’occurrence la Colombie.
En effet, la CNUCED note quelques développements intéressants dans les API négociés depuis 2020. Le plus pertinent, du moins du point de vue d’Alliance Sud, est que près de la moitié d’entre eux excluent le mécanisme de règlement des différends investisseurs – Etat (ISDS). C’est le cas de l’API Brésil – Inde et de celui entre les Emirats arabes unis et l’Australie, par exemple. Souvent, ce mécanisme controversé est remplacé par un mécanisme de règlement des différends d’Etat à Etat et/ou par des mesures amicales de résolution des conflits comme la conciliation et la médiation.
Par ailleurs, pour éviter d’en arriver à la résolution de conflits, quelle qu’elle soit, les accords les plus récents préservent mieux le droit de réguler dans l’intérêt public. Pour ce faire, ils limitent drastiquement, ou définissent de façon plus précise, les clauses les plus souvent invoquées devant les tribunaux.
C’est le cas notamment du « traitement juste et équitable » (fair and equitable treatment, FET) qui permet aux entreprises étrangères de se prétendre discriminées de façon arbitraire; de « l’expropriation indirecte », souvent invoquée lorsque l’Etat hôte édicte de nouvelles mesures de protection de la santé publique ou de l’environnement susceptibles de faire perdre de l’argent aux investisseurs ; et de la « clause parapluie », qui permet de considérer comme protégées par le traité des obligations qui n’ont rien à voir.
C’était les principales clauses invoquées par Philip Morris dans sa plainte contre l’Uruguay, lorsque le pays latino-américain avait introduit une législation anti-tabac conforme aux recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), mais jugée excessive par l’investisseur. Ses arguments avaient été balayés par les arbitres, qui avaient donné raison à l’Uruguay. C’était en 2010 après une intense campagne internationale – relayée en Suisse par Alliance Sud et ses partenaires sudaméricains.
Avec les nouveaux accords, une telle plainte serait probablement balayée plus vite, mais elle reste possible. Et cela sera le cas tant que les accords d’investissement continueront à exister et à conférer presque exclusivement des droits et aucune obligation aux investisseurs.
Car bien qu’un peu plus équilibrés, seuls 10 % des nouveaux accords incluent des obligations dans ce sens, notamment contre la corruption, en faveur d’une gouvernance transparente, pour protéger l’environnement, les droits syndicaux, les communautés locales et favoriser la taxation. Parmi ceux-ci, la CNUCED cite notamment l’accord entre la Suisse et l’Indonésie de 2022.
Un autre problème est que presque tous les accords conclus depuis 2020 continuent à couvrir tous les investissements, sans poser aucune condition de durabilité ni d’impact favorable sur le pays hôte et sa population.
En conclusion, bien qu’il y ait eu quelques améliorations depuis 4 – 5 ans, le chemin est encore long. Selon les dernières données disponibles, la Suisse est en train de (re)négocier des API avec dix pays, dont la Colombie, l’Inde, le Mexique et le Vietnam. C’est l’occasion de conclure des accords plus équilibrés en faveur des Etats hôte et de renoncer à l’ISDS.
Mais la Suisse n’en prend pas le chemin. L’API avec le Chili, dont la renégociation vient de se terminer, contient encore et toujours l’ISDS. Un investisseur étranger peut donc porter plainte contre l’Etat-hôte, mais l’inverse n’est pas possible lorsque l’entreprise pollue les sols et les rivières ou déplace des populations, par exemple.
Partager l'article
global
Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.
Communiqué
23.06.2025, Commerce et investissements
L’accord de libre-échange de l’AELE avec la Malaisie signé aujourd’hui par le Conseil fédéral n’apporte aucune amélioration par rapport à l’accord de libre-échange controversé avec l’Indonésie. Alors que la destruction des forêts tropicales se poursuit, les importations d’huile de palme en provenance d’Asie du Sud-Est devraient encore augmenter.
La Malaisie est l'un des plus grands producteurs d'huile de palme au monde. Les plantations d'huile de palme établies sur des forêts tropicales détruites, entraînent la disparition d'habitats intacts pour les hommes et les animaux. © Bruno Manser Fonds
Communiqué de presse commun de Green Boots, Bruno Manser Fonds, Uniterre et Alliance Sud
Les organisations de défense de l’environnement, du développement et des droits humains ont pris connaissance avec scepticisme l’accord de libre-échange avec la Malaisie signé aujourd’hui par le Conseil fédéral. En dépit du fait que 48,6 % des votant.e.s se soient prononcés contre un accord avec l’Indonésie le 7 mars 2021 en raison de la problématique de l’huile de palme, un accord similaire a été conclu avec la Malaisie. À la différence de l’Indonésie, la Malaisie et les entreprises malaisiennes livrent depuis des années des quantités importantes d’huile de palme à la Suisse. Elles devraient être récompensés par des conditions préférentielles dans l’accord prévu. Il y a un risque considérable d’importer davantage d’huile de palme de la Malaisie au détriment des forêts tropicales.
Les organisations non gouvernementales malaisiennes s’inquiètent également des conséquences possibles de l’accord sur l’environnement et sur les droits des populations autochtones. Plus de 30 organisations de la société civile de la Malaisie s’opposent ainsi aux règlements problématiques de l’UPOV 91 qui limitent leur droit d’utiliser des semences.
Les palmiers à huile sont cultivés par de grandes entreprises, notamment dans la partie malaisienne de Bornéo, au détriment des populations autochtones et dans des conditions de travail précaires. « Une réduction tarifaire pour l’huile de palme en provenance de la Malaisie est un mauvais signal », souligne Johanna Michel. « En Malaisie, plus d’un million d’hectares de forêt tropicale risquent encore d’être détruits dans le contexte des plantations d’huile de palme. »
Pour plus d'informations :
Isolda Agazzi, experte pour la politique du commerce chez Alliance Sud
tél. 022 901 07 82, isolda.agazzi@alliancesud.ch
Partager l'article
Article
13.06.2025, Commerce et investissements
Après que Glencore s’est retiré de Prodeco, le gouvernement colombien a décidé de fermer définitivement la mine de charbon. Les communautés locales exigent d’être associées au processus de fermeture. Elles sont soutenues par le Groupe de travail Suisse – Colombie, qui va bientôt arrêter ses activités, après presque 40 ans d’existence. Stephan Suhner, son secrétaire-général, a participé fin mai à l’assemblée des actionnaires de la multinationale suisse.
Mine de Glencore Prodeco en Colombie © Fundación Chasquis, Bogota
L’extraction de charbon a-t-elle forcément un impact négatif sur l’environnement et les communautés locales, ou cela dépend-il de la façon de faire ? A cette question épineuse le Groupe de travail Suisse – Colombie (ASK) apporte une réponse tout en nuance depuis sa création en 1987. Alliance Sud travaille étroitement avec cette association, qui s’apprête malheureusement à arrêter ses activités, faute de volontaires suffisants.
Stephan Suhner, son secrétaire-général, est en contact constant avec les communautés sur place, mais aussi avec Glencore en Suisse. Car la multinationale sise à Zoug possède trois mines de charbon en Colombie et pas moins de neuf filiales. Le dernier combat de l’infatigable militant, avant de prendre sa retraite, porte sur la fermeture de la mine de Prodeco, située dans le département du Cesar. En activité depuis 25 ans, elle était la propriété de la multinationale suisse. En 2021 Glencore a annoncé son intention de revendre ses parts à l’Etat colombien, avançant que l’extraction de charbon n’était plus rentable. Après trois ans d’incertitude, le gouvernement de Gustavo Petro a décidé de fermer définitivement la mine.
ASK affirme que cette décision a entraîné une crise sociale sans précédent. Les habitants sont partagés entre ceux qui voyaient en la mine une source de revenu – les mineurs eux-mêmes, mais aussi celles et ceux qui exerçaient des emplois annexes, dont beaucoup de femmes – et ceux qui s’opposent à toute extraction minière. La violence a fortement augmenté et des protestations ont éclaté dans un climat explosif, matées par des groupes armés.
Les communautés et les syndicats se sont donc associés pour avoir leur mot à dire dans le processus de fermeture. Ils exigent qu’il se fasse en toute transparence et dans le respect des droits humains et que l’ex entreprise propriétaire Glencore, répare les dommages environnementaux qu’elle a causés.
« Lors de l’assemblée des actionnaires du 28 mai, j’ai demandé des nouvelles sur la consultation autour du plan de fermeture de la mine de Prodeco, car les communautés se sont beaucoup plaintes du silence total de l’entreprise, nous explique Stephan Suhner. Glencore m’a répondu que le processus est en cours, qu’ils ont consulté les communautés et qu’ils vont continuer à le faire. »
Cette explication fait suite à une plainte de l’ONG Tierra Digna accusant Glencore de non-respect des droits de participation des communautés. Elle a été favorablement accueillie par les tribunaux nationaux, jusqu’à la cour constitutionnelle, dans une sentence du 4 février 2025. Depuis lors, trois tours d’information ont eu lieu avec les trois municipalités impactées par la mine et Glencore a promis d’en tenir trente en tout dans chaque municipalité.
Mais n’est-ce pas paradoxal de s’opposer à l’extraction minière et de se plaindre lorsqu’une mine ferme ? « Non, nous répond Stephan Suhner. ASK a toujours critiqué la façon dont Glencore opère en Colombie, non l’existence des mines en tant que telle. On n’a pas exigé par exemple qu’ils ferment Cerrejon, comme d’autres ONG nationales telles que le CAJAR. Nous avons demandé qu’ils consultent les communautés sur l’extension de la mine, mais n’avons jamais exigé que Glencore n’opère plus en Colombie. Nous avons aussi dit que la fermeture pose des problèmes sociaux et qu’il faut trouver un plan B, notamment d’autres sources de revenu. Comme nos partenaires sur place, nous exigeons que la fermeture de la mine se fasse de façon juste, transparente, participative et respectueuse des droits humains.»
Un représentant de la Asemblea campesina del Cesar, invité par ASK, a porté à l’attention de l’assemblée des actionnaires de Glencore les problèmes relatifs au déplacement de trois villages. En 2010, le ministère colombien de l’Environnement a ordonné des déplacements collectifs en raison de la pollution causée par la mine. Tous les habitants devaient être relogés ensemble sur un terrain neuf, pourvu des services sociaux de base – école, médecin, etc. Au lieu de cela, des déplacements individuels ont été réalisés, qui ont mis à mal la cohésion du village et rendu beaucoup plus difficile la reprise d’une activité par les habitants, dont plusieurs ont été relogés dans la ville voisine de Santa Marta.
Les tribunaux colombiens se montrent souvent progressistes dans la défense de l’environnement et des droits humains, jusqu’à la cour constitutionnelle. Mais Glencore n’hésite pas à contester leurs sentences devant des tribunaux arbitraux, sur la base du traité de protection des investissements Suisse – Colombie. A ce jour la multinationale a déposé quatre plaintes connues, dont la dernière, en 2023, à propos de la mine de Prodeco. En raison de l’opacité qui entoure le système d’arbitrage international, on ne sait pas quel est son objet, ni le montant du dédommagement réclamé par Glencore à l’Etat colombien, mais il a certainement à voir avec la fermeture de la mine.
En 2023, Alliance Sud a participé à une mission internationale en Colombie pour demander à l’Etat de résilier ses accords d’investissement, ou du moins d’en exclure le mécanisme de règlement des différends par voie d’arbitrage.
Lors de notre présence sur place, le gouvernement de Gustavo Petro a annoncé son intention de renégocier tous ses accords d’investissement, à commencer par celui avec la Suisse. Les négociations sont en cours et Alliance Sud continuera à faire pression pour que le nouvel accord, s’il voit le jour, permette à la Colombie d’adopter de nouvelles normes sociales et environnementales sans risquer une plainte devant un tribunal arbitral de la part d’une multinationale suisse.
Partager l'article
Communiqué
16.05.2025, Commerce et investissements
Un rapport publié aujourd'hui par plusieurs organisations non gouvernementales met en lumière les éléments qui ont conduit Azienda Elettrica Ticinese (AET) à saisir un tribunal arbitral pour contester la sortie du charbon de l'Allemagne. L'entreprise publique suisse réclame une indemnisation de 85,5 millions d’euros plus intérêts pour la fermeture d'une centrale à charbon située à Lünen, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, dans laquelle elle détient une participation. Selon ses propres indications, AET a investi un peu plus de 23 millions d'euros dans le projet de centrale électrique.
Déficitaire et polluante : la centrale à charbon Trianel de Lünen, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, est en service depuis 2013. La société suisse AET est impliquée dans ce projet. © Keystone/DPA/Bernd Thissen
Communiqué de presse commun d'Alliance Sud, Réseau Commerce équitable, PowerShift, Institut pour l'environnement de Munich, WWF Suisse, Public Eye, Pro Natura
Un examen plus approfondi de la plainte révèle que :
« Il est scandaleux qu'une entreprise publique recoure à des tribunaux arbitraux non démocratiques pour s'opposer à des mesures nécessaires à la protection du climat. Le fait que AET exige des indemnités pour une centrale électrique déficitaire et multiplie ainsi son investissement initial est un comble », déclare Fabian Flues, expert en commerce auprès de l'ONG PowerShift.
« Même avant la construction de la centrale à charbon de Lünen, le fiasco était prévisible. Le WWF avait clairement mis en garde AET et le canton du Tessin contre cette décision irrationnelle sur le plan économique et néfaste pour le climat. Au lieu d'assumer ses responsabilités, AET rejette désormais la responsabilité de son propre échec sur la politique climatique allemande et réclame des dommages et intérêts. Une telle attitude est indigne d'un organisme de droit public. Le canton du Tessin doit mettre fin à cette mascarade et demander des comptes aux responsables », déclare Francesco Maggi, directeur du WWF Suisse italienne.
« Contrairement à l'UE et à plusieurs pays européens, la Suisse n'a pas dénoncé le Traité sur la charte de l'énergie. Or, celui-ci ralentit la sortie des énergies fossiles et la rend plus difficile, comme le montre le recours de AET contre l'Allemagne. La Suisse doit suivre le mouvement et dénoncer ce traité anachronique », déclare Isolda Agazzi, experte en investissements chez Alliance Sud.
« En se retirant du Traité sur la charte de l'énergie, l'Allemagne a fait un pas important, mais elle n'en a pas tiré les leçons. Alors que les accords de protection des investissements continuent de saboter notre politique énergétique, le gouvernement fédéral poursuit la conclusion de nouveaux accords comportant les mêmes mécanismes d'arbitrage problématiques. »
La procédure d'arbitrage engagée par AET relève du Traité sur la charte de l'énergie, un accord de protection des investissements conclu dans les années 1990. Le TCE permet aux investisseurs de saisir des tribunaux arbitraux pour contester des mesures énergétiques et climatiques qui limitent leurs profits. Aucun autre accord de protection des investissements n'a donné lieu à autant de procédures d'arbitrage que le TCE. L'Allemagne, l'UE et 10 autres pays ont quitté le TCE, car celui-ci limite fortement leur capacité d'action dans la crise climatique. La Suisse reste partie au TCE. Celui-ci comporte une clause de caducité qui permet d'intenter des actions pendant une période de 20 ans après le retrait. Les pays qui se retirent du TCE peuvent toutefois conclure un accord afin d'exclure toute action entre eux.
En outre, l'Allemagne est le pays qui a conclu le plus grand nombre d'accords bilatéraux de protection des investissements au monde, qui ont déjà donné lieu à 58 plaintes d'investisseurs. Le ministère fédéral allemand de l'Économie et de la Protection du climat a qualifié ces accords de « dépassés à bien des égards ». Néanmoins, le nouvel accord de coalition ne prévoit aucune mesure pour remédier à ces héritages du passé. La société civile allemande demande que ces accords soient dénoncés en concertation avec les pays partenaires.
Les organisations suisses de défense de l'environnement et du développement réclament depuis longtemps que la Suisse se retire du Traité sur la charte de l'énergie. Le Conseil fédéral n'a toutefois pas l'intention de le dénoncer. Bien au contraire, il a approuvé sa modernisation, telle que décidée lors de la conférence sur la Charte de l'énergie du 3 décembre 2024.
Lien vers le briefing (en anglais) :
https://power-shift.de/aet-briefing/
Pour plus d’informations :
Isolda Agazzi, responsable de la politique d’investissements chez Alliance Sud
isolda.agazzi@alliancesud.ch, +41 22 901 07 82
Partager l'article
Article
25.04.2025, Commerce et investissements
Depuis l’imposition par Donald Trump de droits de douane prohibitifs, Alliance Sud se retrouve dans une position paradoxale : expliquer à qui veut bien l’entendre qu’ils sont très mauvais pour les pays du Sud global… alors même que nous avons toujours défendu leur droit de se protéger par des tarifs douaniers. Mais cela ne s’applique pas à la première puissance mondiale, qui a imposé depuis trente ans à toute la planète un système commercial ouvert.
Pour le Lesotho les droits de douane américains seraient une catastrophe. Son industrie textile produit principalement pour le marché américain, comme dans cette usine de jeans Levis à Maseru.
© Keystone / EPA / Kim Ludbrook
Peu importe que le président américain ait décidé de faire une pause de 90 jours et se « limite » actuellement à un taux généralisé de 10 % – à l’exception de la Chine, avec laquelle il a imposé un embargo de fait (145 %). UN Trade and Development (ex CNUCED) appelle à supprimer immédiatement ces tarifs douaniers, en insistant sur leur côté absurde. Dans un rapport publié le 14 avril, l’agence onusienne souligne que sur les 57 pays menacés de droits de douane, 11 sont des pays les moins avancés (PMA) et 28 contribuent ensemble à peine 0,625 % au déficit commercial américain.
La situation est piquante en raison du retournement complet des relations commerciales internationales. Depuis la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995, les Etats-Unis ont été les moteurs de la mondialisation néolibérale. Celle-ci passait par une libéralisation tous azimuts du commerce international, c’est-à-dire par une baisse généralisée des droits de douane. Les pays étaient censés exporter les produits où ils ont un « avantage comparatif », à savoir où les coûts de production sont les plus bas. La division internationale du travail qui en résulte conduit de facto les pays du Sud global à exporter des matières premières et importer des produits industriels finis du Nord.
La conséquence est que, encore aujourd’hui, «la moitié des pays africains dépendent des produits de base (pétrole, gaz et minerais pour au moins 60 % d’entre eux). L'Afrique ne représente que 2,9 % du commerce international, mais elle abrite 16 % de la population mondiale et ce chiffre sera bien plus élevé à l'avenir », lançait Rebeca Grynspan, Secrétaire générale de ONU commerce et développement (ex CNUCED) le 10 février à Abidjan, lors du lancement du Rapport sur le développement économique en Afrique 2024.
Or, comme il est impossible de se développer en exportant seulement des produits de base, Alliance Sud soutient le droit des pays du Sud global de disposer de la marge de manœuvre nécessaire pour protéger leur agriculture et leur industrie. Ce qui passe par la possibilité d’augmenter les droits de douane. Sans droits de douane et autres mesures de protection, aucune industrie n'aurait pu se développer dans de nombreux pays en développement et émergents. Cela vaut également pour les success stories telles que la Corée du Sud ou la Chine.
Le Kenya est un très bon exemple de cette politique de substitution des importations. Il y a une quinzaine d’années, j’ai participé à une conférence de presse donnée par Nestlé à Nairobi, où elle annonçait son intention de se lancer dans la production de lait sur place. La raison sous-jacente était que le pays avait décidé, du jour au lendemain, d’augmenter les droits de douane sur la poudre de lait importée, en conformité avec les règles de l’OMC. Du coup, il n’était plus rentable pour Nestlé d’importer son lait en poudre Milo. La multinationale veveysane a donc investi dans la filière laitière tout au long de la chaîne de production et aidé les paysan·ne·s petit·es et grand·es à s’organiser en coopératives. Malgré le risque lié à la domination du marché par un seul grand acteur, le Kenya est passé d’un pays importateur de lait à un pays qui en produisait suffisamment pour couvrir ses besoins.
Cependant, malgré des exceptions, le modèle imposé depuis trente ans par l’OMC, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et les pays du Nord, à commencer par les Etats-Unis, consiste à pousser les pays en développement à baisser leurs droits de douane et à se concentrer sur quelques produits d’exportation. Le Bangladesh en est un bon exemple, vu qu’il tire une grande partie de ses revenus de l’exportation de textiles, malgré les conditions de travail déplorables et les salaires de misère qui règnent dans le secteur. En 2023, celui-ci représentait 10 % du PNB et les Etats-Unis étaient le principal pays d’exportation.
En Suisse et dans l’Union européenne, les PMA peuvent exporter hors contingent et droits de douane les produits de base comme le cacao. Mais sur les produits agricoles transformés, comme le chocolat, des droits de douane s’appliquent, ce qui ne favorise pas l’ajout de valeur sur place dans les pays producteurs, comme la Côte d’Ivoire et du Ghana.
Les Etats-Unis n’accordent pas les mêmes faveurs tarifaires à tous les pays les plus pauvres, mais avec une trentaine de pays africains ils ont depuis 2000 un programme appelé Africa Growth and Opportunity Act (AGOA) qui leur permet d’exporter hors droits de douane des milliers de produits vers le marché américain. Son renouvellement est prévu pour septembre 2025 et il est à ce jour fortement compromis.
Le Lesotho, l’un des pays les plus pauvres du monde, en a bénéficié. En 2023, il a exporté surtout des textiles et de l’habillement vers le marché américain : la valeur s’élevait à 168 millions USD, dont 166 au titre de l’AGOA. Or, l’intention initiale de Donald Trump était de lui imposer 54 % de droits de douane, peut-être pour compenser un déficit commercial indéniablement important en pourcentage : la même année, Washington a exporté vers le Lesotho des marchandises pour seulement 3,3 millions USD et importé des produits pour un montant de 226,6 millions USD. Lui imposer des droits de douane aussi prohibitifs aurait été une catastrophe pour ce petit pays africain, alors même que cela n’aurait aidé en rien à relocaliser la production vers les Etats-Unis. Car ceux-ci ne se mettront jamais à fabriquer des textiles (c’est trop cher), ni ne pourront extraire des minerais comme les diamants (plus de 56 millions USD d’importations).
Alors oui, les pays en développement doivent pouvoir protéger leur industrie et leur agriculture par des droits de douane. Mais pas la première puissance mondiale, qui a été pendant trente ans le fer de lance d’un modèle commercial qui s’applique même aux pays les plus pauvres.
En espérant que Donald Trump revienne définitivement sur ses décisions, ses errements sont cependant l’occasion pour les pays pauvres de repenser leur modèle de développement et de se concentrer davantage sur le marché intérieur et régional. A commencer par l’Afrique, où la Zone de libre-échange continentale est en train de se mettre progressivement en place – même si elle fera aussi des gagnants et des perdants entre pays africains…
Ils doivent aussi urgemment diversifier davantage leurs partenaires commerciaux. Toujours selon UN Trade and Development, 50 % des pays africains ont cinq partenaires commerciaux : la Chine, l'Union européenne, l'Inde, l'Afrique du Sud et les Etats-Unis. Alors même que le Vietnam, pour ne donner qu’un exemple, est connecté à 97 économies. Cela montre la marge de manœuvre dont dispose encore l'Afrique pour renforcer et diversifier ses économies. Un processus que les turbulences actuelles devraient accélérer.
Partager l'article
LIBRE-ECHANGE AVEC LA THAÏLANDE
21.03.2025, Commerce et investissements
L’accord de libre-échange avec la Thaïlande ne prévoit pas de renforcement des droits de propriété intellectuelle sur les médicaments et les semences, ce qui est une bonne chose du point de vue du développement. Mais l’analyse d’impact sur le développement durable, première du genre, rate sa cible.
Paysanne en pleine récolte dans la région de Chiang Mai, au nord de la Thaïlande, une région qui subit de graves dommages environnementaux. © Philippe Lissac/Godong/Panos Pictures
L’accord de libre-échange entre les pays de l’Association européenne de libre-échange (AELE), dont la Suisse est membre, et la Thaïlande a été signé en grande pompe le 23 janvier à Davos, en marge du Forum économique mondial (WEF). Le voile est enfin levé sur le texte de cet accord, dont les négociations avaient commencé il y a vingt ans mais avaient été suspendues jusqu’en 2022. Il révèle que celles-ci ont été plus ardues que prévu pour l’AELE, qui n’a quasiment rien obtenu en matière de renforcement des droits de propriété intellectuelle – le cheval de bataille de la Suisse. Pour l’instant du moins.
Côté médicaments d’abord, la Thaïlande s’est opposée avec succès à des dispositions renforcées (appelées dans le jargon TRIPS+ car allant au-delà de l’accord TRIPS de l’OMC). Celles-ci auraient rendu plus longue et onéreuse la fabrication et commercialisation de médicaments génériques. Pas questions pour Bangkok de mettre en péril son industrie pharmaceutique, dans laquelle les génériques se taillent la part du lion. Celle-ci contribue de plus en plus à l’économie nationale et devrait atteindre un chiffre d’affaires de 2,5 milliards d’USD en 2029. Pour l’instant, elle est surtout orientée vers le marché local, contribuant ainsi à assurer le droit à la santé de la population. Mais la Suisse n’a pas dit son dernier mot, car elle a toutefois obtenu que des détails concernant l'autorisation des génériques soient rediscutés dans un an (exclusivité des données).
La Thaïlande a aussi su se protéger efficacement contre la requête habituelle de l’AELE, poussée par la Suisse, d’inscrire dans le texte l’obligation d’accéder à UPOV 91. Cet accord « privatise » les semences et les obtentions végétales, rendant plus difficile, pour ne pas dire impossible pour les paysan·ne·s de les utiliser et échanger librement, comme ils l’ont toujours fait. Au lieu de cela, ils sont obligés de les acheter à des semenciers privés comme le sino-suisse Syngenta.
C’est que les 25 millions de petit·e·s paysan·ne·s thaïs sont fortement mobilisés contre les accords de libre-échange. Avec succès à ce jour : en 2006, 10'000 d’entre eux ont défié la police et se sont massés devant le lieu où avaient lieu les négociations de l’accord de libre-échange avec les Etats-Unis (qui demandaient aussi l’accession à l’UPOV), les faisant capoter. Rebelote en 2013 à Chiang Mai pour s’opposer aux négociations avec l’Union européenne (UE). Celles-ci avaient aussi été gelées, mais ont repris et devraient être conclues d’ici fin 2025.
Ni les Etats-Unis, ni l’UE, les concurrents traditionnels de la Suisse, n’ont signé d’ALE avec la Thaïlande à ce jour. L’AELE leur a brûlé la priorité. Il est donc particulièrement réjouissant que cet accord ne contienne pas d’UPOV 91 car il aurait obligé Bangkok à modifier sa législation en faveur des multinationales de tous les pays. Au lieu de cela, la législation qui devrait continuer à l’appliquer est le Plant Variety Protection Act, promulgué en 1999 pour éviter l’UPOV précisément, qui permet aux paysan·ne·s thaïs de réutiliser et d’échanger leurs semences, même si sous certaines conditions.
On salue aussi le fait que l’accord de libre-échange prévoie la protection des ressources génétiques et du savoir traditionnel des populations autochtones et des petits paysans.
Quant au chapitre sur le développement durable, il est détaillé et prévoit la mise sur pied d’un panel d’experts en cas de conflit. Si cette nouveauté est à saluer, Alliance Sud continue à regretter que les disputes relatives à ce chapitre ne soient pas soumises à l’arbitrage, comme la plupart des autres chapitres de l’accord.
Peu avant la conclusion des négociations, le Secrétariat d’Etat à l’économie a fait réaliser une étude d’impact ex ante sur le développement durable (Sustainability Impact Assessment – SIA), comme cela avait été exigé par un postulat de la Commission de gestion du Conseil national.
Alliance Sud et Public Eye demandaient avec insistance à la Suisse depuis des années d’effectuer de telles études d’impact et se réjouissent donc qu’une analyse ait enfin été réalisée. Mais il est regrettable qu’elle soit arrivée tard, si bien que ses résultats n’ont pas pu être pris en compte dans les négociations, et on peut légitimement se demander à quoi elle sert.
De surcroît, l’étude n’identifie pas clairement les gagnants et les perdants de l’accord, ni les risques qu’il pose en matière de protection de l’environnement. Elle rate l’occasion de proposer des mesures pour diminuer ces risques. Cela a pourtant été fait par la Suisse dans l’accord de libre-échange avec l’Indonésie, qui prévoit un mécanisme spécial pour « récompenser » par une baisse des droits de douane l’huile de palme produite de façon durable. Par ailleurs, lorsqu’un secteur est identifié comme étant à risque – comme la déforestation induite par l’élevage de volaille –, l’étude n’indique pas les mesures à prendre.
D’une façon générale, on aimerait savoir quels secteurs sont le plus à risque, ce que le SECO/ l’AELE a l’intention de faire pour les minimiser et quelles mesures concrètes il compte adopter. La balle est maintenant dans le camp du parlement. Il lui incombe de demander des clarifications et d’exiger que ces biais méthodologiques soient résolus si d’autres accords de libre-échange sont négociés à l’avenir.
Alliance Sud demande à la Suisse de retirer l’étude de la circulation jusqu’à ce qu’elle ait été soumise à une revue par les pairs et parvienne à respecter les critères scientifiques en la matière, ce qui n’est pas le cas pour l’instant.
Partager l'article
global
Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.
Publication
23.01.2025, Commerce et investissements
Alliance Sud et Public Eye ont mandaté Caroline Dommen, experte en commerce et droits humains, pour analyser l'étude d’impact ex ante sur le développement durable (SIA) du Seco sur l'accord de libre-échange avec la Thaïlande.
Déforestation à proximité de Mae Chaem, dans le nord de la Thaïlande. La pollution de l'air causée par les brûlis affecte une grande partie de la Thaïlande et de sa population. © Keystone / EPA / Barbara Walton
Dans le cas de la SIA de l’accord avec la Thaïlande, nous regrettons notamment un niveau trop élevé de généralité et le fait que l’analyse économique ait été menée séparément de l’analyse de durabilité. Au lieu de cela, des aspects clé de durabilité auraient dû être identifiés, sur lesquels il aurait fallu se concentrer. Le niveau de risque n’a pas été suffisamment analysé non plus, si bien que l’étude donne trop souvent l’impression de servir à justifier le mandat de négociation de l’AELE, par exemple pour renforcer les droits de propriété intellectuelle sur les médicaments.
Partager l'article
Accord de libre-échange avec la Thaïlande
23.01.2025, Commerce et investissements
Peu avant la conclusion des négociations de l’ALE avec la Thaïlande, le Seco a réalisé la première étude d’impact sur le développement durable. Celle-ci est malheureusement trop générale, comporte des biais méthodologiques et n’identifie pas assez clairement les secteurs à risques, ni ne propose de solutions concrètes pour y répondre. Alliance Sud et Public Eye ont analysé l’étude.
Le ministre thaïlandais de l'économie Pichai Naripthaphan et Helene Budliger Artieda, directrice du Seco, se réjouissent de l'accord de libre-échange signé - mais des questions cruciales restent sans réponse.
© Keystone / Laurent Gillieron
L’accord de libre-échange entre les pays de l’Association européenne de libre-échange (AELE), dont la Suisse est membre, et la Thaïlande, a été signé en grande pompe aujourd’hui à Davos, en marge du Forum économique mondial (WEF).
Peu avant la conclusion des négociations, le Secrétariat d’Etat à l’économie a fait réaliser une étude d’impact ex ante sur le développement durable (Sustainability Impact Assessment – SIA), comme cela avait été exigé par un postulat de la Commission de gestion du Conseil national.
Alliance Sud et Public Eye demandaient avec insistance à la Suisse depuis des années d’effectuer de telles études d’impact et se réjouissent donc qu’une analyse ait enfin été réalisée. Mais nous regrettons qu’elle soit arrivée tard, si bien que ses résultats n’ont pas pu être pris en compte dans les négociations et on peut légitimement se demander à quoi elle sert.
Nous avons mandaté Caroline Dommen, experte en commerce et droits humains, pour analyser ladite étude. Cette consultante expérimentée avait déjà réalisé pour Alliance Sud une proto-étude d’impact de l’accord de libre-échange avec le Mercosur. Celle-ci visait à montrer qu’une méthodologie existe et s’était concentrée sur quelques droits humains particulièrement susceptibles d’être violés par l’accord (droits à la santé, impacts environnementaux, droits des petits paysans et des populations autochtones, droits des femmes, etc.).
Dans le cas de la SIA de l’accord avec la Thaïlande, nous regrettons notamment un niveau trop élevé de généralité et le fait que l’analyse économique ait été menée séparément de l’analyse de durabilité. Au lieu de cela, des aspects clé de durabilité auraient dû être identifiés, sur lesquels il aurait fallu se concentrer.
Le niveau de risque n’a pas été suffisamment analysé non plus, si bien que l’étude donne trop souvent l’impression de servir à justifier le mandat de négociation de l’AELE, par exemple pour renforcer les droits de propriété intellectuelle sur les médicaments.
L’étude n’identifie pas clairement non plus les gagnants et les perdants de l’accord, ni les risques qu’il pose en matière de protection de l’environnement. Elle rate l’occasion de proposer des mesures pour diminuer ces risques. Ceci a pourtant été fait par la Suisse dans l’accord de libre-échange avec l’Indonésie, qui prévoit un mécanisme spécial pour « récompenser » par une baisse des droits de douane l’huile de palme produit de façon durable. Par ailleurs, lorsqu’un secteur est identifié comme étant à risque – comme la déforestation induite par l’élevage de volaille –, l’étude n’indique pas les mesures à prendre.
D’une façon générale, on aimerait savoir quels secteurs sont le plus à risque, ce que le Seco/ l’AELE a l’intention de faire pour les minimiser et quelles mesures concrètes il compte adopter. La balle est maintenant dans le camp du parlement. Il lui incombe de demander des clarifications et d’exiger que ces biais méthodologiques soient résolus si d’autres accords de libre-échange sont négociés à l’avenir.
Alliance Sud et Public Eye demandent à la Suisse et à l’AELE de retirer l’étude de la circulation jusqu’à ce qu’elle ait été soumise à une revue par les pairs et respecte les critères scientifiques.
Partager l'article
COMMERCE ET CLIMAT
03.12.2024, Justice climatique, Commerce et investissements
Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne (CBAM) prévoit de taxer les importations des produits les plus polluants. Alors même que les pays les plus pauvres vont être fortement pénalisés, aucune exception n’est prévue pour eux. Si la Suisse l’adopte un jour, elle devra veiller à rectifier le tir. Analyse de Isolda Agazzi
L'une des plus grandes mines d'uranium du monde a fermé ses portes à Akokan, au Niger. Mais d'autres sont encore prévues dans le nord du pays en crise et jouent un rôle économique clé.
© Keystone / AFP / Olympia de Maismont
L’Union européenne (UE) prend ses engagements climatiques au sérieux. En 2019, elle a lancé le Pacte vert européen (Green Deal), qui vise à réduire les émissions de CO2 de 55 % d’ici 2030 et à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050.
C’est un programme qui comprend plusieurs mesures de politique interne et externe, comme le Règlement européen sur la déforestation (EUDR, voir global #92). Un autre projet clé de la politique commerciale européenne est le CBAM, ou Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Il vise à soumettre les industries importatrices aux mêmes règles que les entreprises européennes polluantes, qui sont astreintes à un plafond d’émissions, qu’elles peuvent par ailleurs échanger sur le « marché carbone » pour respecter les limites imposées. Le but de ces mesures est de rendre les investissements dans les énergies propres en Europe plus attrayants et moins chers. « Le CBAM encouragera l'industrie mondiale à adopter des technologies plus écologiques », a déclaré Paolo Gentiloni, le commissaire européen pour l’Economie.
Pour éviter que la production se déplace vers des pays où le prix du carbone est inférieur à l’UE, voire nul (ce qu’on appelle « fuites de carbone » ou carbon leakages), ou de mettre les producteurs européens face à une concurrence déloyale, Bruxelles a adopté le CBAM. Ce mécanisme prévoit de taxer à la frontière l’importation de produits particulièrement polluants, à savoir, dans un premier temps, le fer et l’acier, le ciment, les engrais, l’aluminium, l’hydrogène et l’électricité.
En vigueur dans l’UE depuis le 1er octobre 2023, il est mis en œuvre par phases successives et sera entièrement en place à partir de 2026. A partir de 2031, il devrait s’appliquer à tous les produits importés.
Toute la question est de savoir si la mesure est efficace. L’UE est optimiste : elle estime une réduction de ses émissions à 13,8 % d’ici 2030 et celles du reste du monde à 0,3 % par rapport à 1990.
Mais l’approche est très critiquée par les pays du Sud global, qui lui reprochent d’avoir un impact négatif sur leur développement. D’autres lui reprochent de ne pas prévoir d’exemption généralisée au moins pour les pays les plus pauvres. De surcroît, UN Trade and Development (ex UNCTAD) a calculé que l’impact sur le climat serait minime : le CBAM réduira les émissions globales de CO2 de 0,1 % seulement, tandis que les émissions de l’UE diminueront de 0,9 %. Mais il devrait augmenter le revenu des pays développés d'USD 2,5 milliards et réduire celui des pays en développement d'USD 5,9 milliards.
En 2022, les ministres du Brésil, Afrique du Sud, Inde et Chine ont appelé à éviter les mesures discriminatoires telles que la taxe carbone aux frontières.
Les pays les plus affectés par ce mécanisme sont les pays émergents qui sont les principaux exportateurs d’acier et d’aluminium vers l’Europe : Russie, Turquie, Chine, Inde, Afrique du Sud, Emirats arabes unis. Mais aussi des pays les moins avancés (PMA, catégorie établie par les Nation Unies) comme le Mozambique (aluminium) et le Niger (minerai d’uranium). Les pertes de bien-être pour les pays en développement comme l’Ukraine, l’Egypte, le Mozambique et la Turquie se situeraient entre 1 et 5 milliards d’euros, ce qui est considérable au vu de leur produit intérieur brut (PIB).
Prenons l’Afrique, où se trouvent 33 des 46 PMA. Une récente étude de la London School of Economics arrive à la conclusion que si le CBAM était appliqué à tous les produits d’importation, le PIB de l’Afrique diminuerait de 1,12 % ou 25 milliards d’euros. Les exportations d’aluminium diminueraient de 13,9 % ; celles de fer et d’acier de 8,2 % ; celles de fertilisants de 3,9 % et celles de ciment de 3,1 %.
Alors, faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain et déclarer le CBAM contraire au développement ? Probablement pas. L’ONG belge 11.11.11. propose d’excepter les pays les moins avancés de ce mécanisme, au moins dans un premier temps, selon les règles de l’OMC ; ou alors de les taxer moins que les autres. Lorsque le CBAM était en discussion à Bruxelles, cette possibilité avait été envisagée par le Parlement, mais elle a été abandonnée, l’UE ayant préféré obtenir plus de recettes.
UN Trade and Development propose de rétrocéder les recettes issues du mécanisme aux PMA pour financer leur transition climatique. Pour l’UE les recettes escomptées sont de 2,1 milliards d’euros, et elles pourraient être convoyées de façon multilatérale via le Fonds vert pour le climat, qui est actuellement sous-financé.
En Suisse, rien de tel n’existe pour l’instant. Aujourd’hui les marchandises d’origine suisse exportées dans l’UE sont exemptées du CBAM en raison du système d’échange de quotas d’émissions (SEQE), et le Conseil fédéral renonce à instaurer un tel mécanisme pour les produits importés en Suisse. Le SEQE représente le montant maximal d’émissions à disposition des industries d’une branche économique. Chaque participant se voit attribuer une certaine quantité de droits d’émissions. Si ses émissions restent en-deça, il peut vendre ses droits. Si elles dépassent cette limite, il peut en acquérir.
Une initiative parlementaire a été déposée en mars 2021 au Conseil national, qui demande à la Suisse d’adapter la loi sur le CO2 pour inclure un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, en tenant compte des évolutions dans l’UE. Actuellement cette initiative parlementaire est encore en cours de discussion dans les commissions.
Le CBAM peut être une mesure commerciale efficace pour réduire les émissions importées de CO2. Mais si la Suisse l’adopte un jour, elle devra veiller à ne pas pénaliser les pays les plus pauvres en leur accordant des exemptions et en rétrocédant une partie importante des recettes engrangées pour les aider à effectuer la transition énergétique.
Les émissions de gaz à effet de serre générées par la production et le transport de biens et de services exportés et importés représentent 27 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Selon l'OCDE, ces émissions proviennent de sept secteurs économiques : mines et production d'énergie, textiles et cuir, produits chimiques non métalliques et produits miniers, métaux de base, produits électroniques et électriques, machines, véhicules et semi-conducteurs.
Il est indéniable qu'il est nécessaire d'agir tant du côté du commerce que de la production – du côté de la production, par exemple, par la promotion des technologies vertes, le transfert de technologies et le financement climatique. Du côté du commerce, par d'autres mesures comme le CBAM, mais sans pénaliser les pays pauvres. Ces derniers doivent être aidés à gérer la transition écologique et à s'adapter aux nouvelles normes.
Partager l'article
global
Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.
Commerce mondial
21.06.2024, Commerce et investissements
Un nouveau règlement interdit l'importation dans l'UE des sept produits qui contribuent le plus à la déforestation. Il faut s'assurer que les petits producteurs-trices du Sud ne soient pas lésés.
Un unique arbre vert dans les collines du paysage brûlé et déboisé près de Mae Chaem, au nord de la Thaïlande. © Keystone / EPA / Barbara Walton
Le nouveau Règlement européen sur la déforestation (EUDR) entrera pleinement en vigueur le 1er janvier 2025. Les sept matières premières qui contribuent le plus à la mort des forêts – cacao, café, huile de palme, caoutchouc, soja, bois, bovins – et leurs produits dérivés – chocolat, capsules de café, meubles, papier, pneus, par exemple – ne pourront être importés dans l’Union européenne (UE) qu’à condition de prouver qu’ils sont issus de terrains qui n’ont pas été déboisés après le 1er janvier 2020. Et qu’ils respectent les droits du travail, les normes anti-corruption et les droits des communautés autochtones, entre autres.
Pour cela, les pays producteurs seront divisés en trois catégories selon le risque de déforestation, et les sites de production surveillés par des moyens technologiques sophistiqués, dont la géolocalisation. L’initiative fait partie du Pacte vert de l’UE, qui part d’un constat sans appel : les Vingt-Sept sont les principaux importateurs de produits qui contribuent à la déforestation associée au commerce international, après la Chine. Le devoir de diligence, à savoir le fait de s’assurer de l’absence de déforestation, incombe à tous les acteurs de la chaîne de valeur – producteurs, exportateurs et importateurs, petits et grands, avec des conditionnalités plus ou moins strictes selon la taille.
Selon une étude de Krungsri Research View, un institut de recherche de la cinquième banque de Thaïlande, l'Allemagne est le pays le plus touché par la EUDR – elle exporte principalement du bois, du caoutchouc, du bœuf et du cacao. Elle est suivie de près par la Chine, qui exporte du bois et du caoutchouc. Parmi les pays du Sud, le Brésil (café, soja, huile de palme), l'Indonésie (huile de palme), la Malaisie (huile de palme), l'Argentine (soja, huile de palme, viande de bœuf), le Vietnam (café) et la Côte d'Ivoire (cacao), la Thaïlande (caoutchouc) et le Guatemala (huile de palme et café) sont fortement touchés.
L’ONG Fern (Forests and the European Union Resource Network) estime que le Honduras, le Ghana et le Cameroun, particulièrement dépendants des exportations vers l’UE, sont aussi susceptibles d’être affectés par le règlement.
Les pays du Sud global sont vent debout contre cette initiative, y voyant du protectionnisme déguisé et un nouveau colonialisme vert. En septembre 2023, 17 chefs de gouvernement d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie ont envoyé une lettre aux présidents de la Commission européenne, du Parlement européen et du Conseil des ministres, regrettant l’approche « one-size-fits-all » de l’EUDR et son manque de connaissance des spécificités locales.
En effet, les petits paysan-ne-s et les petits producteurs-trices, notamment, auront toutes les peines du monde à prouver leur irréprochabilité, même si, à part pour quelques produits comme le café et le cacao, ce sont surtout les grands producteurs et exportateurs qui arrivent à placer leurs produits sur les marchés européens.
Les effets néfastes de cette initiative ne se sont pas fait attendre. Comme le souligne l’International Institute for Environment and Development, les importateurs européens sont déjà en train de délaisser le café éthiopien pour se tourner vers le café en provenance du Brésil, dont la traçabilité est plus facile à assurer.
Dans son rapport sur le commerce et le développement 2023, l’ONU Commerce et Développement (ex CNUCED) s’est inquiétée de la prolifération d’initiatives unilatérales comme l’EUDR et le CBAM (la taxe carbone aux frontières également imposées par l’UE sur les produits hautement polluants comme l’aluminium). Elle considère que celles-ci violent le principe de responsabilité commune, mais différenciée, inscrit dans l’Accord de Paris sur le climat.
Krungsri Research View s’est intéressé particulièrement au cas de la Thaïlande, qui montre que l’impact de l’EUDR est ambivalent. D’une part, les produits couverts par l’EUDR ne représentent que 8,3 % des exportations vers l’UE et 0,7 % de toutes les exportations thaïlandaises, mais leur valeur est en augmentation.
Les producteurs et exportateurs de caoutchouc, bois et huile de palme devront faire face à des coûts importants pour s’adapter à la nouvelle réglementation ; les petits producteurs vont perdre leur compétitivité et la Thaïlande risque de se retrouver exclue des chaînes mondiales de valeur.
Mais si le processus est accompagné de façon adéquate, aussi bien par le gouvernement que par les aides prévues par l’EUDR, la Thaïlande peut gagner une nouvelle compétitivité par rapport à ses concurrents, tout en préservant ses forêts.
Qu’en est-il de la Suisse ? Elle est indirectement touchée par la nouvelle disposition car toute exportation des sept produits vers l’UE devra respecter les exigences de l’EUDR. Toujours selon Krungsri, notre pays se situe même à la 17ème position en termes d’impact, pour le cacao et surtout le café.
A ce jour, le Conseil fédéral a décidé de ne pas adapter le droit suisse à l’EUDR tant qu’une reconnaissance mutuelle avec l’UE n’est pas possible. Ce afin de ne pas doubler la charge de travail des entreprises suisses. Mais il va mener une étude d’impact d’ici l’été et prendra une décision ensuite.
Du côté de la société civile, on réfléchit. Alliance Sud participe à un groupe de travail qui étudie si et comment adapter l’EUDR à la Suisse. Le souci est de ne pas pénaliser les petit-e-s producteurs-trices des pays du Sud global. Le cas échéant il faudrait des mesures d’accompagnement et de formation et une consultation des communautés locales. Ce pour éviter que la lutte contre le changement climatique ne se fasse au détriment des potentiels de développement du commerce international.
Partager l'article
global
Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.