HISTOIRE ÉCONOMIQUE

Ce qui s’est passé et ce qui ne s’est pas passé à Bretton Woods

25.03.2024, Commerce et investissements

Voilà 80 ans, dans la station de villégiature américaine de Bretton Woods, 43 pays ont jeté les bases du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. De manière exagérée, on attribue souvent à la conférence toute la mise en place de l’ordre d’après-guerre.

Ce qui s’est passé et ce qui ne s’est pas passé à Bretton Woods

À Washington, aux Etats-Unis, le secrétaire d’Etat américain au Trésor Fred M. Vinson signe les accords de Bretton Woods le 27 décembre 1947.   © KEYSTONE / DPA DC /STR

Lorsque l'économie mondiale craque et se fissure, l'appel à une « sorte de Bretton Woods comme après la Seconde Guerre mondiale » n'est pas loin, a déclaré Klaus Schwab après la crise du coronavirus. Un ouvrage récemment paru de l'historien économique Martin Daunton, « The Economic Government of the World, 1933 – 2023 » , permet de mettre en perspective l'importance de la conférence de Bretton Woods.

L’auteur montre qu’en 1944, les participants à la conférence n’ont pas trouvé une architecture cohérente qu'il aurait suffi de mettre en œuvre après le conflit pour déclencher le miracle économique de l'après-guerre. Il s’est plutôt agi d’un processus de recherche. L'ordre d'après-guerre a été marqué par de toutes autres forces : la guerre froide (à Bretton Woods, l'Union soviétique avait encore été prévue comme partenaire à part entière), le plan Marshall, qui y était lié, et le rétablissement de la position économique de l'Allemagne en Europe qui en découlait également. Le système des monnaies à parité flexible avec le dollar, qui avait lui-même un taux de change fixe par rapport à l'or, n'a même fonctionné comme prévu à Bretton Woods que de 1958 à 1968.

Au sein du gouvernement américain de Franklin D. Roosevelt, le président démocrate de 1933 à 1945, existait une faction qui pensait le New Deal à l’échelle internationale également. Dès le début des années 40, elle a élaboré des plans pour la création d'une banque publique interaméricaine de développement qui détrônerait les banquiers de Wall Street et miserait sur le financement public à long terme du développement plutôt que sur les investissements privés. En 1940, le responsable de l'Amérique latine au Département d'État américain a déclaré que cela devait être le début d'un système dans lequel « la finance serait au service de l'échange et du développement (...) en opposition directe avec le système précédent, basé sur l'idée que le développement et le commerce devaient servir la finance ». L'opposition de Wall Street et du Congrès a cependant mis fin à ces projets dans un premier temps, mais le thème était sur la table avec les discussions sur une « Banque internationale pour la reconstruction et le développement » (BIRD, nom officiel de la Banque mondiale jusqu'à aujourd'hui) à Bretton Woods.

Le Sud global invité à la table, en position peu envieuse

La conférence de Bretton Woods a été dominée par les États-Unis et la Grande-Bretagne et en grand partie négociée au préalable. Les pays du Sud global — dans la mesure où ils étaient déjà indépendants (comme en Amérique latine) ou partiellement autonomes (comme l'Inde) — étaient toutefois également représentés. De même, l'Australie, qui dépendait encore entièrement des exportations de matières premières à l'époque, avait les mêmes préoccupations. Pour ses priorités, la conférence sur l'organisation monétaire et financière n'était cependant pas le seul forum. En 1943 déjà, une conférence sur l'alimentation et l'agriculture avait eu lieu et, l'année suivante, une conférence sur le travail, au cours de laquelle l'Australie avait tenté, sans succès, de faire du plein emploi un pilier de l'ordre d'après-guerre au même titre que les questions monétaires et commerciales.

La Grande-Bretagne et les États-Unis s'étaient déjà mis d'accord sur les éléments fondamentaux d'un fonds monétaire international qui devait permettre de lier les monnaies des membres au dollar, lui-même lié à l'or à un taux fixe. L'objectif était de combiner la stabilité du système monétaire avec une flexibilité qui permettrait aux pays dont la balance commerciale était déficitaire de dévaluer leur monnaie de manière contrôlée et d'éviter ainsi l'austérité et le chômage. Cette mesure était accompagnée d'une surveillance des mouvements de capitaux qui protégeait les pays des flux de capitaux déstabilisants. Le négociateur américain à Bretton Woods, Harry Dexter White (son homologue britannique était l'économiste John Maynard Keynes, dont la pensée économique, le keynésianisme, se verrait plus tard attribuer tout l'ordre d'après-guerre), a écrit dans un premier projet d'ordre monétaire que les pays devraient empêcher les flux de capitaux, qui sont des instruments des riches, pour éviter « de nouveaux impôts ou de nouvelles charges sociales ».

 

Le livre

« The Economic Government of the World, 1933 – 2023 » (éditions Farrar, Straus and Giroux, paru en novembre 2023, 986 pages) emmène les lectrices et les lecteurs derrière les coulisses qui ont façonné l’économie mondiale au cours des quatrevingt- dix dernières années. Il est disponible en Suisse dans les librairies en ligne (en anglais).

Titelseite des Buchs «The Economic Government of the World, 1933–1923»

 

Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont également proposé un modèle de décision lié aux sommes versées dans le fonds, selon le principe « un dollar, une voix ». La Grande-Bretagne jouissait ainsi d'une prédominance et les États-Unis d'un droit de veto. La Chine et l'Inde, soutenues par l'Australie, les pays d'Amérique latine et la France, ont protesté contre ces dispositions. Sans succès. Cette question des quotas — devenue d'autant plus urgente que le poids de l'économie mondiale a changé — n'a toujours pas été résolue.

L'Amérique latine s'était rendue à Bretton Woods avec 19 délégations. Leurs porte-parole ont souligné les problèmes particuliers de la balance commerciale pour les pays dépendant de l'exportation de matières premières. Leurs préoccupations centrales n’étaient pas les questions monétaires, mais surtout les prix très fluctuants des matières premières minérales et agricoles. Par voie de conséquence, ces pays ont tenté de compléter le mandat du Fonds monétaire international (FMI) par des questions de développement : ils ont exigé des accords sur les matières premières pour stabiliser les prix et la possibilité de promouvoir et de protéger leur propre industrie afin de réduire leur dépendance vis-à-vis des importations. En grande partie sans succès : les « Articles of Agreement » du FMI contiennent certes un engagement en faveur du développement, mais il devait être mis en œuvre par la BIRD, à savoir la Banque mondiale.

La reconstruction uniquement ou le développement en sus ?

Dans l'invitation à la conférence de Bretton Woods, le Fonds monétaire, pour lequel on visait des « definite proposals », avait clairement la priorité sur une banque tournée vers la reconstruction. Les questions centrales pour la discussion sur la BIRD étaient toutefois des plus pertinentes pour les délégations du Sud global. L'une de ces questions était de savoir si la banque devait avant tout garantir les investissements privés ou octroyer des crédits de manière autonome. La Grande-Bretagne et les représentants de Wall Street voulaient une banque qui coordonne et garantisse en premier lieu les transactions privées. Rien d’étonnant à cela : la Grande-Bretagne était toujours le premier centre financier — même après la guerre, 70% des transactions financières mondiales étaient effectuées en livres sterling — avant que Wall Street ne passe devant la City de Londres. Une deuxième question portait sur la relation entre la reconstruction et le développement dans le mandat de la banque. Enfin, il s'agissait de savoir si elle pouvait aussi octroyer des crédits qui ne génèrent pas de rendement économique direct. Par exemple, des programmes structurels d'assainissement ou de santé qui renforcent à long terme la productivité d'un pays, ou seulement des projets concrets, également intéressants sur le plan commercial, comme une centrale électrique. Quiconque suit le débat actuel sur la Banque mondiale ne peut s'empêcher d’y déceler un air de déjà-vu, même 80 ans après.

Le résultat a été un compromis qui mettait sur un pied d'égalité la reconstruction et le développement des membres de la BIRD. Il n’y avait toutefois guère de flexibilité sur les autres questions. Seuls 20 % du capital pouvaient être directement octroyés sous forme de crédits (le reste étant destiné à garantir des investissements privés) et ce, sauf dans des cas exceptionnels (non définis), uniquement pour des projets spécifiques ayant un « objectif productif ».

Uune organisation internationale du commerce

Alors qu'en 1944 on ne discutait et ne décidait que du Fonds monétaire et de la Banque mondiale, on prévoyait toutefois dès le début une organisation commerciale internationale comme troisième pilier de l'ordre économique mondial. Sur ce plan également, on entendait éviter des situations comme celles de l'entre-deux-guerres, lorsque les pays se retranchaient derrière de hautes barrières douanières et se livraient à des guerres commerciales (Daunton fait précéder son livre de la citation suivante de Donald Trump : « Trade wars are easy to win »).

Après les déceptions de Bretton Woods, les pays du Sud global, désormais renforcés par l'indépendance du sous-continent indien, ont placé leurs espoirs dans les négociations de l'Organisation internationale du commerce (OIC). Celles-ci ont eu lieu à Genève en 1947 et à La Havane en 1948. Lors de la conférence de La Havane, les « pays en développement » peu industrialisés représentaient la majorité. La conférence a été éclipsée par le plan Marshall ; de nombreux pays du Sud gloabal espéraient pouvoir également bénéficier d'une aide à ces conditions ou s'y attendaient. Mais ils se rendaient de plus en plus compte que ce ne serait probablement pas le cas (même si le refus officiel des États-Unis n'est intervenu qu'après la guerre). Sous la houlette des pays latino-américains et de l'Inde, les « pays en développement » ont profité de leur majorité à la conférence de La Havane pour renforcer la charte de l'OIC avec leurs exigences, lesquelles n’avaient pas été entendues à Bretton Woods : une limitation du libre-échange afin de développer des industries propres, des tarifs préférentiels et des accords sur les matières premières. Et le principe « un pays, une voix » devait s'appliquer à l'OIC.

 

Foto von Wirtschaftshistoriker Martin Daunton.

Martin Daunton

Il est professeur émérite d’histoire économique à l’Université de Cambridge. Il est actuellement professeur invité au Gresham College à Londres.

 

 

Mais rien n'y fit, car en décembre 1950, le président américain Truman décida de ne pas soumettre l’accord au Congrès. La plupart des autres pays industrialisés avaient fait dépendre leur accord des États-Unis ; c'est ainsi que l'OIC est morte de sa belle mort au début des années 50. Il ne restait plus que l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), négocié dès 1947, qui prévoyait des réductions tarifaires progressives. Ce n'est qu'en 1994, sous de tout autres auspices et après sept ans de négociations, que la création de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) a permis de compléter l'architecture, comme cela avait été originellement prévu.

John Ruggie (futur représentant spécial de l'ONU pour les entreprises et les droits humains) a qualifié l’ordre économique d'après-guerre de « libéralisme intégré » (embedded liberalism). Pour les pays du Sud global, cette intégration signifiait, selon Martin Daunton, « une forme spécifique de néocolonialisme et une économie globale basée sur les intérêts des pays industrialisés avancés ».

Les revendications du Sud global n’ont pas disparu pour autant ; elles ont été reprises à l'ONU à partir des années 1960. La décolonisation avait modifié le cercle des membres ; rien qu'en 1960, 16 pays africains ont rejoint l'ONU. En 1964, la première Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) s'est tenue à Genève. Dans les années 70, la discussion sur le « gouvernement économique du monde » était placée sous le signe d'un nouvel ordre économique mondial (new international economic order), que le Sud mondial avait mis à l'ordre du jour. Après des années de négociations, Ronald Reagan et la crise de la dette latino-américaine dans les années 80 ont également coulé cette tentative, sans résultat.

De nombreux problèmes structurels soulevés par le Sud global à Bretton Woods n'ont toujours pas été résolus. C'est pourquoi, même après la lecture du livre de Martin Daunton, qui relativise l’importance de la conférence, s’y référer fait quand même sens. C'est le cas lorsqu'elle se concentre précisément sur cet aspect, comme l'a dit le secrétaire général de l'ONU António Guterres en 2023 lors de l'Assemblée générale de l'ONU : « It is time for a new Bretton Woods moment. A new commitment to place the dramatic needs of developing countries at the center of every decision and mechanism of the global financial system. »

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Article

ALE avec l’Inde : les investissements promis seront-ils durables ?

12.03.2024, Commerce et investissements

L’accord de libre-échange avec l’Inde, signé le 10 mars à Delhi, prévoit des investissements massifs en Inde et la création d’un million d’emplois. Une démarche à saluer du point de vue du développement, mais qui aurait pu insister davantage sur le caractère durable de ceux-ci. 

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

ALE avec l’Inde : les investissements promis seront-ils durables ?

L'industrie des machines se réjouit du commerce sans droits de douane. La question est de savoir si les gens en profiteront également.

© Keystone

L’Inde est un partenaire de négociation particulièrement coriace. L’Association européenne de libre-échange (AELE), dont la Suisse est membre, en a fait l’amère expérience, elle qui négociait un accord de libre-échange avec Delhi depuis 2008. Le principal point d’achoppement était le renforcement des droits de propriété intellectuelle sur les médicaments, (appelé dans le jargon TRIPS+ car allant au-delà de l’accord TRIPS de l’OMC), demandé avec insistance par la Suisse, mais refusé par l’Inde, le principal fabriquant de médicaments génériques au monde.

Le 10 mars, l’AELE a marqué un grand coup en annonçant la signature de l’accord, à Delhi. Elle a brûlé la priorité à l’Union européenne, empêtrée dans des négociations sans fin, et à d’autres partenaires comme le Royaume-Uni. L’annonce n’était pas entièrement une surprise, le Conseiller fédéral Guy Parmelin ayant salué la conclusion des négociations quelques semaines auparavant, mais personne ne savait ce que le texte contenait. Alliance Sud et les ONG craignaient que l’Inde ait cédé aux pressions de la pharma suisse en adoptant des dispositions problématiques comme l’exclusivité des données ou la prolongation de la durée des brevets, qui retardent et rendent plus onéreuse la fabrication et mise sur le marché de médicaments génériques.

Mais le texte publié dimanche montre que l’Inde, soutenue par la société civile internationale, n’a pas lâché sur ces deux points fondamentaux. Pour l’instant du moins, car les parties vont continuer à discuter de l’exclusivité des données une année après l’entrée en vigueur de l’accord. D’autres dispositions problématiques minent les flexibilités contenues dans l’accord TRIPS de l’OMC, notamment la possibilité de s’opposer à l’avance à la délivrance d’un brevet.

100 milliards USD sur 15 ans et 1 million d’emplois

Le texte contient une autre surprise bienvenue : les pays de l’AELE s’engagent à investir 100 milliards USD en Inde dans les quinze prochaines années et à y créer 1 million d’emplois. Autrement dit : Delhi ne veut pas seulement importer des machines, montres et produits chimiques et pharmaceutiques hors droits de douane, mais veut créer de la valeur sur place.

Même si on voit mal comment la Suisse, la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein pourront concrètement pousser leurs industries à investir en Inde, du point de vue du développement cette disposition – une nouveauté dans un accord de libre-échange suisse – ne fait pas un pli.

Il est prévu que les investissements portent notamment sur les secteurs à haute valeur ajoutée en lien avec les chaînes de valeur régionales et internationales. Mais à y regarder de plus près, les parties n’ont pas pris beaucoup de risques : le transfert de technologies, vieux serpent de mer controversé des relations Nord – Sud, n’est pas requis, le texte se limitant à parler de « collaboration technologique ».

La formation professionnelle est encouragée, tout comme le partenariat entre les centres d’excellence et les instituts de recherche, dans des secteurs aussi pointus que les sciences de la terre, la télémédecine, la biotechnologie, la technologie digitale et les disciplines STEM (science, technologie, ingénierie et mathématiques), les énergies renouvelables et les technologies propres.
Des joint-ventures entre entreprises de toutes tailles sont prévues, PME comprises, ce qui est de nouveau à saluer, l’Inde (et la Suisse) en comptant beaucoup.

Pas de contraintes en matière de normes sociales et environnementales

Un sous-comité est créé pour accompagner la mise en œuvre du chapitre sur l’investissement, mais celui-ci, contrairement au reste de l’accord (sauf le chapitre sur le développement durable), n’est pas soumis au mécanisme de règlement des différends. Les parties préfèrent régler les différends par la consultation, sans doute pour se réserver une marge de manœuvre.

Ces nouvelles dispositions devraient ravir les écoles polytechniques, centres de recherche, entreprises et start-up helvétiques, mais du point de vue du développement on peut déplorer l’absence de normes sociales et environnementales contraignantes. Autrement dit : une entreprise suisse qui souhaite ouvrir une usine de ciment ou une mine de charbon en Inde bénéficiera-t-elle aussi de l’accompagnement du sous-comité sur l’investissement et sera-t-elle comptabilisée dans les 100 milliards USD ? On peut le craindre.

Et regretter que l’Inde, qui a les idées très claires quant aux entreprises étrangères qu’elle souhaite voir installer sur son territoire et ne participe pas à l’Initiative sur la facilitation des investissements promue par la Chine à l’OMC, n’ait pas mis plus de conditions.

Chapitre sur le développement durable pas exécutoire

Ce d’autant plus que le chapitre sur le développement durable, bien que contraignant, n’est pas soumis au mécanisme de règlement des différends. Il rappelle bien les droits humains et les normes fondamentales de l’OIT ratifiées par les parties, mais insiste sur le fait que ce sont les lois nationales qui s’appliquent. Il souligne que les droits syndicaux et les normes environnementales ne peuvent pas être utilisés « à des fins protectionnistes » et que les avantages comparatifs des uns et des autres doivent être respectés – dans le cas indien, une main d’œuvre bon marché et bénéficiant d’une protection relative et des normes environnementales plus laxistes.

Cet accord de libre-échange est un pas dans la bonne direction, mais il aurait pu être plus ambitieux du point de vue social et environnemental, sans se limiter à exprimer des souhaits et bonnes intentions. Alliance Sud regrette aussi qu’aucune étude d’impact ex ante sur le développement durable n’ait été réalisée avant la signature de l’accord.
 

 

Commentaire

OMC : Abu Dhabi acte la crise de la mondialisation

02.03.2024, Commerce et investissements

La 13ème conférence ministérielle de l’OMC, qui s’est terminée hier soir à Abu Dhabi après avoir joué les prolongations, n’a pu prendre aucune décision substantielle. Seuls deux moratoires ont pu être renouvelés, dont celui sur les transmissions électroniques. La Chine est la nouvelle championne de la mondialisation néo-libérale, les Etats-Unis sont plus en retrait. La Suisse a une nouvelle alliée, à traiter avec précaution.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

OMC : Abu Dhabi acte la crise de la mondialisation

© Alliance Sud / Isolda Agazzi

La 13ème conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) s’est conclue hier soir à Abu Dhabi, après avoir été prolongée de plus de 24 heures. Mais la récolte est maigre. Car les membres, qui sont désormais 166 après l’accession des Comores et de Timor Leste pendant la conférence, n’ont réussi à se mettre d’accord sur rien, ou presque.

Dans un monde de plus en plus fragmenté, le long du traditionnel clivage Nord – Sud, mais aussi de plus en plus Sud – Sud, l’OMC n’arrive plus à prendre de décisions par consensus, comme le prévoient ses statuts. Mais même les accords plurilatéraux, c’est-à-dire à plusieurs, n’ont pas passé la rampe, les membres n’arrivant pas à s’entendre sur l’opportunité de les intégrer à l’OMC, ou pas.

Facilitation des investissements pas dans l’OMC

Le plus avancé était celui sur les facilitations de l’investissement pour le développement, une initiative lancée à Buenos Aires en 2017. Poussée par la Chine et rassemblant désormais 124 pays du Nord et du Sud – à l’exception notable des Etats-Unis, mais avec la participation de l’Union européenne et de la Suisse – elle contient des dispositions très problématiques du point de vue du développement, qu’elle prétend pourtant favoriser.

Une disposition sur la « transparence » permet notamment aux multinationales étrangères de commenter à l’avance tout projet de loi et de règlement sur la protection de l’environnement ou des travailleurs, par exemple, et de faire pression sur le gouvernement national s’il ne lui convient pas.

C’est la porte ouverte à une dérégulation encore plus massive de l’investissement, favorable à la Chine le long de ses célèbres Routes de la soie, mais certainement pas aux pays qui essayent de préserver une certaine marge de manœuvre.

L’Afrique du Sud, l’Inde et l’Indonésie se sont opposées à son intégration dans l’OMC, la considérant comme illégale. Avec succès. Les pays favorables affirment que ceux qui ne l’ont pas négociée profiteraient des bénéfices, sans devoir en assumer les devoirs, mais cet argument n’a visiblement pas convaincu les opposants.

La question est maintenant de savoir ce qu’il adviendra de cette initiative et les discussions vont se poursuivre à Genève.

Moratoire sur les droits de douane sur les transmissions électroniques renouvelé de justesse

Une autre importante bataille a porté sur le renouvellement du moratoire sur les droits de douane sur les transmissions électroniques. C’est-à-dire l’interdiction pour les pays d’imposer des droits de douane sur les films, musiques et autres services téléchargés sur internet et sur les communications digitales (la liste n’est pas claire).

L’Inde, l’Afrique du Sud et l’Indonésie, entre autres, se sont opposées jusqu’au bout à sa prolongation, estimant que tout pays doit pouvoir lever des droits de douane pour renforcer son industrie et parvenir à une souveraineté numérique, s’il le souhaite.

Les Etats-Unis, la Suisse, la Chine et beaucoup d’autres voulaient absolument le prolonger, mais cette fois-ci la bataille a été particulièrement rude.
Pour l’obtenir, la Suisse et les Etats-Unis ont dû lâcher du lest sur un autre moratoire, à la prolongation duquel ils s’opposaient : celui sur les complaintes en situation de non-violation de l’accord sur les ADPIC, que l’Inde et l’Afrique du Sud, en revanche, voulaient prolonger.

Ce nom barbare désigne la garantie juridique pour les pays, notamment en développement, qu'ils ne seront pas traînés devant le tribunal de l'OMC par un autre membre qui estimerait que ses bénéfices ont chuté par suite de l'adoption d'autres mesures, alors même qu’il respectait l’accord sur les ADPIC. Il est très difficile de donner un exemple concret de ce cas de figure qui touche le secteur pharmaceutique car il ne s’est jamais produit…. Sans doute précisément parce que le moratoire existe !

Echec sur l’agriculture et la pêche

A part cela, aucune décision substantielle n’a pu être prise. L’Inde s’est battue jusqu’au bout pour une solution permanente à la question des stocks obligatoires en agriculture, qui permet aux pays en développement de soutenir leurs paysans et consommateurs pauvres sans risquer une plainte devant l’OMC. Une clause de paix a été trouvée à la ministérielle de Bali en 2013, censée durer jusqu’à ce qu’une solution permanente soit trouvée. Mais celle-ci n’est toujours pas en vue.

La conférence n’a pas réussi non plus à adopter un nouveau texte sur les disciplines des subventions à la pêche, auquel la société civile s’opposait de toute façon, estimant qu’il favorisait les grands pêcheurs.

La Chine nouvelle championne d’une mondialisation néolibérale en crise

Elle aura surtout montré le nouveau visage des relations commerciales internationales : après avoir fait profil bas depuis son accession à l’OMC en 2005, la Chine, grande gagnante de la mondialisation, pousse désormais pour les initiatives les plus libérales et une course vers le bas en matière sociale et environnementale.

Les Etats-Unis sont devenus moins libéraux, notamment en matière d’investissement – ils ont pris récemment quelques mesures de politique industrielle considérées comme protectionnistes – et de commerce électronique – l’administration Biden essaye de réguler un peu les Big Tech. Quant à la pêche, ils exigeaient d’inclure dans le texte l’interdiction du travail forcé sur les bateaux en haute mer, ce à quoi la Chine s’opposait fermement.

Sur ces sujets, la Suisse a maintenant une alliée surprise, la Chine. Elle devra veiller à lui demander des comptes tant du point de vue des droits humains que des normes sociales et environnementales.

La conférence aura surtout montré, si besoin était, que la mondialisation néolibérale, dont l’OMC est le fer de lance depuis 29 ans, est en crise. Le moment est venu de nouer des relations commerciales internationales plus équitables.

Article

13ème ministérielle de l’OMC : le mirage du développement

23.02.2024, Commerce et investissements

La treizième conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) se tient à Abu Dhabi du 26 au 29 février. Investissements, climat, transmissions électroniques… Les enjeux reflètent un clivage Nord – Sud de plus en plus important, mais aussi des fractures au sein du Sud global.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

13ème ministérielle de l’OMC : le mirage du développement

Pas d'accord multilatéral depuis 2013 : La conférence de l'OMC à Abu Dhabi risque de ne pas faire progresser la politique de développement. Désert du Rub al-Chali sur le territoire émirati.

© Shutterstock / Alexandre Caron

Vingt-trois ans après la conférence de Doha et le lancement du cycle de « développement » éponyme, l’OMC retourne dans les pays du Golfe. Plus précisément à Abu Dhabi, capitale des Emirats Arabes Unis, où se tiendra la treizième ministérielle pendant la dernière semaine de février.

Adopté juste après le choc des attentats du 11 septembre 2001 pour rééquilibrer les règles du commerce international en faveur des pays en développement, l’agenda de Doha n’est plus qu’un lointain mirage. La preuve : sur les 100 propositions originales, il n’en reste que dix qui, de surcroît, se vident toujours plus de leur substance.

Aucun accord multilatéral conclu depuis 2013

Il faut reconnaître qu’en deux décennies le monde a profondément changé. L’Inde, l’Afrique du Sud, la Chine et d’autres grands pays bénéficiant toujours du statut de « pays en développement » ne se laissent plus dicter leurs quatre volontés par les « pays développés » (ce sont les dénominations officielles) que sont les Etats-Unis, l’Union européenne et la Suisse, notamment.

Dès lors l’OMC – qui comptera 166 membres avec l’accession de Timor Leste et des Comores pendant la conférence – n’arrive plus à se mettre d’accord sur rien. Dans une organisation où les décisions se prennent par consensus – aucun membre ne doit s’y opposer –, s’entendre est devenu une gageure et plus aucun accord multilatéral n’a été conclu depuis la révision de l’accord sur les marchés publics à la ministérielle de Bali en 2013. De surcroît, les pays en développement ne constituent plus un bloc homogène.

Initiative plurilatérale sur les investissements

Pour contourner l’obstacle, certains pays, surtout développés, multiplient les initiatives plurilatérales (c’est-à-dire réunissant plusieurs pays) dans des domaines tous azimuts. L’initiative sur la facilitation des investissements, dont les discussions ont commencé à la ministérielle de Buenos Aires en 2017, est la plus avancée et pourrait être adoptée à Abu Dhabi. Lancée par la Chine avec le soutien de 70 pays (dont la Suisse), elle en rassemble désormais 110, dont beaucoup en développement.

Difficile donc d’y voir le traditionnel clivage Nord – Sud, si ce n’est que l’Inde et l’Afrique du Sud s’y opposent, comme aux autres initiatives plurilatérales, par peur de voir s’éroder le principe du multilatéralisme.

L’inquiétude de la société civile est qu’elle oblige les pays à ouvrir la porte aux investissements étrangers sans aucune possibilité de les contrôler ou de les encadrer en faveur du développement et qu’elle accorde encore davantage de droits aux multinationales. Aussi, qu’adviendrait-il d’un accord qui n’a pas été négocié par tous les membres ? Ses partisans font valoir qu’en cas d’intégration dans l’OMC, seuls les membres qui l’ont négocié seraient liés par ses obligations, les autres bénéficiant seulement de ses avantages, mais la question est délicate.

L’Inde et l’Afrique du Sud s’opposent aux mesures unilatérales

On sent déjà le India bashing se mettre en place en Occident... Car l’Inde se présentant traditionnellement comme la défenseuse des pays en développement, elle mène aussi la fronde, avec son allié traditionnelle, l’Afrique du Sud, contre les mesures unilatérales de protection de l’environnement qu’elle considère comme du protectionnisme déguisé et contraires à l’OMC.

Dans son collimateur, notamment, le CBAM, la taxe carbone aux frontières adoptée par l’Union européenne sur l’importation de produits très polluants comme par exemple l’aluminium du Mozambique. La Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), qui par ailleurs fête soixante ans cette année, a calculé que l’impact sur le climat serait minime : elle réduirait les émissions globales de CO2 de 0,1% seulement. Mais augmenterait le revenu des pays développés de 2,5 milliards USD, tout et en réduisant celui des pays en développement de 5,9 milliards USD.

Au lieu de cela, l’agence basée à Genève préconise d’adopter un « agenda positif sur l’environnement » qui favorise notamment le transfert de technologies vertes.

Taxer les transactions électroniques ?

Finalement, la question est ouverte de savoir si le moratoire de deux ans sur les taxes sur les transmissions électroniques sera prolongé. Il s’agit de renoncer, encore une fois, à taxer les téléchargements de films, musiques et livres et les communications par messageries électroniques. Alliance Sud, qui a participé à toutes les conférences ministérielles de l’OMC depuis sa création, a pu constater à quel point la Suisse campe toujours sur l’extension de ce moratoire, avec les Etats-Unis. Sans jamais vraiment comprendre quel est son intérêt là-dedans... Les estimations sur le manque à gagner pour les pays en développement varient, mais ils s’élèvent au moins à des dizaines de milliards de USD.

Alliance Sud va participer aussi à cette 13ème conférence ministérielle. Elle sera à Abu Dhabi pour veiller, avec d’autres ONG du monde entier, à ce que les acquis de développement ne se perdent pas encore davantage dans une tempête de sable en plein désert.

Medienmitteilung

Accord de libre-échange avec l'Indonésie

17.12.2018, Commerce et investissements

La problématique de l'huile de palme est inclue dans l'accord de libre-échange avec l'Indonésie. Mais la pierre d'achoppement reste son caractère non contraignant.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

+41 22 901 07 82 isolda.agazzi@alliancesud.ch
Accord de libre-échange avec l'Indonésie

© Urs Walter / Brot für alle

Medienmitteilung

Accord avec l'Indonésie et droits des paysans

18.12.2018, Commerce et investissements

Dans l’accord de libre-échange conclu avec l’Indonésie, la Suisse impose une protection rigoureuse des obtentions végétales, qui restreint les droits des paysans indonésiens et met ainsi en péril leur sécurité alimentaire.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

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Accord avec l'Indonésie et droits des paysans

Medienmitteilung

Exclure l'huile de palme du libre-échange !

20.03.2019, Commerce et investissements

La coalition sur l'huile de palme demande au Conseil national d'exclure l'huile de palme de l'accord de libre-échange avec la Malaisie. Les plantations d'huile de palme sont responsables de la destruction de la forêt tropicale au Sarawak/Malaisie.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

+41 22 901 07 82 isolda.agazzi@alliancesud.ch
Exclure l'huile de palme du libre-échange !

Palmöl wird aus dem Fruchtfleisch der Früchte der Ölpalme gewonnen.
© Pixabay

Communiqué

Accord Mercosur : une analyse détaillée s'impose

24.08.2019, Commerce et investissements

La coalition des ONG analysera de près le contenu de l'ALE avec le Mercosur. Sans critères contraignants en matière de durabilité, de droits humains, de protection des animaux et de protection des consommateurs, elle combattra le traité au Parlement.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

+41 22 901 07 82 isolda.agazzi@alliancesud.ch
Accord Mercosur : une analyse détaillée s'impose

Communiqué

China Cables : Suspendre l'ALE avec la Chine !

04.12.2019, Commerce et investissements

Tant que les camps de détention du Turkestan oriental (Xinjiang) ne sont pas fermés, l'accord de libre-échange avec la Chine doit être suspendu. C'est ce que demandent la Société pour les peuples menacés, Alliance Sud et Public Eye.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

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China Cables : Suspendre l'ALE avec la Chine !

Strassenszene aus Hotan in der chinesischen Provinz Xinjiang.

Communiqué

Mercosur : Prendre les droits humains au sérieux !

24.01.2020, Commerce et investissements

La Suisse doit réaliser une étude d’impact sur les droits humains avant de ratifier l’accord de libre-échange avec le Mercosur. Alliance Sud montre qu’une méthodologie existe.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

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Mercosur : Prendre les droits humains au sérieux !