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Opinion
Le moment est venu d’un changement
03.10.2022, Coopération internationale
L'Amérique latine en a assez des inégalités, de l'injustice et de la corruption des gouvernements de droite qui font fi des besoins réels de leurs populations, écrit la journaliste guatémaltèque Mariela Castañón.
Couvre-feu après des manifestations contre un projet d'extraction de nickel, en octobre 2021. La police fouille un homme à un point de contrôle à El Estor, dans la province côtière septentrionale d'Izabal, au Guatemala.
© AP Photo/Moises Castillo
Ces dernières années, des gouvernements de gauche ont remporté les élections dans des pays comme le Mexique, la Bolivie, le Pérou, le Honduras, le Chili et la Colombie. Cette réalité reflète la revendication sans équivoque de la population de donner la priorité à la politique sociale.
On sent une évidente lassitude à l'égard des gouvernements de droite qui, non seulement n'ont rien laissé à leurs populations, mais ont au contraire pillé les caisses de l'État pour s'enrichir eux-mêmes. Même si chaque pays a ses propres raisons d'élire un nouveau gouvernement, les problèmes auxquels nous sommes confrontés sont similaires. Il s'agit de la pauvreté, de l'extrême pauvreté et de l'inégalité.
La pandémie de coronavirus a exacerbé les problèmes contre lesquels nous nous battons depuis des décennies en Amérique latine. L'effondrement des systèmes de santé et d'éducation, le chômage, le manque de logements décents et la pénurie alimentaire sont autant d'éléments qui expliquent pourquoi les gouvernements de gauche doivent sans plus attendre apporter le changement.
Avec une régularité de métronome, la droite politique s'allie à l'élite privilégiée et corrompue, qui ne se préoccupe pas du bien-être des couches les plus pauvres de la population, mais s’attache plutôt à accumuler des richesses et à défendre ses propres intérêts et ceux de ses complices.
Il faut désormais veiller à ce que des changements dignes de ce nom se produisent et que les discours des représentantes et représentants de la gauche au gouvernement soient suivis d'actions — et non de populisme, de démagogie et d'autoritarisme, comme nous l'avons également vu —pour le bien de la population.
Le Nicaragua est un exemple de ces pays au régime autoritaire qui répondent à la critique par un arbitraire brutal. Aujourd'hui, il n'est plus un exemple parfait d'identification avec la gauche, comme ce fut le cas autrefois. D'innombrables personnes sont actuellement en prison au Nicaragua pour s'être rebellées contre le régime de Daniel Ortega et Rosario Murillo ; d'autres ont été contraintes à l'exil. L'oppression et la violence auxquelles sont confrontés nos frères et sœurs d'Amérique centrale sont sans limites. Les voir souffrir de la sorte nous remplit de douleur. De nombreux autres pays ont suivi une voie similaire.
Entre doute et espoir
Il est difficile de prédire ce que la gauche latino-américaine peut faire en général, car bien qu'un changement soit recherché, la politique n'est pas à l'abri d'événements inattendus. C'est à nous d'observer les dirigeantes et dirigeants que nous avons élus et d'agir en tant que citoyennes et citoyens engagés et responsables. Il n’est évidemment pas facile de s'engager en tant que citoyenne, activiste sociale ou journaliste dans des pays où l'oppression et la violence sont monnaie courante et où nos droits humains et les garanties constitutionnelles sont bafoués.
Dans mon pays par exemple, le Guatemala, une nation d'Amérique centrale de plus de 17 millions d'habitants, la peur nous accompagne en permanence lorsque nous critiquons les dirigeants corrompus ou que nous défendons les milieux de vie et les droits des communautés indigènes.
En mars 2022, nous avons appris l'existence des « Mining Secrets », un projet « Green Blood » coordonné par le réseau « Forbidden Stories » en collaboration avec 40 journalistes, hommes et femmes, du monde entier. Il a mis en lumière les scandales environnementaux des entreprises minières. Les journalistes qui relataient les protestations de la population contre une entreprise minière locale, filiale du groupe Solway, basé en Suisse et dirigé par des ressortissants russes et estoniens, ont été harcelés par les autorités guatémaltèques et des personnes liées à l'entreprise.
«Forbidden Stories» s'est vu remettre des centaines de documents par un collectif de pirates informatiques appelé Red Macaw, du nom d'une espèce de perroquet indigène. Ces documents provenaient apparemment de la filiale du groupe Solway et révélaient comment les journalistes qui informaient sur l'entreprise minière étaient fichés, surveillés et même suivis par les services de sécurité de celle-ci.
On s’est aperçu que l'entreprise avait budgété un montant pour la surveillance par drone de la population locale et des journalistes. La divulgation de ces informations brosse un tableau d'impunité et de protection des auteurs. Les abus commis contre la presse, l'environnement et la population guatémaltèque sont restés sans conséquences.
« Mining Secrets » a également découvert des études scientifiques et des amitiés achetées grâce aux « généreuses » donations de l'entreprise. Les stratégies utilisées par la mine pour expulser et stigmatiser des familles afin d'accéder aux gisements de ferronickel situés sous leurs maisons ont en outre été rendues publiques.
Il est certain que la crise environnementale et le réchauffement climatique nous obligent à changer notre mode de vie et à renoncer à la politique industrielle qui nuit à l'environnement et à la vie des populations, ainsi exposées à des risques. Mais le Guatemala semble n’avoir pas encore pris conscience de ces dommages et du fait que les gouvernements accordent des licences pour poursuivre des activités minières incontrôlées qui, tôt ou tard, entraîneront des coûts élevés.
L'intégrité et la vie des activistes sociaux, des citoyennes et citoyens engagés et des journalistes sont constamment en danger, car la dénonciation publique, l'activisme et les informations véridiques et actuelles dévoilent les agissements de puissantes entreprises, assez souvent protégées par l'État lui-même. Il en résulte une surveillance et des menaces, et il n'est pas rare que ces activistes, citoyens et journalistes paient leur engagement de leur vie.
Un véritable changement
Citoyen-ne-s du Sud global, nous avons la force de continuer à nous battre pour nos causes et nous ne perdons pas l'espoir de voir un jour arriver au pouvoir des gouvernements dont la politique sociale place l'être humain au centre. L’avènement de gouvernements de gauche reflète l'urgence et le désir de surmonter les inégalités et les injustices que les gouvernements de droite, tristement célèbres pour leur inaction et leur corruption, nous ont fait subir.
Reste à espérer que les gouvernements de gauche inverseront les politiques menées par leurs prédécesseurs, faute de quoi des millions de personnes sur le continent connaîtront de nouvelles désillusions. L'Amérique latine a besoin de dirigeants capables, porteurs de stratégies transparentes et légitimes pour transformer les systèmes de santé, d'éducation, d'alimentation, de sécurité et autres, afin que le changement soit fructueux.
© Mariela Castañón
La journaliste guatémaltèque Mariela Castañón est professeure de déontologie de la communication à l'Université Rafael Landívar et a participé cette année au programme d’échange de journalistes entre la Suisse et des pays d’Ailleurs (EQDA).
Global, Opinion
Les « rois nus » du Sri Lanka
04.10.2022, Coopération internationale
Mi-juillet, le président Gotabaya Rajapaksa a fui le Sri Lanka comme un chien raqué. Début septembre, il est rentré d’exil. Pendant près de deux décennies, lui et ses frères avaient tenu d’une main de fer les rênes du pays, écrit Karin Wenger.
Manifestants dans la piscine du palais présidentiel à Colombo, après l'avoir pris d'assaut en juillet 2022.
© KEYSTONE-SDA/EPA/CHAMILA KARUNARATHNE
Ce sont des scènes de colère et de triomphe qui se déroulent ce 9 juillet 2022 dans la résidence du président sri-lankais Gotabaya Rajapaksa : des gens pataugent dans la piscine, d'autres dansent sur la pelouse devant la villa ou font la sieste dans le lit à baldaquin du président. Des milliers de personnes se sont introduites dans la résidence et réclament à cor et à cri la démission de Rajapaksa. Elles le tiennent, lui et sa famille, pour responsables de la crise économique la plus grave que le Sri Lanka ait connue depuis son indépendance en 1948.
En mai, lourdement endetté, le pays est devenu pour la première fois insolvable. Impossible donc pour le gouvernement de continuer à payer des importations majeures comme le carburant, les médicaments et le gaz de cuisson. Les gens ont dû cuisiner au bois et faire la queue pendant des heures pour acheter du carburant ou des médicaments essentiels — quand ils en trouvaient. Des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue pour manifester contre le gouvernement et ont pris la résidence présidentielle d’assaut. Peu après, à bord d’un avion de l’armée, le président a fui précipitamment vers les Maldives, puis à Singapour, où il a annoncé sa démission. C'était la fuite d'un homme et la chute d'une famille régnante qui a tenu les rênes du Sri Lanka pendant près de vingt ans comme s’il s’était agi d’une entreprise familiale.
La contestation bâillonnée
J'ai fait personnellement l'expérience de l’arrogance des Rajapaksa en 2010. À l'époque, connu pour ses crises de colère, Gotabaya était encore ministre de la défense, et son frère Mahinda était président depuis 2005. D'autres frères occupaient des postes en vue au sein du gouvernement. En mai 2009, les Rajapaksa avaient fait écraser les Tigres tamouls avec une extrême brutalité. Selon l'ONU, les troupes gouvernementales ont tué près de 40 000 civils tamouls au cours des derniers mois de la guerre. La majorité de la population du pays continuait toutefois à vénérer le président Mahinda et son frère Gotabaya, car ils avaient mis fin à la guerre civile qui durait depuis 26 ans. Tout le reste semblait anecdotique.
À l'époque, en janvier 2010, je m'étais rendue au Sri Lanka comme correspondante de la radio SRF pour l'Asie du Sud, afin de relater les élections présidentielles. La réélection de Mahinda Rajapaksa ne faisait quasiment plus aucun pli ; il réduisait pourtant au silence tous ceux qui le critiquaient : l'hôtel où se trouvait son opposant politique Sarath Fonseka a été encerclé par l'armée ; on n’a plus entendu les voix des journalistes critiques ; le ministre de la défense Gotabaya a menacé de brûler le bâtiment du journal d'opposition Lanka. Lorsque j'ai posé deux questions critiques lors d'une conférence de presse du gouvernement, on m’a fait remettre le soir même une lettre par un employé de l'hôtel et j’ai été expulsée du pays. Ce n'est que grâce à la pression des médias internationaux, qui ont rapporté cette expulsion, que le gouvernement a finalement fait volte-face. Mahinda Rajapaksa en personne m'a invitée à dîner.
Peu après les élections, je me suis donc retrouvée assise à une longue table blanche avec le président réélu Mahinda Rajapaksa. Il a siroté sa soupe et mastiqué bruyamment ses réponses au microphone. Il s’est jovialement moqué des questions sur les crimes contre les droits humains commis par son gouvernement et a déclaré à la place : « Je veux accélérer le développement de mon pays, c'est la priorité des priorités. J'ai demandé à tous les pays d'investir au Sri Lanka et je veux promouvoir le tourisme ». Mais de nombreux pays occidentaux étaient sceptiques et liaient leurs engagements au respect – si longtemps bafoué - des droits humains par le gouvernement sri-lankais. La Chine n'a pas posé de telles exigences et elle est donc devenue l'un des bailleurs de fonds majeurs du pays au cours des dernières années. Les crédits chinois ont permis de financer des projets onéreux qui ont peu profité au pays, mais beaucoup à l'ego des Rajapaksa.
Mauvais pour le Sri Lanka, bon pour la Chine
Grâce à un prêt chinois de plus d'un milliard de dollars, le gouvernement a par exemple fait construire un gigantesque port en eau profonde à Hambantota, la ville natale des Rajapaksa dans le sud du pays. Les puissances occidentales et l'Inde craignaient que la Chine ne renforce ainsi non seulement sa puissance économique, mais aussi sa force militaire dans l'océan Indien.
Une inquiétude qui s'est avérée fondée : en 2017, le Sri Lanka a dû louer le port à la Chine parce que le gouvernement n’était pas à même de rembourser le prêt de plusieurs milliards. À l'époque, Mahinda Rajapaksa n'était déjà plus président. Il avait perdu les élections de 2015. Mais en 2019, la famille Rajapaksa a fait son retour dans le jeu politique : Gotabaya a accédé à la présidence et son frère Mahinda est devenu premier ministre. En août, des semaines après que Gotabaya Rajakapsa avait fui le pays, le Yuang Wang 5, un navire de surveillance militaire chinois, a accosté dans le port de Hambantota. Le prêt avait été une bonne affaire pour la Chine, mais pas pour le Sri Lanka.
Le développement du Sri Lanka, dont Mahinda Rajapaksa avait fait sa priorité absolue lors de notre dîner voilà douze ans, se révèle rétrospectivement être une liquidation en règle du pays et un pillage perpétré par la famille Rajapaksa. Ils n'étaient pas des souverains pour tous, mais des « rois nus ».
Karin Wenger a été correspondante de la radio SRF pour l'Asie du Sud, basée à New Delhi, de 2009 à 2016, et correspondante pour l'Asie du Sud-Est, basée à Bangkok, de 2016 à 2022. Au printemps, elle a publié trois livres sur son séjour en Asie. Ces prochains mois, elle rédigera pour « global » des commentaires sur des conflits et des événements oubliés dans le Sud global. www.karinwenger.ch
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Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.
Opinion
Recherche Nord-Sud, une expédition coloniale ?
05.12.2022, Coopération internationale
En matière de collaboration de recherche Nord-Sud, les financements et la conceptualisation de la recherche viennent principalement des pays du Nord. La décolonisation requiert une correction des relations de pouvoir déséquilibrées.
L'autrice de ce texte, Ravaka Andriamihaja, est originaire de Madagascar. Elle est chercheuse au Centre pour le Développement et l'Environnement (CDE) de l'Université de Berne et post-doc à l'Ecole Supérieure des Sciences Agronomiques (ESSA) - Mention Foresterie et Environnement de l'Université d'Antananarivo.
© zVg
Les défis mondiaux actuels liés au développement durable nécessitent un partenariat global. Des collaborations de recherche, notamment Nord-Sud, informent les stratégies et politiques pour relever ces défis. Ces collaborations peuvent mettre ainsi en commun la diversité de ressources et de réseaux afin de bénéficier de multiples systèmes de connaissances. Cependant, les pratiques courantes des collaborations de recherche Nord-Sud souvent ne reconnaissent pas cette diversité. Cela limite les chercheurs à trouver des solutions adéquates à ces défis mondiaux.
Collaboration sous une forme de colonisation – dépendance et invisibilisation
Une collaboration de recherche Nord-Sud peut représenter une forme de colonisation si elle favorise une dépendance envers les collaborateurs du Nord. Cette dépendance, souvent accompagnée de relations de pouvoir déséquilibrées, commence par la source et la gestion du financement ainsi que la définition des thématiques et la conception des documents de projet par le Nord.
Dans une collaboration de recherche Nord-Sud, la promotion de l'invisibilisation de chercheurs du Sud et d'autres formes de connaissances par rapport à ceux autoritaires peut aussi s’apparenter à une forme de colonisation. Les formes de connaissance et les pratiques scientifiques faisant autorité sont à priori celles qui sont générées au Nord et sont considérées comme universellement acceptable.
Décoloniser les collaborations de recherche: comment s’y prendre?
Décoloniser la collaboration de recherche est un processus continu, concernant la collaboration mais aussi la production de connaissance. La décolonisation implique une élimination de tout type de discrimination en incorporant différentes perspectives et possibilités de contribution. Les approches de décolonisation consistent d'abord à comprendre les pratiques passées et courantes de colonisation. Ensuite, dans une collaboration décolonisée, il est nécessaire d’entretenir une bonne relation d’écoute, d’autoréflexion et de promotion d’accès aux opportunités avec les collaborateurs. Finalement, la décolonisation exige une réimagination d’un futur commun de collaboration.
Être conscient des privilèges et des barrières – une étape primordiale
Les chercheurs dans une collaboration de recherche Nord-Sud doivent être conscients de leurs privilèges et des barrières existantes. Des inégalités résident dans les relations de pouvoir en termes d'accès aux ressources, d'équité et de production de connaissance. Les chercheurs du Nord sont plus proches de la source et de la gestion des financements de recherche, ainsi que des entités de prise de décision. La majorité des collaborations de recherche Nord-Sud sert principalement à étudier le Sud par une équipe de recherche composée de chercheurs du Nord et du Sud. Les chercheurs du Nord ont ainsi le privilège de pouvoir faire des recherches dans et sur le Sud.
Cependant, les recherches dans et sur le Nord, sur des sujets qui affectent le Sud, sont menées principalement par des chercheurs du Nord. Ces recherches sont majoritairement effectuées sans collaboration avec des chercheurs du Sud. Même les chercheurs de provenance du Sud basés dans le Nord ont difficilement la responsabilité de ces recherches.
Une conscientisation sur ces privilèges permet d’y renoncer et de se débarrasser des obstacles structurels à l'égalité des chances, à l'accès aux ressources et à la prise de décision. Même si les collaborateurs partent de positions différentes, aucun collaborateur ne doit avoir l'impression d'être en position de demandeur et chaque collaborateur doit être responsable. Grâce aux négociations, à une co-production effective à tous les niveaux et au dévouement, les chercheurs du Nord et du Sud peuvent contribuer à une collaboration véritable et significative.
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Global, Opinion
Grenade dans la marmite épicée de la géopolitique
16.01.2023, Coopération internationale
Petite île des Caraïbes, la Grenade est également appelée l'île aux épices. Les Français et les Anglais se battaient autrefois pour la conquérir. Aujourd'hui, d'autres puissances luttent pour exercer davantage d'influence sur la Grenade.
« Carib's leap » ou « Leapers hill » : tels sont les noms donnés à la falaise au nord de la Grenade d'où les Caribes, les derniers autochtones, se sont jetés dans l'océan en 1651. Là où la jungle et la brousse devaient marquer le paysage à l'époque, se dressent aujourd'hui une église et une stèle commémorative. Cutty, un guide local, m'a conduite jusqu'ici. Scrutant la mer houleuse bien en dessous de nous, il explique : « Les Caribes préféraient une mort certaine plutôt que d’être capturés et asservis par les colonisateurs français. »
On comprend aisément la raison de ce saut fatal : alors que Christophe Colomb avait navigué à proximité de la Grenade en 1498, les Français ont reconnu les trésors de l'île et entendaient bien se les approprier. En échange de quelques couteaux, de perles de verre et d'alcool, ils achetèrent des terres aux Caribes. Mais peu après, les habitants de l'île regrettèrent la transaction, attaquèrent le fort français armés d’arcs et de flèches et tentèrent d'expulser les envahisseurs de leur île. Équipés de canons et dotés d’une puissance de feu, les Français repoussèrent les Caribes et les acculèrent à la mort jusqu'au nord, jusqu'au bord de la falaise.
Passé colonial
Aujourd'hui, pour de nombreux visiteurs, la petite île caribéenne de la Grenade n'est rien de plus qu'une excursion d'une journée au cours d’une croisière — on admire des cascades, on achète de la noix de muscade, de la vanille, de la cannelle et du rhum, puis on met le cap sur la prochaine destination ensoleillée. Oublié le passé colonial de la Grenade et des autres îles des Caraïbes. Oublié l'héritage sanglant des Européens, qui naguère étaient encore de grandes puissances qui se partageaient le monde. Ainsi, à la Grenade, Français et Britanniques se sont succédé au pouvoir. À la fin du 18e siècle, les Britanniques y ont fait venir un grand nombre d'esclaves d'Afrique et les ont contraints à travailler dans les plantations de canne à sucre. Plus de 80% de la population actuelle descend directement de ces esclaves. Ce sont également des commerçants britanniques qui, au milieu du 19e siècle, ont apporté des noix de muscade d'Indonésie à la Grenade et ont commencé à les cultiver sur ces terres.
De nos jours, la Grenade produit 20% de toutes les noix de muscade de la planète, ce qui en fait le deuxième producteur mondial après l'Indonésie. « Les Européens viennent aujourd'hui pour nos épices, nos noix de muscade. La domination coloniale européenne a pris fin depuis longtemps ; d'autres se battent désormais pour nous conquérir et tentent de nous coloniser », affirme Cutty en montrant le stade de cricket près duquel nous sommes arrivés et que des ouvriers chinois ont commencé à construire en 2005 avec des fonds chinois. « Nous appelons cela les pots-de-vin chinois. Des projets financés par l’empire du Milieu pour que nous votions pour la Chine et contre Taïwan aux Nations Unies. »
Guerre froide
Aujourd'hui, comme hier et avant-hier, la Grenade est au cœur des querelles géopolitiques et le jouet des grandes puissances. Ce ne sont plus la France et l'Angleterre à la manœuvre, mais la Chine et les États-Unis. Dans ce jeu, l’empire du Milieu s'aventure de plus en plus dans l'arrière-cour américaine, dont font partie plusieurs pays des Caraïbes, y compris la Grenade. Aujourd'hui encore, deux épaves d'avion sur l'ancien aéroport rappellent l'importance de la Grenade pour les États-Unis pendant la guerre froide. À l'époque, le 25 octobre 1983, une semaine après un coup d'État militaire sur l'île, Ronald Reagan a envoyé 8 000 de ses soldats sur l’île de la Grenade. Officiellement, ils devaient protéger les étudiants yankees de l'université Saint George, mais en fait, il s'agissait déjà d'autre chose à l'époque. On était en pleine guerre froide et Reagan craignait que les putschistes ne se rangent du côté de Cuba. Les soldats américains ont donc déposé les putschistes et un gouvernement civil, favorable aux États-Unis, a pris le pouvoir.
Vente à la Chine
La Chine n'a pas envoyé de soldats, mais de l'argent, des ouvriers et de prétendus diplomates. La construction du stade de cricket a été achevée en 2007. L'ambassadeur chinois s'est rendu à l'inauguration, mais au lieu de l'hymne national chinois, c’est l'orchestre de la police de la Grenade qu’il a entendu jouer l’hymne national taïwanais ! Une bourde et un faux pas politique qui a coûté son poste au chef de l'orchestre en question. Malgré une courte période de tensions politiques, la construction du stade a été suivie par d'autres projets chinois : logements et aide à l'agriculture, et la Grenade développe à l’heure actuelle son nouvel aéroport grâce à un crédit chinois de plus de 60 millions de dollars. Mon guide Cutty craint que la Chine ne s'approprie tout simplement le terrain ou l'aéroport si la Grenade ne parvient pas à rembourser le crédit — car la nation insulaire n'est pas riche.
Un diplomate au service de l’étranger
La Grenade est-elle en train de vendre son âme ? C'est l’impression qu’on avait jusqu'il y a peu. Ainsi, la Grenade fait notamment commerce de citoyennetés grenadiennes. Depuis 2016, grâce au « programme de citoyenneté par investissement à la Grenade », les étrangers peuvent acheter légalement la nationalité grenadienne pour 150 000 dollars au moins et sont par exemple ainsi habilités à entrer dans l'espace Schengen sans visa. C'est de cette manière que le Chinois Yuchen (Justin) Sun est lui aussi devenu citoyen grenadien — et plus encore. Cet entrepreneur d'origine chinoise mondialement connu dans le domaine de la cryptographie et de la « blockchain » a été nommé en décembre dernier par la Grenade ambassadeur et représentant permanent du pays auprès de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à Genève. Le fait que l'on ne sache jamais très bien quels intérêts il représente — ses propres intérêts commerciaux, ceux de la Chine ou de l'État grenadien — n'a pas semblé gêner le gouvernement de la Grenade. Pas plus que le fait que diverses plaintes soient pendantes aux États-Unis contre Sun, notamment pour blanchiment d'argent, violation des prescriptions de l'autorité boursière et des autorités fiscales. Depuis sa nomination comme représentant de la Grenade auprès de l'OMC, la Suisse refuse à Sun sa carte de légitimation au motif qu'il mêle affaires privées et diplomatie. Il perd ainsi son immunité diplomatique, son droit de séjour en Suisse et à l'achat éventuel d'une maison dans notre pays. Pourtant, Sun n'est pas un cas isolé dans le monde diplomatique de la Grenade : des dizaines de Chinois voyagent à travers le monde en qualité de diplomates du petit État insulaire — selon divers rapports de médias, ils ont tous acheté leur passeport diplomatique. En contrepartie, la Grenade se montre accommodante avec la Chine, s'est engagée dans la politique d'une Chine unique et a rompu ses relations avec Taiwan.
Nouveau gouvernement, nouvel espoir
À la Grenade, beaucoup semblent ne plus avoir envie que leur propre gouvernement vende leur petit État caribéen pour que les grandes puissances puissent faire de l’île l’objet de leur jeux géopolitiques. C'est sans doute pour cette raison que le Premier ministre Keith Mitchell a été évincé lors des élections de fin juin 2022. Ce politicien de 75 ans détenait les rênes du pouvoir depuis 23 ans et avait en outre gouverné la Grenade comme une entreprise familiale. Le principe selon lequel une personne détenant le pouvoir depuis trop longtemps devient cupide semble universel. Dickon Mitchell, le nouveau Premier ministre, a promis de lutter contre la corruption et annoncé qu'il mettrait fin à la vente de passeports diplomatiques aux étrangers. Mon guide Cutty s’en réjouit : « Mitchell est notre espoir et le meilleur défenseur de l'île ». Cet homme de 44 ans entend désormais défendre les intérêts de son pays et de tous ses habitants. Il a déjà fait savoir qu'il rappellerait tous les ambassadeurs et mettrait l'accent sur de nouvelles orientations politiques. Lors de son discours devant l'Assemblée générale de l'ONU en septembre, il a mis le changement climatique en tête de ses préoccupations. Les diplomates chinois, qui prétendaient jusqu'ici être au service de la Grenade, devront sans doute se mettre en quête d’une nouvelle mission.
Karin Wenger
L'autrice: Karin Wenger
Basée à New Delhi et à Bangkok, Karin Wenger a été correspondante de la radio SRF pour l'Asie du Sud et du Sud-Est de 2009 à 2022. Au printemps, elle a publié trois livres sur son séjour en Asie. Depuis l'été, elle navigue sur les mers du monde et écrit sur des événements politiques et des conflits oubliés dans le Sud global. Pour plus d’information : www.karinwenger.ch ou www.sailingmabul.com
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