Suisse - Ukraine

Sous le masque de la coopération, le retour de l’aide liée

12.11.2025, Coopération internationale, Financement du développement

Le Conseil fédéral a soumis à consultation son accord avec le gouvernement ukrainien, dont l’objectif principal est d’établir une base légale pour subventionner les entreprises suisses — une démarche qui revient à réintroduire, sous couvert de « coopération », une forme d’aide liée pourtant largement abandonnée.

Laurent Matile
Laurent Matile

Expert en entreprises et développement

Sous le masque de la coopération, le retour de l’aide liée

Aide intéressée de la Suisse : elle souhaite subventionner son propre secteur privé avec des fonds détournés de la lutte contre la pauvreté, au lieu de renforcer les entreprises ukrainiennes. Ouvriers du bâtiment à Kharkiv.
© AP Photo/Vadim Ghirda

Si le lecteur se limite à son intitulé (Accord de coopération au processus de reconstruction de l’Ukraine), il serait à même de penser qu’il s’agit d’un accord visant à encadrer l’ensemble du programme Ukraine 2025-2028, d’un budget total de 1,5 milliard, financé intégralement par le budget de la Coopération internationale de la Suisse pour les mêmes années.

Si l’on poursuit la lecture de son préambule, on peut y lire la volonté des parties de renforcer la « résilience de l’économique ukrainienne » et de promouvoir « l’intégration de l’Ukraine dans le marché européen ». Il y est aussi question du rôle important du secteur privé pour contribuer à une « reconstruction efficace et durable ». On pourrait dès lors penser que l’Accord porte sur une large palette de mesures de coopération économique de la part de la Suisse dont l’économie et les entreprises ukrainiennes seraient les principales bénéficiaires.

Or, il n’en est rien, l’objet central de cet accord étant de définir les modalités d’une assistance financière et technique non remboursable portant sur l’« achat de biens et services auprès d’entreprises suisses » pour des projets de reconstruction de l’Ukraine, notamment dans les domaines de l’énergie, des transports et de la mobilité, de la construction et de l’eau. Cette assistance sera intégralement financée par le crédit d’engagement du Secrétariat d’État à l’économie (SECO), soumis à l’approbation du budget annuel par le Parlement fédéral. Pour rappel, le Conseil fédéral prévoit pour ce faire d’allouer le tiers du budget de CHF 1,5 milliard pour la reconstruction de l’Ukraine pour 2025-2028, soit 500 millions.

 

Projets déjà approuvés

En août dernier, les douze premiers projets du secteur privé suisse qui bénéficient de subventions financées par le budget de la coopération au développement de la Suisse ont été présentés. Budget total : 112 millions de francs, dont 93 millions seront financés par la Suisse et le solde par les entreprises et les partenaires ukrainiens. Les projets relèvent des domaines de l’infrastructure (énergie, logement), des transports publics, de la santé et du déminage humanitaire. Figurent parmi les entreprises subventionnées Hitachi et Roche. A ce stade, seules les entreprises suisses déjà actives en Ukraine peuvent bénéficier de tels financements du SECO.

 

Une coopération sans fondement juridique

Le lecteur averti se demandera donc qu’elle est la base légale interne sur laquelle repose cette « assistance technique et financière ». A ce titre, le rapport explicatif du Conseil fédéral est explicite. Ces mesures financières ne relèvent pas de la Loi fédérale sur la coopération au développement et l’aide humanitaire internationales (Loi CI), au vu du fait qu’elles servent les intérêts de la politique économique extérieure de la Suisse. Le rapport explicatif le dit sans détour : le secteur privé suisse n’est pas l’objet du soutien de la Loi CI. Ces mesures peuvent-elles dès lors se baser sur le dispositif de soutien aux exportations suisses, qui comprend la Loi sur la promotion des exportations et la loi sur l’assurance suisse contre les risques à l’exportation ? Eh bien non, leur but et objet étant, toujours selon le Conseil fédéral, totalement différents, respectivement ces lois ne permettent pas de financer, en d’autres termes de subventionner des exportations suisses, pour la bonne raison que cela serait contraire aux accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) applicables en la matière. On se trouve donc dans un no man’s land en droit interne.

Pourtant, par un artifice juridique, l’accord prévoit que les achats effectués auprès d’entreprises suisses — bien qu’ils ne reposent sur aucune base légale nationale explicite — soient soumis à la loi sur les marchés publics, invoquant ainsi la nécessité de garantir une « sécurité juridique » à ces transactions. Mais ceci, que partiellement.

En effet, bien que cette loi prévoie l'obligation d'admettre les entreprises étrangères provenant de pays accordant la réciprocité (en particulier celles de l'Union européenne et d'Ukraine), l'accord en question suspend cette obligation et exclut les soumissionnaires étrangers des appels d'offres concernés, pour les réserver aux entreprises suisses. Ce que le rapport explicatif n’analyse par ailleurs nullement, c’est le risque que lesdits pays, notamment l’UE, retirent la réciprocité aux entreprises suisses, dans le cadre des marchés publics financés par leurs projets de coopération avec l’Ukraine.

Un mécanisme dépassé et discrédité

Au-delà des subtilités juridiques, ce qui pose un réel problème du point de vue de la politique de développement, c’est que, sous couvert d’un accord de « coopération », le Conseil fédéral réintroduit une forme d’aide liée (tied aid). Cette pratique, largement critiquée par le Comité d’aide au développement de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et quasiment éliminée de la coopération internationale suisse en raison de ses effets néfastes pour les pays partenaires, refait surface. Cet accord marque dès lors un précédent préoccupant, en réhabilitant un mécanisme dépassé et largement discrédité.
 

 

Cette redistribution insidieuse des fonds destinés à la lutte contre la pauvreté pour soutenir des acteurs du secteur privé s'inscrit dans une tendance regrettable.

 

A cet égard, le récent rapport de l’examen des pairs de la Coopération internationale suisse (OECD/DAC Peer Review Switzerland 2025) enjoint la Suisse de mettre fin à ce type d’aide liée. En effet, selon l'OCDE, « le pays bénéficiaire peut ainsi se procurer des biens et des services de pratiquement n'importe quel pays, ce qui évite des coûts inutiles ».

Ne pas financer les exportations sur le dos de la coopération

Par ailleurs, d’un point de vue budgétaire, rien ne justifie que ces « aides financières dans certains secteurs » — ou, plus clairement, ces subventions à l’exportation de biens et services suisses — soient intégralement prises en charge par le budget de la coopération internationale, déjà sous pression au Parlement. Il convient de rappeler que ces financements, exclusivement destinés aux entreprises suisses, ne reposent pas sur la Loi sur la coopération internationale et ne peuvent donc être considérés comme un instrument de la CI suisse. Cette redistribution insidieuse des fonds destinés à la lutte contre la pauvreté pour soutenir des acteurs du secteur privé s'inscrit dans une tendance regrettable qui remet en question les objectifs et les finalités de la coopération internationale.

Alliance Sud demande donc que ces financements ne soient plus imputés à l’avenir au budget de la coopération internationale. Si le Conseil fédéral souhaite maintenir ce type de soutien aux entreprises suisses dans le cadre de la reconstruction de l’Ukraine, il devrait le faire en mobilisant de nouvelles sources de financement, distinctes, afin de ne pas empiéter sur les ressources de la coopération internationale, qui doivent prioritairement être consacrées à la lutte contre la pauvreté et au soutien des populations vulnérables.

 

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Conférence de l’ONU sur le financement du développement

Séville : paix, joie et tortilla ?

26.09.2025, Financement du développement

Lors de la quatrième conférence de l'ONU sur le financement du développement (FfD4) à Séville, il était clair pour l’ensemble des participant·e·s qu'il convenait d’aller chercher plus d’argent là où il est disponible : auprès des entreprises et des gens très fortunés. Mais les avis étaient très partagés sur la façon de procéder.

Séville : paix, joie et tortilla ?

Contre le poids de la dette et le shrinking space : protestation de la société civile dans le bâtiment de la conférence FfD4 à Séville. © Jochen Wolf / Alliance Sud

La FfD4 du début juillet s'est tenue dans l'une des périodes les plus critiques de ces dernières années pour le développement mondial. Le financement public du développement devrait fondre de 17 % rien que pour l'année 2025. Et c'est encore pendant la conférence que le sort de l'USAID — autrefois le plus grand bailleur de fonds de la planète — a été définitivement scellé. Moins de cinq ans avant l'échéance, il manque chaque année plus de 4000 milliards de dollars pour atteindre les Objectifs de développement durable (ODD) de l'ONU.

Non pas que l'argent manque fondamentalement : depuis la dernière conférence sur le financement du développement à Addis Abeba en 2015, le pour cent le plus riche de la population de la planète a augmenté sa fortune de plus de 33 900 milliards de dollars — 22 fois plus que ce qui serait nécessaire chaque année pour éradiquer la pauvreté absolue. Selon l'ONU commerce et développement (CNUCED), l'Afrique pourrait à elle seule récolter près de 89 milliards de dollars par an en limitant les flux financiers déloyaux. La moitié de cette somme provient de l'évasion fiscale des multinationales, et le secteur des matières premières est de loin la principale source de tels flux financiers. Ce qui devrait en fait intéresser la Suisse.

Des absents de marque (et d’autres moins notables)

Le document final non contraignant de la conférence, le Compromiso de Sevilla (l’Engagement de Séville), avait déjà été adopté à la quasi-unanimité le 17 juin à New York. Il n'y a donc plus eu de négociations dans la cité andalouse. Les Etats-Unis ont été largement responsables de l’édulcoration du texte, par exemple sur le thème du climat. Malgré cela, ils se sont retirés du processus deux semaines avant la conférence, devenant ainsi le seul pays à ne pas soutenir le document final et à rester à l'écart de Séville.

La conférence a néanmoins accueilli plus de 15 000 personnes, dont 60 cheffes et chefs d'Etat et de gouvernement, 80 ministres, le secrétaire général de l'ONU António Guterres, des représentations de haut niveau d'agences onusiennes et d'autres organisations internationales. La Suisse a toutefois renoncé à envoyer une délégation de haut rang. L'absence de ministre a eu pour conséquence que notre pays n'a pu s'exprimer qu'en toute fin de la partie officielle de la conférence. Et comme aucune conseillère fédérale et aucun conseiller fédéral n’ont fait le déplacement, la Suisse a manqué les échanges avec les 60 cheffes et chefs d'Etat et de gouvernement présents. Le trajet jusqu'à Séville est en effet plus long que celui jusqu'à Davos. De plus, il y faisait bien trop chaud.

Comme le processus de financement du développement va bien au-delà du financement du développement au sens de la coopération internationale (CI), plusieurs conseillères et conseillers fédéraux auraient pu y participer. Les mesures contre l'évasion fiscale et les flux financiers déloyaux figuraient en bonne place à l'ordre du jour, tout comme les thèmes de la dette et du désendettement, du commerce et du développement ou les questions systémiques de l'architecture financière internationale.

Un programme axé sur un thème avant tout

Un thème a dominé l'ordre du jour, la mobilisation des ressources domestiques, autrement dit la question de savoir comment inciter les entreprises et les investisseurs orientés vers le profit à combler le vide laissé par le manque de fonds publics. A Séville, on a pu entendre des expressions comme Accelerating the shift and private climate Investment at scale, Catalytic pathways to scale private investment, Unlocking ecosystems for inclusive private sector growth, Impact investing, from pioneering innovations to scalable solutions, et bien d’autres encore.

On pourrait penser que c’était dû au fait que les représentant·e·s des entreprises constituaient 40 % des personnes présentes et qu'il y avait un forum totalement consacré aux affaires. Mais le thème était tout aussi dominant dans la partie officielle, auprès des gouvernements (surtout du Nord) et des organisations internationales. Cela vaut aussi pour la Suisse. La majorité des événements qu'elle a organisés tournaient autour du sujet (notamment Accelerating SDG impact through outcomes-based financing).

 

Spaniens Ministerpräsident Pedro Sánchez geht auf UNO-Generalsekretär António Guterres und EU-Kommissionspräsidentin Ursula von der Leyen zu. Letztere zwei stehen dicht beisammen, alle drei lachen. Im Hintergrund ist eine grosse Plakatwand mit dem Logo der FfD4-Konferenz.

Secteur privé renforcé, mission accomplie ? Le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez avec le Secrétaire général de l’ONU António Guterres et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen. 
© Bianca Otero / ZUMA Press Wire

 

La société civile conteste

Heureusement, la société civile a également organisé nombre d’événements parallèles, où l'on a pu entendre qu'à Séville, on a pompé beaucoup de vin aigre dans de vieilles outres. Ainsi Daniela Gabor, économiste et membre du groupe d'experts de l'ONU sur le financement du développement, a rappelé qu'en 2015 déjà, la Banque mondiale avait promis de passer des « milliards aux milliers de milliards » (from billions to trillions) pour financer la mise en œuvre du Programme d’action d'Addis-Abeba (résultat de la 3e Conférence des Nations Unies sur le financement du développement). À l'époque, les partenariats public-privé et le de-risking (l’atténuation des risques) étaient déjà des piliers centraux de l'agenda. Il s'agissait (et il s'agit toujours) d'utiliser l'argent financé par les impôts dans les budgets de la coopération internationale du Nord global pour créer des projets rentables pour de grands investisseurs comme Blackrock ou des fonds de pension. Concrètement, des risques doivent être pris pour que ces investisseurs obtiennent des rendements ajustés au risque (risk-adjusted returns) intéressants pour leurs investissements dans des projets liés à l’eau, aux routes ou à l’énergie.

Cela n'a vraiment pas fonctionné et, selon Daniela Gabor toujours, pas parce qu'il n'y avait pas assez d'argent pour l’atténuation des risques de la part des banques de développement multilatérales, de l'UE ou du gouvernement Biden. Cela a capoté parce que même avec une prise de risque financée par l'impôt, les grands projets restaient beaucoup trop chers pour les pays du Sud global.

Entre-temps, il existe la version small is beautiful du de-risking, dans laquelle les investissements dits à impact pour la mise en œuvre de certains ODD doivent être encouragés, et pas seulement les grands projets d’infrastructure. Ils doivent atteindre directement les « bénéficiaires » dans le Sud global. Mais ces derniers doivent également payer, par exemple pour les énergies renouvelables, car il faut bien que les rendements viennent de quelque part. Malgré la terminologie de la CI, ces bénéficiaires sont donc en réalité tout simplement des clients et des emprunteurs. C'est cette version de l'agenda de de-risking qui est également prônée par la Suisse.

La société civile n'est pas la seule à s'y opposer : des représentant·e·s des gouvernements du Sud global ont aussi fait part de leur désaccord. Le ministre sud-africain de la planification, Maropene Ramokgopa, a par exemple appelé au réalisme et rappelé que le secteur privé ne joue un rôle que là où il peut faire des bénéfices et que le blending ne peut donc pas remplacer les fonds concessionnels, surtout dans la situation actuelle d'endettement. Et lors d'une manifestation des Petits Etats insulaires en développement, on a entendu parler de risques tout différents, qui devraient être au centre des préoccupations. Pas ceux pour les investisseurs, mais les risques encourus par les populations face à la montée du niveau de la mer. Dans ce domaine, il est nécessaire de procéder à une atténuation des risques.

It’s taxes, stupid !

Il est indéniable que le secteur dit privé et les gens très fortunés disposent de très nombreux moyens qui pourraient être utilisés pour atteindre les ODD et mettre en œuvre l’Engagement de Séville. Mais au lieu d'espérer pouvoir les attirer avec des ressources limitées de la CI ou de miser sur leur philanthropie, d’autres pistes peuvent être empruntées. Heureusement, on pouvait aussi l'entendre à Séville. Si on le voulait. La Suisse n'a pas voulu.

En effet, l'un des piliers centraux du Compromiso de Sevilla est aussi la mobilisation des ressources domestiques. Avec davantage de recettes fiscales, les pays du Sud global peuvent réduire leur dépendance vis-à-vis des fonds de développement et faire avancer leur économie et leur société de l'intérieur.

C'est ce que l'on aurait pu entendre de la bouche d'Aminata Touré, ancienne première ministre du Sénégal : « En matière fiscale, on constate une injustice permanente dont l'Afrique souffre depuis des siècles. (...) Nous avons des dettes résultant de la fraude et de l'évasion fiscales, (...) parce que les multinationales européennes exploitent nos matières premières sans payer d'impôts. (...) C'est pourquoi l'Union africaine s'est tant engagée en faveur d'une convention fiscale contraignante de l'ONU. Nous voulons une répartition équitable du droit d’imposition. Les impôts doivent être payés là où la richesse est créée. C'est difficile d'expliquer cela parce que c’est tellement simple. Tout écolier le comprend : plus on est riche, plus on paie d'impôts. »

Etonnamment, un représentant du ministère allemand des finances a tenu un discours similaire : « Si les fonds d'aide au développement sont de plus en plus rares, il faut d'autant plus prendre des mesures fermes contre les flux financiers déloyaux, ce pour quoi le gouvernement allemand s'engage depuis longtemps : les entreprises et les super-riches doivent payer leur juste part du gâteau fiscal mondial. »

Coalitions des volontaires

Joseph Stiglitz, prix Nobel d'économie, a souligné un autre aspect clé de l'agenda fiscal : « Les Etats-Unis paient à présent le prix de l'inégalité, c'est pourquoi nous assistons à la mainmise de l'oligarchie technologique. Donald Trump veut mondialiser ses réductions d'impôts pour cette oligarchie. (...) Mais le monde ne peut pas être pris en otage, une coalition des volontaires est possible. (...) Inutile d’être lauréat d’un prix Nobel pour comprendre pourquoi il faut taxer les gens les plus fortunés. Nous avons créé les paradis fiscaux. Nous aurions pu les réglementer, mais nous les avons tolérés. Ils existent parce qu'ils profitent aux grandes fortunes. Nous avons besoin de normes mondiales, nous avons besoin de règles à l’échelle de la planète. »

On observait déjà de telles coalitions à Séville. L'Espagne et le Brésil ont annoncé une initiative commune pour une taxation mondiale des super-riches. Neuf pays — le Brésil, la France, le Kenya, la Barbade, l'Espagne, la Somalie, le Bénin, la Sierra Leone et Antigua-et-Barbuda — veulent s'engager à introduire une taxe de solidarité sur les billets d'avion de classe affaires et de première classe ainsi que sur les jets privés.

Ces initiatives, ainsi que 130 autres initiatives volontaires, figurent sur la Sevilla Platform for Action (SPA), qui vise à mettre en œuvre l'Engagement de Séville. Il y a certes une légère contradiction entre engagement et volontariat, mais vu l'état du multilatéralisme, une liste qui contient quelques bonnes propositions est déjà un progrès.
 

La Suisse : du SPA à la gym

Même si le Compromiso de Sevilla n'est pas contraignant, que la plateforme d’action est volontaire et que des thèmes importants font défaut, la conférence a montré qu'il existe diverses coalitions de pays européens, africains et latino-américains qui font avancer les solutions. Comme programme pragmatique minimal, la Suisse devrait tenir compte de la liste des tâches mentionnées ci-dessous : 

  • Créer une table ronde multipartite avec la participation des créanciers privés des pays surendettés du Sud global.
  • Ne plus entraver les négociations sur la convention fiscale de l'ONU, mais collaborer de manière constructive avec les pays du Sud global.
  • Prendre exemple sur l'Espagne, qui s'est engagée à Séville à atteindre d'ici 2030 l'objectif de l'ONU de 0,7% du revenu national brut pour le financement de la CI.

Si vous préférez une approche moins pragmatique, vous trouverez des propositions complètes pour résoudre les problèmes dans le dernier numéro de « global » (#98/Eté 2025, « Le nouveau deal »).

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Article

Réforme de la Banque mondiale : retour vers le futur ?

05.07.2025, Financement du développement, Justice climatique

Lors de la conférence de l'ONU à Séville, l'orientation future des institutions financières internationales sera également au centre des discussions. L'évolution de la Banque mondiale reste toutefois loin de la révolution dont elle a tant besoin.

Kristina Lanz
Kristina Lanz

Experte en coopération internationale

Laurent Matile
Laurent Matile

Expert en entreprises et développement

Réforme de la Banque mondiale : retour vers le futur ?

L'idée d'attirer des capitaux privés à grande échelle pour financer des routes, des hôpitaux et d'autres projets d'infrastructure indispensables dans les pays pauvres s'est également révélée être une illusion pour la Banque mondiale. © Shutterstock

En 2015, la Banque mondiale a lancé une nouvelle stratégie et vision intitulée « Forward Look : Une vision pour le Groupe de la Banque mondiale à l’horizon 2030 ». Ce fut la naissance de l’approche « Maximiser les financements pour le développement », visant à accroître massivement les financements privés pour le développement à travers des réformes sectorielles et politiques, ainsi que l’utilisation de garanties et d’instruments de réduction des risques. Le slogan « des milliards aux billions » est alors devenu un mantra largement répété dans la communauté du développement.

Avançons jusqu’en 2023 : la Banque mondiale a lancé un processus stratégique appelé « Evolution Roadmap », censé lui permettre de mieux répondre aux défis contemporains du développement et de renouveler sa crédibilité. Bien que cette feuille de route modifie le mandat et la mission de la Banque pour inclure les grands enjeux mondiaux, notamment le changement climatique, sur le plan opérationnel et financier, elle représente davantage un approfondissement et une continuation de l’approche « Maximiser les financements pour le développement ». Et ce, malgré le fait que le slogan « des milliards aux billions » ait depuis été discrédité comme un mythe, y compris par des économistes renommés de la Banque mondiale.

Le rêve absurde continue

En effet, dix ans après le lancement du slogan « des milliards aux billions » – qualifié de « bien intentionné mais absurde » par Philippe Valahu, directeur général du Private Infrastructure Development Group (PIDG), récemment cité par le Financial Times – les progrès en matière de mobilisation de financements privés pour combler le déficit de financement toujours croissant (4 000 milliards de dollars par an pour les Objectifs de développement durable, sans même compter les besoins liés au climat) sont très décevants. L’idée de base consistait à utiliser des fonds publics pour attirer d’importantes sommes d’argent privé, notamment de la part des investisseurs institutionnels. Mais cela ne s’est pas concrétisé. L’espoir (trop) simpliste était que les fonds de pension et les compagnies d’assurance des pays riches se précipiteraient pour financer des routes, des hôpitaux et d’autres infrastructures de base, pourtant cruellement nécessaires dans les pays en développement.

À l’origine, lorsque le slogan « des milliards aux billions » a été lancé, l’hypothèse était que chaque dollar public pourrait mobiliser deux dollars ou plus du secteur privé. Un tel « effet de levier » n’est atteint que dans de rares cas. Une étude récente de l’ODI (Overseas Development Institute) montre que le financement mixte concessionnel – c’est-à-dire du capital public (principalement fourni par les banques multilatérales de développement) à des taux inférieurs au marché – a permis, en 2021, d’attirer, pour chaque dollar investi, environ 59 cents de cofinancement privé en Afrique subsaharienne - la région où les besoins sont les plus importants, et 70 cents dans les autres régions.

Les banques multilatérales de développement (BMD) et les institutions de financement du développement (IFD) ont été – et restent – à l’avant-garde de ces efforts de « mobilisation » de financements. En 2023, elles ont réussi à mobiliser ensemble environ 88 milliards de dollars de financements privés pour les pays à revenu intermédiaire et les pays à faible revenu (PRI et PFR), dont 51 milliards mobilisés par le Groupe de la Banque mondiale (y compris ses agences spécialisées dans la promotion du secteur privé, l’IFC et la MIGA), ce qui représente environ 60 % du total des financements privés mobilisés.

Cependant, seulement 20 milliards de dollars ont été mobilisés pour l’Afrique subsaharienne, et seule la moitié de ce montant a atteint les pays les plus pauvres (PFR). À titre de comparaison, la région a reçu 62 milliards de dollars d’aide publique au développement la même année.

Par ailleurs, plus de 50 % de ces financements privés ont été dirigés vers seulement deux secteurs : les services bancaires et aux entreprises, ainsi que l’énergie. En comparaison, l’éducation, la santé et la population réunies n’ont reçu moins de 1 % des financements totaux.

Bien que les faits soient manifestement décevants, le montant de financements que les banques multilatérales de développement (BMD) devraient être capables de « mobiliser » pour des projets de développement est devenu une idée fixe pour les bailleurs de fonds et autres parties prenantes. Ainsi, le rêve continue, et le niveau d’ambition a été considérablement relevé dans le cadre de la Evolution Roadmap.

Bien que l’actuel président de la Banque mondiale, Ajay Banga, ait reconnu que la formule « des milliards aux billions » est irréaliste, et que son économiste en chef, Indermit Gill, l’ait qualifiée de « fantasme », la Banque expérimente de nouveaux modèles de plus en plus sophistiqués, notamment la titrisation – une pratique qui consiste à regrouper des prêts dans des produits financiers ensuite vendus à des investisseurs privés, dans le but de libérer du capital pour émettre de nouveaux prêts.

De nouveaux instruments sont constamment développés et salués pour leur soi-disant potentiel à attirer des capitaux privés. L’idée est d’élargir l’utilisation des instruments de partage des risques (risk-sharing) tels que les garanties, les nouveaux véhicules d’investissement et les solutions d’assurance afin de mobiliser des capitaux privés. Parmi les produits les plus récents de la Banque mondiale figurent les obligations à résultats (outcome bonds), qui visent à mobiliser des financements auprès d’investisseurs privés pour des projets dans les économies en développement, en transférant les risques liés à la performance aux investisseurs, lesquels sont ensuite récompensés si les activités sous-jacentes réussissent.

Le financement climatique en voie de privatisation ?

Dans le cadre de sa feuille de route « Evolution Roadmap », la Banque mondiale a modifié sa vision en ajoutant l’objectif « pour une planète vivable » à ses deux objectifs historiques : éradiquer l’extrême pauvreté et favoriser une prospérité partagée. En cohérence avec cette nouvelle orientation, elle s’est positionnée comme un acteur clé dans la réalisation du nouvel objectif de financement climatique adopté lors de la COP29 à Bakou.

Selon une déclaration publiée avant la conférence, le « Groupe de la Banque mondiale est de loin le plus grand fournisseur de financement climatique aux pays en développement ». En 2024, elle aurait fourni 42,6 milliards de dollars en financement climatique, ce qui représente 44 % de l’ensemble de ses prêts. Bien qu’il existe également d’importants problèmes liés à la comptabilité et à la transparence du financement climatique de la Banque mondiale, cet article se concentre principalement sur le financement climatique en tant qu’élément d’un programme plus large de privatisation poursuivi par la Banque mondiale.

Alors que le monde se tourne de plus en plus vers les banques multilatérales de développement comme fournisseurs de financement climatique, l’attention se détourne des solutions de financement public pourtant essentielles. Une analyse récente du Bretton Woods Project met en lumière le fait que le financement climatique de la Banque mondiale est profondément ancré dans son programme plus large de privatisation.

Cela est particulièrement visible dans le financement à l’appui des politiques de développement (Development Policy financing / DPF) de la Banque mondiale, qui représentait en 2023 22 % du financement climatique de l’IDA et de la BIRD (les entités de la BM chargées d'accorder des prêts et des subventions aux pays pauvres et respectivement à revenu intermédiaire). Le DPF est une forme de soutien budgétaire non affecté et fongible, lié à des réformes politiques concrètes (appelées « actions préalables »).

La majorité de ces actions préalables étaient liées à des réformes fondées sur le marché, notamment des mesures de réduction des risques pour les investissements privés et la suppression des subventions à la consommation de combustibles fossiles, qui ont un impact particulièrement punitif sur les segments les plus pauvres de la population.

De plus, la majorité du financement climatique des banques multilatérales de développement (BMD) prend la forme de prêts, et non de dons, ce qui accroît le fardeau de la dette pour des pays déjà fortement endettés. En 2023, les prêts représentaient 89,9 % du financement climatique de la BIRD et de l’IDA (les deux principales institutions de la Banque mondiale en matière de financement climatique).

Le fait que ces prêts – qui, par définition, doivent être remboursés avec intérêts – soient également comptabilisés comme financement climatique des États membres de la Banque mondiale entre en contradiction flagrante avec le principe du « pollueur-payeur ».

Le grand retour en arrière ?

La feuille de route (Evolution Roadmap) de la Banque mondiale est donc loin d’être une révolution en ce qui concerne son agenda en faveur du secteur privé. Elle pourrait plutôt être qualifiée de « plus de la même chose, y compris pour le climat ». Cependant, l’expansion du financement climatique est désormais sérieusement remise en question par la nouvelle administration américaine.

Bien qu’ayant récemment réaffirmé son engagement envers la Banque mondiale (et le FMI), le Secrétaire au Trésor, Scott Bessent, a appelé à un retour aux mandats fondamentaux de l’institution et à une réforme de ses programmes jugés « trop chers ». Selon lui, la Banque devrait soutenir une croissance économique riche en emplois, menée par le secteur privé, et s’éloigner de ses programmes sociaux ou climatiques.

M. Bessent a insisté sur le fait que la Banque devait être « neutre technologiquement » et donner la priorité à l’accessibilité des investissements énergétiques. Dans la plupart des cas, cela signifie « investir dans la production de gaz et d’autres combustibles fossiles ».

Afin de ne pas froisser la nouvelle administration américaine, la Banque est devenue plutôt silencieuse sur son agenda climatique. À la demande des États-Unis, elle a récemment décidé de mettre fin à son moratoire sur l’énergie nucléaire, et un vote sur la réintroduction du financement de l’exploration et l’extraction du gaz serait prévu prochainement.

Il reste à voir si l’administration américaine parviendra à forcer la Banque mondiale à revenir sur l’élargissement de sa vision et de son mandat, et à renoncer à son engagement d’alignement sur l’Accord de Paris, ou si les représentants européens seront en mesure de s’opposer à de telles décisions désastreuses. En tout état de cause, la Suisse, qui est à la tête d'un groupe de vote, devrait se joindre aux forces progressistes au sein de la Banque mondiale.

La révolution est reportée

Alors que la communauté du développement mondial se réunit à Séville pour discuter de l’avenir du financement du développement, certains points de friction devraient se clarifier. Une fois de plus, le « compromis de Séville » met en lumière l’énorme déficit de financement de 4 000 milliards de dollars nécessaires pour atteindre les Objectifs de développement durable (ODD) d’ici 2030.

Bien que le document reconnaisse que « l’investissement privé dans le développement durable n’a pas répondu aux attentes, ni suffisamment priorisé l’impact sur le développement durable », il propose néanmoins un large éventail de mesures visant à « accroître la mobilisation des financements privés à partir de sources publiques, en renforçant l’utilisation des instruments de partage des risques et de financement mixte », avec un rôle central attribué aux banques multilatérales de développement (BMD).

Alors que la recherche effrénée de nouveaux instruments et de moyens pour rendre les projets de développement et climatiques « bancables » – donc plus attrayants pour les investisseurs privés – se poursuit, la crise de la dette s’aggrave, et le rôle du secteur public en tant que fournisseur essentiel de financements pour le développement et le climat continue de s’affaiblir.

Selon Indermit Gill, économiste en chef de la Banque mondiale, « depuis 2022, les créanciers privés étrangers ont perçu près de 141 milliards de dollars de plus en paiements de service de la dette par les pays en développement qu’ils n’ont accordé en nouveaux financements ». Aujourd’hui, plusieurs pays africains consacrent plus de la moitié de leurs ressources au remboursement de la dette ; Indermit admet même que certains pays utilisent les prêts de la Banque mondiale (qui ont une échéance plus longue) pour rembourser leurs créanciers privés, détournant ainsi des ressources rares au détriment de secteurs essentiels à la croissance et au développement à long terme, comme la santé et l’éducation.

Si le capital privé peut et doit jouer un rôle dans le développement durable et le financement climatique, il est temps d’abandonner les solutions simplistes et de s’attaquer aux causes profondes des multiples crises actuelles. Cela inclurait une réforme très attendue de la structure de gouvernance de la Banque mondiale afin de donner aux pays du Sud global un plus grand pouvoir de décision, ainsi qu’un vaste programme de restructuration et d’annulation de la dette, des investissements dans la mobilisation des ressources nationales, et la mise en place d’un système fiscal mondial plus équitable, dans le but de lutter contre les inégalités croissantes à l’échelle mondiale.

Il ne semble pas que Séville soit le lieu où commencera la révolution tant attendue — mais la lutte continue.

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Conférence FfD4 à Séville : un pas vers un monde plus juste ?

04.07.2025, Financement du développement

La 4e Conférence internationale des Nations Unies sur le financement du développement (FfD4) s'est tenue à Séville du 30 juin au 3 juillet. Auparavent, les États s'étaient déjà mis d'accord sur une déclaration finale toutefois insuffisante. Des réponses aux innombrables crises n'étaient pas apportés : le Nord réduit ses aides au développement et continue de priver les pays du Sud global de ressources considérables, alors que ces derniers croulent sous le poids de la dette. Mais une société civile combative a exigé sur place des mesures contre les inégalités croissantes. Alliance Sud était présente à Séville et a donné un aperçu des débats et des luttes sur place.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

Jochen Wolf
Jochen Wolf

Collaborateur de la communication

Conférence FfD4 à Séville : un pas vers un monde plus juste ?

La veille de l'ouverture de la conférence, des manifestant.e.s déploient leurs revendications dans les rues brûlantes de Séville. © Marisol Ruiz / Society for International Development (SID)

Dernier jour de la conférence
« Nous déclarons ici la faillite de la politique de développement »

Les réponses apportées dans l’Engagement de Séville (Compromiso de Sevilla) à la situation dramatique de la dette dans de nombreux pays sont presque aussi amères qu'une confiture d'oranges andalouse. Lors de l'événement parallèle centré sur le multilatéralisme inclusif et l’architecture de la dette internationale (Inclusive Multilateralism and International Debt Architecture), l'économiste indienne Jayati Ghosh — qui a d’ailleurs préfacé le numéro spécial « Le nouveau deal » de « global », le magazine d’Alliance Sud — l’a rapidement fait comprendre. 2025 avait été prévue comme l'année de la remise de la dette. Cela ne s'est pas concrétisé. Quasiment toutes les revendications des pays surendettés du Sud ont été ignorées lors de la rédaction de la déclaration finale de la conférence. En premier lieu, celles qui demandaient la mise en place d'une convention des Nations Unies sur la dette, qui créerait un cadre pour le désendettement des États. Les intérêts des pays débiteurs et ceux des créanciers du Nord (États, créanciers privés, banques et négociants en matières premières) devaient y être représentés sur un pied d'égalité. Cette revendication principale du Sud global et de la société civile internationale a certes été entendue à Séville, principalement grâce à la société civile, mais elle n'a pas été reprise dans la déclaration finale de la conférence. Les divers projets lancés lors de celle-ci sur la question de la dette se présentent donc comme des maisons sans toit : habitables en soi, mais difficiles d'accès et mal reliées entre elles. Et ce, malgré une situation extrêmement dramatique : selon la CNUCED, l'Agence des Nations Unies pour le commerce et le développement, 68 pays en développement ont de graves problèmes d'endettement. 61 % de la dette totale de ces pays est détenue par des créanciers privés. Les taux d'intérêt que doivent payer les pays en développement sont beaucoup plus élevés qu'aux États-Unis et dans l'UE. Dans 48 pays du Sud global, où vivent 3,3 milliards de personnes, les paiements d'intérêts sont plus élevés que les dépenses consacrées à l'éducation ou à la santé. Le rapport 2025 sur la dette (Schuldenreport 2025) de l'ONG allemande erlassjahr.de, dont la conseillère politique Malina Stutz était assise à côté de Jayati Ghosh sur le podium, révèle des chiffres dramatiques à ce sujet : le Liban consacre 88 % de ses recettes publiques au service de sa dette, l'Angola 56 % et le Sénégal 32 %.

 

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L'économiste indienne Jayati Gosh critique la position de l'Occident face à la question de la dette.
© Alliance Sud

 

Jayati Ghosh a formulé cinq points qui seraient essentiels pour une bonne politique de la dette : 

  1. Les négociations sur l'allègement ou l'annulation de la dette devraient être clairement limitées dans le temps, à savoir trois à six mois, et reposer sur l'égalité de traitement des deux parties.
  2. Pendant cette période, un moratoire sur les paiements est nécessaire, ce qui signifie que le débiteur ne rembourse ni les intérêts ni les parts de la dette au créancier.
  3. Les annulations de dette ne doivent plus être utilisées pour renflouer des créanciers privés. C'est ce qui se produit lorsque les créanciers publics remboursent les créanciers privés. 
  4. Les États ne devraient plus être contraints de prendre des mesures d'austérité drastiques dans le cadre des procédures de désendettement, comme c'est le cas aujourd'hui sous le régime du Fonds monétaire international (FMI). Au contraire, le désendettement devrait s'accompagner d’énergiques programmes de croissance économique.
  5. Les pays surendettés doivent conserver leur accès au marché des capitaux. Le fait que ce soient précisément les pays qui connaissent déjà d'énormes problèmes de liquidités qui soient totalement exclus du marché des capitaux aggrave encore les inégalités extrêmes sur ce dernier.

Penelope Hawkins, économiste de la CNUCED, n'a pas explicitement soutenu les propositions de réforme en profondeur de Jayati Ghosh, mais a présenté un projet dans le cadre de la Sevilla Platform for Action (SPA) qui vise à créer un « club des emprunteurs » (borrowers club). En effet, il n'existe à ce jour aucun organe permanent réunissant les pays débiteurs et leur permettant de convenir d'une action commune dans le contexte de la gestion multilatérale de la dette du « cadre commun » du FMI. Ce club serait le pendant du Club de Paris, qui rassemble les pays créanciers, et renforcerait la représentation des intérêts des pays endettés auprès du FMI. « Jusqu'à présent, ces réunions de débiteurs n'ont lieu qu'en situation d'urgence. La question est de savoir comment nous pouvons pérenniser de tels forums », explique Penelope Hawkins. Après Séville, cela reste flou en effet. Mme Hawkins a donc été catégorique : « Nous déclarons ici la faillite de la politique de développement : contrairement au Programme d’action d’Addis-Abeba (Addis Ababa Action Agenda, AAAA) de 2015, la déclaration finale ne mentionne pas une seule fois les pays les plus pauvres. Nous n'avons pas de véritable mécanisme de rééchelonnement de la dette, mais tous les créanciers récupèrent néanmoins leur argent. » Les conséquences sont extrêmes. « Nous ne pouvons coopérer que si nous créons ce club des emprunteurs. »

Les déclarations de Robert Plachta, chef du département Restructuration de la dette et Club de Paris au ministère allemand des finances, ont clairement montré que les efforts déployés par le Sud global et la société civile internationale pour enfin définir des moyens de sortir du piège de la dette se heurteront à une forte opposition, même après la FfD4. Cette année, les créanciers se sont tout de même mis d’accord avec la Zambie et le Ghana sur la restructuration de leur dette. Cela a nécessité beaucoup de temps. Trop selon Mme Ghosh. Cela tient principalement aux créanciers privés, notamment en Suisse, où l'on trouve la grande banque UBS ou le négociant en matières premières Glencore. Robert Plachta a conclu par une déclaration qui pouvait être interprétée comme une menace : « Nous, les créanciers, devons récupérer notre argent. Si tel n'est pas le cas, il y aura des conséquences. Les prêts seront tout simplement moins nombreux. »

Ce qui a de nouveau fait réagir Jayati Ghosh : les recherches menées par Malina Stutz, chargée de mission chez erlassjahr.de, montreraient que les bénéfices réalisés par les créanciers privés grâce à leurs opérations de crédit sont bien supérieurs à ce qu'ils ont réellement investi. Au final, ces créanciers profiteraient de la détresse financière des pays surendettés. Mme Ghosh a déclaré, s'adressant directement à Robert Plachta, qu'elle attendait de l'Allemagne, aujourd'hui première économie européenne, qu'elle accorde aux autres pays ce qui lui a été consenti en 1954, à savoir la possibilité de sortir d'une situation extrêmement difficile et de retrouver la prospérité économique et sociale grâce à une remise de dette complète. M. Plachta n'a manifestement pas apprécié cette comparaison historique. 

Puis, Hod Anyigba, économiste syndical ghanéen de l’International Trade Union Confederation Africa (ITUC-Africa), a posé la question fondamentale : « Avez-vous déjà vu une mère se rendre à la banque pour pouvoir réparer son toit ? Le déséquilibre des pouvoirs est extrême. Il est temps que les travailleuses et travailleurs assument la responsabilité de ces choses. Qu'est-il advenu de l'idée de l'État aspirant au développement ? La dignité, les droits, une vie décente, où sont passées ces idées ? Quand je parle aux créanciers, je n'entends que profit, profit, profit. Frère Robert [Plachta] doit retourner à sa table à dessin ! » Chaque maison a une architecture, c'est tout à fait naturel. Pourquoi le système financier n'en a-t-il pas, a demandé Hod Anyigba, appelant à plus d'imagination dans la politique financière internationale : « Pourquoi les dogmes néolibéraux dominent-ils toujours ? Réfléchissez à des propositions hétérodoxes ! »

Cette architecture du système financier international pourrait notamment être développée dans le cadre d'une convention des Nations Unies sur la dette. Malina Stutz, de erlassjahr.de, l'a encore une fois clairement souligné : « La question de l'inclusion est vraiment centrale : par inclusivité, nous entendons que les pays débiteurs ne doivent pas simplement être invités à des événements où ils peuvent donner leur avis. Ce que nous voulons, c'est un organe décisionnel au sein duquel ils disposent des mêmes droits. » Ce serait sans doute la condition préalable pour que, comme le souligne Malina Stutz, ce qui a toujours été normal dans les relations de crédit ordinaires devienne également la norme dans le domaine de la dette publique : les remises de dette font partie intégrante de toute relation de crédit.

Pour finir, Jayati Ghosh a répliqué à la menace de Robert Plachta par un avertissement adressé à « l'Occident ». « Je ne pense pas que les pays du G7 réalisent à quel point ils ont perdu en crédibilité ces dernières années : pandémie, brevets sur les vaccins, extraction des matières premières. Dans tous ces domaines, l'Occident n'a pas fait de concessions au Sud. Mais l'UE a aussi besoin d'amis », a-t-elle déclaré, faisant allusion aux relations transatlantiques fortement perturbées par Trump. « Nous sommes confrontés à un véritable manque de conscience de nos propres intérêts. Si l'Occident ne bouge pas, le monde vous imposera des choses que vous n'aimerez pas, mais pour une fois, je m'en réjouirai. »

 

 

Jeudi 3 juillet : Pas dans le spa, mais sur la SPA – des impôts pour les super-riches

La Suisse est actuellement dirigée par une élue qui est également ministre des finances. La vice-présidente espagnole María Jesús Montero assume elle aussi le poste de ministre des finances. Mais les similitudes s'arrêtent là. María Jesús Montero ouvre un groupe de haut niveau sur la taxation des super-riches en posant un principe fondamental : des systèmes fiscaux équitables et progressifs sont le fondement de la démocratie, de l'État social et de l'égalité des chances. Les États plus égalitaires sont non seulement plus démocratiques, mais la santé mentale y est également meilleure.

En novembre 2024, l'Espagne, en collaboration avec le Brésil, qui présidait le G20 à l’époque, a mis la taxation des super-riches à l'ordre du jour à Rio de Janeiro. La manifestation de Séville s'inscrit dans le cadre de la Sevilla Platform for Action (dont l'abréviation « SPA » prête un peu à confusion). Ces initiatives, soutenues chacune par un groupe d'États, visent à faire progresser la mise en œuvre de la déclaration finale de Séville.

 

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L'économiste Joseph Stiglitz, l'ancienne Première ministre sénégalaise Aminata Touré et Susana Ruiz (Oxfam International) (de gauche à droite) critiquent la politique fiscale mondiale durant la FfD4. © Alliance Sud

 

Joseph Stiglitz, prix Nobel d'économie, professeur à Harvard et doyen de la critique avisée de la mondialisation, commence par une remarque d'actualité : «  Les États-Unis paient à présent le prix de l'inégalité, c'est pourquoi nous assistons à la mainmise de l'oligarchie technologique. Trump veut mondialiser ses réductions d'impôts pour cette oligarchie. Il est désespérant que le G7 ait cédé sur l'application de l'imposition minimale de l'OCDE aux entreprises américaines. En une heure, les résultats de 14 ans de négociations ont été réduits à néant. » En ce qui concerne l'Espagne, il rappelle que la majorité des pays européens ne sont pas représentés au G7. Une pression pourrait donc encore être exercée au sein de l'UE.

Le Canada a aussi cédé et abandonné sa taxe sur les services numériques. « C'est le premier pas vers le statut de 51e État des États-Unis », plaisante Stiglitz. « Les entreprises numériques ont amassé leur fortune grâce à l'évasion fiscale, en enregistrant leurs recettes publicitaires en Irlande. Comme leurs filiales y sont contrôlées depuis la Silicon Valley, elles ne versent quasiment pas d'impôts », précise Stiglitz. « Les instruments de destruction de la démocratie et du multilatéralisme sont la menace et la peur. Mais le monde ne peut pas être pris en otage, une coalition des volontaires est possible. La convention fiscale de l'ONU est la preuve qu'il y a aussi des progrès dans le domaine fiscal. »

Aminata Touré, ancienne première ministre du Sénégal, hausse le ton : «  En matière fiscale, on constate une injustice permanente dont l'Afrique souffre depuis des siècles. Nous aimerions taxer tout ce qui a été confisqué à nos pays. Nous avons des dettes résultant de la fraude et de l'évasion fiscales. Des dettes quatre fois plus chères que celles des pays européens. Pourquoi ? Parce que nous présentons un risque majeur aux yeux des investisseurs. Et pourquoi ce risque est-il très élevé ? Parce que les multinationales européennes exploitent nos matières premières sans payer d'impôts. Il nous manque donc l'argent nécessaire pour régler les énormes intérêts sur la dette extérieure. Nous n'avons pas d'autre choix que de faire preuve de résilience et de nous défendre. C'est pourquoi l'Union africaine s'est tant engagée en faveur d'une convention fiscale contraignante de l'ONU. Nous voulons une répartition équitable du droit d'imposition. Les impôts doivent être payés là où la richesse est créée. C'est difficile à expliquer parce que c'est tellement simple. Tout écolier le comprend : plus on est riche, plus on paie d'impôts. » Aminata Touré critique l'absurdité des tax holidays accordées aux entreprises extractives, à savoir les exonérations fiscales dont elles bénéficient pendant des années. « Cela peut conduire les entreprises minières à ne commencer à payer que lorsque la mine est épuisée. »

Vítor Gaspar, directeur du Département des affaires fiscales du Fonds monétaire international (FMI), ajoute que la simplification des systèmes fiscaux est également nécessaire, car « la complexité est la meilleure alliée des fraudeurs et des évadés fiscaux ». Souvent, cette complexité a été conçue délibérément, dans ce but précis.

Joseph Stiglitz résume : « Inutile d’être lauréat d’un prix Nobel pour comprendre pourquoi il faut taxer les super-riches. Nous avons créé les paradis fiscaux. Nous aurions pu les réglementer, mais nous les avons tolérés. Ils existent parce qu'ils profitent aux super-riches. Nous avons besoin de normes mondiales, nous avons besoin de règles à l’échelle de la planète. La plateforme d'action contient les mesures nécessaires pour rendre la fraude fiscale plus difficile. » Et Aminata Touré de conclure : « La convention fiscale de l'ONU est un parfait exemple de multilatéralisme : elle débouche sur une situation où tout le monde gagne. Et cela exclut que je sois super-riche et que toi tu restes pauvre. »

 

 

Mercredi 2e juillet
Qui finance la mobilisation des ressources domestiques ?

La mobilisation des ressources domestiques (MRD) est un pilier de l’Engagement de Séville (Compromiso de Sevilla). Elle vise principalement à permettre aux pays du Sud global de générer davantage de recettes fiscales afin de réduire leur dépendance économique vis-à-vis des investissements directs étrangers des multinationales et de l'aide au développement des pays du Nord, et de faire progresser leur économie et leur société de l'intérieur. Les personnes participant à l'événement parallèle « Flux financiers illicites, espace budgétaire et fiscalité équitable : promouvoir la coopération Afrique-Europe pour une mesure unifiée et un programme de réforme des flux financiers illicites » (Illicit financial flows, fiscal space and fair taxation : advancing Africa-Europe cooperation for a unified measurement and reform agenda illicit financial flows) se sont accordées sur ce point. La MRD présente toutefois quelques inconvénients, comme l'ont montré divers événements parallèles organisés au Palacio de Congresos.

 

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Représentant·e·s d'Amérique latine lors d'une manifestation dans l'entrée du bâtiment où se tenait la conférence FfD4. © Alliance Sud

 

  1. Chennai Mukumba, directrice du Réseau pour la justice fiscale en Afrique (TJNA), a souligné qu'il fallait d'abord mettre fin aux transferts de bénéfices des multinationales et des fortunes privées hors des pays du Sud avant d'introduire de nouvelles taxes dans ces pays : « Nous devrions percevoir les impôts qui existent déjà avant d'en créer de nouveaux. » Pour ce projet, le TJNA mise pleinement sur la convention fiscale des Nations Unies. Les négociations sur sa forme entameront un nouveau cycle en août au siège de l'ONU à New York. 
  2. Les impôts ne sont pas sociaux en soi. Il ne s'agit pas seulement de savoir combien les États en perçoivent, mais aussi qui les paie : avec l'introduction d'une taxe sur la valeur ajoutée par exemple (que le Fonds monétaire international, l'OCDE ou la Banque mondiale recommandent volontiers aux pays pauvres), la classe moyenne et les pauvres paient proportionnellement beaucoup plus d'impôts que les riches, car ils doivent aussi consommer. En même temps, elle est relativement facile à mettre en œuvre pour des autorités fiscales sous-équipées. Il en va de même pour l'impôt sur la fortune : dans ce cas, ce sont les riches qui paient, mais sa mise en œuvre est très ardue, car dans le système financier actuel, les fortunes peuvent être transférées quasi sans restriction à travers le monde, de sorte qu'elles ne sont visibles que là où les riches ne paient pas ou très peu d'impôts. Dans ce contexte, il n'est guère surprenant que la Suisse ait été pointée comme mauvais exemple. À New York, elle a la possibilité (malheureusement théorique vu son orientation fiscale) de soutenir des règles mondiales contraignantes en matière de transparence fiscale et de lutte contre la fraude fiscale.

Giulia Mascagni, directrice du Centre international pour la fiscalité et le développement a également souligné que la lutte contre l'évasion fiscale des super-riches est loin d'être gagnée avec les réformes de l'OCDE des 15 dernières années : « L'échange automatique de renseignements (EAR) sur les clients des banques entre les pays a principalement profité au Nord global. » Pour remédier à ce déséquilibre planétaire en termes de transparence fiscale, Giulia Mascagni a plaidé pour un renforcement des capacités (capacity building), c'est-à-dire un soutien accru aux autorités fiscales du Sud global dans la mise en place des infrastructures et de l'expertise nécessaires. Mais les experts fiscaux de ces pays insistent désormais sur le fait qu'il n'est pas possible de se soustraire à des règles fiscales iniques au niveau mondial. Pour ceux qui sont défavorisés par un système, le fait de le comprendre dans les moindres détails ne changera rien. À cet égard, les propos du représentant du ministère allemand des finances sont encourageants : « Si les fonds d'aide au développement se font de plus en plus rares, il est d'autant plus nécessaire de prendre des mesures énergiques contre les flux financiers déloyaux, ce pour quoi le gouvernement allemand s'engage depuis longtemps : les multinationales et les super-riches doivent payer leur juste part du gâteau fiscal mondial. » Mais, et c'est là le dernier rebondissement de cette histoire, les représentants du gouvernement allemand aiment promettre à l'étranger des choses qu'ils ne peuvent pas tenir chez eux, et le passage de l'ancien ministre des finances Lindner, libertarien de droite, au social-démocrate de droite Klingbeil ne changera pas nécessairement la donne. C'est sans doute aussi pour cette raison que le représentant de l'Union africaine a réaffirmé pour conclure : « Nous avons absolument besoin d'une convention fiscale des Nations Unies ». Car contrairement à l'OCDE, les pays du Sud y sont majoritaires. Peu importe donc que les Allemands y montrent leur visage andalou ou berlinois.

 

 

Mercredi 2e juillet : L'éternel « toujours plus de la même chose »

« Accelerating the Shift and Private Climate Investment at Scale – Catalytic Pathways to Scale Private Investment – Financing the Missing Middle – Unlocking Ecosystems for Inclusive Private Sector Growth –  Impact Investing, from Pioneering Innovations to Scalable Solutions – The Timbuktoo Initiative: Building the Future of Engagement with the Private Sector – Unlocking Blended Finance – Global Partnerships for Unlocking Private Capital – Originate to Share Models to Crowd in Private Capital ».

Le de-risking (l’atténuation des risques en fait) est également omniprésent à la 4e Conférence internationale sur le financement du développement (FfD4). Tirée de l’agenda de de-risking, la liste de mots-clés ci-dessus n'est qu'une sélection, liée uniquement à la matinée du 2 juillet. Il s'agit d'événements parallèles officiels, et non de conférences organisées dans le cadre du Business Forum. Mais on trouve aussi un forum tenu par la société civile avec Daniela Gabor, économiste et membre du groupe d'experts des Nations Unies sur le financement du développement, qui porte un regard critique sur l’agenda en question.

 

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L'économiste Daniela Gabor (à droite) s'exprime à Séville sur les promesses non tenues du secteur privé.
© Alliance Sud

 

Daniela Gabor rappelle d'emblée que les partenariats public-privé et le de-risking étaient déjà des piliers centraux du plan d’action qui voulait passer des « milliards aux milliers de milliards ». La Banque mondiale l'a lancé en 2015 afin de mettre en œuvre le Programme d'action d'Addis-Abeba (résultat de la 3e Conférence des Nations Unies sur le financement du développement) et de financer la réalisation des objectifs de développement durable (ODD). Comment les milliards auraient-ils pu se transformer en milliers de milliards ? Même s’il s’agit d'un slogan de la Banque mondiale, il n’englobait pas seulement des banques multilatérales de développement, mais aussi un projet visant à créer un de-risking state (un État qui réduit les risques) dans le Sud global. Il s'agissait et il s'agit toujours d'utiliser les fonds de la coopération internationale financés par les contribuables du Nord global pour créer des projets rentables pour de grands investisseurs tels que Blackrock ou des fonds de pension. Concrètement, cela signifie prendre des risques afin que ces investisseurs obtiennent des rendements « ajustés au risque » attractifs pour leurs investissements placés dans des projets liés à l'eau, aux routes ou à l'énergie.

Cela n'a clairement pas fonctionné : personne n’a vu les milliers de milliards promis. Pourtant, les mêmes concepts sont plus que dominants à Séville et la Direction du développement et de la coopération (DDC) chante de plus en plus fort les louanges du de-risking – tout comme le Secrétariat d’État à l’économie (seco) bien sûr. Selon Daniela Gabor, cela n'a pas fonctionné non pas parce que les banques multilatérales de développement, le Global Gateway Project de l'UE ou le gouvernement Biden n'ont pas alloué suffisamment de fonds au de-risking. Cela a capoté parce que, même avec des subventions financées par les impôts du Nord global, les grands projets ainsi financés restaient beaucoup trop coûteux pour les pays du Sud global.

Gabor donne un exemple concret, le projet de parc éolien du lac Turkan au Kenya, que l'administration Biden avait appuyé avec enthousiasme. Le directeur du Conseil économique national américain, Brian Deese, avait quitté la société BlackRock pour rejoindre le gouvernement, où il a supervisé en 2018 un nouveau partenariat de financement climatique entre BlackRock, les gouvernements français et allemand, la Fondation Hewlett et le Grantham Environmental Trust. Le fonds Climate Finance Partnership (CFP) était un instrument de finance mixte pour lequel les gouvernements et des philanthropes avaient mis 100 millions de dollars à la disposition de BlackRock afin de mobiliser des investissements climatiques dans le Sud global, en particulier la participation majoritaire dans le projet du lac Turkana. Mais les contrats d'achat à prix garanti ont mis sous pression l'État kenyan. Sa générosité envers Wall Street a finalement été si controversée que le gouvernement s'est vu contraint d'imposer un moratoire sur les accords d'achat d'électricité. Même les associations industrielles locales se sont plaintes que les coûts élevés de l'énergie sapaient les efforts d'industrialisation verte.

(Petite parenthèse : il existe désormais une version small is beautiful du de-risking, qui vise à promouvoir les investissements dits à impact pour la mise en œuvre de certains ODD, et non plus uniquement les grands projets d'infrastructure. Ceux-ci doivent bénéficier directement aux « bénéficiaires » dans le Sud global. Toutefois, ces derniers doivent également payer pour les énergies renouvelables, par exemple, car il faut bien que les rendements viennent de quelque part. Malgré la terminologie de la coopération internationale, ces bénéficiaires sont en fait simplement des clients et des emprunteurs. C'est cette version de l’agenda de de-risking qui est également préconisée par la Suisse.)

Daniela Gabor souligne que l'engouement persistant pour le de-risking est également très dangereux car il ignore la principale leçon tirée depuis 2008, à savoir que le modèle de développement chinois dirigé par l'État a connu un succès spectaculaire, tandis que les recettes du consensus ultralibéral de Washington ont lamentablement échoué. La recette du succès d'un État en développement, qui est également décisive pour l'Afrique, consiste à discipliner le capital privé, c'est-à-dire à faire en sorte qu’il respecte les plans et les priorités de l'État. Cela nécessite de la force de persuasion, des ressources publiques et du personnel. Autrement dit des bureaucrates et des technocrates. Mais il est difficile de discipliner le capital étranger, lointain et tout-puissant, et « l’État qui réduit les risques » est un État affaibli, et non pas un État en développement.

Daniela Gabor conclut en exprimant une certaine résignation. Elle ne comprend pas pourquoi l'agenda de réduction des risques cause encore plus de bruit à Séville qu'à Addis-Abeba. Et ce, non seulement au Business Forum, mais partout. Et cela vaut de plus en plus pour les organisations onusiennes telles que la CNUCED. Les partisans de l’agenda de de-risking « échouent vers le haut » : avec des concepts plus diversifiés (listés plus haut), des recettes adaptées au discours et de nouvelles promesses, l'agenda qui a échoué continue d'être prôné. « Pourquoi gagnent-ils toujours ? » reste une question en suspens.

Passons donc aux vainqueurs, à l'événement parallèle organisé par Morgan Stanley et le Boston Consulting Group ; le titre semble prometteur : Changements dans le paysage du financement du développement : faits et perspectives dans un monde réorganisé (Changes to the development financing landscape : facts and perspectives in a reordered world). Mais, petit hic, « sur invitation uniquement » ! Évidemment, les personnes qui réorganisent le monde préfèrent le faire à huis clos.

 

 

Mardi 1er juillet : Perles du Pacifique

Dans la folie générale d'une conférence incluant des centaines de plénières, tables rondes multipartites, annonces d'initiatives, événements spéciaux, événements parallèles et un forum international du commerce, il y a parfois aussi des perles à découvrir. Par exemple, un événement parallèle sur la « réinvention du financement du développement » avec des participant.e.s du groupe des petits États insulaires en développement (PEID) de la région Pacifique et des Caraïbes.

 

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Plantation de jeunes mangroves sur la côte de Kiribati. Sur les îles du Pacifique, elles protègent les habitats menacés par l'érosion. © Keystone/LAIF/Barbara Dombrowski

 

Ils échangent sur la Development Bank for Resilient Prosperity (DBRP) ou, plus joliment, sur la Nature Bank, une initiative des États insulaires lancée en 2023. Comparé au discours bien rodé autour de la mobilisation des ressources privées, de la finance mixte et de la réduction des risques (de-risking), on entend ici des choses inédites.

Hyginus Leon, directeur exécutif de la DBRP, dit sans détour : « Lors de cette conférence, nous répétons sans cesse les recettes qui nous ont conduits à cette crise multiple. C'est un signe de folie. Nous sommes partis du principe que la planète disposait de ressources infinies. Mais la nature est finie. On ne peut pas résoudre les problèmes sans réfléchir à leur origine. Il nous faut un changement de paradigme. »

Et Leon d’ajouter : « Il ne s'agit donc pas seulement d'une banque, mais plutôt d'un mouvement visant à sauver la civilisation. » La transition des actifs gris vers des solutions basées sur la nature est essentielle, car elle est non seulement bénéfique pour la planète, mais aussi économiquement viable. « Les mangroves ont la même valeur que les routes et les forêts ont la même valeur que le bois. Si nous considérons la nature comme un actif, nous pouvons obtenir plus de revenus et plus d'argent pour les PEID et les pays les moins avancés (PMA) », explique Leon.

Mais que sont donc ces revenus issus de la nature ? Voici quelques exemples qui sont déjà une réalité dans les pays des Caraïbes et du Pacifique, notamment grâce à des zones maritimes protégées : la récolte et la transformation d'algues, l'écotourisme, la pêche durable, la production alimentaire et pharmaceutique.
Il existe plus de 500 banques de développement dans le monde, pour la plupart nationales ou infranationales. Pourquoi une nouvelle banque est-elle donc nécessaire ? Adama Marinko, de Finance in Common, répond : « Nous avons besoin d'une banque entièrement repensée, qui ne se contente pas de se développer à partir de l'existant. Bien sûr, la création d'emplois serait également essentielle, mais il s'agit aussi de créer une nouvelle solidarité mondiale en renforçant la résilience. »

Les différences entre la « Banque de la nature », la Banque mondiale et les banques multilatérales de développement sont importantes, car leur vision « est toujours basée sur les risques, jamais sur les opportunités. C'est pourquoi le Sud global, et en particulier les PEID et les PMA, sont perdants, car les risques liés à ces pays sont jugés très élevés », explique Ritu Bharadwaj de l’International Institute for Environment and Development.

La DBRP a une conception tout à fait différente des risques. Il ne s'agit pas des risques pour les investisseurs, mais des risques pour les personnes. Il est crucial ici de réduire les risques. « Notre mesure des risques est la résilience. Il s'agit de la prospérité et du bien-être des personnes et des économies, des communautés et de la planète », souligne également Leon de la DPRB. « Nous devons financer la résilience, la restauration et la justice – le monde est prêt pour quelque chose de nouveau », ajoute Sergio Fernandes de Cordova, de la Public Foundation.

L’événement parallèle s'achève sur la conviction que la « Banque de la nature » passera du stade d'idée à celui d'instrument de mise en œuvre de l’Engagement de Séville. Ce serait en tout cas un grand succès pour les petits États insulaires.

 

 

Lundi 30 juin : début de la conférence

Nous avons malheureusement manqué l’allocution d'ouverture de Felipe VI d'Espagne. Afin d'assurer à Sa Majesté une arrivée en toute quiétude et une sécurité maximale, les autorités ont paralysé la circulation dans le centre-ville de Séville. Nombre de participantes et de participants à la conférence étaient coincés dans des embouteillages géants, tandis que nous nous occupions de nos badges. La ministre espagnole des affaires étrangères, Arancha González, s’est exprimée avant le roi. Alors qu'elle adressait ses salutations devant l'auditoire prestigieux du centre des congrès Fibes, nous tournions encore en rond dans le bus public, à la recherche d'un chemin pour nous y rendre. « Sevilla welcomes the world with open arms » avons-nous entendu Arancha González dire sur la web TV des Nations Unies. Eh bien oui, ici, ce ne sont pas seulement de nombreuses rues qui sont bouclées, mais aussi le texte final de la conférence. Du point de vue de la société civile du Nord et du Sud, il ne représente pas un progrès vers un financement suffisant du développement durable – pour en savoir plus, consultez notre document d’information pour les médias. Il n'y a plus rien à négocier ici. Cela rend peut-être un peu plus acceptable le fait que la société civile ait été majoritairement exclue des événements où les gouvernements dialoguent directement les uns avec les autres. Il n'en reste pas moins que c'est un signal extrêmement alarmant venant de l'ONU à un moment où la marge de manœuvre politique des ONG est limitée partout dans le monde, en partie via la politique financière nationale (comme les coupes dans la coopération internationale en Suisse), mais aussi, malheureusement, par la répression politique directe. Les États qui ont pris le cap de l’autoritarisme se sentent encouragés par ce manque d'engagement de l'ONU en faveur de procédures inclusives et démocratiques. Pour la société civile mondiale à Séville, il ne s'agit donc pas seulement de démontrer sa vigueur, qui reste intacte malgré toutes les résistances, mais aussi d'insister, dans les centaines d'événements parallèles à la conférence, sur les occasions manquées de la FfD4 et d'aborder les prochaines étapes vers le désendettement, un système fiscal et financier planétaire plus juste et des conditions strictes pour le secteur privé qui souhaite bénéficier des fonds publics destinés au développement – restez à l'écoute.

Communiqué

Pas de sieste de la Suisse à Séville

30.06.2025, Financement du développement

La quatrième Conférence internationale des Nations Unies sur le financement du développement (FfD4) s'ouvre aujourd'hui à Séville. Dimanche soir, des organisations de la société civile du monde entier ont manifesté pour un ordre économique plus juste. La déclaration finale est déjà prête et ne comprend aucune avancée décisive contre la crise mondiale multiple. Elle énonce toutefois des déclarations d'intention pertinentes en matière de politique fiscale et de désendettement, qui devraient également inciter la Suisse à agir.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

+41 31 390 93 35 dominik.gross@alliancesud.ch
Marco Fähndrich
Marco Fähndrich

Responsable de la communication et des médias

+41 31 390 93 34 marco.faehndrich@alliancesud.ch
Pas de sieste de la Suisse à Séville

Cette conférence majeure de l'ONU est toutefois obscurcie par une dette publique record dans le Sud global, la non-participation des États-Unis et le démantèlement complet de l'agence américaine pour le développement international (USAID) annoncé pour le 1er juillet. Mais jusqu'à jeudi, les discussions à Séville porteront sur bien plus que le « financement du développement » au sens de la coopération internationale (aide publique au développement, APD). La question de savoir comment les pays pauvres peuvent mobiliser davantage de ressources propres est au cœur des débats. Les mesures contre l'évasion fiscale et les flux financiers illicites figurent donc en bonne place dans l'ordre du jour. Les thèmes de la dette et du désendettement, du commerce et du développement, des questions systémiques liées à l'architecture financière internationale et du rôle des entreprises et des aides publiques correspondantes occupent également une place centrale ; autant de thèmes qui interpellent tout particulièrement les pays riches comme la Suisse.

« Jusqu'ici, la Suisse officielle n’a pas brillé lorsqu’il s’agissait du soutien au multilatéralisme, à la coopération au développement et à la cohérence des politiques pour le développement durable », lance Dominik Gross, expert en politique fiscale et financière chez Alliance Sud. « Nous attendons de notre pays qu’il prenne au sérieux les discussions et les processus de l'ONU et qu'il y participe de manière constructive, au lieu de les bloquer ou de les ignorer par intérêt personnel », ajoute Dominik Gross.

Notre document d'information pour les médias vous indique les domaines dans lesquels la Suisse devrait de toute urgence assumer davantage de responsabilités.

« Le nouveau deal » : Le numéro spécial du magazine « global » esquisse ce à quoi pourrait ressembler une nouvelle Suisse pour un monde plus juste.

Pour tout complément d’information :
Sur place à Séville : Dominik Gross, expert en politique fiscale et financière chez Alliance Sud,
tél. +41 78 838 40 79, dominik.gross@allliancesud.ch

Pour des questions générales :
Marco Fähndrich, Responsable médias et communication chez Alliance Sud,
tél. 079 374 59 73, marco.faehndrich@alliancesud.ch

Impact Investing

Un impact limité sur les pays les plus pauvres

21.03.2025, Financement du développement

L’investissement à impact est présenté par ses partisans comme un moyen de contribuer au financement des Objectifs de développement durable et du climat. Alliance Sud a analysé de plus près cette contribution, à ce jour encore très limitée.

Laurent Matile
Laurent Matile

Expert en entreprises et développement

Un impact limité sur les pays les plus pauvres

L’investissement dans les pays les plus pauvres est faible, car considéré comme trop risqué. A Guerou, en Mauritanie, un agriculteur pratique l’irrigation de ses pâturages en utilisant des panneaux solaires.
© Tim Dirven / Panos Pictures

 

Ce n'est un secret pour personne : la Suisse vise à devenir un leader dans le domaine de la finance durable. Au cœur de la finance dite durable se trouve l'investissement à impact, qui a une double ambition : garantir des rendements financiers « basés sur le marché » tout en contribuant à résoudre les défis sociaux et environnementaux globaux. Cette approche – définie pour la première fois en 2007 par la Fondation Rockefeller – a, depuis, séduit de nombreux adeptes publics et privés au sein du système financier international ; leur objectif commun est de « mobiliser » des capitaux privés pour atteindre les objectifs de développement durable (ODD). Certains y voient même un moyen de pallier aux coupes dans les budgets de l’aide publique au développement (APD). Cependant, le « déficit » du financement nécessaire pour atteindre ces objectifs est abyssal. Selon l’ONU commerce et développement (CNUCED), basée à Genève, les pays en développement font face à un déficit de financement annuel de plus de 4’000 milliards de dollars américains. Sur cette somme, environ 2’200 milliards de dollars sont nécessaires pour financer la seule transition énergétique.

Pour mettre les choses en perspective, les banques suisses – leader en matière de gestion de fortune transfrontalière – géraient, à fin 2023, quelque CHF 8392 milliards. D’où la question, un peu candide : quelle part de cette fortune pourrait être investie dans les pays en développement pour financer les ODD ?

Financer les Objectifs de développement durable  ?

En effet, dans son plan d’action « finance durable », le Conseil fédéral vise à élargir l’accès aux investissements à impact à des capitaux privés, au-delà des seules fondations privées et des gestionnaires des patrimoines de personnes fortunées (family offices), « à grande échelle » pour financer des projets qui apportent une « contribution mesurable et crédible aux objectifs de durabilité ». Et de créer, en même temps, de nouveaux débouchés économiques pour le secteur suisse de la gestion d’actifs. En d’autres, termes, il s’agit de sortir l’impact investing de sa niche et de le rendre accessible et attrayant aux investisseurs institutionnels, y compris aux caisses de pension, qui recherchent, respectivement doivent assurer un rendement financier acceptable pour le marché.

En parallèle, des fonds de la coopération internationale (CI) de la Suisse – qui ont été pour rappel rabotés par le Parlement en décembre dernier – sont appelés, dans le cadre de financements mixtes (blended finance) à réduire les risques de placement pour rendre financièrement plus attrayant ces investissements à impact. Au travers de cette réduction des risques, l’espoir est de créer un « effet de démonstration » et d’attirer à plus grande échelle lesdits investisseurs institutionnels.

Afin d’analyser la plausibilité de ces attentes, Alliance Sud a présenté dans une étude récente le marché suisse de l'investissement à impact, soit les gestionnaires d'investissements à impact basés en Suisse qui déploient des capitaux dans les pays en développement. Ce marché comprend quelque 18 acteurs gérant près de 15 milliards USD de capitaux. Environ 11 milliards d'USD de ce montant sont des actifs dits privés, c'est-à-dire des investissements dans des actions et des obligations émises par des entreprises privées dans les pays en développement – par opposition aux entreprises « publiques » qui, elles, sont cotées en bourse.

Pour mettre ce chiffre en perspective, ce montant représente moins de 0,6 % du volume global des « investissements liés à la durabilité » (selon les définitions appliquées par l’association Swiss Sustainable Finance) ou 0,116 % du volume total des actifs sous gestion (AuM) des banques en Suisse à fin 2023 (les quelque 8400 milliards de francs suisses mentionnés plus haut).

 

In der chilenischen Atacamawüste steht ein hoher Turm, darum herum sind quadratische Solarpanels kreisförmig angeordnet.

D'innombrables banques européennes ont participé à des projets à faible risque et à haut rendement, comme la centrale solaire de Cerro Dominador dans le pays émergent du Chili. © Fernando Moleres / Panos Pictures

 

Forte concentration régionale…

Ce marché est fortement concentré, avec ses trois acteurs principaux — responsAbility, BlueOrchard et Symbiotics, maintenant tous en mains étrangères –, qui en contrôlent 80 %. Sur le plan régional, ces investissements se concentrent principalement en Amérique latine et dans les Caraïbes (24 %) ainsi qu'en Europe de l’Est et en Asie centrale (20 %), en raison de la stabilité politique et économique relative et d’un environnement favorable aux investissements. En revanche, l’Afrique subsaharienne ne reçoit que 13 % des investissements totaux, tandis que le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (MENA) n’en reçoit que 2 %, reflétant des conditions d’investissement moins attractives et des risques perçus comme plus élevés dans ces régions.

La moitié des investissements à impact se concentrent dans dix pays. L'Inde arrive en tête avec 15 % de l'exposition totale, suivie par le Cambodge, la Géorgie, l'Équateur et le Vietnam. Au total, 35 pays représentent 85 % des investissements (en ne prenant en compte que les pays avec au moins 1 % d'exposition). Parmi ces 35 pays, dès 2025, seuls 14 sont des pays prioritaires pour la coopération internationale suisse. En termes de revenus, la moitié sont des pays à revenu intermédiaire supérieur. Seuls quatre sont des pays les moins avancés (PMA) : le Cambodge (6 %), le Bangladesh (2 %) – pays dont la DDC a indiqué se retirer dès 2025 suite aux coupes budgétaires –, la Tanzanie (1 %) et le Myanmar (1 %).

… et sectorielle

Le marché suisse de l’investissement à impact est également très concentré sur le plan sectoriel. Représentant environ la moitié des actifs totaux sous gestion, la microfinance domine le marché. Les deux secteurs de la microfinance et du développement des PME représentent plus de 80 % des investissements, reflétant leur performance financière. Les secteurs de l'alimentation et de l'agriculture ainsi que du climat et de la biodiversité reçoivent des investissements bien moindres – avec 10 % et respectivement 4 % – malgré leurs besoins financiers importants. Les « secteurs sociaux », incluant le logement, l’eau, la santé et l’éducation, attirent ensemble moins de 2 % du capital. Cela s’explique principalement par le fait que ces secteurs n’offrent généralement pas des rendements financiers attractifs et sont souvent gérés comme des biens publics par les gouvernements.

Le marché suisse de l'investissement à impact tend donc à se concentrer sur des régions et des secteurs qui présentent des risques plus faibles et offrent des rendements financiers plus élevés. Cela reflète une tendance plus large vers des investissements « sûrs » qui ne répondent pas nécessairement aux défis les plus urgents en termes de développement durable. Dans ses conclusions, l’étude d’Alliance Sud insiste sur le fait que l'investissement à impact ne peut évidemment à lui seul pas combler le déficit de financement pour atteindre les ODD. Il est dès lors crucial de donner la priorité à la mobilisation des ressources domestiques, à la lutte contre les flux financiers illicites et au maintien d'une aide publique au développement substantielle pour les pays les plus pauvres.

 

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FINANCEMENT CLIMATIQUE

Les limites de la solution magique

05.12.2024, Financement du développement, Justice climatique

Nombreux sont les partisan-ne-s d’un recours accru à la mobilisation de financements privés pour assurer les actuelles et futures contributions des pays du Nord aux pays du Sud dans leur lutte contre les changements climatiques. Etat des lieux de Laurent Matile

Laurent Matile
Laurent Matile

Expert en entreprises et développement

Les limites de la solution magique

Correction d'attentes exagérées : Une initiative lancée par la Première ministre de la Barbade, Mia Mottley, pour promouvoir le financement climatique dans les pays en développement a réduit ses exigences vis-à-vis du secteur privé. © Keystone / AFP / Brendan Smialowski

« Les chiffres que l'on avance sur le potentiel de mobilisation des capitaux verts sont illusoires. Il y a beaucoup d’inepties concernant la mobilisation des capitaux privés. » C’est par ces mots que Lawrence H. Summers, ancien secrétaire au Trésor des Etats-Unis et président émérite de l'université d’Harvard, concluait un panel à Washington D. C. en octobre dernier.1

Lors de la COP29, à Bakou, qui s’est conclue le 24 novembre dernier, un nouvel objectif de financement climatique a été convenu à la dernière minute : les pays développés se sont engagés à tripler le financement, de l'objectif précédent de 100 milliards de dollars par an à 300 milliards de dollars par an d'ici 2035. Un montant largement insuffisant au vu des besoins des pays en développement estimés globalement à 2400 milliards par an. Dans une formule nébuleuse, il a en outre été convenu de « garantir les efforts de tous les acteurs » pour augmenter le financement en faveur des pays en développement, à partir de sources publiques et privées, à 1,3 trillion de dollars par an d'ici 2035.

Bien que n’ayant pas figuré au cœur des discussions à la COP29, la « mobilisation » de financements privés pour le climat reste pour de nombreux acteurs publics et privés la recette miracle. En effet, la définition de « financement climatique » ne précise pas quelle part doit être garantie par des financements publics et/ou privés. Ce flou a ouvert une grande incertitude sur la provenance des fonds alloués au climat et laisse aux Etats une large marge de manœuvre pour honorer leurs engagements. Et la tentation est grande de vouloir combler le déficit de financement public par des fonds privés.

En effet, depuis l’Accord de Paris en 2015, de nombreux acteurs publics et privés – ceux que Lawrence Summers a à l’esprit – ont redoublé d’efforts pour prôner le développement « d’instruments financiers innovants » bénéficiant de subventions publiques et dont l’objectif est toujours le même : réduire les risques (de-risking) pour « catalyser » des investissements privés, que ce soit pour le climat ou le développement durable. Et ce credo est loin de disparaître. De nombreuses délégations, dont celle de la Suisse, ont derrière la tête, que, quel que soit le montant final dû par chaque pays développé, il sera possible d’en assurer une part substantielle par le biais de la « mobilisation de capitaux privés ».

Arrêt sur image

Arrêtons-nous un instant sur l’état actuel du financement de la lutte contre le changement climatique dans les pays en développement. Sur la base des derniers chiffres de l’OCDE2, on constate que :

  • Quatre-vingts pour-cent (80 %) du total des USD 115,9 milliards de financements climatiques des pays industrialisés (en 2022) ont été assurés par des fonds publics (bilatéraux et multilatéraux attribuables aux pays développés).
  • Seuls quelque 20 % sont des fonds privés mobilisés par les financements publics. Après plusieurs années de stagnation, ils sont passés d'USD 14,4 milliards en 2021 à USD 21,9 milliards en 2022, soit une augmentation de 52 %. A titre de comparaison, le total des financements mobilisés pour le développement durable a également augmenté de manière significative en 2022, de 27 % (passant de 48 milliards d'USD en 2021 à 61 milliards d'USD).
  • Les crédits à l'exportation liés au climat restent peu importants et volatils en volume et, par conséquent, leur part dans le total est restée faible.
  • L’essentiel des financements privés (68 %) a continué d'être mobilisé dans les pays à revenu intermédiaire (MICs) et étaient concentrés dans un nombre limité de pays en développement, pour un nombre limité de grands projets d'infrastructure. Seuls 3 % étaient alloués aux pays à bas revenu (LICs).
  • L’essentiel des financements privés a été alloué à la réduction des émissions (84 %). Les financements privés pour l’adaptation sont de 16 % uniquement, bien qu’ils aient également augmenté – passant d'USD 0,4 milliard en 2016 à USD 3,5 milliards en 2022 – ; ils sont, eux aussi, attribuables à un petit nombre de projets de grande envergure.
  • Près de la moitié des financements privés mobilisés sont investis dans le secteur de l'énergie, et, dans une moindre mesure, dans le secteurs financier et industriel, y compris minier.

 

 

L’OCDE rappelle (encore et toujours) qu’un « certain nombre de défis peuvent affecter le potentiel de mobilisation du financement privé » de la lutte contre le changement climatique dans les pays en développement. Et de mentionner les conditions générales favorables (ou non) à l'investissement dans les pays bénéficiaires, la trop faible rentabilité de nombreux projets climatiques pour attirer des investissements privés à grande échelle ; ou encore, toujours selon l’OCDE, que les projets individuels sont souvent trop petits pour obtenir un financement commercial significatif.

Un credo qui néanmoins semble s’effriter

Peu d'idées semblent aussi éculées que l'espoir que quelques milliards de dollars de fonds publics seront à même de mobiliser des milliers de milliards (trillions !) d'investissements privés en faveur du développement durable et de la protection du climat. Ce credo est de plus en plus remis en question, et pas seulement par les organisations non gouvernementales.

Pour preuve, l’Initiative de Bridgetown 3.0 a réévalué ses attentes à l’égard de la mobilisation du secteur privé. Lancée en 2022 par Mia Mottley, charismatique première ministre de la Barbade, cette initiative a été publiée dans sa troisième version à la fin du mois de septembre. Elle vise à repenser le système financier mondial afin de réduire la dette et d'améliorer l'accès au financement climatique des pays en développement. Alors que Bridgetown 2.0 appelait à mobiliser 1’500 milliards de dollars par an auprès du secteur privé pour une transition verte et équitable, sa version 3.0 a réduit sa demande à « au moins 500 milliards de dollars ».

A la lumière des résultats concernant les volumes et les caractéristiques des financements privés mobilisés à ce jour, un certain nombre de conclusions s’imposent :

  • Tout d'abord, le financement privé pour le climat, qu'il soit mobilisé ou non par des fonds publics, se focalise en priorité sur des projets de réduction des émissions dans les pays à revenu intermédiaire, principalement dans le secteur de l'énergie, au vu de la rentabilité de ces grands projets, tandis que les fonds privés pour l’adaptation dans les pays à faible revenu restent marginaux.
  • Deuxièmement, la stagnation des financements privés mondiaux pour le climat remet en question la capacité des ressources privées à croître aussi rapidement et largement qu’escomptés par leurs défenseurs.
  • Dès lors, le financement public doit rester au cœur des efforts visant à aider les pays en développement à atténuer les émissions et surtout à s'adapter au changement climatique et à remédier aux pertes et dommages inévitables. Pour ce faire, des financements « nouveaux et additionnels » doivent être assurés, en dehors des budgets de la coopération au développement.

 

Alliance Sud demande premièrement que l’essentiel de la « contribution équitable » de la Suisse au financement climatique international soit assuré par des financements publics – avec un équilibre entre les fonds alloués à la réduction des émissions et ceux alloués à l’adaptation. Deuxièmement, que les financements privés mobilisés par des instruments publics ne soient comptabilisés comme financement climatique de la Suisse que dans la mesure où leur effet positif pour les populations du Sud global puisse être dûment démontré.

 

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Communiqué

Investissement d’impact : peu d’impact dans les pays les plus pauvres

10.12.2024, Financement du développement

Lundi s’est ouvert à Genève le sommet de « Building Bridges », dont le but affiché est « d'accélérer la transition vers un modèle économique mondial aligné sur les besoins des objectifs du développement durable (ODD) ». Une nouvelle analyse d’Alliance Sud met en avant le caractère de niche de l’investissement d’impact et déplore le peu d'investissements dans les pays les plus pauvres.

Laurent Matile
Laurent Matile

Expert en entreprises et développement

+41 22 901 14 81 laurent.matile@alliancesud.ch
Investissement d’impact : peu d’impact dans les pays les plus pauvres

Concentration régionale de l'investissement d'impact. Source: Tameo 2023.

La Suisse ambitionne de devenir un leader de la finance durable. Au cœur de la finance dite durable se trouve l’investissement d’impact dont l’ambition est double : assurer des rendements financiers tout en répondant aux grands enjeux sociaux et environnementaux. Cette approche, devenue populaire dans le système financier international, vise à mobiliser des capitaux privés pour atteindre les ODD. Or, le « déficit de financement » nécessaire pour atteindre les ODD est abyssal : selon l’ONU Commerce et Développement (CNUCED), basée à Genève, les pays en développement font face à un déficit de financement annuel de plus de USD 4 000 milliards.

Dans une analyse publiée aujourd’hui, Alliance Sud s’est penché sur la contribution de l’investissement d’impact au développement durable. Malgré la croissance du secteur, il ressort clairement que cette approche ne pourra pas à elle seule combler le déficit de financement et éliminer les obstacles systémiques et structurels au développement durable. La priorité doit rester à la mobilisation des ressources fiscales dans les pays en développement, à la lutte contre les flux financiers illicites et au maintien d'une aide publique au développement substantielle pour les pays les plus pauvres.

En outre, l'investissement à impact ne saurait remplacer la nécessité d'une profonde transformation des marchés financiers mondiaux pour les aligner sur les objectifs de durabilité et climatiques. Cela doit inclure des réglementations crédibles, la tarification du carbone et la divulgation des informations financières liées au climat.

Concentration régionale et sectorielle

Une préoccupation majeure partagée par Alliance Sud est le risque de « washing d'impact », où des investissements sont présentés comme socialement ou écologiquement bénéfiques, sans produire des résultats mesurables. Ce risque est aggravé par l'absence de définitions et de normes universellement acceptées pour mesurer l’impact des investissements et assurer des rapports crédibles.

Se focalisant plus précisément sur le marché suisse de l’investissement à impact dans les pays en développement, l’analyse d’Alliance Sud met en avant le caractère de niche de ce marché. En effet, seuls quelque USD 11 milliards sont investis dans des entreprises et projets dans les pays en développement. Cela représente moins de 0,6 % du volume global des « investissements liés à la durabilité » ou moins de 0,12 % du volume total des actifs sous gestion (AuM) des banques en Suisse en 2023 (quelque 8'400 milliards de francs suisses).

Les investissements à impact suisses restent en outre fortement concentrés sur le plan régional, avec près de la moitié des investissements effectués en Amérique latine et dans les Caraïbes et en Europe de l’Est et en Asie centrale, en raison de la stabilité politique et économique relative et d’un environnement favorable aux investissements. En revanche, malgré les besoins de financements majeurs de ces régions défavorisées, l’Afrique subsaharienne et le Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA) ne reçoivent que quelque 15 % des investissements totaux.

On constate également une concentration sur le plan sectoriel avec une large domination de la microfinance et du financement des PME, qui représentent plus de 80 % des investissements. Les secteurs de l'alimentation et de l'agriculture ainsi que du climat et de la biodiversité reçoivent des investissements bien moindres. Les « secteurs sociaux », incluant le logement, l’eau et les communautés, la santé et l’éducation, attirent ensemble moins de 2 % du capital. Cela s’explique principalement par le fait que ces secteurs n’offrent généralement pas des rendements financiers attractifs et sont souvent gérés comme des biens publics par les gouvernements.

« Le marché suisse de l'investissement à impact se concentre sur des régions et des secteurs qui présentent des risques plus faibles et offrent des rendements financiers plus élevés, reflétant une tendance plus large vers des investissements « sûrs » qui ne répondent pas nécessairement aux défis les plus urgents en termes de développement durable », selon Laurent Matile, experts en entreprises et développement chez Alliance Sud, le centre de compétence suisse pour la coopération internationale et la politique de développement.

Pour plus d’informations :
Laurent Matile, Expert en entreprises et développement chez Alliance Sud, tél. +41 22 901 14 81, laurent.matile@alliancesud.ch

 

 

Étude

Investissement à impact et développement durable

10.12.2024, Financement du développement

L'investissement à impact a gagné en popularité, notamment en Suisse, un pays reconnu pour son système financier et ses aspirations en matière de finance durable. Cependant, comme l'investissement à impact est souvent présenté comme une panacée pour répondre aux défis du développement, l’étude d’Alliance Sud examine de manière critique son efficacité, ses limites et dans quelle mesure il peut réellement contribuer au développement durable.

Laurent Matile
Laurent Matile

Expert en entreprises et développement

Investissement à impact et développement durable

L'investissement à impact, bien qu'en croissance, reste un
marché de niche à l'échelle mondiale. Source: Tameo 2023.

Reconstruction de l’Ukraine

Les entreprises suisses, pique-assiettes de la coopération ?

03.10.2024, Financement du développement

Le Conseil fédéral veut attribuer 500 millions de francs destinés à la reconstruction de l'Ukraine au secteur privé suisse. Ce n'est certainement pas dans l'intérêt de l'économie ukrainienne et de ses entreprises.

Laurent Matile
Laurent Matile

Expert en entreprises et développement

Les entreprises suisses, pique-assiettes de la coopération ?

De grandes aciéries ukrainiennes comme Zaporizhstal ont été attaquées, occupées et peinent à maintenir leurs volumes de production. © Keystone/EPA/Oleg Petrasyuk

Le 11 juin dernier, lors de l’Ukraine Recovery Conference (URC) à Berlin, le Conseiller fédéral Ignazio Cassis présentait les engagements de la Suisse : « Premièrement : Le secteur privé joue un rôle clé dans le processus de reconstruction. La Suisse promeut des conditions-cadres durables et veille à ce que les petites et moyennes entreprises (PME) puissent fonctionner et rester compétitives ». En collaboration avec la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), la Suisse annonçait son soutien à un nouveau mécanisme de protection des investissements privés contre les risques de guerre et sa volonté de rejoindre une alliance de soutien aux PME. On était alors en droit de penser que le ministre suisse des affaires étrangères avait en tête de soutenir, en priorité, les entreprises et l’économie ukrainiennes.

Or, deux semaines plus tard, le 26 juin, le Conseil fédéral annonçait qu’un « rôle de premier plan devrait être accordé au secteur privé suisse dans la reconstruction de l’Ukraine ». A cette fin, le Conseil fédéral entend mettre à disposition CHF 500 millions sur les quatre prochaines années, prélevés du budget de CHF 1,5 milliard prévu dans la stratégie de coopération internationale 2025-2028 pour l’Ukraine. La quasi-totalité des fonds sera transférée de la coopération bilatérale au développement de la Direction du développement et de la coopération (DDC) au Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO). L'ensemble du « budget Ukraine » sera géré par Jacques Gerber, actuellement conseiller d'Etat PLR jurassien, qui siégera en tant que délégué Ukraine au secrétariat général du DFAE et sera directement subordonné aux conseillers fédéraux Cassis et Parmelin.

Les plans du SECO

Pour autant que l'on sache, les plans du SECO comportent deux phases. Dans une première phase, il s'agit de soutenir les entreprises suisses déjà présentes en Ukraine afin qu'elles créent ou maintiennent des emplois. Pour ce faire, la Confédération doit prendre en charge les risques des entreprises, par exemple via des aides financières ou des solutions d'assurance. Argument avancé pour justifier l’usage des fonds de la CI, les projets des entreprises soutenues doivent comporter une « composante de développement », par exemple des mesures de formation professionnelle. Jusqu'ici, rien n'est clair, mais certains bénéficiaires potentiels, comme le fabricant de verre Glas Trösch, sont mentionnés. En outre, certaines des mesures visent à inciter des entreprises suisses qui ne sont pas encore actives en Ukraine à y investir. Cela pourrait évincer les PME et les entreprises locales.

La deuxième phase, dans laquelle le SECO prévoit de « privilégier de manière générale le secteur privé suisse », est encore bien plus problématique. L'Ukraine recevrait de l'argent de la Suisse qu'elle ne pourrait utiliser que pour des achats auprès d'entreprises suisses. Cette aide liée (tied aid) est contraire aux bonnes pratiques de la coopération internationale (CI), aux dispositions de l'OMC et au droit suisse des marchés publics. Il n'existe pas de base légale pour cela ; celle-ci doit être créée au cours des prochains mois. Pour le Conseil fédéral, un traité international avec l'Ukraine suffit, alors que la Commission de politique extérieure du Conseil des Etats a exigé une loi spécifique. La décision finale sur l'ensemble du paquet sera prise par le Parlement dans le cadre de la stratégie de la CI lors de la session d'hiver. La décision du Conseil fédéral d'accorder un traitement préférentiel au secteur privé suisse n'est toutefois manifestement pas cohérente avec les promesses faites à Berlin. Le fait que l'Ukraine puisse décider elle-même de ce dont elle a besoin de la part des entreprises suisses n'est pas un argument convaincant. – Dans une situation d'urgence, on accepte les bons d'achat de la Migros, même si cela nuit à son propre magasin de village, qu’il faudrait soutenir.

Renforcer l’économie locale

Ce dont l’Ukraine a besoin, c’est un soutien de la communauté internationale, à laquelle la Suisse doit s’associer, à son économie et à ses entreprises, dont la colonne vertébrale est formée par les petites et moyennes entreprises (PME) – quelque 90 % – qui font preuve d’une résilience extraordinaire malgré les aléas de la guerre. Une étude récente de la London School of Economics1  constate que l’économie ukrainienne s’est montrée étonnamment résistante, mais que les perspectives de croissance resteront faibles tant que la guerre durera. Les producteurs ukrainiens perdent des parts de marché national au profit de concurrents internationaux qui n'opèrent pas dans des conditions de guerre, perte préoccupante pour l'Ukraine qui illustre le fait que son économie relativement ouverte (notamment à l’égard de l'UE par le biais de l'accord d'association) est mal adaptée aux conditions de temps de guerre. Dans cette situation, l'augmentation des achats de biens et de services par l'État (via les marchés publics) auprès d'entreprises privées ukrainiennes est un outil important pour accroître la résilience de l'économie ukrainienne pendant la guerre, en soutenant la capacité de production et l'emploi, tout en se préparant à la reprise et à la reconstruction futures.

Soutenir le « Made in Ukraine »

Les partenaires, dont la Suisse, doivent en conséquence soutenir une « offensive de localisation » pour garantir et développer les capacités nationales. Ils devraient soutenir le programme de subventions « Made in Ukraine » du gouvernement ukrainien, qui vise à accroître la production nationale. Ils devraient donner l'exemple en faisant des exigences en matière de contenu et d'achat locaux (local content) une condition de l'aide financière fournie à l'Ukraine, afin de dépenser l'aide pour l'Ukraine en Ukraine. Cela devrait également inclure des efforts pour favoriser le transfert de technologie dans l'économie ukrainienne. Il en résulterait non seulement une augmentation des recettes fiscales, mais aussi, grâce à l'augmentation des exportations, des recettes en devises qui seront toutes deux nécessaires pour rembourser les prêts de reconstruction accordés par la communauté internationale (surtout de l'UE).

De plus, les pays occidentaux devraient encourager la coopération entre leurs entreprises et les entreprises ukrainiennes dans la production de biens (par exemple, via des joint-ventures ou des consortiums), par le biais d’instruments d'assurance contre les risques de guerre et de financements favorables. Cela peut renforcer, à court terme, la résilience de l'économie ukrainienne tant que dure la guerre et contribuer, à moyen et long terme, à son intégration dans les chaînes de production mondiales. Les mesures de la première phase des plans suisses seraient donc judicieuses, avec des conditions cadres appropriées.

La reconstruction doit être planifiée en tenant compte de la transition verte, à la fois pour rendre l'économie ukrainienne durable et pour faciliter l'alignement sur le Green Deal de l'UE. Les investissements dans les énergies propres seront essentiels, tout comme les efforts visant à décentraliser la production d'énergie (l'Ukraine dispose d'un grand nombre de petites centrales électriques), afin de la rendre moins vulnérable aux frappes russes. Les partenaires et les investisseurs étrangers devraient aider les entreprises ukrainiennes qui manquent de compétences et de capital humain à mettre en œuvre les technologies de pointe, y compris les technologies à zéro émission. Les plans du SECO pourraient également y contribuer.

Financer les entreprises

Il existe néanmoins un énorme déficit de financement pour moderniser l'industrie ukrainienne et assurer la reconstruction, notamment dans le secteur des matériaux de construction ou de la métallurgie, et pour assurer la décarbonisation des structures datant pour certaines de l’ère soviétique. La création d’une banque de développement ukrainienne pourrait apporter les financements à long terme nécessaires à de tels projets de réindustrialisation. Les partenaires occidentaux, dont la Suisse, devraient soutenir Kiev pour trouver les fonds et accorder les garanties nécessaires au financement des entreprises ukrainiennes à large échelle.

Le secteur naissant des matières premières de l'Ukraine montre à la fois la nécessité d'un financement accru et d'une politique industrielle ciblée. Les représentants de l'UE ont salué, à Berlin, les énormes réserves de l'Ukraine de « matières premières critiques » que la Commission européenne considère comme cruciale pour l’économie européenne. L’Ukraine disposerait de 22 des 34 minéraux identifiés comme tels, essentiels pour assurer l'« autonomie stratégique » de l'UE, voire la « souveraineté européenne ». Une banque de développement ukrainienne pourrait aider les entreprises nationales à devenir des acteurs de ce secteur émergent et à maximiser la création de valeur en Ukraine.

Corriger le tir urgemment

Pour Alliance Sud, il est clair que certaines mesures de la première phase des plans du SECO peuvent être judicieuses, si elles créent des emplois, favorisent le transfert de technologie -–en particulier « vert » –, impliquent des partenariats avec des entreprises locales et s'il est garanti que la promotion d'entreprises suisses n'évince pas des entreprises locales. Il est urgent de rendre compte de manière transparente des plans concrets, afin que leur utilité ou leurs effets néfastes puissent être évalués. L'aide suisse devrait toutefois se concentrer sur le soutien du secteur privé local et de l'économie ukrainienne. Pour cela, il faut avant tout de l'argent ; le mieux serait que la Suisse utilise les canaux multilatéraux existants plutôt que de faire cavalier seul.

La deuxième phase, qui n'a pour but que d'assurer à l'économie d'exportation suisse une « part du gâteau » de la reconstruction, irait clairement à l'encontre des intérêts de l'économie ukrainienne. Or, une économie ukrainienne stable à long terme est plus utile à la Suisse que des carnets de commande pleins pour quelques entreprises à court terme. Ces plans doivent donc être stoppés. Et il est évident que ces activités ne correspondent que marginalement aux priorités de la coopération internationale de la Suisse et ne doivent donc pas être financées par le budget de la CI.

 


1 A state-led war economy in an open market. Investigating state-market relations in Ukraine 2021-2023. LSE Conflict and Civicness Research Group, 4. Juni 2024.

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