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Le monde à l’envers : droits de douane sur les pays les plus pauvres

25.04.2025, Commerce et investissements

Depuis l’imposition par Donald Trump de droits de douane prohibitifs, Alliance Sud se retrouve dans une position paradoxale : expliquer à qui veut bien l’entendre qu’ils sont très mauvais pour les pays du Sud global… alors même que nous avons toujours défendu leur droit de se protéger par des tarifs douaniers. Mais cela ne s’applique pas à la première puissance mondiale, qui a imposé depuis trente ans à toute la planète un système commercial ouvert.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

Le monde à l’envers : droits de douane sur les pays les plus pauvres

Pour le Lesotho les droits de douane américains seraient une catastrophe. Son industrie textile produit principalement pour le marché américain, comme dans cette usine de jeans Levis à Maseru.
© Keystone / EPA / Kim Ludbrook

Peu importe que le président américain ait décidé de faire une pause de 90 jours et se « limite » actuellement à un taux généralisé de 10 % – à l’exception de la Chine, avec laquelle il a imposé un embargo de fait (145 %). UN Trade and Development (ex CNUCED) appelle à supprimer immédiatement ces tarifs douaniers, en insistant sur leur côté absurde. Dans un rapport publié le 14 avril, l’agence onusienne souligne que sur les 57 pays menacés de droits de douane, 11 sont des pays les moins avancés (PMA) et 28 contribuent ensemble à peine 0,625 % au déficit commercial américain.

Trente ans de théorie des avantages comparatifs

La situation est piquante en raison du retournement complet des relations commerciales internationales. Depuis la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995, les Etats-Unis ont été les moteurs de la mondialisation néolibérale. Celle-ci passait par une libéralisation tous azimuts du commerce international, c’est-à-dire par une baisse généralisée des droits de douane. Les pays étaient censés exporter les produits où ils ont un « avantage comparatif », à savoir où les coûts de production sont les plus bas. La division internationale du travail qui en résulte conduit de facto les pays du Sud global à exporter des matières premières et importer des produits industriels finis du Nord.

La moitié des pays africains dépendent de l’exportation de produits de base

La conséquence est que, encore aujourd’hui, «la moitié des pays africains dépendent des produits de base (pétrole, gaz et minerais pour au moins 60 % d’entre eux). L'Afrique ne représente que 2,9 % du commerce international, mais elle abrite 16 % de la population mondiale et ce chiffre sera bien plus élevé à l'avenir », lançait Rebeca Grynspan, Secrétaire générale de ONU commerce et développement (ex CNUCED) le 10 février à Abidjan, lors du lancement du Rapport sur le développement économique en Afrique 2024.

Or, comme il est impossible de se développer en exportant seulement des produits de base, Alliance Sud soutient le droit des pays du Sud global de disposer de la marge de manœuvre nécessaire pour protéger leur agriculture et leur industrie. Ce qui passe par la possibilité d’augmenter les droits de douane. Sans droits de douane et autres mesures de protection, aucune industrie n'aurait pu se développer dans de nombreux pays en développement et émergents. Cela vaut également pour les success stories telles que la Corée du Sud ou la Chine.

Pas de droits de douane sur le cacao, mais sur le chocolat oui

Le Kenya est un très bon exemple de cette politique de substitution des importations. Il y a une quinzaine d’années, j’ai participé à une conférence de presse donnée par Nestlé à Nairobi, où elle annonçait son intention de se lancer dans la production de lait sur place. La raison sous-jacente était que le pays avait décidé, du jour au lendemain, d’augmenter les droits de douane sur la poudre de lait importée, en conformité avec les règles de l’OMC. Du coup, il n’était plus rentable pour Nestlé d’importer son lait en poudre Milo. La multinationale veveysane a donc investi dans la filière laitière tout au long de la chaîne de production et aidé les paysan·ne·s petit·es et grand·es à s’organiser en coopératives. Malgré le risque lié à la domination du marché par un seul grand acteur, le Kenya est passé d’un pays importateur de lait à un pays qui en produisait suffisamment pour couvrir ses besoins.

Cependant, malgré des exceptions, le modèle imposé depuis trente ans par l’OMC, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et les pays du Nord, à commencer par les Etats-Unis, consiste à pousser les pays en développement à baisser leurs droits de douane et à se concentrer sur quelques produits d’exportation. Le Bangladesh en est un bon exemple, vu qu’il tire une grande partie de ses revenus de l’exportation de textiles, malgré les conditions de travail déplorables et les salaires de misère qui règnent dans le secteur. En 2023, celui-ci représentait 10 % du PNB et les Etats-Unis étaient le principal pays d’exportation.

En Suisse et dans l’Union européenne, les PMA peuvent exporter hors contingent et droits de douane les produits de base comme le cacao. Mais sur les produits agricoles transformés, comme le chocolat, des droits de douane s’appliquent, ce qui ne favorise pas l’ajout de valeur sur place dans les pays producteurs, comme la Côte d’Ivoire et du Ghana.

AGOA des Etats-Unis en suspens

Les Etats-Unis n’accordent pas les mêmes faveurs tarifaires à tous les pays les plus pauvres, mais avec une trentaine de pays africains ils ont depuis 2000 un programme appelé Africa Growth and Opportunity Act (AGOA) qui leur permet d’exporter hors droits de douane des milliers de produits vers le marché américain. Son renouvellement est prévu pour septembre 2025 et il est à ce jour fortement compromis.

Le Lesotho, l’un des pays les plus pauvres du monde, en a bénéficié. En 2023, il a exporté surtout des textiles et de l’habillement vers le marché américain : la valeur s’élevait à 168 millions USD, dont 166 au titre de l’AGOA. Or, l’intention initiale de Donald Trump était de lui imposer 54 % de droits de douane, peut-être pour compenser un déficit commercial indéniablement important en pourcentage : la même année, Washington a exporté vers le Lesotho des marchandises pour seulement 3,3 millions USD et importé des produits pour un montant de 226,6 millions USD. Lui imposer des droits de douane aussi prohibitifs aurait été une catastrophe pour ce petit pays africain, alors même que cela n’aurait aidé en rien à relocaliser la production vers les Etats-Unis. Car ceux-ci ne se mettront jamais à fabriquer des textiles (c’est trop cher), ni ne pourront extraire des minerais comme les diamants (plus de 56 millions USD d’importations).

Cinq partenaires commerciaux pour l’Afrique, dont les Etats-Unis

Alors oui, les pays en développement doivent pouvoir protéger leur industrie et leur agriculture par des droits de douane. Mais pas la première puissance mondiale, qui a été pendant trente ans le fer de lance d’un modèle commercial qui s’applique même aux pays les plus pauvres.

En espérant que Donald Trump revienne définitivement sur ses décisions, ses errements sont cependant l’occasion pour les pays pauvres de repenser leur modèle de développement et de se concentrer davantage sur le marché intérieur et régional. A commencer par l’Afrique, où la Zone de libre-échange continentale est en train de se mettre progressivement en place – même si elle fera aussi des gagnants et des perdants entre pays africains…

Ils doivent aussi urgemment diversifier davantage leurs partenaires commerciaux. Toujours selon UN Trade and Development, 50 % des pays africains ont cinq partenaires commerciaux : la Chine, l'Union européenne, l'Inde, l'Afrique du Sud et les Etats-Unis. Alors même que le Vietnam, pour ne donner qu’un exemple, est connecté à 97 économies. Cela montre la marge de manœuvre dont dispose encore l'Afrique pour renforcer et diversifier ses économies. Un processus que les turbulences actuelles devraient accélérer.

COMMERCE ET CLIMAT

La taxe carbone aux frontières pénalise les pays pauvres

03.12.2024, Justice climatique, Commerce et investissements

Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne (CBAM) prévoit de taxer les importations des produits les plus polluants. Alors même que les pays les plus pauvres vont être fortement pénalisés, aucune exception n’est prévue pour eux. Si la Suisse l’adopte un jour, elle devra veiller à rectifier le tir. Analyse de Isolda Agazzi

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

La taxe carbone aux frontières pénalise les pays pauvres

L'une des plus grandes mines d'uranium du monde a fermé ses portes à Akokan, au Niger. Mais d'autres sont encore prévues dans le nord du pays en crise et jouent un rôle économique clé.
© Keystone / AFP / Olympia de Maismont

 

L’Union européenne (UE) prend ses engagements climatiques au sérieux. En 2019, elle a lancé le Pacte vert européen (Green Deal), qui vise à réduire les émissions de CO2 de 55 % d’ici 2030 et à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050.

C’est un programme qui comprend plusieurs mesures de politique interne et externe, comme le Règlement européen sur la déforestation (EUDR, voir global #92). Un autre projet clé de la politique commerciale européenne est le CBAM, ou Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Il vise à soumettre les industries importatrices aux mêmes règles que les entreprises européennes polluantes, qui sont astreintes à un plafond d’émissions, qu’elles peuvent par ailleurs échanger sur le « marché carbone » pour respecter les limites imposées. Le but de ces mesures est de rendre les investissements dans les énergies propres en Europe plus attrayants et moins chers. « Le CBAM encouragera l'industrie mondiale à adopter des technologies plus écologiques », a déclaré Paolo Gentiloni, le commissaire européen pour l’Economie.

Eviter les fuites de carbone

Pour éviter que la production se déplace vers des pays où le prix du carbone est inférieur à l’UE, voire nul (ce qu’on appelle « fuites de carbone » ou carbon leakages), ou de mettre les producteurs européens face à une concurrence déloyale, Bruxelles a adopté le CBAM. Ce mécanisme prévoit de taxer à la frontière l’importation de produits particulièrement polluants, à savoir, dans un premier temps, le fer et l’acier, le ciment, les engrais, l’aluminium, l’hydrogène et l’électricité.

En vigueur dans l’UE depuis le 1er octobre 2023, il est mis en œuvre par phases successives et sera entièrement en place à partir de 2026. A partir de 2031, il devrait s’appliquer à tous les produits importés.

Pays plus pauvres affectés

Toute la question est de savoir si la mesure est efficace. L’UE est optimiste : elle estime une réduction de ses émissions à 13,8 % d’ici 2030 et celles du reste du monde à 0,3 % par rapport à 1990.

Mais l’approche est très critiquée par les pays du Sud global, qui lui reprochent d’avoir un impact négatif sur leur développement. D’autres lui reprochent de ne pas prévoir d’exemption généralisée au moins pour les pays les plus pauvres. De surcroît, UN Trade and Development (ex UNCTAD) a calculé que l’impact sur le climat serait minime : le CBAM réduira les émissions globales de CO2 de 0,1 % seulement, tandis que les émissions de l’UE diminueront de 0,9 %. Mais il devrait augmenter le revenu des pays développés d'USD 2,5 milliards et réduire celui des pays en développement d'USD 5,9 milliards.

En 2022, les ministres du Brésil, Afrique du Sud, Inde et Chine ont appelé à éviter les mesures discriminatoires telles que la taxe carbone aux frontières.

Les pays les plus affectés par ce mécanisme sont les pays émergents qui sont les principaux exportateurs d’acier et d’aluminium vers l’Europe : Russie, Turquie, Chine, Inde, Afrique du Sud, Emirats arabes unis. Mais aussi des pays les moins avancés (PMA, catégorie établie par les Nation Unies) comme le Mozambique (aluminium) et le Niger (minerai d’uranium). Les pertes de bien-être pour les pays en développement comme l’Ukraine, l’Egypte, le Mozambique et la Turquie se situeraient entre 1 et 5 milliards d’euros, ce qui est considérable au vu de leur produit intérieur brut (PIB).

Prévoir une exception pour les PMA

Prenons l’Afrique, où se trouvent 33 des 46 PMA. Une récente étude de la London School of Economics arrive à la conclusion que si le CBAM était appliqué à tous les produits d’importation, le PIB de l’Afrique diminuerait de 1,12 % ou 25 milliards d’euros. Les exportations d’aluminium diminueraient de 13,9 % ; celles de fer et d’acier de 8,2 % ; celles de fertilisants de 3,9 % et celles de ciment de 3,1 %.

Alors, faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain et déclarer le CBAM contraire au développement ? Probablement pas. L’ONG belge 11.11.11. propose d’excepter les pays les moins avancés de ce mécanisme, au moins dans un premier temps, selon les règles de l’OMC ; ou alors de les taxer moins que les autres. Lorsque le CBAM était en discussion à Bruxelles, cette possibilité avait été envisagée par le Parlement, mais elle a été abandonnée, l’UE ayant préféré obtenir plus de recettes.

UN Trade and Development propose de rétrocéder les recettes issues du mécanisme aux PMA pour financer leur transition climatique. Pour l’UE les recettes escomptées sont de 2,1 milliards d’euros, et elles pourraient être convoyées de façon multilatérale via le Fonds vert pour le climat, qui est actuellement sous-financé.

Pas de CBAM en Suisse pour l’instant

En Suisse, rien de tel n’existe pour l’instant. Aujourd’hui les marchandises d’origine suisse exportées dans l’UE sont exemptées du CBAM en raison du système d’échange de quotas d’émissions (SEQE), et le Conseil fédéral renonce à instaurer un tel mécanisme pour les produits importés en Suisse. Le SEQE représente le montant maximal d’émissions à disposition des industries d’une branche économique. Chaque participant se voit attribuer une certaine quantité de droits d’émissions. Si ses émissions restent en-deça, il peut vendre ses droits. Si elles dépassent cette limite, il peut en acquérir.

Une initiative parlementaire a été déposée en mars 2021 au Conseil national, qui demande à la Suisse d’adapter la loi sur le CO2 pour inclure un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, en tenant compte des évolutions dans l’UE. Actuellement cette initiative parlementaire est encore en cours de discussion dans les commissions.

Le CBAM peut être une mesure commerciale efficace pour réduire les émissions importées de CO2. Mais si la Suisse l’adopte un jour, elle devra veiller à ne pas pénaliser les pays les plus pauvres en leur accordant des exemptions et en rétrocédant une partie importante des recettes engrangées pour les aider à effectuer la transition énergétique.

 

Les émissions de gaz à effet de serre générées par la production et le transport de biens et de services exportés et importés représentent 27 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Selon l'OCDE, ces émissions proviennent de sept secteurs économiques : mines et production d'énergie, textiles et cuir, produits chimiques non métalliques et produits miniers, métaux de base, produits électroniques et électriques, machines, véhicules et semi-conducteurs.

Il est indéniable qu'il est nécessaire d'agir tant du côté du commerce que de la production – du côté de la production, par exemple, par la promotion des technologies vertes, le transfert de technologies et le financement climatique. Du côté du commerce, par d'autres mesures comme le CBAM, mais sans pénaliser les pays pauvres. Ces derniers doivent être aidés à gérer la transition écologique et à s'adapter aux nouvelles normes.

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Commerce mondial

Colonialisme vert ou chance pour le développement ?

21.06.2024, Commerce et investissements

Un nouveau règlement interdit l'importation dans l'UE des sept produits qui contribuent le plus à la déforestation. Il faut s'assurer que les petits producteurs-trices du Sud ne soient pas lésés.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

Colonialisme vert ou chance pour le développement ?

Un unique arbre vert dans les collines du paysage brûlé et déboisé près de Mae Chaem, au nord de la Thaïlande. © Keystone / EPA / Barbara Walton

Le nouveau Règlement européen sur la déforestation (EUDR) entrera pleinement en vigueur le 1er janvier 2025. Les sept matières premières qui contribuent le plus à la mort des forêts – cacao, café, huile de palme, caoutchouc, soja, bois, bovins – et leurs produits dérivés – chocolat, capsules de café, meubles, papier, pneus, par exemple – ne pourront être importés dans l’Union européenne (UE) qu’à condition de prouver qu’ils sont issus de terrains qui n’ont pas été déboisés après le 1er janvier 2020. Et qu’ils respectent les droits du travail, les normes anti-corruption et les droits des communautés autochtones, entre autres.

Pour cela, les pays producteurs seront divisés en trois catégories selon le risque de déforestation, et les sites de production surveillés par des moyens technologiques sophistiqués, dont la géolocalisation. L’initiative fait partie du Pacte vert de l’UE, qui part d’un constat sans appel : les Vingt-Sept sont les principaux importateurs de produits qui contribuent à la déforestation associée au commerce international, après la Chine. Le devoir de diligence, à savoir le fait de s’assurer de l’absence de déforestation, incombe à tous les acteurs de la chaîne de valeur – producteurs, exportateurs et importateurs, petits et grands, avec des conditionnalités plus ou moins strictes selon la taille.

Selon une étude de Krungsri Research View, un institut de recherche de la cinquième banque de Thaïlande, l'Allemagne est le pays le plus touché par la EUDR – elle exporte principalement du bois, du caoutchouc, du bœuf et du cacao. Elle est suivie de près par la Chine, qui exporte du bois et du caoutchouc. Parmi les pays du Sud, le Brésil (café, soja, huile de palme), l'Indonésie (huile de palme), la Malaisie (huile de palme), l'Argentine (soja, huile de palme, viande de bœuf), le Vietnam (café) et la Côte d'Ivoire (cacao), la Thaïlande (caoutchouc) et le Guatemala (huile de palme et café) sont fortement touchés.

L’ONG Fern (Forests and the European Union Resource Network) estime que le Honduras, le Ghana et le Cameroun, particulièrement dépendants des exportations vers l’UE, sont aussi susceptibles d’être affectés par le règlement.

Pays du Sud global opposés à l’EUDR

Les pays du Sud global sont vent debout contre cette initiative, y voyant du protectionnisme déguisé et un nouveau colonialisme vert. En septembre 2023, 17 chefs de gouvernement d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie ont envoyé une lettre aux présidents de la Commission européenne, du Parlement européen et du Conseil des ministres, regrettant l’approche « one-size-fits-all » de l’EUDR et son manque de connaissance des spécificités locales.

En effet, les petits paysan-ne-s et les petits producteurs-trices, notamment, auront toutes les peines du monde à prouver leur irréprochabilité, même si, à part pour quelques produits comme le café et le cacao, ce sont surtout les grands producteurs et exportateurs qui arrivent à placer leurs produits sur les marchés européens.

Les effets néfastes de cette initiative ne se sont pas fait attendre. Comme le souligne l’International Institute for Environment and Development, les importateurs européens sont déjà en train de délaisser le café éthiopien pour se tourner vers le café en provenance du Brésil, dont la traçabilité est plus facile à assurer.

Dans son rapport sur le commerce et le développement 2023, l’ONU Commerce et Développement (ex CNUCED) s’est inquiétée de la prolifération d’initiatives unilatérales comme l’EUDR et le CBAM (la taxe carbone aux frontières également imposées par l’UE sur les produits hautement polluants comme l’aluminium). Elle considère que celles-ci violent le principe de responsabilité commune, mais différenciée, inscrit dans l’Accord de Paris sur le climat.

L’exemple de la Thaïlande

Krungsri Research View s’est intéressé particulièrement au cas de la Thaïlande, qui montre que l’impact de l’EUDR est ambivalent. D’une part, les produits couverts par l’EUDR ne représentent que 8,3 % des exportations vers l’UE et 0,7 % de toutes les exportations thaïlandaises, mais leur valeur est en augmentation.

Les producteurs et exportateurs de caoutchouc, bois et huile de palme devront faire face à des coûts importants pour s’adapter à la nouvelle réglementation ; les petits producteurs vont perdre leur compétitivité et la Thaïlande risque de se retrouver exclue des chaînes mondiales de valeur.

Mais si le processus est accompagné de façon adéquate, aussi bien par le gouvernement que par les aides prévues par l’EUDR, la Thaïlande peut gagner une nouvelle compétitivité par rapport à ses concurrents, tout en préservant ses forêts.

Impact sur la Suisse

Qu’en est-il de la Suisse ? Elle est indirectement touchée par la nouvelle disposition car toute exportation des sept produits vers l’UE devra respecter les exigences de l’EUDR. Toujours selon Krungsri, notre pays se situe même à la 17ème position en termes d’impact, pour le cacao et surtout le café.

A ce jour, le Conseil fédéral a décidé de ne pas adapter le droit suisse à l’EUDR tant qu’une reconnaissance mutuelle avec l’UE n’est pas possible. Ce afin de ne pas doubler la charge de travail des entreprises suisses. Mais il va mener une étude d’impact d’ici l’été et prendra une décision ensuite.

Du côté de la société civile, on réfléchit. Alliance Sud participe à un groupe de travail qui étudie si et comment adapter l’EUDR à la Suisse. Le souci est de ne pas pénaliser les petit-e-s producteurs-trices des pays du Sud global. Le cas échéant il faudrait des mesures d’accompagnement et de formation et une consultation des communautés locales. Ce pour éviter que la lutte contre le changement climatique ne se fasse au détriment des potentiels de développement du commerce international.

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HISTOIRE ÉCONOMIQUE

Ce qui s’est passé et ce qui ne s’est pas passé à Bretton Woods

25.03.2024, Commerce et investissements

Voilà 80 ans, dans la station de villégiature américaine de Bretton Woods, 43 pays ont jeté les bases du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. De manière exagérée, on attribue souvent à la conférence toute la mise en place de l’ordre d’après-guerre.

Ce qui s’est passé et ce qui ne s’est pas passé à Bretton Woods

À Washington, aux Etats-Unis, le secrétaire d’Etat américain au Trésor Fred M. Vinson signe les accords de Bretton Woods le 27 décembre 1947.   © KEYSTONE / DPA DC /STR

Lorsque l'économie mondiale craque et se fissure, l'appel à une « sorte de Bretton Woods comme après la Seconde Guerre mondiale » n'est pas loin, a déclaré Klaus Schwab après la crise du coronavirus. Un ouvrage récemment paru de l'historien économique Martin Daunton, « The Economic Government of the World, 1933 – 2023 » , permet de mettre en perspective l'importance de la conférence de Bretton Woods.

L’auteur montre qu’en 1944, les participants à la conférence n’ont pas trouvé une architecture cohérente qu'il aurait suffi de mettre en œuvre après le conflit pour déclencher le miracle économique de l'après-guerre. Il s’est plutôt agi d’un processus de recherche. L'ordre d'après-guerre a été marqué par de toutes autres forces : la guerre froide (à Bretton Woods, l'Union soviétique avait encore été prévue comme partenaire à part entière), le plan Marshall, qui y était lié, et le rétablissement de la position économique de l'Allemagne en Europe qui en découlait également. Le système des monnaies à parité flexible avec le dollar, qui avait lui-même un taux de change fixe par rapport à l'or, n'a même fonctionné comme prévu à Bretton Woods que de 1958 à 1968.

Au sein du gouvernement américain de Franklin D. Roosevelt, le président démocrate de 1933 à 1945, existait une faction qui pensait le New Deal à l’échelle internationale également. Dès le début des années 40, elle a élaboré des plans pour la création d'une banque publique interaméricaine de développement qui détrônerait les banquiers de Wall Street et miserait sur le financement public à long terme du développement plutôt que sur les investissements privés. En 1940, le responsable de l'Amérique latine au Département d'État américain a déclaré que cela devait être le début d'un système dans lequel « la finance serait au service de l'échange et du développement (...) en opposition directe avec le système précédent, basé sur l'idée que le développement et le commerce devaient servir la finance ». L'opposition de Wall Street et du Congrès a cependant mis fin à ces projets dans un premier temps, mais le thème était sur la table avec les discussions sur une « Banque internationale pour la reconstruction et le développement » (BIRD, nom officiel de la Banque mondiale jusqu'à aujourd'hui) à Bretton Woods.

Le Sud global invité à la table, en position peu envieuse

La conférence de Bretton Woods a été dominée par les États-Unis et la Grande-Bretagne et en grand partie négociée au préalable. Les pays du Sud global — dans la mesure où ils étaient déjà indépendants (comme en Amérique latine) ou partiellement autonomes (comme l'Inde) — étaient toutefois également représentés. De même, l'Australie, qui dépendait encore entièrement des exportations de matières premières à l'époque, avait les mêmes préoccupations. Pour ses priorités, la conférence sur l'organisation monétaire et financière n'était cependant pas le seul forum. En 1943 déjà, une conférence sur l'alimentation et l'agriculture avait eu lieu et, l'année suivante, une conférence sur le travail, au cours de laquelle l'Australie avait tenté, sans succès, de faire du plein emploi un pilier de l'ordre d'après-guerre au même titre que les questions monétaires et commerciales.

La Grande-Bretagne et les États-Unis s'étaient déjà mis d'accord sur les éléments fondamentaux d'un fonds monétaire international qui devait permettre de lier les monnaies des membres au dollar, lui-même lié à l'or à un taux fixe. L'objectif était de combiner la stabilité du système monétaire avec une flexibilité qui permettrait aux pays dont la balance commerciale était déficitaire de dévaluer leur monnaie de manière contrôlée et d'éviter ainsi l'austérité et le chômage. Cette mesure était accompagnée d'une surveillance des mouvements de capitaux qui protégeait les pays des flux de capitaux déstabilisants. Le négociateur américain à Bretton Woods, Harry Dexter White (son homologue britannique était l'économiste John Maynard Keynes, dont la pensée économique, le keynésianisme, se verrait plus tard attribuer tout l'ordre d'après-guerre), a écrit dans un premier projet d'ordre monétaire que les pays devraient empêcher les flux de capitaux, qui sont des instruments des riches, pour éviter « de nouveaux impôts ou de nouvelles charges sociales ».

 

Le livre

« The Economic Government of the World, 1933 – 2023 » (éditions Farrar, Straus and Giroux, paru en novembre 2023, 986 pages) emmène les lectrices et les lecteurs derrière les coulisses qui ont façonné l’économie mondiale au cours des quatrevingt- dix dernières années. Il est disponible en Suisse dans les librairies en ligne (en anglais).

Titelseite des Buchs «The Economic Government of the World, 1933–1923»

 

Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont également proposé un modèle de décision lié aux sommes versées dans le fonds, selon le principe « un dollar, une voix ». La Grande-Bretagne jouissait ainsi d'une prédominance et les États-Unis d'un droit de veto. La Chine et l'Inde, soutenues par l'Australie, les pays d'Amérique latine et la France, ont protesté contre ces dispositions. Sans succès. Cette question des quotas — devenue d'autant plus urgente que le poids de l'économie mondiale a changé — n'a toujours pas été résolue.

L'Amérique latine s'était rendue à Bretton Woods avec 19 délégations. Leurs porte-parole ont souligné les problèmes particuliers de la balance commerciale pour les pays dépendant de l'exportation de matières premières. Leurs préoccupations centrales n’étaient pas les questions monétaires, mais surtout les prix très fluctuants des matières premières minérales et agricoles. Par voie de conséquence, ces pays ont tenté de compléter le mandat du Fonds monétaire international (FMI) par des questions de développement : ils ont exigé des accords sur les matières premières pour stabiliser les prix et la possibilité de promouvoir et de protéger leur propre industrie afin de réduire leur dépendance vis-à-vis des importations. En grande partie sans succès : les « Articles of Agreement » du FMI contiennent certes un engagement en faveur du développement, mais il devait être mis en œuvre par la BIRD, à savoir la Banque mondiale.

La reconstruction uniquement ou le développement en sus ?

Dans l'invitation à la conférence de Bretton Woods, le Fonds monétaire, pour lequel on visait des « definite proposals », avait clairement la priorité sur une banque tournée vers la reconstruction. Les questions centrales pour la discussion sur la BIRD étaient toutefois des plus pertinentes pour les délégations du Sud global. L'une de ces questions était de savoir si la banque devait avant tout garantir les investissements privés ou octroyer des crédits de manière autonome. La Grande-Bretagne et les représentants de Wall Street voulaient une banque qui coordonne et garantisse en premier lieu les transactions privées. Rien d’étonnant à cela : la Grande-Bretagne était toujours le premier centre financier — même après la guerre, 70% des transactions financières mondiales étaient effectuées en livres sterling — avant que Wall Street ne passe devant la City de Londres. Une deuxième question portait sur la relation entre la reconstruction et le développement dans le mandat de la banque. Enfin, il s'agissait de savoir si elle pouvait aussi octroyer des crédits qui ne génèrent pas de rendement économique direct. Par exemple, des programmes structurels d'assainissement ou de santé qui renforcent à long terme la productivité d'un pays, ou seulement des projets concrets, également intéressants sur le plan commercial, comme une centrale électrique. Quiconque suit le débat actuel sur la Banque mondiale ne peut s'empêcher d’y déceler un air de déjà-vu, même 80 ans après.

Le résultat a été un compromis qui mettait sur un pied d'égalité la reconstruction et le développement des membres de la BIRD. Il n’y avait toutefois guère de flexibilité sur les autres questions. Seuls 20 % du capital pouvaient être directement octroyés sous forme de crédits (le reste étant destiné à garantir des investissements privés) et ce, sauf dans des cas exceptionnels (non définis), uniquement pour des projets spécifiques ayant un « objectif productif ».

Uune organisation internationale du commerce

Alors qu'en 1944 on ne discutait et ne décidait que du Fonds monétaire et de la Banque mondiale, on prévoyait toutefois dès le début une organisation commerciale internationale comme troisième pilier de l'ordre économique mondial. Sur ce plan également, on entendait éviter des situations comme celles de l'entre-deux-guerres, lorsque les pays se retranchaient derrière de hautes barrières douanières et se livraient à des guerres commerciales (Daunton fait précéder son livre de la citation suivante de Donald Trump : « Trade wars are easy to win »).

Après les déceptions de Bretton Woods, les pays du Sud global, désormais renforcés par l'indépendance du sous-continent indien, ont placé leurs espoirs dans les négociations de l'Organisation internationale du commerce (OIC). Celles-ci ont eu lieu à Genève en 1947 et à La Havane en 1948. Lors de la conférence de La Havane, les « pays en développement » peu industrialisés représentaient la majorité. La conférence a été éclipsée par le plan Marshall ; de nombreux pays du Sud gloabal espéraient pouvoir également bénéficier d'une aide à ces conditions ou s'y attendaient. Mais ils se rendaient de plus en plus compte que ce ne serait probablement pas le cas (même si le refus officiel des États-Unis n'est intervenu qu'après la guerre). Sous la houlette des pays latino-américains et de l'Inde, les « pays en développement » ont profité de leur majorité à la conférence de La Havane pour renforcer la charte de l'OIC avec leurs exigences, lesquelles n’avaient pas été entendues à Bretton Woods : une limitation du libre-échange afin de développer des industries propres, des tarifs préférentiels et des accords sur les matières premières. Et le principe « un pays, une voix » devait s'appliquer à l'OIC.

 

Foto von Wirtschaftshistoriker Martin Daunton.

Martin Daunton

Il est professeur émérite d’histoire économique à l’Université de Cambridge. Il est actuellement professeur invité au Gresham College à Londres.

 

 

Mais rien n'y fit, car en décembre 1950, le président américain Truman décida de ne pas soumettre l’accord au Congrès. La plupart des autres pays industrialisés avaient fait dépendre leur accord des États-Unis ; c'est ainsi que l'OIC est morte de sa belle mort au début des années 50. Il ne restait plus que l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), négocié dès 1947, qui prévoyait des réductions tarifaires progressives. Ce n'est qu'en 1994, sous de tout autres auspices et après sept ans de négociations, que la création de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) a permis de compléter l'architecture, comme cela avait été originellement prévu.

John Ruggie (futur représentant spécial de l'ONU pour les entreprises et les droits humains) a qualifié l’ordre économique d'après-guerre de « libéralisme intégré » (embedded liberalism). Pour les pays du Sud global, cette intégration signifiait, selon Martin Daunton, « une forme spécifique de néocolonialisme et une économie globale basée sur les intérêts des pays industrialisés avancés ».

Les revendications du Sud global n’ont pas disparu pour autant ; elles ont été reprises à l'ONU à partir des années 1960. La décolonisation avait modifié le cercle des membres ; rien qu'en 1960, 16 pays africains ont rejoint l'ONU. En 1964, la première Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) s'est tenue à Genève. Dans les années 70, la discussion sur le « gouvernement économique du monde » était placée sous le signe d'un nouvel ordre économique mondial (new international economic order), que le Sud mondial avait mis à l'ordre du jour. Après des années de négociations, Ronald Reagan et la crise de la dette latino-américaine dans les années 80 ont également coulé cette tentative, sans résultat.

De nombreux problèmes structurels soulevés par le Sud global à Bretton Woods n'ont toujours pas été résolus. C'est pourquoi, même après la lecture du livre de Martin Daunton, qui relativise l’importance de la conférence, s’y référer fait quand même sens. C'est le cas lorsqu'elle se concentre précisément sur cet aspect, comme l'a dit le secrétaire général de l'ONU António Guterres en 2023 lors de l'Assemblée générale de l'ONU : « It is time for a new Bretton Woods moment. A new commitment to place the dramatic needs of developing countries at the center of every decision and mechanism of the global financial system. »

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Commentaire

OMC : Abu Dhabi acte la crise de la mondialisation

02.03.2024, Commerce et investissements

La 13ème conférence ministérielle de l’OMC, qui s’est terminée hier soir à Abu Dhabi après avoir joué les prolongations, n’a pu prendre aucune décision substantielle. Seuls deux moratoires ont pu être renouvelés, dont celui sur les transmissions électroniques. La Chine est la nouvelle championne de la mondialisation néo-libérale, les Etats-Unis sont plus en retrait. La Suisse a une nouvelle alliée, à traiter avec précaution.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

OMC : Abu Dhabi acte la crise de la mondialisation

© Alliance Sud / Isolda Agazzi

La 13ème conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) s’est conclue hier soir à Abu Dhabi, après avoir été prolongée de plus de 24 heures. Mais la récolte est maigre. Car les membres, qui sont désormais 166 après l’accession des Comores et de Timor Leste pendant la conférence, n’ont réussi à se mettre d’accord sur rien, ou presque.

Dans un monde de plus en plus fragmenté, le long du traditionnel clivage Nord – Sud, mais aussi de plus en plus Sud – Sud, l’OMC n’arrive plus à prendre de décisions par consensus, comme le prévoient ses statuts. Mais même les accords plurilatéraux, c’est-à-dire à plusieurs, n’ont pas passé la rampe, les membres n’arrivant pas à s’entendre sur l’opportunité de les intégrer à l’OMC, ou pas.

Facilitation des investissements pas dans l’OMC

Le plus avancé était celui sur les facilitations de l’investissement pour le développement, une initiative lancée à Buenos Aires en 2017. Poussée par la Chine et rassemblant désormais 124 pays du Nord et du Sud – à l’exception notable des Etats-Unis, mais avec la participation de l’Union européenne et de la Suisse – elle contient des dispositions très problématiques du point de vue du développement, qu’elle prétend pourtant favoriser.

Une disposition sur la « transparence » permet notamment aux multinationales étrangères de commenter à l’avance tout projet de loi et de règlement sur la protection de l’environnement ou des travailleurs, par exemple, et de faire pression sur le gouvernement national s’il ne lui convient pas.

C’est la porte ouverte à une dérégulation encore plus massive de l’investissement, favorable à la Chine le long de ses célèbres Routes de la soie, mais certainement pas aux pays qui essayent de préserver une certaine marge de manœuvre.

L’Afrique du Sud, l’Inde et l’Indonésie se sont opposées à son intégration dans l’OMC, la considérant comme illégale. Avec succès. Les pays favorables affirment que ceux qui ne l’ont pas négociée profiteraient des bénéfices, sans devoir en assumer les devoirs, mais cet argument n’a visiblement pas convaincu les opposants.

La question est maintenant de savoir ce qu’il adviendra de cette initiative et les discussions vont se poursuivre à Genève.

Moratoire sur les droits de douane sur les transmissions électroniques renouvelé de justesse

Une autre importante bataille a porté sur le renouvellement du moratoire sur les droits de douane sur les transmissions électroniques. C’est-à-dire l’interdiction pour les pays d’imposer des droits de douane sur les films, musiques et autres services téléchargés sur internet et sur les communications digitales (la liste n’est pas claire).

L’Inde, l’Afrique du Sud et l’Indonésie, entre autres, se sont opposées jusqu’au bout à sa prolongation, estimant que tout pays doit pouvoir lever des droits de douane pour renforcer son industrie et parvenir à une souveraineté numérique, s’il le souhaite.

Les Etats-Unis, la Suisse, la Chine et beaucoup d’autres voulaient absolument le prolonger, mais cette fois-ci la bataille a été particulièrement rude.
Pour l’obtenir, la Suisse et les Etats-Unis ont dû lâcher du lest sur un autre moratoire, à la prolongation duquel ils s’opposaient : celui sur les complaintes en situation de non-violation de l’accord sur les ADPIC, que l’Inde et l’Afrique du Sud, en revanche, voulaient prolonger.

Ce nom barbare désigne la garantie juridique pour les pays, notamment en développement, qu'ils ne seront pas traînés devant le tribunal de l'OMC par un autre membre qui estimerait que ses bénéfices ont chuté par suite de l'adoption d'autres mesures, alors même qu’il respectait l’accord sur les ADPIC. Il est très difficile de donner un exemple concret de ce cas de figure qui touche le secteur pharmaceutique car il ne s’est jamais produit…. Sans doute précisément parce que le moratoire existe !

Echec sur l’agriculture et la pêche

A part cela, aucune décision substantielle n’a pu être prise. L’Inde s’est battue jusqu’au bout pour une solution permanente à la question des stocks obligatoires en agriculture, qui permet aux pays en développement de soutenir leurs paysans et consommateurs pauvres sans risquer une plainte devant l’OMC. Une clause de paix a été trouvée à la ministérielle de Bali en 2013, censée durer jusqu’à ce qu’une solution permanente soit trouvée. Mais celle-ci n’est toujours pas en vue.

La conférence n’a pas réussi non plus à adopter un nouveau texte sur les disciplines des subventions à la pêche, auquel la société civile s’opposait de toute façon, estimant qu’il favorisait les grands pêcheurs.

La Chine nouvelle championne d’une mondialisation néolibérale en crise

Elle aura surtout montré le nouveau visage des relations commerciales internationales : après avoir fait profil bas depuis son accession à l’OMC en 2005, la Chine, grande gagnante de la mondialisation, pousse désormais pour les initiatives les plus libérales et une course vers le bas en matière sociale et environnementale.

Les Etats-Unis sont devenus moins libéraux, notamment en matière d’investissement – ils ont pris récemment quelques mesures de politique industrielle considérées comme protectionnistes – et de commerce électronique – l’administration Biden essaye de réguler un peu les Big Tech. Quant à la pêche, ils exigeaient d’inclure dans le texte l’interdiction du travail forcé sur les bateaux en haute mer, ce à quoi la Chine s’opposait fermement.

Sur ces sujets, la Suisse a maintenant une alliée surprise, la Chine. Elle devra veiller à lui demander des comptes tant du point de vue des droits humains que des normes sociales et environnementales.

La conférence aura surtout montré, si besoin était, que la mondialisation néolibérale, dont l’OMC est le fer de lance depuis 29 ans, est en crise. Le moment est venu de nouer des relations commerciales internationales plus équitables.

Article

13ème ministérielle de l’OMC : le mirage du développement

23.02.2024, Commerce et investissements

La treizième conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) se tient à Abu Dhabi du 26 au 29 février. Investissements, climat, transmissions électroniques… Les enjeux reflètent un clivage Nord – Sud de plus en plus important, mais aussi des fractures au sein du Sud global.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

13ème ministérielle de l’OMC : le mirage du développement

Pas d'accord multilatéral depuis 2013 : La conférence de l'OMC à Abu Dhabi risque de ne pas faire progresser la politique de développement. Désert du Rub al-Chali sur le territoire émirati.

© Shutterstock / Alexandre Caron

Vingt-trois ans après la conférence de Doha et le lancement du cycle de « développement » éponyme, l’OMC retourne dans les pays du Golfe. Plus précisément à Abu Dhabi, capitale des Emirats Arabes Unis, où se tiendra la treizième ministérielle pendant la dernière semaine de février.

Adopté juste après le choc des attentats du 11 septembre 2001 pour rééquilibrer les règles du commerce international en faveur des pays en développement, l’agenda de Doha n’est plus qu’un lointain mirage. La preuve : sur les 100 propositions originales, il n’en reste que dix qui, de surcroît, se vident toujours plus de leur substance.

Aucun accord multilatéral conclu depuis 2013

Il faut reconnaître qu’en deux décennies le monde a profondément changé. L’Inde, l’Afrique du Sud, la Chine et d’autres grands pays bénéficiant toujours du statut de « pays en développement » ne se laissent plus dicter leurs quatre volontés par les « pays développés » (ce sont les dénominations officielles) que sont les Etats-Unis, l’Union européenne et la Suisse, notamment.

Dès lors l’OMC – qui comptera 166 membres avec l’accession de Timor Leste et des Comores pendant la conférence – n’arrive plus à se mettre d’accord sur rien. Dans une organisation où les décisions se prennent par consensus – aucun membre ne doit s’y opposer –, s’entendre est devenu une gageure et plus aucun accord multilatéral n’a été conclu depuis la révision de l’accord sur les marchés publics à la ministérielle de Bali en 2013. De surcroît, les pays en développement ne constituent plus un bloc homogène.

Initiative plurilatérale sur les investissements

Pour contourner l’obstacle, certains pays, surtout développés, multiplient les initiatives plurilatérales (c’est-à-dire réunissant plusieurs pays) dans des domaines tous azimuts. L’initiative sur la facilitation des investissements, dont les discussions ont commencé à la ministérielle de Buenos Aires en 2017, est la plus avancée et pourrait être adoptée à Abu Dhabi. Lancée par la Chine avec le soutien de 70 pays (dont la Suisse), elle en rassemble désormais 110, dont beaucoup en développement.

Difficile donc d’y voir le traditionnel clivage Nord – Sud, si ce n’est que l’Inde et l’Afrique du Sud s’y opposent, comme aux autres initiatives plurilatérales, par peur de voir s’éroder le principe du multilatéralisme.

L’inquiétude de la société civile est qu’elle oblige les pays à ouvrir la porte aux investissements étrangers sans aucune possibilité de les contrôler ou de les encadrer en faveur du développement et qu’elle accorde encore davantage de droits aux multinationales. Aussi, qu’adviendrait-il d’un accord qui n’a pas été négocié par tous les membres ? Ses partisans font valoir qu’en cas d’intégration dans l’OMC, seuls les membres qui l’ont négocié seraient liés par ses obligations, les autres bénéficiant seulement de ses avantages, mais la question est délicate.

L’Inde et l’Afrique du Sud s’opposent aux mesures unilatérales

On sent déjà le India bashing se mettre en place en Occident... Car l’Inde se présentant traditionnellement comme la défenseuse des pays en développement, elle mène aussi la fronde, avec son allié traditionnelle, l’Afrique du Sud, contre les mesures unilatérales de protection de l’environnement qu’elle considère comme du protectionnisme déguisé et contraires à l’OMC.

Dans son collimateur, notamment, le CBAM, la taxe carbone aux frontières adoptée par l’Union européenne sur l’importation de produits très polluants comme par exemple l’aluminium du Mozambique. La Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), qui par ailleurs fête soixante ans cette année, a calculé que l’impact sur le climat serait minime : elle réduirait les émissions globales de CO2 de 0,1% seulement. Mais augmenterait le revenu des pays développés de 2,5 milliards USD, tout et en réduisant celui des pays en développement de 5,9 milliards USD.

Au lieu de cela, l’agence basée à Genève préconise d’adopter un « agenda positif sur l’environnement » qui favorise notamment le transfert de technologies vertes.

Taxer les transactions électroniques ?

Finalement, la question est ouverte de savoir si le moratoire de deux ans sur les taxes sur les transmissions électroniques sera prolongé. Il s’agit de renoncer, encore une fois, à taxer les téléchargements de films, musiques et livres et les communications par messageries électroniques. Alliance Sud, qui a participé à toutes les conférences ministérielles de l’OMC depuis sa création, a pu constater à quel point la Suisse campe toujours sur l’extension de ce moratoire, avec les Etats-Unis. Sans jamais vraiment comprendre quel est son intérêt là-dedans... Les estimations sur le manque à gagner pour les pays en développement varient, mais ils s’élèvent au moins à des dizaines de milliards de USD.

Alliance Sud va participer aussi à cette 13ème conférence ministérielle. Elle sera à Abu Dhabi pour veiller, avec d’autres ONG du monde entier, à ce que les acquis de développement ne se perdent pas encore davantage dans une tempête de sable en plein désert.

Article

Repenser la mondialisation aussi vite que possible

22.06.2020, Commerce et investissements

Avec le « confinement », les appels à la relocalisation des activités productives se multiplient. Si des changements sont indispensables, il faut une approche réfléchie pour que le remède, pour les pays en développement, ne soit pas pire que le mal.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

Repenser la mondialisation aussi vite que possible

Sur l’Ilha de Cabo, une île au large de la capitale angolaise Luanda.
© Alfredo D’Amato/Panos

Meinung

OMC : la revanche de l’Afrique

15.02.2021, Commerce et investissements

La Nigériane Ngozi Okonjo-Iweala a été élue à la tête de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Une première pour l’Afrique et pour une femme.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

OMC : la revanche de l’Afrique

Ngozi Okonjo-Iweala
© Isolda Agazzi

Article

Il faut une nouvelle loi sur l'économie extérieure

21.06.2021, Commerce et investissements

Alors que les violations des droits humains se multiplient, comme le montrent l’exemple de la Chine et du Myanmar, la Suisse ne dispose pas des bases légales lui permettant d’adopter rapidement des mesures économiques ciblées.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

Il faut une nouvelle loi sur l'économie extérieure

Territoire autonome des Ouïghours en Chine, le Xinjiang ressemble de plus en plus à une prison à ciel ouvert : la police est omniprésente, les prières et les barbes sont largement interdites en public.
© Johannes Eisele / AFP

Medienmitteilung

La Suisse doit cesser son blocage sur les brevets

25.11.2021, Commerce et investissements

La conférence ministérielle de l’OMC, qui se tiendra à Genève du 30 novembre au 3 décembre, va discuter de la dérogation temporaire à la protection de la propriété intellectuelle sur les vaccins, tests et médicaments anti-covid. La Suisse doit cesser son blocage systématique à l’OMC, qui dure depuis plus d’un an. De leur côté, les firmes pharmaceutiques doivent partager sans restriction leurs savoir-faire.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

+41 22 901 07 82 isolda.agazzi@alliancesud.ch
La Suisse doit cesser son blocage sur les brevets

© Tim Reckmann / pixelio.de