Entretien avec Micheline Calmy-Rey

« On ne peut pas accepter ce qui se passe en Ukraine ou à Gaza »

21.03.2024, Coopération internationale

L’ancienne Conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey regrette l’absence d’une position claire de la diplomatie suisse dans la période de crise actuelle. En tant que garante des Conventions de Genève, la Suisse devrait renforcer son engagement en faveur de la population civile.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

« On ne peut pas accepter ce qui se passe en Ukraine ou à Gaza »

La frontière entre Al-Jalazone et Bet El, en Cisjordanie, était déjà le théâtre d’affrontements violents entre l’armée israélienne et les jeunes palestiniens avant le 7 octobre 2023.   © Klaus Petrus

« global » : Mme Calmy-Rey, vingt ans après le lancement de l’Initiative de Genève, le Proche-Orient connaît la pire guerre depuis la création de l’Etat d’Israël en 1948. Quel regard portez-vous sur le rôle de la Suisse dans ce conflit ?

Micheline Calmy-Rey : L’Initiative de Genève soutenue par la Suisse était un plan de paix alternatif signé entre les sociétés civiles palestiniennes et israéliennes, qui visait un règlement global du conflit et une solution à deux Etats. En 2022 le DFAE s’est désengagé du soutien à cette initiative tout en continuant à parler d’une solution à deux Etats. Il faut dire que l’objectif d’un Etat palestinien était devenu secondaire dans l’agenda international de cette dernière décennie. On a occulté un conflit jugé sans issue et on s’est gargarisé avec cette solution à deux Etats, mais les pays occidentaux n’ont rien fait pour la concrétiser. Rien n’illustre mieux ceci que l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne. On a pensé que la normalisation des relations des Etats du Golfe avec Israël permettrait de régler le conflit dans la foulée, mais on voit bien que ce n’est pas le cas. Aujourd’hui l’idée de la solution à deux Etats refait surface, mais sa mise en œuvre reste difficile car les questions du statut de Jérusalem, de la colonisation, du droit au retour des réfugiés demeurent.

Les temps ont changé aussi, la solution à deux Etats n’est-elle pas encore plus difficile à mettre en œuvre aujourd’hui qu’il y a vingt ans ?

Oui, vous avez raison. Prenez l’évolution du nombre de colons juifs dans les territoires palestiniens occupés : ils étaient 280'000 en 1993, aujourd’hui ils sont 700'000. La construction de la barrière de séparation a transformé la Cisjordanie en micro enclaves parfaitement ingouvernables. Plus de 90 % de la terre entre la Méditerranée et le Jourdain est sous contrôle direct d’Israël. Pour l’instant, la solution à deux Etats reste un vœu pieux.

 

Eine sieben Meter hohe Mauer, die das Westjordanland von Jerusalem und Israel.

Point de contrôle de Qalandiya. À la fin de la deuxième Intifada, on a construit un mur, parfois haut de sept mètres, qui sépare aujourd'hui la Cisjordanie de Jérusalem et d'Israël.   © Klaus Petrus

Bau einer israelischen Siedlung bei Bet El nordöstlich der palästinensischen Stadt Ramallah, Westjordanland

Construction d'une colonie israélienne à Bet El, au nord-est de la ville palestinienne de Ramallah.
© Klaus Petrus

 

Que pensez-vous de l’action de la coopération suisse dans la région actuellement ?

J’ai de la peine à voir une position claire de la Suisse. Son message est brouillé. Dans sa prise de position officielle elle a appelé les parties à remplir leurs obligations en vertu du droit international (DI) et du droit international humanitaire (DIH). Avec 120 autres Etats, elle a approuvé à l’ONU une résolution de l’Assemblée générale qui appelait à une trêve humanitaire immédiate. Mais certains milieux ont critiqué cette attitude. En même temps, le chef du DFAE déclare que la Suisse suspend le financement de 11 organisations en Palestine et en Israël, répondant ainsi aux désirs de certains partis politiques souhaitant que l’on examine si l’aide au développement envers la Palestine devait être annulée. Finalement seules trois organisations palestiniennes sont touchées par cette suspension. Enfin, si la Suisse avait décidé dans un premier temps de ne pas couper les 20 millions de francs annuels versés par Berne à l’Agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, l’évaluation de son financement risque bien de changer après l’annonce du licenciement immédiat de 12 de ses employés soupçonnés d’être liés à l’attaque du 7 octobre à l’encontre d’Israël. Le risque n’est malheureusement pas négligeable que la contribution de la Suisse soit finalement suspendue et ce malgré les énormes besoins humanitaires à Gaza.

 

 

J’ai de la peine à voir une position claire de la Suisse.

 

Que pensez-vous de l’annonce faite par la Suisse de vouloir organiser une conférence de paix sur l’Ukraine ?

A Davos, la Suisse a dit qu’elle participerait à l’organisation d’une conférence de paix. Dans le processus traditionnel, on procède à des pourparlers préalables, on arrête les objectifs de la rencontre et l’annonce publique intervient ensuite. A Davos, la Suisse a fait les choses à l’envers. Reste que la situation est différente de celle d’une médiation classique entre deux Etats en conflit. La conférence de paix se tiendrait après quatre rencontres des conseillers à la sécurité de plus de 80 pays dont la dernière a eu lieu à Davos et qui ont toutes été publiques. La méthode a donc dû s’adapter. Je suis contente que la Suisse bouge et utilise ses atouts, qui ne sont pas négligeables. Pourtant, à l’heure actuelle, on ne peut parler que d’une pré-préparation.

Que se passerait-il ensuite ?

Il est peu probable que la Russie participe directement au premier sommet. En même temps, une conférence de paix sans la Russie est impensable. A Davos notre présidente et notre ministre des Affaires étrangères ont fait part de leur souci d’impliquer la Russie. Ils ont affirmé que la Suisse voulait travailler avec le plus grand nombre de chefs d’Etats, en particulier avec les Etats qui se sont jusqu’à présent plutôt positionnés du côté de la Russie. Si la Suisse veut en effet participer à l’élaboration de la discussion, et pas seulement se contenter d’un rôle d’hôtelier, il s’agira aussi pour elle d’en définir le contenu et c’est la raison pour laquelle la participation d’Etats réputés proches de la Russie et de la Russie elle-même est importante. De plus, un accord sur la plupart des points du plan de paix ukrainien est pour l’instant irréaliste. La Suisse devrait déterminer de manière abstraite les points sur lesquels un dénominateur commun se dessine entre les amis de l’Ukraine et les défenseurs de la Russie. Il existe par ailleurs des enjeux techniques pour lesquels des accords intermédiaires pourraient se nouer dans l’intérêt des parties, par exemple sur les céréales, l’échange de prisonniers, la sécurité des centrales atomiques, etc.

 

J’aimerais que la Suisse parle plus haut et fort sur le respect du droit international humanitaire.

 

Vous étiez à l'origine de la candidature suisse au Conseil de sécurité de l'ONU. Que pensez-vous de son activité après une année ?

Au Conseil de sécurité, la Suisse a pu poursuivre sa politique étrangère traditionnelle. Avec le Brésil, elle a facilité l’accès humanitaire après le tremblement de terre au nord de la Syrie. Mais elle intègre le Conseil de sécurité dans une période où le multilatéralisme est à la peine, bloqué par le véto des grandes puissances. J’aurais attendu qu’elle soit un peu plus dynamique sur l’application du DIH. C’est dommage qu’elle ne fasse pas plus de ce point de vue là car on ne peut pas accepter ce qui se passe en Ukraine ou dans le conflit israélo-palestinien, où les Conventions de Genève ne sont respectées par personne : bombardements indiscriminés à Gaza, actes perpétrés par le Hamas le 7 octobre, qui sont constitutifs de crimes de guerre. Il est inacceptable que de nombreux civils israéliens soient exécutés, que les Palestiniens soient pris au piège par le Hamas à Gaza, que l’acheminement des secours soit entravé. J’aimerais que la Suisse parle plus haut et fort sur le respect du droit international humanitaire. Après tout, il est né à Genève et la Suisse est garante des Conventions de Genève.

 

Westmauer oder Klagemauer im Jüdischen Viertel der Altstadt von Jerusalem mit jüdischen Gläubigen und Ultraorthodoxen.

Le Mur occidental ou Mur des Lamentations dans le quartier juif de la vieille ville de Jérusalem, avec des pratiquants juifs et des ultra-orthodoxes.   © Klaus Petrus

 

En même temps le multilatéralisme apparait affaibli... Avez-vous toujours confiance dans les institutions de l’ONU et quel rôle devrait jouer la Suisse et la Genève internationale ?

Le Conseil de sécurité est bloqué par les vétos des uns et des autres. Mais à Genève se concentrent les organisations techniques et quand on parle d’érosion du multilatéralisme, il faut regarder aussi ce qui se passe ici. Le Palais des Nations a été fermé pendant une quinzaine de jours pour faire des économies de chauffage, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) va se priver de 4'000 collaborateurs, l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) va en licencier aussi beaucoup. Genève concentre un nombre impressionnant d’organisations techniques des Nations unies et celles-ci ont des difficultés, mais aussi les données informatiques nécessaires au bon fonctionnement de la globalisation : elle s’occupe des fréquences des téléphones portables, des patentes et des marques, de la santé publique, des conditions de travail, du climat, de la coordination de l’aide humanitaire. Les Nations unies nécessitent des réformes importantes, pas seulement du Conseil de sécurité, mais aussi dans la recherche d’un fonctionnement plus effectif des organisations techniques.

Quel regard portez-vous sur la coopération au développement de la Suisse ? Faut-il, selon vous, puiser sur le budget régulier de la Direction du développement et de la coopération (DDC) pour financer la reconstruction de l’Ukraine ?

Si je regarde le site web de la DDC, elle promeut l’accession à l’autonomie politique et économique des Etats. La priorité de la Suisse a été et est d’aider les populations les plus pauvres. En tout état de cause, je trouve indéfendable d’un point de vue de politique étrangère de couper l’aide aux pays les plus pauvres – une rubrique du budget régulier reconduite d’année en année et un objectif durable de la DDC – pour l’affecter à l’aide à la reconstruction de l’Ukraine. C’est un objectif certes hautement souhaitable et nécessaire, mais espérons-le limité dans le temps et qui à mon sens devrait pouvoir bénéficier d’un financement particulier.

 

« Les Suisses ont de la peine à comprendre pourquoi on n’envoie pas d’armes à l’Ukraine, mais à l’Arabie saoudite qui mène une guerre au Yémen. »

 

La neutralité suisse s’applique-t-elle encore aujourd’hui ?

La Suisse pratique aujourd’hui une politique d’Etat neutre. Elle n’envoie pas d’armes aux belligérants, ni directement ni par intermédiaires. La Suisse a condamné l’agression de la Russie car elle violait le droit international. Elle applique des sanctions économiques à l’encontre de la Russie. Si elle n’avait pas fait suivre sa condamnation de sanctions, elle aurait permis le contournement des sanctions européennes et ainsi pris le parti de l’agresseur. Il n’en demeure pas moins que les Suisses ont de la peine à comprendre pourquoi on n’envoie pas d’armes à l’Ukraine, mais à l’Arabie saoudite qui mène une guerre au Yémen. La guerre en Ukraine est atypique de notre temps. Les conflits armés entre Etats sont aujourd’hui une exception. Les conflits civils se multiplient, tout comme les cyberattaques. Et comment faire lorsque les choses se compliquent encore ? L’exportation d’armes vers l’Arabie Saoudite n’est pas interdite par le droit de la neutralité car au Yemen il ne s’agit pas d’un conflit armé interétatique. On le voit, la définition de la guerre par le droit de la neutralité est un défi posé à son interprétation.

En tant qu’Envoyée spéciale de la Secrétaire générale de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) pour le suivi de la situation à Madagascar, vous avez conduit récemment une mission électorale de la Francophonie à Antananarivo. Cette année un nombre record de personnes participera à des élections dans le monde. Est-ce un test décisif pour la démocratie ?

A Madagascar, la question qui s’est posée à la communauté des pays aux vues similaires (Suisse, UE, Etats-Unis et Etats occidentaux) était un peu différente. Madagascar est un point de passage entre l’Afrique et la Chine, avec une présence chinoise et russe sur l’île. La communauté des like-minded a observé le processus électoral et émis des observations. Elle a souhaité un processus électoral plus inclusif, transparent et ouvert, mais pour des raisons géopolitiques accepté de financer un processus pas idéal et le président sortant a été réélu. Il faut remarquer tout de même que Madagascar est très pauvre et que les processus électoraux ne peuvent pas être jugés à l’aune de ce qui se passe en Suisse. Les Malgaches n’ont pas toutes et tous accès à l’électricité, tous les bureaux de vote ne sont pas connectés et les moyens de communication manquent.

 

L’entretien a eu lieu fin janvier 2024.

Alt Bundesrätin Micheline Calmy Rey

 

Micheline Calmy-Rey

L’ancienne Conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey a été à la tête du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) de 2002 à 2011. Elle a mené une politique de neutralité active, impliquant la Suisse dans plusieurs médiations internationales et initiatives de paix, dont la plus connue est la médiation entre la Fédération de Russie et la Géorgie qui a permis en 2011 l’entrée de la Russie à l’Organisation mondiale du commerce, mais aussi dans les médiations entre la Turquie et l’Arménie. En 2008, elle a négocié avec succès les accords de représentation de la Géorgie en Russie et de la Russie en Géorgie.

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