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Fonds privés : nombreuses questions ouvertes

27.03.2023,

Depuis Addis Abeba en 2015, la communauté internationale répète (presque) à l’unisson qu’il faut mobiliser des fonds privés pour financer les Objectifs de développement durable (ODD) et les engagements climatiques confirmés à Paris.

Laurent Matile
Laurent Matile

Expert en entreprises et développement

Fonds privés : nombreuses questions ouvertes
Des soldats rwandais patrouillent à Afungi, Mozambique, près de l’usine de gaz naturel liquéfié.
© Simon Wohlfahrt/AFP/Keystone

Le déficit de financement des ODD a été (ré-)évalué en 2021, suite à la crise du COVID, à USD 3,9 trillions (3’900 milliards). La même année, la somme totale de l’Aide publique au développement (APD) a atteint un montant (record) de USD 185,9 milliards. Avec l’Accord de Paris, les pays développés ont confirmé leur engagement de mobiliser USD 100 milliards de financements climatiques par an, dès 2020. En 2021, un montant de USD 83 milliards a été mobilisé à ce titre. Déficit, donc, il y a. Il est abyssal. Et le réflexe a été, à ce jour, aussi bien sur le plan multilatéral que bilatéral, de lorgner du côté des financements privés pour espérer combler ce déficit.

Quelle est la contribution effective des fonds privés pour réduire le déficit de financement des ODD et climatiques ? Quels sont les mécanismes existants pour lever de tels fonds (leveraging mechanisms) ? Quels sont les défis rencontrés ? Il est parfois bon de faire un arrêt sur image pour prendre acte de la situation réelle. C’est l’objectif d’un rapport récent de l’OCDE, qui apporte des réponses à certaines questions, mais en laissent plusieurs importantes ouvertes :

Quels montants ont été mobilisés ?

  • En moyenne annuelle 2018-2020, USD 48,6 milliards ont été mobilisés auprès du secteur privé par des interventions de la finance de développement publique (official development finance). En 2012, ce montant était de USD 15,3 milliards. Ce résultat est qualifié par l’OCDE elle-même de « modeste » et « en-deçà des attentes ».

Dans quels pays ont lieu les investissements ?

  • 35 % des financements privés étaient destinés à l’Afrique (soit USD 16,5 milliards/an dont USD 3,4 milliards pour des mégaprojets gaziers au seul Mozambique), l’Asie figurant en deuxième position avec USD 13,5 milliards, dont 3,3 pour la seule Inde.
  • Dans le top sept des pays bénéficiaires figurent dans l’ordre le Mozambique, l’Inde, la Chine (PRC), la Turquie et l’Egypte, suivis par le Brésil et l’Ukraine.

Avec quel résultat pour les pays plus pauvres ?

  • 87 % de ces financements ont été destinés à des pays à revenu intermédiaire (Middle Income countries / MICS), soit à des pays en développement « au profil de risques bas ».
  • 12 % des financements privés mobilisés ont été destinés aux pays à bas revenu (LIC), dont deux-tiers dans seulement cinq pays (Mozambique, Bangladesh, Uganda, Guinée et Angola). Ces montants relativement élevés sont tirés vers le haut par les mégaprojets de gaz liquéfié (LNG) au Mozambique.

Dans quels secteurs ?

  • Quant aux secteurs bénéficiaires, 90 % ont été investis dans des projets d’infrastructure et de services économiques et de production – comprenant comme principaux sous-secteurs les banques et les services aux entreprises (36 %), l’industrie, les mines et la construction (21 %) et l’énergie (18 %) ; seuls 7 % étaient destinés à l’infrastructure et services sociaux, dont font partie l’éducation (1 %), la santé et la population (2 %), l’eau et l’assainissement (3 %).

Qui mobilise combien ?

  • 69% des fonds privés ont été mobilisés par des banques de développement multilatérales. Le Groupe de la Banque mondiale est à lui seul responsable de 34% de cette mobilisation, suivi par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), la Banque européenne d'investissement (BEI) et la Banque asiatique de développement (BAsD). La Suisse est membre de toutes ces banques multilatérales de développement, à l'exception de la BEI, et a l'intention de comptabiliser à l'avenir les financements privés mobilisés par ces banques, y compris dans le domaine du climat, au prorata de sa participation au capital, afin d'atteindre les objectifs internationaux.
  • 25% ont été mobilisés par des institutions bilatérales, dont principalement des institutions de financement du développement (DFI), parmi lesquelles figure le Swiss Investment Fund for Emerging Markets (SIFEM) qui figure au 11ème rang, avec 42 millions de fonds privés mobilisés/en moyenne par an. Les institutions multilatérales soutenues par la Suisse ont contribué à hauteur de 5 % à la mobilisation de fonds privés, notamment le Private Infrastructure Development Group (PIDG), le Global Environment Facility (GEF) et le Green Climate Fund (GCF).

Quelle contribution pour le climat ?

  • Quelque 32 % du total des financements privés mobilisés en 2018-20 ont contribué à l'atténuation et/ou à l'adaptation du climat, pour un total de USD 15,5 milliards par année. Bien que la part des fonds privés mobilisés pour l'adaptation ait augmenté de 1,9 milliard USD en 2018 à 4,4 milliards USD en 2020, elle ne représente que 4 % en moyenne/an du total. En moyenne 2016-2020, 86 % des fonds privés mobilisés pour le climat, l’ont été pour des projets de réduction des émissions (mitigation), dont 53 % dans le seul domaine de l’énergie.

Le rapport de l’OCDE souligne que selon les prestataires publics et les acteurs privés directement impliqués dans les financements, les « résultats modestes » sont qualifiés comme étant dû en grande partie aux défis qu'ils rencontrent lorsqu'ils co-investissent dans les pays en développement, soit : le risque élevé perçu (high perceived risk); le faible niveau de rendement des investissements ; le manque de pipelines de projets et d'opportunités d'investissement « bancables »/de taille importante ; le manque « d' innovation financière » dans les portefeuilles des institutions.

Et de poursuivre en relevant que le risque perçu par les investisseurs privés est particulièrement élevé dans les pays et les secteurs qui en ont le plus besoin, en termes de viabilité commerciale et de profil de rentabilité des projets, même pour les projets ayant des objectifs d'impact. « D'où la faible part du financement privé mobilisé dans ces contextes. De même, les faibles niveaux de rentabilité financière, la très petite taille des opportunités d'investissement et, plus généralement, le manque d'incitations pour les acteurs privés à investir dans l'adaptation au climat explique qu'elle ne représente que 4% du total des financements privés mobilisés par les prestataires. »

Malgré les résultats mitigés mis en exergue par le rapport, les gouvernements et les banques de développement indiquent vouloir poursuivre leurs efforts pour mobiliser davantage de financement privé, au travers, notamment ;

  • D'un recours accru aux garanties et à d'autres « mécanismes innovants » ;
  • De nouveaux véhicules ou programmes de financement mixte (blended finance) spécialement conçus pour mobiliser les investissements privés, et ;
  • Des changements de modèle plus profonds (nouveau mandat et/ou modèle d'entreprise).

Cette quête quasi frénétique de financements privés pour le développement et le climat soulève néanmoins une liste de questions (systémiques) dont le rapport de l’OCDE rappelle la pertinence, sans y apporter néanmoins de réponse : dans quelle mesure, au vu du niveau et de la complexité des risques effectifs ou perçus par les investisseurs privés dans les pays les moins avancés (PMA), une mobilisation de fonds privés peut-elle représenter une alternative crédible et substantielle aux financements publics (APD) ? Dans quelle mesure est-il possible, respectivement souhaitable de mobiliser des fonds privés dans des secteurs dont le rendement financier est - et, par nature restera, - faible, voire quasi inexistant, notamment parce qu’il s’agit de garantir un accès universel et équitable à des biens et services essentiels aux populations (notamment à l’éducation, la santé, l’eau propre et l’assainissement) ? Dans quelle mesure, également pour des considérations de rendements financiers, des projets d’adaptation climatique sont-ils finançables par des investisseurs privés ? Plus largement, dans quelle mesure les grands projets co-financés par des investisseurs privés garantissent-ils le respect des principes de l’efficacité du développement, notamment en termes de consultation des populations impactées ? Last but not least, quel est l’impact qu’une augmentation substantielle telle que souhaitée par les différents acteurs des investissements privés aurait sur l’endettement des pays « bénéficiaires » ?

Rêve et réalité ne correspondent pas toujours.

Fonds privés pour le développement et l’adaptation climatique ? Exemple des mégaprojets GNL au Mozambique

Après la découverte d'immenses réserves de gaz naturel au Mozambique, des multinationales, dont TotalEnergies, ExxonMobil, l’italienne Eni ou la japonaise Mitsui ont développé des plans massifs par la construction de projets de gaz naturel liquéfié (GNL), comprenant notamment l'extraction en mer, un gazoduc sous-marin et une usine de traitement à terre. Le projet – qui est co-financé par la Banque africaine de développement (BAD) - constitue le plus grand investissement étranger direct (FDI) à ce jour et le plus grand financement de projet en Afrique.

Ces projets devraient placer le Mozambique au 3ème rang des fournisseurs mondiaux de GNL. Des composantes du projet, qui comprennent des activités de réinstallation des populations impactées, sont présentées comme mesures d’adaptation au changement climatique. Après une insurrection islamiste dans la région du Cabo Delgado qui menaçait ces projets, l'UE a annoncé qu'elle augmentera son soutien financier à une mission militaire au Mozambique pour s'assurer que les projets gaziers soient mis en service dès que possible, afin de réduire la dépendance de l’UE au gaz russe.