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Interview
« Le Parlement n'est qu'un reflet limité de la volonté du peuple »
05.04.2024, Coopération internationale
Au début du mois d’avril, l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) a publié un nouveau sondage représentatif qui montre que malgré les conflits mondiaux et les insécurités économiques, la coopération au développement bénéficie d’un large soutien au sein de la population suisse, qui dépasse même celui dont bénéficie l’armée. Pour Fritz Brugger, codirecteur du Centre pour le développement et la coopération (NADEL) de l'EPFZ, un changement de mentalité doit maintenant aussi avoir lieu dans le monde politique.
Alliance Sud : Le sondage du NADEL révèle que la population suisse est très préoccupée par la pauvreté mondiale. Cela se répercute-t-il sur sa solidarité et son engagement ?
Fritz Brugger : L'engagement de la population suisse demeure élevé. Un adulte sur deux a fait un don l'année dernière. C'est remarquable et réjouissant, surtout si l'on pense à l'augmentation du coût de la vie. Cette hausse n’a entraîné qu'un léger recul des dons, de près de 3%. Dans les pays voisins, environ 36% de la population verse des dons aux œuvres caritatives.
Le soutien à la coopération au développement dépasse celui à l'armée, et ce en période de guerre en Europe. Comment l’expliquez-vous ?
La population comprend très bien que la sécurité n'est pas en premier lieu une question militaire, mais que la stabilité mondiale dépend essentiellement de la « sécurité humaine ». Autrement dit, dans notre monde globalisé et interconnecté, la sécurité se fonde sur la mise en œuvre des droits humains et sur un progrès respectueux de l'environnement et socialement équitable pour l’ensemble des êtres humains.
Source : ETH NADEL, Enquête Coopération Globale Suisse 2023
Une étude de l'EPFZ sur la sécurité révèle que même au centre de l’échiquier politique, une nette majorité de 60% est favorable à une hausse de la coopération au développement. Le Conseil fédéral pratique-t-il une politique qui ignore le peuple ?
En approuvant le budget proposé par le Conseil fédéral, le Parlement doit établir des priorités entre les objectifs politiques s'ils ne peuvent pas tous être atteints ou s'ils sont incompatibles entre eux. De plus, même dans notre démocratie directe, le Parlement n'est qu'avec certaines restrictions le reflet de la volonté du peuple. Inutile de se leurrer à ce sujet. De nombreux parlementaires sont rémunérés pour défendre des intérêts particuliers. Lorsqu'il s'agit d'économiser de l'argent dans la course à la répartition du budget, il est plus facile de le faire dans les domaines qui ne sont pas dotés d'un lobby rémunéré au Parlement. L'influence des liens d'intérêt sur les décideurs politiques est bien établie scientifiquement. On peut par exemple l'observer actuellement dans le cadre de la lutte acharnée pour la mise en œuvre de l'interdiction de la publicité pour le tabac, décidée par le souverain dans les urnes.
Pour la population, les investissements dans l'éducation et la sécurité alimentaire sont une priorité absolue. La Suisse devrait-elle renforcer son engagement dans ces domaines ?
La santé, la sécurité alimentaire et l'éducation sont des besoins fondamentaux. Elles bénéficient donc non seulement d'une priorité élevée, mais — comme le montrent les résultats de notre enquête — elles sont aussi susceptibles de rallier une majorité, tous groupes socio-économiques et toutes opinions politiques confondus. Les preuves scientifiques disponibles sur l'efficacité de la coopération au développement indiquent en outre que c'est dans le domaine de l'éducation et de la santé que l'engagement offre le plus de potentiel et qu'il est bien investi. Et malgré tous les progrès accomplis, par exemple dans la réduction de la mortalité infantile, les besoins demeurent énormes. En matière d'éducation, des progrès considérables ont été réalisés dans la scolarisation ; les besoins sont aujourd'hui immenses en termes de qualité de l'enseignement et d'accès au niveau secondaire.
La population comprend très bien que la sécurité n'est pas en premier lieu une question militaire, mais que la stabilité mondiale dépend essentiellement de la « sécurité humaine ».
La promotion du secteur privé, que le ministre des affaires étrangères Cassis ne cesse de mettre en avant, semble moins cruciale pour les sondés. Le Conseil fédéral fait-il fausse route avec sa stratégie ?
Dans la discussion sur le rôle du secteur privé dans la coopération au développement, nous devons faire la distinction entre trois choses : tout d'abord, la promotion du secteur privé local dans les différents pays. Elle repose sur l'idée que ce sont en fin de compte les entreprises locales qui procurent la majeure partie des emplois. C'est en tout cas primordial, mais ne peut être contrôlé de l'extérieur que dans une certaine mesure. Le deuxième thème est la promotion du développement durable via la responsabilité des entreprises, surtout des multinationales. Cela fonctionne lorsque des opportunités commerciales s'ouvrent ou que des risques commerciaux peuvent être évités. Lorsque ce n'est pas le cas, peu de choses se passent. Là encore, la recherche l’a bien démontré. Le troisième thème est la mobilisation de capitaux privés pour le financement des objectifs de développement durable. Selon les chiffres de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les attentes sont trop élevées dans ce domaine. En particulier pour les investissements dans les pays les plus pauvres, la mobilisation des capitaux privés est loin de répondre aux attentes. Cela vaut aussi pour les investissements privés dans des secteurs sans opportunités de rentabilité (« business cases »), ce qui n'est pas vraiment surprenant. Il faudrait une évaluation plus réaliste de ce qui peut ou ne peut pas être réalisé par le secteur privé.
Source : ETH NADEL, Enquête Coopération Globale Suisse 2023
Plus une personne est informée, plus elle soutient la coopération internationale. Or, les médias parlent de moins en moins du Sud global. Comment peut-on s'assurer que la population soit informée du contexte mondial et de la politique de développement ?
La question est difficile. Des spécialistes des médias ont analysé toutes les émissions du journal télévisé de 2022. Il en ressort que 85% de la population mondiale se voit réserver à peine 10% du temps d'antenne. C'est d'autant plus inquiétant que 57% des participantes et participants à notre enquête ont désigné la télévision comme principale source d'information sur le Sud global, avec les journaux (imprimés : 32%, en ligne : 47%) et la radio (29%). Aucune autre source d'information n'a une pénétration aussi importante. Les organisations de développement sont citées par 8% des personnes interrogées comme l'une des trois principales sources d'information. Si le service public venait à s’affaiblir, comme diverses initiatives politiques le souhaitent actuellement, le problème ne fera que s'aggraver.
Comme beaucoup de scientifiques, vous soutenez la campagne #SoyonsSolidairesMaintenant. Avec quelle motivation ?
Simplement parce que la Suisse est le pays le plus riche du monde et qu'il est essentiel qu’elle continue à prendre part à la solidarité internationale. Un refus de sa part aurait des conséquences immédiates pour les personnes concernées et pour la lutte contre la pauvreté et ne serait pas non plus dans l'intérêt de la Suisse. Si le budget de la coopération internationale est amputé maintenant, il sera difficile de l'augmenter à nouveau une fois que l'Ukraine sera reconstruite.
Le frein à l'endettement est invoqué pour justifier la réduction actuelle — même s’il existe un large consensus sur le fait que le frein à l'endettement est trop strict dans sa forme actuelle et entraîne la chute du taux, déjà très bas, à zéro. Des propositions de réforme sont sur la table. Elles permettraient d'augmenter la marge de manœuvre (que nous avons nous-mêmes restreinte) tout en permettant un contrôle précis des dépenses.
Il existe un large consensus sur le fait que le frein à l'endettement est trop strict dans sa forme actuelle.
À quoi ressemblerait une contribution appropriée de la Suisse à la coopération internationale ?
Une contribution appropriée commence par une stratégie courageuse et visionnaire qui ne considère pas la coopération internationale comme un domaine politique à part, mais qui pense la politique en Suisse, l'organisation des relations avec les pays du Sud global et l'engagement en faveur du développement à partir du développement durable global. La politique commerciale et fiscale en fait partie, tout comme la politique climatique et celle liée aux matières premières. C'est dans cette cohérence des politiques que réside le plus grand potentiel de levier pour promouvoir le développement durable mondial. Or, la cohérence des politiques a pratiquement déserté le débat et la tendance va dans le sens contraire. Ainsi, par exemple, au lieu de faire ses devoirs en matière de politique climatique, le monde politique a tendance à déléguer cette tâche aux pays du Sud global par le biais de contrats.
Que proposez-vous concrètement ?
Lorsqu'il est question de projets de développement concrets, je plaide avant tout pour la continuité et la fiabilité thématiques. C'est certes ennuyeux, mais gage de succès : la Suisse s'est engagée à long terme dans des thématiques et cela s'est traduit par des résultats positifs. Et puis je plaide pour une plus grande collaboration avec la communauté scientifique et l'utilisation systématique des preuves dans la planification et le contrôle des résultats. Il y a clairement une marge de progression sur ce plan.
On trouvera l'enquête NADEL complète « Swiss Panel Global Cooperation 2023 » ici.