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Grenade dans la marmite épicée de la géopolitique

16.01.2023, Coopération internationale

Petite île des Caraïbes, la Grenade est également appelée l'île aux épices. Les Français et les Anglais se battaient autrefois pour la conquérir. Aujourd'hui, d'autres puissances luttent pour exercer davantage d'influence sur la Grenade.

Grenade dans la marmite épicée de la géopolitique
Aujourd'hui encore, deux épaves d'avion sur l'ancien aéroport rappellent l'importance de la Grenade pour les États-Unis pendant la guerre froide.
© Karin Wenger

« Carib's leap » ou « Leapers hill » : tels sont les noms donnés à la falaise au nord de la Grenade d'où les Caribes, les derniers autochtones, se sont jetés dans l'océan en 1651. Là où la jungle et la brousse devaient marquer le paysage à l'époque, se dressent aujourd'hui une église et une stèle commémorative. Cutty, un guide local, m'a conduite jusqu'ici. Scrutant la mer houleuse bien en dessous de nous, il explique : « Les Caribes préféraient une mort certaine plutôt que d’être capturés et asservis par les colonisateurs français. »

On comprend aisément la raison de ce saut fatal : alors que Christophe Colomb avait navigué à proximité de la Grenade en 1498, les Français ont reconnu les trésors de l'île et entendaient bien se les approprier. En échange de quelques couteaux, de perles de verre et d'alcool, ils achetèrent des terres aux Caribes. Mais peu après, les habitants de l'île regrettèrent la transaction, attaquèrent le fort français armés d’arcs et de flèches et tentèrent d'expulser les envahisseurs de leur île. Équipés de canons et dotés d’une puissance de feu, les Français repoussèrent les Caribes et les acculèrent à la mort jusqu'au nord, jusqu'au bord de la falaise.

Passé colonial

Aujourd'hui, pour de nombreux visiteurs, la petite île caribéenne de la Grenade n'est rien de plus qu'une excursion d'une journée au cours d’une croisière — on admire des cascades, on achète de la noix de muscade, de la vanille, de la cannelle et du rhum, puis on met le cap sur la prochaine destination ensoleillée. Oublié le passé colonial de la Grenade et des autres îles des Caraïbes. Oublié l'héritage sanglant des Européens, qui naguère étaient encore de grandes puissances qui se partageaient le monde. Ainsi, à la Grenade, Français et Britanniques se sont succédé au pouvoir. À la fin du 18e siècle, les Britanniques y ont fait venir un grand nombre d'esclaves d'Afrique et les ont contraints à travailler dans les plantations de canne à sucre. Plus de 80% de la population actuelle descend directement de ces esclaves. Ce sont également des commerçants britanniques qui, au milieu du 19e siècle, ont apporté des noix de muscade d'Indonésie à la Grenade et ont commencé à les cultiver sur ces terres.

De nos jours, la Grenade produit 20% de toutes les noix de muscade de la planète, ce qui en fait le deuxième producteur mondial après l'Indonésie. « Les Européens viennent aujourd'hui pour nos épices, nos noix de muscade. La domination coloniale européenne a pris fin depuis longtemps ; d'autres se battent désormais pour nous conquérir et tentent de nous coloniser », affirme Cutty en montrant le stade de cricket près duquel nous sommes arrivés et que des ouvriers chinois ont commencé à construire en 2005 avec des fonds chinois. « Nous appelons cela les pots-de-vin chinois. Des projets financés par l’empire du Milieu pour que nous votions pour la Chine et contre Taïwan aux Nations Unies. »

Guerre froide

Aujourd'hui, comme hier et avant-hier, la Grenade est au cœur des querelles géopolitiques et le jouet des grandes puissances. Ce ne sont plus la France et l'Angleterre à la manœuvre, mais la Chine et les États-Unis. Dans ce jeu, l’empire du Milieu s'aventure de plus en plus dans l'arrière-cour américaine, dont font partie plusieurs pays des Caraïbes, y compris la Grenade. Aujourd'hui encore, deux épaves d'avion sur l'ancien aéroport rappellent l'importance de la Grenade pour les États-Unis pendant la guerre froide. À l'époque, le 25 octobre 1983, une semaine après un coup d'État militaire sur l'île, Ronald Reagan a envoyé 8 000 de ses soldats sur l’île de la Grenade. Officiellement, ils devaient protéger les étudiants yankees de l'université Saint George, mais en fait, il s'agissait déjà d'autre chose à l'époque. On était en pleine guerre froide et Reagan craignait que les putschistes ne se rangent du côté de Cuba. Les soldats américains ont donc déposé les putschistes et un gouvernement civil, favorable aux États-Unis, a pris le pouvoir.

Vente à la Chine

La Chine n'a pas envoyé de soldats, mais de l'argent, des ouvriers et de prétendus diplomates. La construction du stade de cricket a été achevée en 2007. L'ambassadeur chinois s'est rendu à l'inauguration, mais au lieu de l'hymne national chinois, c’est l'orchestre de la police de la Grenade qu’il a entendu jouer l’hymne national taïwanais ! Une bourde et un faux pas politique qui a coûté son poste au chef de l'orchestre en question. Malgré une courte période de tensions politiques, la construction du stade a été suivie par d'autres projets chinois : logements et aide à l'agriculture, et la Grenade développe à l’heure actuelle son nouvel aéroport grâce à un crédit chinois de plus de 60 millions de dollars. Mon guide Cutty craint que la Chine ne s'approprie tout simplement le terrain ou l'aéroport si la Grenade ne parvient pas à rembourser le crédit — car la nation insulaire n'est pas riche.

Un diplomate au service de l’étranger

La Grenade est-elle en train de vendre son âme ? C'est l’impression qu’on avait jusqu'il y a peu. Ainsi, la Grenade fait notamment commerce de citoyennetés grenadiennes. Depuis 2016, grâce au « programme de citoyenneté par investissement à la Grenade », les étrangers peuvent acheter légalement la nationalité grenadienne pour 150 000 dollars au moins et sont par exemple ainsi habilités à entrer dans l'espace Schengen sans visa. C'est de cette manière que le Chinois Yuchen (Justin) Sun est lui aussi devenu citoyen grenadien — et plus encore. Cet entrepreneur d'origine chinoise mondialement connu dans le domaine de la cryptographie et de la « blockchain » a été nommé en décembre dernier par la Grenade ambassadeur et représentant permanent du pays auprès de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à Genève. Le fait que l'on ne sache jamais très bien quels intérêts il représente — ses propres intérêts commerciaux, ceux de la Chine ou de l'État grenadien — n'a pas semblé gêner le gouvernement de la Grenade. Pas plus que le fait que diverses plaintes soient pendantes aux États-Unis contre Sun, notamment pour blanchiment d'argent, violation des prescriptions de l'autorité boursière et des autorités fiscales. Depuis sa nomination comme représentant de la Grenade auprès de l'OMC, la Suisse refuse à Sun sa carte de légitimation au motif qu'il mêle affaires privées et diplomatie. Il perd ainsi son immunité diplomatique, son droit de séjour en Suisse et à l'achat éventuel d'une maison dans notre pays. Pourtant, Sun n'est pas un cas isolé dans le monde diplomatique de la Grenade : des dizaines de Chinois voyagent à travers le monde en qualité de diplomates du petit État insulaire — selon divers rapports de médias, ils ont tous acheté leur passeport diplomatique. En contrepartie, la Grenade se montre accommodante avec la Chine, s'est engagée dans la politique d'une Chine unique et a rompu ses relations avec Taiwan.

Nouveau gouvernement, nouvel espoir

À la Grenade, beaucoup semblent ne plus avoir envie que leur propre gouvernement vende leur petit État caribéen pour que les grandes puissances puissent faire de l’île l’objet de leur jeux géopolitiques. C'est sans doute pour cette raison que le Premier ministre Keith Mitchell a été évincé lors des élections de fin juin 2022. Ce politicien de 75 ans détenait les rênes du pouvoir depuis 23 ans et avait en outre gouverné la Grenade comme une entreprise familiale. Le principe selon lequel une personne détenant le pouvoir depuis trop longtemps devient cupide semble universel. Dickon Mitchell, le nouveau Premier ministre, a promis de lutter contre la corruption et annoncé qu'il mettrait fin à la vente de passeports diplomatiques aux étrangers. Mon guide Cutty s’en réjouit : « Mitchell est notre espoir et le meilleur défenseur de l'île ». Cet homme de 44 ans entend désormais défendre les intérêts de son pays et de tous ses habitants. Il a déjà fait savoir qu'il rappellerait tous les ambassadeurs et mettrait l'accent sur de nouvelles orientations politiques. Lors de son discours devant l'Assemblée générale de l'ONU en septembre, il a mis le changement climatique en tête de ses préoccupations. Les diplomates chinois, qui prétendaient jusqu'ici être au service de la Grenade, devront sans doute se mettre en quête d’une nouvelle mission.

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© zVg

Karin Wenger

L'autrice: Karin Wenger

Basée à New Delhi et à Bangkok, Karin Wenger a été correspondante de la radio SRF pour l'Asie du Sud et du Sud-Est de 2009 à 2022. Au printemps, elle a publié trois livres sur son séjour en Asie. Depuis l'été, elle navigue sur les mers du monde et écrit sur des événements politiques et des conflits oubliés dans le Sud global. Pour plus d’information : www.karinwenger.ch ou www.sailingmabul.com

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