Reportage en Bolivie

Le dernier souffle

03.05.2024, Coopération internationale

La coopération bilatérale au développement de la Suisse se retire d'Amérique latine après plus de 60 ans. Dans leur reportage en Bolivie, Malte Seiwerth et Rodrigo Salinas reviennent sur un partenariat réussi. Le Conseil fédéral a annulé le transfert des fonds promis vers l'Afrique subsaharienne, l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient et veut financer en partie la reconstruction de l'Ukraine en se retirant d'Amérique latine. Seul le Parlement peut encore l'empêcher.

Le dernier souffle

La pandémie a causé 22 000 morts en Bolivie, notamment en raison du manque d'appareils respiratoires. Fabio Díaz et son équipe ont finalement réussi la percée espérée : une machine fabriquée en Bolivie et pour la Bolivie. © Rodrigo Salinas

Malte Seiwerth (texte), Rodrigo Salinas (photos)

Fabio Díaz sort fièrement de son carton un dernier exemplaire de son appareil. Appelé « mambú » (Mechatronic Ambulatory Medical Breathing Unit, MAMBU), le petit respirateur ressemble à un robuste kit de construction. Un tampon portant sur le carton l'inscription « hecho en Bolivia » — « fabriqué en Bolivie » — complète les logos des entreprises et de l'université catholique San Pablo de La Paz qui ont fabriqué la machine, une production entièrement bolivienne.

L’expression du visage de Fabio Díaz passe de la fierté à l’épuisement tandis qu'il retrace le développement du respirateur. Il dirige le domaine de l’ingénierie mécatronique à l'université. Selon lui, « sans l'aide de la Suisse, le mambú n'aurait pas vu le jour ». En effet, le développement et la distribution ultérieure aux services de soins ont été financés en grande partie par l'ambassade helvétique dans le cadre de la coopération bilatérale au développement.

Disons que nous avons fait un travail de pionnier.

Fabio Díaz, mécatronicien et concepteur du respirateur « mambú »

Le projet était l’un des derniers à être financé par la coopération bilatérale de la Direction du développement et de la coopération (DDC). Après 54 ans, la DDC met définitivement fin cette année à ses projets de développement en Amérique latine et donc à ses activités en Bolivie. Un éclairage sur ce qu'elle a fait pendant la pandémie montre l'importance de son travail et la façon dont elle quitte le pays après plus d'un demi-siècle.

 

Eingang der katholischen Universität San Pablo in La Paz, Bolivien.

À l'université San Pablo de La Paz, les ingénieurs ont développé une alternative bon marché, de fabrication locale et facile à utiliser aux respirateurs complexes. © Rodrigo Salinas

 

Un contexte difficile durant la pandémie

À l'hôpital universitaire de La Paz, seule l’obligation du port du masque rappelle la pandémie, qui a causé jusqu'à présent près de 22 000 décès en Bolivie. Le jeune médecin Marcelo Alfaro travaillait alors quotidiennement aux soins intensifs ; le regard triste, il confie : « Certains ont vécu la guerre au Vietnam ou la Seconde Guerre mondiale. Pour nous, médicalement parlant, la pandémie était quelque chose de similaire ». Il a été chaque jour témoin du décès de personnes par manque de ressources. « Nous n'avions presque pas de matériel et devions constamment improviser », se souvient Fabio Díaz.

Durant la première année de la pandémie, le pays était également plongé dans une profonde crise politique. Après les élections de 2019, au cours desquelles, selon les résultats officiels, le président de longue date Evo Morales a été réélu, des allégations de fraude électorale ont émergé. L'opposition de droite a installé sa propre présidente, Jeanine Añez, qui s'est fait remettre l’écharpe présidentielle par les militaires. Bible à la main, Añez a proclamé la « fin du marxisme » en Bolivie et a donné carte blanche aux forces de sécurité pour réprimer les protestations par la violence.

Avant que l'élection de Luis Arce en octobre 2020 a permis à un président démocratiquement élu de reprendre le pouvoir, quatre ministres de la santé se sont succédé la même année. Le gouvernement de transition d'Añez semblait incapable de réagir de manière adéquate à la pandémie. Ainsi, il a certes acheté des respirateurs à l'étranger, mais des allégations de corruption ont fait que les appareils n'ont jamais été utilisés.

Les dons étrangers ont certes permis de remédier à la situation, mais certains n'étaient pas adaptés à la réalité bolivienne, explique Marcelo Alfaro : « Nous avons reçu des machines que beaucoup ne savaient pas utiliser et des équipements techniques qui n'étaient pas compatibles avec ceux dont nous disposions ».

 

Marcelo Alfaro in seinem Arztkittel im Treppenhaus des Universitätsspital von La Paz, Bolivien.

 Le médecin Marcelo Alfaro a vu tous les jours des personnes mourir en raison d'un manque de ressources dans l'unité de soins intensifs. © Rodrigo Salinas

 

Face à cette situation, une petite équipe autour du mécatronicien Fabio Díaz s'est attelée à la réalisation d'une solution bolivienne. Jour et nuit, ils ont occupé des salles vides de l’université et bricolaient. Leur objectif ? Une machine bon marché, fabriquée si possible avec des pièces locales et facile à utiliser.

Solution dans l’urgence

Mais au début, le respirateur mambú souffrait d’un manque de financement ; l'équipe a finalement trouvé l’argent auprès de Swisscontact et de l'ambassade de Suisse. Sandra Nisttahusz et Franz Miralles travaillent dans le bureau de l'organisation de développement à La Paz, soutenue par le secteur privé helvétique. Sandra Nisttahusz dirige le projet des marchés inclusifs. L’objectif est de promouvoir des initiatives qui améliorent à long terme les conditions de vie de la population rurale et lui offrent de meilleures perspectives économiques afin qu'elle puisse vivre dignement de l'agriculture.

Sans l'aide de la Suisse, le respirateur mambú n'aurait pas vu le jour.

Fabio Díaz, mécatronicien et concepteur du respirateur « mambú »

Le projet dure depuis plus d’une décennie et a été soutenu par la DDC à hauteur de près de dix millions de francs jusqu'à fin 2023. En Bolivie, Swisscontact est l'une des trois ONG, avec Helvetas et Solidar Suisse, à avoir reçu le plus d'argent de la DDC. Selon son rapport financier pour l'année 2022, Swisscontact a reçu près de 62 millions de francs suisses de la Confédération. De loin le plus gros montant qu’une organisation de développement ait reçu.

Pendant la pandémie et le confinement, de nombreux projets n'ont cependant pas pu voir le jour, tandis que la population rurale a particulièrement souffert du Covid. « Quand les traitements faisaient défaut en ville, il n'y en avait tout simplement pas à la campagne », explique Sandra Nisttahusz.

Elle a pris contact avec l'ambassade, qui a accepté de mettre à disposition des fonds supplémentaires. Au total, Swisscontact a versé près de 100 000 francs suisses pour le développement de quelque 80 respirateurs mambús et leur distribution à des centres de santé essentiellement ruraux. Le prix de production d'un seul respirateur avoisinait 1 000 francs suisses — les respirateurs classiques coûtent jusqu'à 50 fois plus cher.

 

Das in Bolivien entwickelte und produzierte Beatmungsgerät Mambú.

La coopération bilatérale au développement de la Suisse a été décisive dans le financement du respirateur Mambú. © Rodrigo Salinas

 

Swisscontact s'est occupé de la distribution des mambús et a encouragé leur homologation par les autorités. En collaboration avec le médecin Marcelo Alfaro, l'équipe de Fabio Díaz a continué à développer l’appareil respiratoire. L'équipe s'est aussi attelée à la formation technique du personnel médical sur l'appareil. Pour ce faire, le mécatronicien Fabio Díaz a visité divers centres de santé. Il témoigne : « Nous avons vu de nombreux respirateurs complexes inutilisés, car personne ne savait comment les utiliser. »

Les problèmes structurels demeurent

C’est donc une histoire d'industrialisation locale réussie ? Réponse de Diaz : « Disons que nous avons fait un travail de pionnier. » Le mambú a été la première technologie médicale à être développée et fabriquée en Bolivie. En particulier, les autorités n'y étaient pas préparées. Aucun protocole n’avait été mis en place pour autoriser un tel appareil.

Depuis, Díaz travaille à faire homologuer un respirateur plus sophistiqué — ce serait une grande avancée dans le développement de la production nationale. Un objectif économique constant, car la balance commerciale bolivienne affiche des résultats négatifs et les dollars manquent dans le pays. Mais cela fait maintenant plus de deux ans que le groupe attend, sans justification, l'autorisation de lancer la prochaine phase de test.

Désabusé, Fabio Díaz explique : « Bien trop souvent, des postes importants sont échangés, ce qui empêche une collaboration continue. Notre culture a intégré l’idée que les projets initiés par les prédécesseurs ne doivent pas être mis en œuvre, même s'ils sont bons. »

Díaz en est donc convaincu : « L'aide d'autres pays nous permet aujourd'hui de vivre le changement. On peut le voir surtout dans les zones rurales. Si des offres technologiques sont proposées, c'est grâce aux acteurs étrangers, et non au gouvernement bolivien. »

« Sortie responsable » de l'Amérique latine

Pourtant, dans le cas de la Suisse, c'est justement cette coopération qui prendra fin sur le plan opérationnel cette année, une décision qui avait déjà été annoncée en 2019. Le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) justifie ce choix par les chiffres économiques d'avant la pandémie, lorsque de nombreux pays — dont la Bolivie — ont connu un développement positif et se sont élevés au rang de pays à revenu intermédiaire.

En outre, il ressort de la Stratégie Amériques 2022-2025 du DFAE que l'Amérique latine ne constitue pas une région prioritaire de la politique étrangère suisse. L’accent est donc mis sur une « sortie responsable » de la coopération bilatérale au développement d'ici fin 2024 et, dans un premier temps, également sur la fermeture de l'ambassade à La Paz.

Malheureusement, de nombreux pays européens nous tournent le dos.

Martín Peréz, directeur de Solidar Suisse en Bolivie

Toutes les organisations de développement suisses en Bolivie sont touchées. Swisscontact diversifie donc ses partenaires de projet. Le projet des marchés inclusifs est par exemple soutenu par la coopération au développement suédoise jusqu'à fin 2026, d'autres nouveaux projets démarrent actuellement avec le financement des villes de Zurich et Genève. Toutefois, le budget des nouveaux projets est considérablement réduit, raison pour laquelle la continuité de Swisscontact sous la même forme n'est pas encore assurée.

De son côté, l'organisation de développement Solidar Suisse est un peu plus optimiste. Le petit bâtiment administratif de l'organisation se trouve non loin de l'ambassade suisse à La Paz. Des affiches sur les droits humains et des photos de travailleurs des mines et de la population rurale sont accrochées aux murs. Martín Peréz, directeur de Solidar Suisse à La Paz, estime que l'organisation continuera à être active en Bolivie, mais il est certain, en raison de la diminution des ressources, que « pour l'avenir, il faudra davantage de coopération entre les différentes ONG suisses et non suisses pour mener à bien des projets communs. »

 

Martín Peréz, Direktor von Solidar Suisse in Bolivien.

Martín Peréz, directeur de Solidar Suisse en Bolivie, regrette que la Suisse tourne le dos à l'Amérique latine, car elle a accompagné des réformes décisives. © Rodrigo Salinas

 

Martin Peréz estime positives les différentes initiatives des organisations suisses de développement en Bolivie : « Nombre d’institutions publiques et privées tentent de résoudre les problèmes sociaux, mais ceux-ci se sont complexifiés au fil du temps. Par conséquent, la participation et la promotion d'un secteur privé qui s'engage avec cohérence et transparence dans les questions sociales et environnementales est un élément clé pour développer la société. »

En Bolivie, Solidar Suisse travaille surtout au renforcement des organisations de la société civile, comme les syndicats, et à la mise en place d’initiatives visant à renforcer les droits des femmes.
« La Suisse a joué un rôle crucial et respectueux dans l’accompagnement de réformes centrales en Bolivie, comme la décentralisation de l'État, la mise en œuvre de lois donnant plus de droits aux femmes et la nouvelle Constitution », affirme Peréz. Il regrette donc le peu d'intérêt de la Suisse pour l'Amérique latine. « Malheureusement, de nombreux pays européens nous tournent le dos ». Il ajoute que cette attitude comporte le risque d'interventions de pays moins regardants en termes de respect des droits humains.

Le réseau extérieur est d'une importance capitale pour la Suisse et la représentation de ses intérêts.

Edita Vokral, l'ambassadrice suisse en Bolivie

Pendant ce temps, l'ambassadrice suisse Edita Vokral est assise dans le bâtiment de l'ambassade, qui ressemble à un énorme bloc de bois rouge. Elle est visiblement heureuse du maintien de l'ambassade et explique cette décision par le fait que « le réseau extérieur est d'une importance capitale pour la Suisse et la représentation de ses intérêts ».

Die Schweizer Botschafterin in Bolivien Edita Vokral.

L'ambassadrice Edita Vokral défend le retrait de l'Amérique latine. © Rodrigo Salinas

Mais elle défend l’arrêt de la coopération bilatérale. Outre le développement économique, la région a changé sur le plan politique, estime Edita Vokral. Selon elle toujours, l’Amérique latine ne veut plus seulement recevoir de l'aide au développement. Les gouvernements entendent suivre leur propre voie.

Le sous-continent serait ainsi prêt à recevoir d'autres moyens de coopération, comme la coopération économique et les initiatives du secteur privé, ainsi que le soutien d'organisations non gouvernementales de développement. La DDC continuerait par ailleurs à financer des initiatives régionales dans les domaines de l'eau, du changement climatique et de l'environnement ainsi que de l'aide humanitaire.

Lorsque le dernier rapport interne sur le travail de la DDC en Bolivie sera achevé cette année, une forme de coopération au développement prendra fin, malgré toutes les déclarations sur la poursuite de certaines initiatives dans la région andine. Celle qui a réussi à mener un travail de construction de longue haleine, au-delà de gouvernements politiquement opposés et de problèmes graves. Désormais, la coopération au développement doit réagir à des problèmes plus pressants, comme en Ukraine. Il n'est toutefois pas certain que les mêmes objectifs à long terme puissent être atteints.

 

 

Malte Seiwerth est historien et journaliste. Il a étudié l'histoire à l'Universidad de Chile et les études d'Amérique latine à l'Université de Berne. Il fait partie du réseau international de correspondants Weltreporter, vit à Santiago du Chili et travaille comme journaliste pour des médias germanophones tels que la Wochenzeitung, la Neue Zürcher Zeitung et la Frankfurter Rundschau.

Rodrigo Salinas est photographe et réalisateur de documentaires chilien. En tant que réalisateur de documentaires, il a travaillé pour différentes sociétés de production latino-américaines et européennes et a réalisé des films sur des thèmes historiques et des mouvements sociaux actuels. Il travaille actuellement comme documentariste dans le cadre d'un programme d'histoire publique au ministère chilien de la Culture et comme photographe pour des médias germanophones.