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Un nouvel eldorado pour les négociants en matières premières

07.12.2023, Justice climatique

Dans un marché du carbone révélant ses limites, un acteur surprise s'est invité aux négociations. Les traders de matières premières ont intensifié leur commerce de carbone, sans pour autant ralentir leurs opérations liées aux combustibles fossiles. Enième preuve de l'incapacité du marché de la compensation à contribuer à l'action climatique ?

De Maxime Zufferey

Un nouvel eldorado pour les négociants en matières premières

Le marché volontaire du carbone suscite un intérêt marqué des plus gros émetteurs, négociants de matières première en tête.

© Nana Kofi Acquah / Ashden 

Du gaz naturel estampillé « neutre en carbone » ou du béton « net-zéro », la liste des produits de consommation apparemment sans incidence sur le climat s'est allongée ces dernières années. Cette astuce comptable de la compensation carbone consiste à ce qu'une entité – entreprises, mais aussi individus ou pays – émettant des gaz à effet de serre paie pour qu'une autre entité évite, réduise ou élimine ses émissions. De cette manière, les organisations peuvent se distinguer volontairement sur le marché en signalant à leurs clients leurs efforts dans la lutte contre le changement climatique sans pour autant devoir réduire leurs propres émissions. Oscillant entre un véritable boom et une récente crise de confiance due aux accusations de greenwashing, le marché volontaire du carbone se trouve à la croisée des chemins.

D'une part, la réalité économique d'un marché volontaire du carbone qui a quadruplé en 2021 pour atteindre les 2 milliards USD par an – avec le potentiel d'atteindre les 50 milliards USD d'ici 2030 – et qui suscite un intérêt marqué des plus gros émetteurs, négociants de matières première en tête. Une croissance exponentielle du marché qui s'explique à la fois par la multiplication des engagements « net-zéro » du secteur privé face à la pression populaire et par l'alternative économique et logistique que représente la compensation comparativement à la réduction des empreintes carbones. D'autre part, les rapports accablants sur la qualité des projets du marché volontaire du carbone s'accumulent et alertent sur le développement chaotique d'un marché dont l'impact réel sur l'action climatique est dépeint comme allant de négligeable à carrément contre-productif. Ainsi, l'ETH Zurich et l'Université de Cambridge ont démontré que seul 12% du volume total des crédits existants dans les principaux secteurs de compensation – énergies renouvelables, fours de cuisine, foresterie et procédés chimiques – représentent de réelles réductions d'émissions. La plateforme de journalisme d'investigation Follow the Money faisait, elle, état de surestimations massives pour le projet phare de South Pole, « Kariba ». L’organisation zurichoise a par la suite résilié son contrat de développeur d'actifs carbone pour ce projet au Zimbabwe. Quant à l’ONG Survival International, elle dénonce un projet carbone volontaire dans le nord du Kenya sur les terres ancestrales de communautés indigènes. Son investigation a révélé de graves allégations de violations des droits humains mettant en péril les conditions de vie des populations pastorales.

Alors, le marché carbone volontaire : Fausse solution marketing et diversion dangereuse détournant l'attention de la nécessité urgente d'actions climatiques transformationnelles du secteur privé ou véritable opportunité commerciale pour soutenir l'action des entreprises en faveur du climat et injecter les milliards de dollars nécessaires dans des projets de réduction des émissions et de protection de la biodiversité dans les pays en développement ?

Les certificats de CO2 – la prochaine matière première

La Suisse, pionnière dans le commerce bilatéral de certificats de CO2 sous l'Accord de Paris, est un acteur important du marché du carbone, y compris de son volet volontaire, avec la présence du plus grand fournisseur de crédits carbone volontaires, South Pole, et du deuxième plus grand certificateur, Gold Standard. Plus surprenant peut-être : le positionnement sur les marchés du carbone des géants suisses et genevois du négoce de matières premières, vaisseaux amiraux d'un secteur qui enchaîne les années record. Des investissements nouveaux qui s'expliquent par un vent de transition, mais surtout par le potentiel de ce marché opaque, où les prix et la répartition des revenus des compensations carbone sont dérégulés, à dégager des marges substantielles et à prolonger le business as usual. Hannah Hauman, responsable du négoce de carbone chez Trafigura, déclarait d’ailleurs que le carbone constituait désormais le premier marché de matières premières au monde et qu'il dépassait déjà celui du pétrole brut.

Ainsi, en 2021, Trafigura, l'un des plus grands négociants indépendants de pétrole et de métaux au monde, décidait d’ouvrir son propre bureau de commerce de carbone à Genève et de lancer le plus grand projet de reforestation de mangroves sur la côte pakistanaise. Une année plus tard, il renforçait son commerce de charbon pour atteindre les 60,3 millions de tonnes. Dans son rapport annuel 2022, Mercuria, le négociant en énergie genevois, déclarait non seulement être neutre en carbone, mais indiquait également que 14,9 % de son volume de transactions provenait des marchés du carbone, alors qu'en 2021, cela ne représentait encore que 2 %. Début 2023, son co-fondateur Marco Dunand annonçait la création de Silvania, un véhicule d'investissement de 500 millions USD basé sur des solutions fondées sur la nature (SFN). Peu après, il lançait, avec l'État brésilien de Tocantins, le premier programme juridictionnel de réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts, portant sur un volume maximal de 200 millions de crédits carbone volontaires. Pour autant, son fonds de commerce est toujours dirigé par le gaz et le pétrole qui représentent encore près de 70 % de leurs activités.

Son voisin sur les rives du lac Léman, Vitol, premier négociant privé de pétrole au monde, se targue d'une expérience de plus de 10 ans sur les marchés du carbone et entend intensifier ses activités dans ce domaine. Il ambitionne de porter son commerce de carbone à un volume comparable à sa présence sur le marché du pétrole qui était de 7,4 millions de barils de pétrole brut et de produits pétroliers par jour en 2022, soit plus de 7 % de la consommation mondiale de pétrole. Moins transparente et/ou communicative à cet égard, le trader de pétrole brut Gunvor entend également augmenter son volume d'échanges de carbone dans les années à venir, tout comme Glencore, qui est également actif depuis de nombreuses années dans l'utilisation de la compensation pour la biodiversité, élément central de sa stratégie de développement durable. Pour rappel, Glencore évaluait ses émissions sur l'ensemble de sa chaîne de valeur en 2022 à 370 millions de tonnes d'équivalent CO2, soit plus de trois fois l'empreinte totale de gaz à effet de serre de la Suisse.

Ces entreprises s'affichent en leaders de la transition et prétendent avoir accéléré le mouvement en intégrant le commerce du carbone dans leurs actifs. Néanmoins, ils poursuivent une double stratégie d'investissement dans les énergies bas carbone et les énergies fossiles avec une balance toujours nettement supérieur pour cette dernière. D’ailleurs, aucun de ces négociants en matières premières n'a encore annoncé son intention de se détourner des combustibles fossiles, une action pourtant indispensable pour rester sous les 1.5°C défendu par l'Accord de Paris. Bien au contraire, ils s'appuient fortement sur la compensation pour atteindre leurs engagements climatiques respectifs et poursuivre ainsi leur recherche du profit court-terme en prolongeant l'utilisation des combustibles fossiles à l'échelle mondiale.

En l'absence de réglementation limitant les investissements dans les énergies fossiles et les activités destructrices du climat, il semble illusoire de croire que les rênes de la transition – énergétique et matérielle – seront prises par le secteur du négoce des matières premières et atteinte au travers du marché volontaire du carbone. Tant que les entreprises ne font pas tout ce qui est en leur pouvoir pour réduire en premier lieu leurs propres émissions, le déploiement de SFN restera du greenwashing et les déclarations d'intention en faveur de la transition resteront de la poudre aux yeux exposée par des pompiers pyromanes.

Dubaï en arbitre du marché volontaire du carbone

La 28ème Conférence des parties à la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP 28) qui se tiendra à Dubaï courant décembre 2023 détient certaines des clés de l'avenir et de la crédibilité du marché volontaire du carbone. Dans cette arène, les négociations porteront notamment sur la mise en œuvre de l'article 6.4 de l'Accord de Paris, qui pourrait servir de cadre unifié à un véritable marché mondial du carbone. Et à cette fin, le rôle prépondérant du président de la COP, Sultan Al Jaber, qui est également le dirigeant du onzième plus grand producteur de pétrole et de gaz au monde, l'Abu Dhabi National Oil Company (ADNOC) – qui vient d'ouvrir un bureau de commerce du carbone –, et la présence massive des multinationales des combustibles fossiles et des matières premières à la table des négociations pourraient bien faire pencher la balance. Les exigences de transparence, de règles universelles et de contrôle efficace pour atteindre un statut carbone volontaire de « haute intégrité » dans le cadre de l'Accord de Paris pourraient donc se voir édulcorées.

En effet, si les partisans du marché volontaire du carbone reconnaissent certaines faiblesses actuelles du secteur, ils restent convaincus que les différentes initiatives d'autorégulation du marché telles que le Voluntary Carbon Markets Integrity Initiative (VCMI) et la création de standards permettront de différencier clairement les crédits carbones à haute intégrité. Les opposants, en revanche, ne croient pas à la capacité de transformation du marché volontaire par l'autorégulation et voient le débat autour de la compensation carbone comme un risque réel de diversion prolongeant le statu quo. Ils plaident pour un changement complet de paradigme. Le marché actuel de la compensation carbone « tonne pour tonne » – i.e. une tonne de CO2 émise quelque part est numériquement compensée par une tonne de CO2 réduite ailleurs – doit être transformé en un marché séparé de la contribution climatique « tonne pour argent » – i.e. une tonne de CO2 émise quelque part est financièrement internalisée à hauteur du véritable coût social d'une tonne d'émissions. Ainsi, en fixant un prix interne suffisamment élevé pour leurs émissions résiduelles, les crédits carbones deviendraient l'expression de la responsabilité environnementale et historique du secteur privé, sans pour autant que ce dernier ne puisse prétendre à une neutralité carbone de papier. Un instrument utile uniquement en complément à des obligations de réductions quantifiables – pas un substitut ! – et d'une diligence raisonnable approfondie pour tous les projets carbones, avec des sauvegardes pour les droits humains et la biodiversité ainsi qu’un mécanisme de réclamation efficace.

 

Medienmitteilung

La justice climatique au centre de la COP-22

27.10.2016, Justice climatique

A Marrakech tout tourne autour la question de la promesse des pays industrialisés. Comment augmenteront-ils leurs contributions aux pays en développement à 100 milliards USD par an d’ici 2020 ? Alliance Sud assistera à la conférence climatique.

La justice climatique au centre de la COP-22

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Finances durables : le chantier d’une génération

06.12.2023, Justice climatique, Finances et fiscalité

En 2015, les Etats ont pris l’engagement de rendre les flux financiers compatibles avec les objectifs climatiques de l’Accord de Paris : où en est la mise en œuvre de cet engagement ? Que fait la Suisse ? Etat des lieux.

Laurent Matile
Laurent Matile

Expert en entreprises et développement

Finances durables : le chantier d’une génération

L'engagement du secteur financier en faveur de la protection du climat est très contradictoire.

© Adeel Halim / Land Rover Our Panet

En signant l’Accord de Paris sur le climat en 2015, la communauté des Etats ne s’est pas seulement engagée à réduire massivement ses émissions de gaz à effet de serre et à soutenir les pays pauvres dans leurs efforts de réduction et d’adaptation aux effets du changement climatique ; les Etats ont en outre pris l’engagement d’orienter les flux financiers – publics et privés – vers une économie faible en carbone et un développement résilient aux changements climatiques. Dans le jargon, on parle « d’alignement sur Paris » (Paris alignment). C’est, en termes simples, ce que prévoit l’article 2.1.c) de l’Accord de Paris.

Les 3 et 4 octobre dernier, à Genève, en marge de la 3ème édition de Building Bridges, délégations, secteur privé et ONG ont exprimé leurs attentes et visions dans le cadre d’un workshop de deux jours – en vue du premier « bilan mondial » lors de la COP 28 – sur la portée de cet engagement et sa complémentarité avec l’article 9 du même accord de Paris. Pour rappel, cet article traite du financement climatique, soit des engagements pris par les pays développés en faveur des pays en développement. A cet égard, plusieurs délégués et ONG ont exprimé leur préoccupation que les pays développés mettent en avant leurs efforts pour « aligner » les financements (privés) et négligent leurs engagements de soutenir financièrement les pays en développement.  

A ce jour, les flux financiers (publics et privés) destinés à des activités économiques basées sur les combustibles fossiles sont encore et toujours plus importants que ceux destinés aux mesures d'atténuation et d'adaptation au changement climatique. Selon le dernier rapport de synthèse du GIEC, il y aurait suffisamment de capitaux au niveau global pour combler les déficits d'investissement climatiques mondiaux ; le problème n'est donc pas le manque de capitaux, mais la mauvaise gestion et la mauvaise répartition persistante des capitaux par rapport aux objectifs climatiques. Cela concerne aussi bien les flux de capitaux publics que privés. Orienter et réorienter les financements et les investissements vers l'action climatique – notamment dans les pays les plus pauvres et les plus vulnérables – n'est cependant pas une solution miracle. Le défis que représente une « transition juste » sont nombreux et les pays en développement attendent également à cet égard un soutien financier de la part des pays du Nord.

Responsabilité des Etats

Les instruments requis pour mettre en œuvre l’article 2.1.c) sont variés et doivent être déterminés au niveau national. C’est la responsabilité première des Etats de déterminer quels cadres réglementaires, quelles mesures, quels leviers et incitatifs, doivent être mis en place pour atteindre l’alignement en cause. Les entreprises, y compris celles du secteur financier ne sont pas liées par l’Accord de Paris. Les Etats doivent dès lors être transposer dans des lois internes leurs engagements climatiques pris dans ce cadre. De manière schématisée, pour les Etats, « l’alignement sur Paris » comprend l'engagement d’assurer que l’ensemble des flux financiers contribuent aux objectifs climatiques de l’accords de Paris. Pour ce faire, des mesures concrètes doivent être adoptées pour assurer des contributions tangibles – et mesurables - au niveau des entreprises et des établissements financiers individuels.

Et la Suisse ?

La Suisse s’est, elle aussi, engagée à rendre ses flux financiers compatibles avec les objectifs climatiques en ratifiant l’Accord de Paris sur le climat. En outre, le Conseil fédéral, vise, d’entente avec la branche, à faire de la place financière un leader en termes de « finance durable ».  Mais pour ce faire, il mise, à ce jour, en premier lieu sur des mesures volontaires et l’auto-régulation.
Le peuple a néanmoins accepté en juin dernier la « Loi climat », qui prévoit que la Suisse atteindra la neutralité climatique d’ici à 2050 ; dans ce but, des objectifs intermédiaires de réduction des émissions de gaz à effet de serre ont été définis, ainsi que des valeurs indicatives précises pour certains secteurs (bâtiments, transports et industries). De manière générale, toutes les entreprises devront avoir ramené leurs émissions à zéro net d’ici à 2050 au plus tard. En ce qui concerne spécifiquement l’objectif visant à rendre les flux financiers compatibles avec les objectifs climatiques, la loi climat prévoit (article 9) que « la Confédération veille à ce que la place financière suisse apporte une contribution effective à un développement à faible émission capable de résister aux changements climatiques. Il s’agit notamment de prendre des mesures de réduction de l’effet climatique des flux financiers nationaux et internationaux. Dans ce but, le Conseil fédéral peut conclure, avec les secteurs financiers, des conventions visant à rendre les flux financiers compatibles avec les objectifs climatiques. »

Rôle et responsabilité de la place financière suisse

Le volume des émissions de CO2 en lien avec les flux financiers de la Suisse (investissements sous formes d’actions, d’obligations et de prêts) est 14 à 18 fois supérieur au volume d’émissions produit en Suisse !   En d’autres termes, la place financière suisse est le principal « levier climatique » de la Suisse. Il semble dès lors évident qu’agir sur ces flux financiers devrait être la priorité du Conseil fédéral. Au vu de son importance – quelque 7’800 milliards d’actifs sous gestion - , la place financière suisse pourrait apporter une contribution centrale à la réalisation des objectifs climatiques. Pour ce faire, des mesures tangibles doivent être appliquées à l’économie réelle, afin d’induire une (ré-)orientation des flux financiers vers les objectifs climatiques. Devraient faire partie de ces mesures une tarification crédible du CO2 sur le plan national, ainsi qu’au niveau international (ce que l’on attend encore).

Rapport sur les questions climatiques : premières obligations

Dès janvier 2024, les grandes entreprises – y compris les banques et assurances – devront publier un rapport sur les questions climatiques qui devra présenter non seulement le risque financier que l'entreprise encourt en raison de ses activités liées au climat, mais également les effets de l'activité commerciale de l'entreprise sur le climat (« double matérialité »). De plus, ces rapports devront comprendre des plans de transition des entreprises comparables aux objectifs climatiques de la Suisse et, « si possible et approprié », les objectifs de réduction des émissions de CO2. De plus, le rapport devra décrire les objectifs de réduction des émissions de CO2 et des plans de transition des entreprises comparables aux objectifs climatiques de la Suisse. Ce n’est pas rien. L’Union européenne a introduit des obligations similaires, comme le Royaume-Uni et quelques autres pays. Pour une fois, la Suisse n’est pas en retard.

Test climatique PACTA

Tous les deux ans depuis 2017, le Conseil fédéral recommande à tous les acteurs du marché financier – banques, assurances, institutions de prévoyance et gestionnaires de fortune – de participer volontairement et gratuitement au « Test Climatique PACTA ».  Objectif : analyser dans quelle mesure le secteur financier suisse s’aligne sur l’objectif de température fixé dans l’Accord de Paris. Sont soumis au test, les portefeuilles d’actions et d’obligations d’entreprises cotées et les portefeuilles hypothécaires détenus par les acteurs financiers. Le test PACTA devrait montrer quel est le poids dans le portefeuille des entreprises actives dans les huit secteurs les plus intensifs en carbone, qui sont responsables ensemble de plus de 75% des émissions mondiales de CO2 (pétrole, gaz, électricité, voitures, ciment, aviation et acier).

La participation au tTest PACTA reste néanmoins facultative et les participants décident eux-mêmes des portefeuilles qu’ils souhaitent y soumettre. En outre, la publication des résultats des tests individuels n’est pas obligatoire (même) pour les institutions financières qui se sont fixés un objectif zéro net pour 2050. A cet égard, le Conseil fédéral s’opposent à introduire des mesures supplémentaires et propose de rejeter une motion qui demande des améliorations sur ces points, au motif que les instruments existants seraient suffisantes.  

Objectifs auto-proclamés de « Net Zero », mais pas d’accords sectoriels

De nombreux établissements financiers suisses se sont fixés – volontairement – des objectifs de neutralité climatique - « zéro net » - sous l’égide de la Glasgow Financial Alliance for Net Zero (GFANZ). Une démarche recommandée par le Conseil fédéral. Ces démarches soulèvent néanmoins des questions centrales en termes de transparence et crédibilité. Pourcentage des établissements financiers qui ont défini des objectifs « net zero » ; part des avoirs, notamment des activités commerciales qui doivent effectivement atteindre l’objectif de neutralité climatique d’ici à 2050 ; comparabilité des informations, soit les objectifs finaux et intermédiaires, mesures et progrès réalisés par les établissements financiers. Pour accroître transparence et redevabilité, le Conseil fédéral avait proposé de conclure des accords sectoriels avec les acteurs financiers. Mais les associations sectorielles concernées s’y sont opposées. La loi sur le climat prévoit néanmoins la conclusion de telles conventions ; Le département fédéral des finances devrait soumettre un rapport sur ce point avant la fin de l’année.

Swiss Climate Scores

Alignés sur la GFANZ, les « Swiss Climate Scores » (SCC), développés par les autorités et l'industrie, ont été lancés par le Conseil fédéral en juin 2022. L'idée de base est de créer de la transparence dans l'orientation des investissements financiers en fonction du climat, dans le but d’encourager les décisions d'investissement qui contribuent à la réalisation des objectifs climatiques mondiaux. L’approche reste, ici aussi, volontaire pour les fournisseurs de services financiers.

Confirmant nos doutes exprimés après leur lancement, la directrice de BlackRock pour la Suisse regrettait dans le cadre de Building Bridges le faible niveau d’adoption des SCC par les gérants d’actifs alors que la NZZ – les (dis-)qualifiant de « label pour réfrigérateurs » pour produits financiers, en comparaison du cadre réglementaire sophistiqué de l’UE – constatait récemment également leur faible acceptation et des incohérences dans leur mise en œuvre par les instituts financiers.

Changer de paradigme

Mettre en œuvre l’article 2.1 c) de l’Accord de Paris sera donc un chantier majeur pour la Suisse également. L’éventail de mesures principalement volontaires adoptées à ce jour n’est clairement pas à la hauteur des engagements pris à Paris. Un changement de paradigme s’impose dès lors.

Le Conseil fédéral a récemment proposé d’adopter une motion qui demande la mise en place d'un « mécanisme de co-régulation » et un engagement pour que ce mécanisme ait un caractère contraignant si, d'ici à 2028, « moins de 80 % des flux financiers des établissements financiers suisses sont en voie de mener à la réduction des gaz à effet de serre prévue par l'accord de Paris ».

La balle est maintenant dans le camp du Parlement pour adopter les premières mesures pour s'attaquer à ce chantier d'une génération.

Communiqué

COP28 : une étape sous-financée vers l'abandon des énergies fossiles

13.12.2023, Justice climatique

La conférence sur le climat de Dubaï s'est achevée aujourd'hui sur un accord. Alors que pour la première fois, tous les Etats sont appelés à contribuer à la transition vers l'abandon des énergies fossiles, le financement pour le Sud global reste totalement flou. Les Etats du Nord global ont l'obligation de mettre à disposition le financement nécessaire d'ici la COP29 à Bakou. Dans le cas contraire, la transition juste deviendra une illusion tragique.

Delia Berner
Delia Berner

Experte en politique climatique internationale

+41 31 390 93 42 delia.berner@alliancesud.ch
COP28 : une étape sous-financée vers l'abandon des énergies fossiles

La grande faiblesse de la décision de la conférence est l'absence d'amélioration dans le financement pour le Sud global.

© Action de Carême

 

 

 

 

Après deux ans de préparation, l'espoir d'un état des lieux mondial ambitieux était grand. Le président de la COP, Sultan Al Jaber, a également affirmé à plusieurs reprises qu'elle visait une conclusion ambitieuse. De grandes divergences sont apparues pendant la conférence, mais la pression s'est accrue pour que la sortie des énergies fossiles soit décidée en commun. Le texte final demande désormais pour la première fois aux Etats, outre le développement des énergies renouvelables, de contribuer à l'abandon des énergies fossiles dans les systèmes énergétiques : un petit pas dans la bonne direction, mais rien de plus.

« L'élan pour exiger l'abandon des énergies fossiles a augmenté en raison de l'engagement d'innombrables communautés et organisations de la société civile du monde entier », soulignent David Knecht et Stefan Salzmann, experts d’Action de Carême et observateurs sur place. « Mais malheureusement, le texte final est loin de répondre à l'urgence de la crise climatique : les personnes les plus pauvres, qui souffrent déjà de la crise, doivent attendre encore une protection climatique ambitieuse. »

La loi sur le CO2 mise sur la compensation plutôt que sur la transition en Suisse

Le Conseiller fédéral Rösti a soutenu à Dubaï, au nom de la Suisse, l'exigence d'une sortie des énergies fossiles d'ici 2050. Le Conseil national doit joindre l'acte à la parole lors de l'examen de la loi sur le CO2 la semaine prochaine. Le projet de réaliser plus de la moitié des efforts supplémentaires d'ici 2030 en compensation à l'étranger n'est pas digne de la riche Suisse. En effet, les compensations à l'étranger ne remplacent pas la réduction des émissions à l'intérieur du pays, comme l'a démontré Alliance Sud cette semaine en prenant l'exemple du premier programme à Bangkok. Le Conseil national doit améliorer la loi et notamment donner au Conseil fédéral la possibilité d'adapter la taxe sur le CO2 à la hausse.

Financement insuffisant pour le Sud global

La grande faiblesse de la décision de la conférence est l'absence d'amélioration dans le financement pour le Sud global, afin que la transition juste puisse être poursuivi dans le monde entier. Un défi d'autant plus grand se pose donc pour la prochaine conférence, qui aura lieu en novembre 2024 en Azerbaïdjan : la négociation du prochain objectif financier collectif pour soutenir le Sud global dans la mise en œuvre de l'Accord de Paris.

« Le manque de financement est le plus grand obstacle pour les Etats du Sud global à entamer une transition juste et la plus grande injustice pour les personnes les plus pauvres, qui sont les plus touchées par la crise climatique, mais qui n'en sont en aucun cas responsables », explique Delia Berner, experte de politique climatique chez Alliance Sud, le Centre de compétences pour la coopération internationale et la politique de développement.

L'adoption du nouveau fonds pour les dommages et les pertes au premier jour de la conférence n'y change pas grand-chose, car il est beaucoup trop peu contraignant pour les États pollueurs d'alimenter ce fonds. La Suisse est presque le seul pays industrialisé à ne pas lui avoir encore alloué un centime – tout en réclamant haut et fort que les autres paient davantage.

Des fonds supplémentaires sont également nécessaires pour l'adaptation au climat

Les résultats de la conférence sont également insuffisants en ce qui concerne l'adaptation aux effets du réchauffement climatique. « Pour que les pays les plus pauvres et les plus vulnérables puissent s'adapter aux conséquences négatives du réchauffement de la planète, le financement de l'adaptation par les pays industrialisés doit être doublé et le fonds d'adaptation renforcé », clarifie Christina Aebischer, experte d'Helvetas et observatrice sur place. Le financement de l'adaptation doit provenir de fonds publics et être basé sur des dons et non sur des crédits. Ces fonds devraient s'ajouter aux budgets de la coopération au développement des pays industrialisés. La Suisse est ici également sollicitée et devra augmenter ses contributions au plus tard lors de la prochaine COP.

 

Pour plus d’informations :

Alliance Sud, Delia Berner, experte de politique climatique internationale, tél. 077 432 57 46, delia.berner@alliancesud.ch
Action de Carême, David Knecht, responsable énergie et justice climatique, tél. 076 436 59 86, knecht@fastenaktion.ch
Action de Carême, Stefan Salzmann, responsable énergie et justice climatique, tél. 078 666 35 89, salzmann@fastenaktion.ch  
Helvetas, Aude Marcovitch Iorgulescu, Coordinator Media Relations Romandie, tél. +41 31 385 10 16, aude.marcovitch@helvetas.org

 

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De nouveaux bus électriques à Bangkok ne remplacent pas la protection du climat en Suisse

11.12.2023, Justice climatique

Dans le cadre de l'accord de Paris, la Suisse célèbre le premier programme de compensation de la planète. Le cofinancement de bus électriques permet de réduire les émissions à Bangkok. Une analyse détaillée d'Alliance Sud et d'Action de Carême suggère que l'investissement dans des bus électriques à Bangkok d'ici 2030 aurait eu lieu même sans programme de compensation.

Delia Berner
Delia Berner

Experte en politique climatique internationale

De nouveaux bus électriques à Bangkok ne remplacent pas la protection du climat en Suisse

Passage piéton au-dessus de la Rachadamri road à Bangkok, le 11 octobre 2022.

© KEYSTONE / Markus A. Jegerlehner

Depuis le Protocole de Kyoto de 1997 déjà, les pays industrialisés peuvent compenser les émissions de gaz à effet de serre par des projets climatiques dans le Sud global. Le mécanisme pour un développement propre (MDP) a été mis en place à cet effet. Le marché de la compensation volontaire s’est développé dans le sillage du MDP. Il permet par exemple aux entreprises de promouvoir des produits « neutres en CO2 » sans pour autant réduire les émissions à zéro. Ces deux mécanismes, MDP et mécanisme volontaire, ont fait l'objet de critiques répétées. Des études et des recherches montrent que de nombreux projets climatiques associés se sont révélés a posteriori largement inutiles et, dans certains cas, néfastes pour la population locale.

Prenant le relais du Protocole de Kyoto, l'accord de Paris a redéfini le marché du carbone et fait la distinction entre un mécanisme intergouvernemental (article 6.2) et un mécanisme multilatéral (article 6.4). Selon l'accord, tous les pays sont tenus de poursuivre une politique climatique aussi ambitieuse que possible. L'article 6 précise que l'objectif des deux mécanismes doit se traduire par une coopération plus ambitieuse. En d'autres termes, l'échange de certificats d'émission doit permettre aux pays de réduire plus rapidement leurs émissions. La Suisse a déjà favorisé cette approche de l'échange bilatéral de certificats de manière significative lors des négociations. Désormais, elle est en première ligne pour l'opérationnaliser. Elle a d’ores et déjà signé un accord bilatéral avec onze pays partenaires ; trois autres doivent être signés lors de la COP à Dubaï.

Art. 6 de l‘accord de Paris

1 Les Parties reconnaissent que certaines Parties décident de coopérer volontairement dans la mise en œuvre de leurs contributions déterminées au niveau national pour relever le niveau d'ambition de leurs mesures d'atténuation et d'adaptation et pour promouvoir le développement durable et l'intégrité environnementale.
[...]

 

Sur le plan de la politique intérieure, le Conseil fédéral et la majorité bourgeoise du Parlement interprètent cette possibilité comme un passe-droit pour ne pas atteindre l'objectif de la Suisse de réduire ses émissions de 50% d'ici 2030 sur son territoire. La possibilité d'acheter des certificats n'est donc pas utilisée pour l’obtention d’objectifs plus ambitieux. On s’en rend particulièrement compte dans la révision actuelle de la loi sur le CO2, car elle ne prévoit que très peu de réductions d'émissions en Suisse pour la période 2025-2030 (cf. évaluation des effets par la Confédération). Avec la poursuite des mesures en vigueur jusqu'à présent, une réduction de 29% par rapport à 1990 est attendue d'ici 2030. Selon la proposition du Conseil fédéral, la nouvelle loi sur le CO2 ne devrait conduire qu'à une réduction supplémentaire de 5 points de pourcentage, soit -34% par rapport à 1990. C'est très peu en comparaison européenne. Pour que la Suisse puisse tout de même atteindre sur le papier son objectif d’un recul de 50%, elle achètera pendant cette période plus des deux tiers de la réduction supplémentaire nécessaire (15% des émissions de 1990) sous forme de certificats à des États partenaires. Ces derniers doivent renoncer à indiquer dans leur bilan des gaz à effet de serre les réductions d'émissions réalisées. En tant que premier conseil, le Conseil des États s'est permis d'affaiblir encore plus dans la loi sur le CO2 les visées déjà faibles du Conseil fédéral en Suisse, à savoir moins de 4 points de pourcentage de réduction supplémentaire en cinq ans. Il accroît ainsi la pression pour que, dans le court laps de temps jusqu’à 2030, suffisamment de certificats soient mis à disposition dans les pays partenaires, qui doivent satisfaire à des exigences de qualité élevées. Les problèmes cités plus haut, qui ont déjà été mis en lumière dans le cadre du MDP et du marché volontaire du CO2, montrent que cela ne va pas de soi.

Depuis novembre 2022, la Suisse a approuvé trois programmes de compensation. Deux ont été développés par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Le premier vise à réduire les rejets de méthane dans la riziculture au Ghana et le second à promouvoir de petites installations solaires décentralisées sur des îles isolées du Vanuatu. Tous deux doivent servir à compenser volontairement les émissions de l'administration fédérale.

Le troisième programme approuvé est le premier au monde, dans le cadre de l'accord de Paris, à prendre en compte les réductions d'émissions dans les objectifs de réduction d'un autre État, à savoir la Suisse : le « Bangkok E-Bus Programme ». Mandaté par la fondation KliK , il est développé par South Pole en partenariat avec l'entreprise thaïlandaise Energy Absolute — qui appartient pour un quart à UBS Singapour. Il vise à électrifier les bus sous licence publique à Bangkok, qui sont exploités par l'entreprise privée Thai Smile Bus. Le financement complémentaire par la vente des certificats à la fondation KliK en Suisse doit couvrir la différence de prix entre les bus traditionnels et les bus électriques, car l'investissement dans de nouveaux bus électriques ne serait pas financièrement intéressant pour les investisseurs privés et n'aurait donc pas lieu. Le remplacement des anciens bus et l'exploitation de quelques nouvelles lignes de bus devraient permettre d'économiser 500 000 tonnes de CO2 au total entre 2022 et 2030. L'exploitation des nouveaux bus a débuté à l'automne 2022.

Alliance Sud et Action de Carême ont analysé les documents accessibles au public en lien avec le programme des bus électriques à Bangkok et ont constaté des lacunes dans l’additionnalité de ce dernier ainsi que dans la qualité des informations fournies. Ces manques renforcent les inquiétudes selon lesquelles l'achat de certificats de compensation ne constitue pas un substitut équivalent aux réductions d'émissions nationales. Fondamentalement, l'approche de l'échange de certificats contredit le principe de justice climatique qui préconise que les pays premiers responsables doivent réduire leurs émissions aussi vite que possible.

KliK

KliK, la Fondation pour la protection du climat et la compensation de CO2, appartient aux importateurs suisses de carburants. Ceux-ci sont tenus par la loi sur le CO2 de remettre à la Confédération, à la fin de chaque année, des certificats de compensation pour une partie des émissions de carburant provenant de Suisse ou de l'étranger. KliK développe à cet effet, avec des partenaires, des programmes leur permettant d'acheter des certificats.

 

 

Lacunes en termes d’additionnalité

Une condition centrale pour que la réduction d'une tonne de CO2 ailleurs puisse être un substitut équivalent à la réduction propre est ce que l’on appelle l'additionnalité. Cela signifie que l'activité de réduction des émissions, comme le remplacement des bus diesel par des bus électriques, n'aurait pas eu lieu sans les montants supplémentaires générés par les certificats d'émission. Cette condition est essentielle pour le dégagement d’un bénéfice climatique. Elle est également inscrite dans la loi sur le CO2. Car une tonne de CO2 échangée légitime en même temps une tonne de CO2 de l'acheteur, qu'il continue d'émettre mais qu'il déclare avoir réduite sur le papier.

Les responsables du programme en question doivent donc prouver que sans lui, les lignes de bus publiques d'opérateurs privés comme Thai Smile Bus ne seraient pas desservies par des bus électriques d'ici 2030. Il y a pour cela lieu de considérer divers aspects : d’une part, cette électrification ne doit pas déjà faire partie d'un programme de subventions prévu par le gouvernement ; d'autre part, cet investissement ne doit pas non plus être réalisé quoi qu’il en soit par le secteur privé.

Programme de subventions : dans la documentation officielle du programme, peu d’explications sont fournies sur les raisons pour lesquelles le gouvernement ne subventionne pas le remplacement des vieux bus, qui contribuent aussi fortement à la pollution locale de l'air, par des bus électriques. La documentation montre que la promotion de la mobilité électrique et de l'efficacité énergétique dans le secteur des transports en général fait bien partie des plans gouvernementaux. Mais seuls les exploitants de bus publics ont reçu des subventions, pas les exploitants de bus privés — précisément le groupe cible du programme. Le document ne précise pas pourquoi les subventions publiques ne concernent que les opérateurs publics. Il ne mentionne pas non plus les subventions thaïlandaises (principalement des avantages fiscaux) pour les investissements privés, notamment pour la fabrication de batteries et de bus électriques, dont profite également l'entreprise Energy Absolute.

Décision d’investissement : pour que le projet réponde au critère d’additionnalité, le propriétaire du projet doit démontrer qu'aucune décision d'investissement positive n'aurait pu être prise sans le financement des émissions. Pour ce faire, la documentation du programme présente un calcul visant à prouver que l'investissement privé n'aurait pas été rentable sans le financement complémentaire provenant de la vente de certificats et qu'il n'aurait donc pas eu lieu. Le produit de la vente doit couvrir la différence de prix, calculée sur toute la durée de vie, entre l'achat de nouveaux bus traditionnels et l'achat de nouveaux bus électriques. Le hic c’est que la différence de prix ainsi que son calcul ne figurent pas dans la documentation officielle. Interrogée à ce sujet, KliK n'a pas fourni d'informations détaillées, estimant que cela faisait « partie du contrat négocié pour le soutien financier du programme E-Bus ». Autrement dit, il s’agit d’une affaire privée entre KliK et Energy Absolute. L'argument central selon lequel le programme est nécessaire pour financer les bus électriques, ne peut donc pas être vérifié. L’additionnalité est par conséquent au mieux opaque, au pire pas assurée. Mais l'argument de la différence de prix donne aussi à réfléchir, car Energy Absolute, comme groupe d'investissement, est spécialisé dans les technologies vertes. Il ne viendrait donc guère à l'idée de l'entreprise d'investir dans l'achat de bus équipés de moteurs à combustion. En revanche, il est plausible qu'un investissement substantiel dans des bus électriques aurait eu lieu d'une manière ou d'une autre dans les années à venir, car avant même le début du programme en 2022, Thai Smile Bus faisait déjà circuler des bus électriques dans les rues de Bangkok, comme le prouvent, outre plusieurs rapports de presse en ligne, une entrée Twitter agrémentée d’une photo (voir illustration). Il devait donc déjà exister des voies de financement pour les bus électriques avant le programme « Bangkok E-Bus ». Cela contredit clairement l'affirmation selon laquelle l'électrification des bus électriques à Bangkok n'aurait pas eu lieu sans le programme de compensation. Au minimum, la documentation de ce dernier devrait détailler cette problématique et expliquer pourquoi le projet est malgré tout considéré comme additionnel.

 

Une entrée Twitter d'une entreprise de sous-traitance datée du 13.10.2021 prouve que Thai Smile Bus avait déjà mis en service des bus électriques un an avant le lancement du programme.

Lacunes de transparence et de qualité des informations accessibles au public

Après l'approbation d'un programme par les deux États concernés, l'office fédéral de l’environnement (OFEV) publie sur son site web la documentation du programme en question. Elle explique la méthode utilisée pour calculer les réductions d'émissions attendues et la manière de garantir le caractère additionnel. La logique du programme est également expliquée ainsi que d'autres aspects, comme les effets positifs sur les objectifs de développement durable de l'ONU. Les personnes extérieures doivent ainsi être à même de comprendre l’initiative en question. Un rapport de contrôle d'un bureau de conseil indépendant, également accessible, confirme les informations de la documentation du programme. Sur la base de ces documents, l'OFEV et les autorités thaïlandaises examinent ce dernier et l'approuvent ensuite. L'approbation de la Suisse est également publiée.

Dans le cas du programme de bus électriques à Bangkok, des aspects clés demeurent opaques. Premièrement, la documentation du programme renvoie à un document Excel qui fait état des réductions d'émissions attendues — mais le document de calcul n'est pas publié. Alliance Sud l'a reçu sur demande et ne voit aucune raison de ne pas le rendre public. Deuxièmement, des aspects cruciaux comme le prix des certificats et l'ampleur du financement nécessaire sont négociés dans le contrat privé entre Energy Absolute et la fondation KliK. Cette dernière écrit à ce sujet que les aspects commerciaux sont confidentiels. Les conditions contractuelles entre le propriétaire du programme Energy Absolute et l'exploitant de bus Thai Smile Bus restent également privées. D’où le manque de transparence discuté plus haut en termes d'additionnalité. Même l'OFEV, qui doit vérifier le caractère additionnel du programme, ne peut pas, à cette fin, consulter les informations contenues dans les contrats privés. Sur demande d'Alliance Sud, l'OFEV confirme que les contrats ne font pas partie de la documentation du projet.

On constate en outre des lacunes dans la qualité des informations rendues publiques dans la documentation du programme. Quelques exemples :


●    Les rôles et les compétences des acteurs impliqués restent parfois peu clairs. L'investissement est réalisé par Energy Absolute même si Thai Smile Bus a besoin de ces bus. Le fait que le réseau d'entreprises d'Energy Absolute ne se contente pas de produire des énergies renouvelables, des batteries et des stations de recharge, mais qu'il participe également à la société de fabrication des bus électriques n’est pas évoqué. Et rien n’est dit non plus sur l’entrée à ce moment-là du réseau dans le capital de la société Thai Smile Bus, comme en attestent des recherches sur Internet. Les avantages à long terme d'un tel investissement pour le groupe Energy Absolute, qui connaît un grand succès financier, ne sont pas discutés.


●    Les informations sur l'ampleur du programme sont contradictoires. La documentation à ce sujet évoque un maximum de 500 000 t de CO2 à réduire, pour lesquelles au moins 122 lignes de bus seront électrifiées (au moins 1 900 bus). Quelques pages plus loin, on apprend pourtant que le financement par les certificats est nécessaire pour les 154 premiers bus électriques qui circulent sur 8 lignes et qui réduisent une fraction des émissions de CO2 attendues. De même, le calcul du retour sur investissement n'est effectué que pour 154 bus électriques. KliK écrit toutefois, suite à notre demande, que le prix des certificats couvre le déficit de financement pour tous les bus électriques dans le cadre du programme, et pas seulement pour les 154 premiers.


●    Des promesses difficiles à tenir sont faites. Par exemple, le niveau de pollution des PM2,5 dans l'air sera suivi afin de mesurer la réduction de la pollution atmosphérique liée aux anciens bus. L'effet secondaire positif, à savoir que les bus électriques ne polluent pas l'air, est correct, mais même si la pollution de l'air diminuait de façon mesurable, il faudrait des analyses poussées pour l'attribuer de manière causale aux activités de ce programme. Le document du programme n'explique pas une telle approche.


●    L’« aspect pionnier » du programme est amplifié. On peut lire par exemple que le public thaïlandais va connaître une nouvelle technologie — même si des bus électriques de la même entreprise ont déjà circulé au préalable dans les rues de Bangkok. Le site web de KliK contient même des affirmations clairement erronées : « En Thaïlande, aucun bus électrique n'est actuellement utilisé comme moyen de transport public sur les lignes régulières. Cela est dû au manque d'infrastructures et de capacités de production de bus électriques et de batteries. Ce programme est donc une entreprise unique en son genre pour soutenir la Thaïlande dans sa transition vers une économie décarbonée. »

 

 

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Arrêt de bus sur la Rachadamri road à Bangkok.

© KEYSTONE/Markus A. Jegerlehner

Conclusion : les certificats de compensation ne remplacent pas les réductions d'émissions nationales

Le passage aux bus électriques à Bangkok est en soi une évolution importante et positive. Mais le mécanisme de partenariat de l'article 6 de l'accord de Paris n'est pas utilisé pour doper les ambitions et la protection du climat : la Suisse en donne un exemple frappant. L'objectif de notre pays de réduire ses émissions de 50% d'ici 2030 par rapport à 1990 est moins ambitieux que celui de l'UE (-55%) — et, à cet effet, l'UE ne mise pas sur des compensations à l’étranger, mais négocie des réformes politiques en faveur d'une décarbonation rapide en Europe. En Suisse, après la votation perdue sur la loi sur le CO2 en 2021, le Conseil fédéral et la majorité du Parlement ont abandonné trop facilement toute ambition à l'intérieur du pays. Le recours massif à la compensation climatique ne traduit pas le relèvement de défis techniques dans la mise en œuvre de la politique climatique helvétique — au contraire, la Suisse retarde les mesures nationales, de sorte que des réductions d'autant plus rapides seront nécessaires ultérieurement. La compensation à l'étranger est une décision politique de la majorité bourgeoise du gouvernement et du Parlement, même si nombre de mesures supplémentaires en Suisse seraient probablement acceptées par une majorité de la population. Le mécanisme de marché prévu à l'article 6 peut compromettre la réalisation des objectifs climatiques de Paris, car il s'agit à court terme du moyen le plus simple pour un pays prospère de remplir ses objectifs sur le papier. Ainsi, l'objectif même des mécanismes de marché de Paris, qui est de contribuer à doper l’ambition climatique, est poussé jusqu'à l'absurde.

Cette voie est d'autant plus dérangeante du point de vue de la justice climatique que la crise climatique touche le plus durement les plus vulnérables de la planète. C'est à ces personnes, ainsi qu'aux générations futures, que nous sommes redevables de réduire le plus vite possible les émissions de gaz à effet de serre. Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) a souligné que pour atteindre les objectifs climatiques de Paris, le monde doit parvenir à zéro émission nette d'ici le milieu du siècle. Dans un monde « zéro net », il n'y a pas de place pour un commerce soutenu de certificats de réduction des émissions. La politique suisse d'achat de tels certificats est donc un retard inutile et injuste par rapport aux mesures urgentes à prendre chez nous, en Suisse. Cette injustice est également déplorée par les organisations de la société civile dans les pays du Sud global.

En fin de compte, cette analyse, tout comme des recherches journalistiques similaires sur d'autres programmes, montre que les programmes de compensation ne peuvent offrir aucune garantie de réduire effectivement des émissions supplémentaires. L'achat de certificats n'est à aucun niveau un substitut équivalent à des réductions d'émissions dans le pays.

 

Pour plus d'informations sur le sujet, lire aussi l'étude de Caritas Suisse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Communiqué

COP28 : un financement accru pour le Sud global

27.11.2023, Justice climatique

La COP28, la conférence de l'ONU sur le climat de cette année, se tiendra à Dubaï du 30 novembre au 12 décembre. Elle joue un rôle clé dans la réalisation des objectifs de l'accord de Paris sur le climat. Un développement respectueux du climat dans le Sud global dépend d’un soutien financier accru, également de la part de la Suisse.

Delia Berner
Delia Berner

Experte en politique climatique internationale

+41 31 390 93 42 delia.berner@alliancesud.ch
COP28 : un financement accru pour le Sud global

Éboulement au Pérou

© Alberto Orbegoso

Après les 12 mois les plus chauds depuis 125 000 ans, les attentes envers la communauté internationale lors de la COP28, la conférence de l’ONU sur le climat, sont énormes. « Un changement de cap rapide est nécessaire pour que l'objectif de l'accord de Paris de limiter le réchauffement global en dessous de 1,5°C puisse encore être atteint », lance Delia Berner, experte du climat chez Alliance Sud, le centre de compétences pour la coopération internationale et la politique de développement. Elle ajoute : « Les personnes les plus pauvres souffrent le plus de chaque dixième de degré de réchauffement supplémentaire, alors que ce sont elles qui ont le moins contribué à la crise climatique. » Alliance Sud demande que la Suisse, dans les négociations, aligne sa position sur les besoins des plus pauvres dans le Sud global.

Trois ans après l’entrée en vigueur de l'accord de Paris, sur la base du mécanisme visant à renforcer l’ambition climatique, les États parties débattront pour la première fois à Dubaï du « Bilan mondial » sur la mise en œuvre des objectifs visés. « Le succès de la COP28 dépendra du fait que les décisions relatives à ce bilan traduisent ou non la réalité décevante selon laquelle les plans nationaux de lutte contre le changement climatique ne sont pas assez ambitieux pour atteindre les objectifs. Il faut absolument des plans concrets sur la manière de combler les lacunes et sur les processus prévus à cet effet », souligne Stefan Salzmann d'Action de Carême.

Un thème urgent est la transition énergétique et les acteurs de son financement. Les investissements du secteur privé ne sont pas une panacée à cet égard : à ce jour, ils sont bien en deçà des besoins des pays en développement pour financer leur transition énergétique, notamment à cause des risques élevés, réels ou perçus comme tels par les investisseurs. De plus, les financements privés alloués à l’adaptation dans les pays les plus pauvres sont quasi inexistants.

Pour une transition énergétique équitable …

La présidence de la COP28, les Émirats arabes unis, mise sur le développement des énergies renouvelables, sans pour autant s'engager à abandonner rapidement les énergies fossiles. Or, la transition nécessaire doit inclure les deux, car le développement des énergies renouvelables ne suffit pas à réduire les gaz à effet de serre.

« Malgré l'urgence des nouveaux investissements, il ne faut en aucun cas oublier les gens qui travaillent dans les usines et dans les champs. Nous devons garder à l'esprit leur bien-être pour un changement juste », souligne Cyrill Rogger de Solidar Suisse. Et Annette Mokler de terre des hommes Suisse renchérit : « Les groupes de population concernés et les communautés indigènes doivent être des acteurs directs des plans de changement équitable ». Une chose est d’ores et déjà claire : la transition vers les énergies renouvelables dans le Sud global ne peut réussir qu’à la condition d’un soutien financier nettement accru (financement climatique international).

… il faut davantage de financement climatique

Le financement ne manque pas seulement pour la décarbonisation : les lacunes en matière d'adaptation aux conditions climatiques changeantes dans le Sud global ne cessent de se creuser. Pourtant, selon le dernier rapport du Programme des Nations Unies pour l'environnement sur l'écart entre les besoins et les perspectives en matière d'adaptation («Adaptation Gap Report 2023»), chaque milliard de dollars investi dans l'adaptation permettrait d'éviter 14 milliards de préjudices économiques. « Le financement climatique actuel des pays industrialisés permet de couvrir moins d'un dixième des besoins de financement de l'adaptation dans le Sud global. Cela pose problème, car cela va de pair avec des dommages toujours plus marqués et à des pertes plus élevées », avertit Christina Aebischer d'Helvetas.

Les questions de financement déterminent depuis des années l'agenda et les points de discorde lors de la conférence sur le climat. Ce n'est pas un hasard, car au moins 28 des pays du Sud global qui sont les plus touchés par les effets de la crise climatique souffrent en parallèle de graves problèmes d'endettement. Nombre de pays ne sont pas en mesure de financer des mesures de protection du climat sur leur propre budget, car ils doivent à la place honorer leurs dettes — un cercle vicieux.

Il faut alimenter le fonds « pertes et dommages »

Cette année, la communauté internationale entend adopter les modalités du fonds « pertes et dommages », décidé en 2022. Le texte de compromis existant, élaboré par 30 États, n'a que peu de valeur contraignante au niveau des contributions. Si on devait en rester là, il est d'autant plus crucial que les États pollueurs profitent de la conférence pour garantir la création et la reconstitution rapides du fonds. « Les pays industrialisés prétendent qu'ils sont sans le sou. Dans le même temps, les multinationales enregistrent des milliards de bénéfices provenant des énergies fossiles et des industries à forte intensité de CO2. Il est évident que ces multinationales doivent contribuer à la réparation des dommages qu'ils causent », martèle Cybèle Schneider de l'EPER.

« L'une des principales raisons pour lesquelles les négociations autour de l'aide financière au Sud global traînent autant est la perte de confiance des pays pauvres envers les nations prospères comme la Suisse », affirme Sonja Tschirren de SWISSAID. Il faut dire que les pays industrialisés ne règlent pas leur facture actuelle. Décision a été prise en 2009 d'allouer 100 milliards de dollars par an dès 2020 pour soutenir les plans de protection du climat et d'adaptation au changement climatique des pays du Sud global. Mais les derniers chiffres de l'OCDE montrent qu'en 2021 encore, plus de 10 milliards manquaient pour atteindre cet objectif.

« La Suisse et d'autres États ont recours à des astuces comptables pour enjoliver leur contribution au financement climatique », note Angela Lindt de Caritas Suisse : « Au lieu de mettre à disposition des ressources financières nouvelles et additionnelles, comme convenu au niveau international, des pays comme la Suisse recourent surtout à des fonds affectés à la lutte contre la pauvreté. Rien d’étonnant donc à ce que les négociations soulèvent une grande méfiance ». Alliance Sud demande depuis des années que la Suisse contribue chaque année à hauteur d'un milliard de dollars au financement de la lutte contre le changement climatique, sans pour autant grever le budget de la coopération internationale.

 

Pour de plus amples informations :
- Alliance Sud, Delia Berner, experte en politique climatique internationale, tél. 077 432 57 46, delia.berner@alliancesud.ch
- Action de Carême, Stefan Salzmann, responsable Énergie et justice climatique, tél. 041 227 59 53, salzmann@fastenaktion.ch. Stefan Salzmann est sur place à Dubaï en tant qu'observateur.
- Solidar Suisse, Cyrill Rogger, Desk Officer Europe du Sud-Est, tél. 044 444 19 87, cyrill.rogger@solidar.ch
- Terre des hommes Suisse, Annette Mokler, responsable de la politique de développement et de la coordination du programme Sahara occidental, tél. 061 335 91 53, annette.mokler@terredeshommes.ch
- Helvetas, Aude Marcovitch Iorgulescu, coordinatrice des relations avec les médias en Suisse romande, tél. 031 385 10 16, aude.marcovitch@helvetas.org. Christina Aebischer est sur place à Dubaï en tant qu'observatrice.
- EPER, Cybèle Schneider, spécialiste de la justice climatique, tél. 079 900 37 08, cybele.schneider@heks.ch
- SWISSAID, Sonja Tschirren, spécialiste du climat et de l’agriculture écologique, tél. 079 363 54 36, s.tschirren@swissaid.ch
- Caritas Suisse, Angela Lindt, responsable du service Politique du développement, tél. 041 419 23 95, alindt@caritas.ch

 

Article

Marqueurs de Rio : de la poudre aux yeux ?

13.11.2023, Justice climatique

Pour satisfaire à leurs engagements financiers dans le cadre des conventions de Rio, de nombreux pays – dont la Suisse – ont recours au gonflement et au double comptage. Un système de mesure, les dits « marqueurs de Rio », devrait en principe prévenir cela. Or, les critères ne sont pas suffisamment clairs et laissent place à une interprétation généreuse.

Marqueurs de Rio :  de la poudre aux yeux ?

Préparatifs pour le carnaval de Rio de Janeiro (image symbolique).

© Keystone / AP / SILVIA IZQUIERDO

Dans le cadre du financement international du climat, le débat se concentre avant tout sur la non-réalisation des engagements « quantitatifs » des pays développés à mobiliser 100 milliards USD par an de 2020 à 2025 pour répondre aux besoins de financement climatique des pays en développement. A cet égard, le financement climatique suisse, qui provient principalement d'une réaffectation de fonds existants de l'aide publique au développement (APD), ne satisfait pas actuellement au critère de ressources « nouvelles et additionnelles ». Ces ressources sont même comptabilisées deux fois, en tant qu'APD et en tant que financement climatique, alors que les pays en développement ne les reçoivent pourtant qu'une seule fois. Pour autant, l'analyse des indicateurs « qualitatifs » du bien-fondé des projets climatiques ne doit pas être négligée. Et ce d’autant plus que la justification climatique des activités de coopération au développement identifiées comme telles fait régulièrement l'objet de controverses. En effet, tant le rapport d’Oxfam sur les « vrais chiffres » du financement climatique, que la récente étude du Center for Global Development & The Breakthrough Institute sur le portefeuille de projet climatiques de la Banque Mondiale (BM) ou l'article de l’ETH Zurich et l’Université de Saint-Gall utilisant l’intelligence artificielle pour évaluer la pertinence du financement climatique bilatérale ont révélé une série de faiblesses, notamment dans l'application des marqueurs de Rio, souvent incohérente et parfois inexacte, au détriment d'une véritable action climatique.

Décryptage des marqueurs de Rio

En réponse au Sommet de la Terre de Rio en 1992 et à l’adoption subséquente des conventions sur la biodiversité, le changement climatique et la désertification, le Comité d'aide au développement (CAD) de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a élaboré les marqueurs de Rio. Ces cinq indicateurs – deux pour le changement climatique (atténuation et adaptation), un pour la biodiversité, un pour la désertification et un pour les problématiques environnementales plus locales – étaient initialement conçus pour retracer l'intégration des préoccupations environnementales dans les portefeuilles de coopération au développement. Toutefois, ils se sont rapidement imposés pour capturer les flux financiers internationaux en matière d'environnement et en particulier ceux en faveur du climat. Les marqueurs de Rio reposent sur un système de classification par catégories afin d’indiquer l'importance des objectifs des conventions de Rio dans les activités de financement public du développement. Ainsi, un projet obtient le score « principal » lorsque l'objectif environnemental est considéré comme la motivation fondamentale de l'activité ; il reçoit le score « significatif » lorsqu’un objectif de Rio est explicitement mentionné mais que l'activité n'a pas été conçue dans cette optique. Pour obtenir des marqueurs de Rio, un projet doit donc communiquer en amont et de façon claire et explicite l'objectif politique visé par le bailleur de fonds.

Toutefois, parce qu'ils sont de nature descriptive plutôt que strictement quantitative, les marqueurs de Rio ne peuvent fournir qu'une quantification approximative des flux financiers. En outre, bien que le CAD de l'OCDE ait publié des lignes directrices pour l'attribution des marqueurs, convenu de définitions, notamment de ce qui constitue une activité liée à l'atténuation du changement climatique ou à l'adaptation à celui-ci et explique examiner périodiquement les rapports des pays contributeurs, ces recommandations ne sont pas contraignantes. Par conséquent, les pays disposent d'une grande marge de manœuvre pour les appliquer, qu'il s'agisse de la classification des projets ou de l'attribution des coefficients. Dans le cadre de la finance climatique internationale, cela se reflète dans la tendance qu’ont les pays à interpréter les indicateurs de manière maximaliste afin de gonfler leurs contributions financières, créant une distorsion dans l'allocation des fonds entre ce qui est annoncé dans les rapports financiers et les activités qui auront réellement un impact sur les objectifs des conventions de Rio. De surcroît, le manque d'harmonisation dans l'application de ces indicateurs pays par pays rend toute comparaison pertinente difficile au niveau international, sans parler du fait que le manque de données objectives sur le volume du financement climatique déjà fourni complique encore les démarches des pays en développement pour réclamer le remboursement de cette dette historique en matière de climat.

L'approche suisse

La Suisse utilise la méthode des marqueurs de Rio pour évaluer la pertinence climatique de sa coopération bilatérale, régionale et multilatérale. Elle est également l'un des rares pays à imposer un facteur de réduction (x0,85) à sa catégorie « principale », alors que la plupart des autres pays, parmi lesquels l'Allemagne ou l’Italie, ne la pondèrent pas (x1). Cependant, l'Italie n'accorde qu'un facteur (x0,4) pour les projets « significatifs », alors que la Suisse leur accorde un facteur (x0,5), tout comme son voisin allemand. Pour la France ou les Etats-Unis, l'attribution des coefficients des marqueurs de Rio se fait au cas par cas. Concernant l'application de ces marqueurs, la Suisse n'a pas établi de méthodologie systématique et harmonisée au sein de ses agences de coopération au développement. Ainsi, bien que les marqueurs devraient être attribués à la conception du projet, les descriptions publiques des projets ne répondent pas toujours de manière claire et explicite aux critères d'éligibilité définis par l'OCDE.

Par exemple, le Secrétariat d'Etat à l'économie (SECO) a déployé 8.5 millions CHF dans le cadre du projet bilatéral Capacity Building for large Gas Infrastructure Developments (2014-22) visant à développer les capacités techniques du secteur public albanais pour la gestion des grands projets d'infrastructures gazières, en référence à la réalisation du Pipeline Trans-Adriatique (TAP). Ce projet qui favorise le développement d’une industrie d'énergie fossile en Albanie a reçu le marqueur de Rio « significatif » pour l’adaptation au changement climatique avec la justification que le gaz, en tant que nouvelle source d'énergie, contribuerait à renforcer la sécurité énergétique du pays dont la production nationale d'énergie reposait essentiellement sur l'énergie hydraulique, vulnérable au changement climatique. Le SECO a également attribué un marqueur de Rio « significatif » pour l’atténuation au changement climatique au programme Managing Natural Resource Wealth du Fond Monétaire Internationale (FMI), qui vise à aider les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire inférieur à mieux gérer leurs richesses en ressources naturelles et à tirer le meilleur parti de ces ressources pétrolières, gazières et minérales. Cependant, la description du projet ne fait aucune référence explicite à un objectif de protection climatique. De même, le SECO estime que tous ces engagements – au moins depuis 2019 – auprès du Private Infrastructure Development Group (PIDG), une organisation qui mobilise des capitaux du secteur privé pour la construction d’infrastructures en Afrique subsaharienne et en Asie, constituent une contribution « significative » à l'atténuation du changement climatique. Une application systématique d’un tel facteur ne semble pas prendre en compte l’historique de ce groupe. En effet, avant la COP 26 à Glasgow, Global Witness publiait qu’entre 2002 et 2018, le PIDG avait investi près de 750 millions USD dans de nouvelles infrastructures liées aux énergies fossiles - et nos propres recherches à partir de la base de données publique du PIDG montrent qu'un montant supplémentaire de 144,8 millions USD a été alloué à de nouvelles infrastructures liées aux énergies fossiles depuis leur rapport jusqu’en 2021.  

Nécessaire réforme

Leur application hétéroclite, leur utilisation opaque, le manque de cohérence et la faiblesse du système de vérification officielle et de surveillance publique constituent autant de défis majeurs dans la mise en œuvre des marqueurs de Rio. L'harmonisation de ces marqueurs au niveau international et la prise en compte des priorités climatiques des pays en développement doivent être les pierres angulaires de leur utilisation. La Suisse devrait s’engager en faveur d’un cadre plus précis pour l’attribution des marqueurs de Rio et du renforcement du système d'examen périodique du CAD de l’OCDE afin d’assurer une application cohérente et transparente des marqueurs et de garantir que les investissements internationaux contribuent effectivement à l'impact environnemental escompté. Une approche systématique de la mise en œuvre de ces marqueurs, avec l'intégration de critères d'évaluation d'impact spécifiques aux conventions concernées, constituerait une évolution positive. À moins de telles réformes, les marqueurs de Rio risquent de rester un outil imparfait et inadéquat pour délivrer un financement international urgent et de qualité dans la lutte contre le changement climatique et la préservation de la biodiversité.

 

 

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Les dommages sont là, les financements pas encore

29.09.2023, Justice climatique

Le débat sur la question de savoir qui doit payer les pertes et les dommages imputables au réchauffement climatique dure depuis des décennies. Cette année, la conférence de l'ONU sur le climat à Dubaï négocie pour la première fois les modalités.

Delia Berner
Delia Berner

Experte en politique climatique internationale

Les dommages sont là, les financements pas encore

Une catastrophe nationale : la sécheresse affecte régulièrement la vie des Kényanes et des Kényans.
© Ed Ram/Getty Images

« Dans mon pays, le Kenya, c'est déjà la sixième fois que la saison des pluies n'a pas eu lieu ». Ce soir du 22 juin 2023, sur le Champ de Mars à Paris, Elizabeth Wathuti crie au micro pour se faire entendre des milliers de personnes présentes. « Les récoltes ont été mauvaises, les sécheresses et l’insécurité alimentaire ont persisté. Les coûts pour nos agriculteurs ont très fortement augmenté ». Alors que la jeune activiste informe sur les effets de la crise climatique, avec la Tour Eiffel en toile de fond, et réclame une justice climatique avec d'autres oratrices et orateurs, le président français Emmanuel Macron convie ses hôtes du monde entier à un banquet dans un palais proche. Toute la journée, ils s'étaient déjà réunis à l'invitation de Macron dans le cadre d'un sommet international sur les défis lancés par le financement mondial du développement et les moyens de le renforcer.  

Le financement international dans le domaine du climat — pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre et l'adaptation au réchauffement climatique dans le Sud mondial — est depuis des années déjà lié à l'obligation de droit international pour les nations industrialisées de contribuer à l'objectif de financement commun de 100 milliards de dollars par an. Mais cette somme n'a jamais été réunie en raison d’un manque de volonté politique dans les pays responsables de la crise climatique.

Lors de la conférence des Nations Unies sur le climat de novembre 2022 (COP27) à Charm El-Cheikh, les pays du Sud global sont parvenus pour la première fois à négocier sur le financement des pertes et dommages (loss & damage) dus au changement climatique, notamment grâce au soutien apporté depuis des décennies par les organisations de la société civile du monde entier. Les pertes et les dommages se chiffrent en milliards depuis des années déjà — les estimations exactes dépendent de la définition de ces préjudices — et sont les plus considérables là où les gens ont le moins de moyens de s'y préparer ou de s'y adapter. Ils provoquent aussi un endettement supplémentaire dans les pays ployant déjà sous une lourde charge de dettes. L'Office fédéral de l'environnement (OFEV) fait la distinction entre les pertes et dommages résultant d'événements progressifs (p. ex. l'élévation du niveau de la mer) et ceux qui se produisent rapidement (p. ex. les tempêtes et les inondations). Par ailleurs, outre les préjudices économiquement quantifiables, il en existe de non quantifiables, causés aux biens culturels ou aux écosystèmes par exemple.

Lors de la COP28 de cette année à Dubaï, le financement des pertes et dommages sera l'un des sujets de négociation majeurs. En effet, les parties se sont voilà un an donné pour mission d'adopter en 2023 des dispositions plus détaillées sur les modalités de leur financement. La discussion se limite dans ce contexte aux pays particulièrement vulnérables aux effets de la crise climatique. Il est à cette fin prévu de créer un fonds de l'ONU auquel contribueront les pays responsables du réchauffement. Le débat porte ici sur des sources de financement mondiales innovantes, susceptibles de faire également passer les acteurs privés à la caisse en conformité avec le principe de causalité. « Si de telles propositions emportent l’adhésion, les entreprises à fort taux d'émission pourraient aussi contribuer au financement à l'échelle planétaire », écrit Robin Poëll, porte-parole de l'OFEV, suite à la demande d'Alliance Sud. Mais les chances d'une telle taxe globale pour le fonds de l'ONU devraient être pour l’heure plutôt minces. En attendant, la Suisse pourrait prendre les devants et envisager d'introduire une telle taxe, au moins pour les entreprises néfastes pour le climat en Suisse, afin de couvrir les pertes et les préjudices dans le Sud global .

La confiance perdue complique les négociations

La véritable pomme de discorde lors de la conférence sur le climat sera probablement de savoir quels États doivent contribuer au fonds et à quelles nations l'argent peut être versé. Il faut à cette fin définir ou négocier quels pays passent pour particulièrement vulnérables. Pour la question encore plus politique de savoir qui doit contribuer en tant qu'État pollueur, la responsabilité historique de la crise climatique, clairement imputable aux pays industrialisés, se heurte à la comparaison actuelle des émissions de gaz à effet de serre entre les pays ; celle-ci montre la part substantielle des grands pays émergents. Les pays donateurs actuellement responsables des objectifs de financement climatique ont été définis en 1992. La Suisse souhaite que davantage de nations contribuent désormais au fonds de l’ONU. Le porte-parole de l'OFEV, M. Poëll, explique : « La Suisse souhaite que les pays qui contribuent le plus au changement climatique et qui ont les capacités de le faire paient leur écot. Concrètement, cela signifie que les riches pays émergents gros émetteurs de gaz à effet de serre, ainsi que les acteurs privés, doivent aussi verser leur contribution ».

Mais face à la levée de boucliers du Sud mondial, la Suisse et d'autres pays donateurs du Nord mondial ont échoué jusqu’ici à faire passer cette idée. En effet, les pays industrialisés n'ont à ce jour pas tenu leurs promesses de financement et ne sont donc pas crédibles pour ce qui est de la justice climatique. La Suisse, par exemple, n'a pas calculé sa « part équitable » dans le financement climatique sur la base de son empreinte climatique totale, mais uniquement à partir de ses émissions domestiques moindres. Sans parler du fait qu'elle n'a pas atteint son objectif climatique de réduire ses émissions de 20 % d'ici 2020. La confiance perdue entre le Nord et le Sud complique finalement aussi les négociations pour des objectifs climatiques plus ambitieux et l'abandon des énergies fossiles. Or, les pays du Sud mondial doivent pouvoir assurer leur financement dans le domaine des énergies renouvelables afin de ne pas rester sur la touche à l’échelon planétaire.

La conception du nouveau fonds fait l’objet d’une proposition de compromis depuis le début novembre. Il est frappant de constater qu’il est hébergé par la Banque mondiale, qui n'est connue ni pour son rôle de pionnier dans la crise climatique ni pour une répartition équitable du pouvoir — pas étonnant dès lors que le fonds s’expose aux nombreuses critiques des pays du Sud mondial et des organisations de la société civile. Outre le fait que l'on attend clairement des pays industrialisés qu'ils contribuent à son financement, d'autres États sont également « encouragés » à y participer. La question de savoir quels pays sont considérés comme particulièrement vulnérables, et peuvent donc bénéficier des moyens financiers, devrait rester ouverte lors de la conférence ; elle doit être soumise au comité directeur du nouveau fonds pour décision. Cette instance sera composée de 26 membres issus de toutes les régions du monde (14 provenant de pays en développement), qui pourront prendre des décisions à la majorité des 4/5. Dans le pire des cas, cela risque d’entraver la mise en œuvre du fonds en question.

Le temps presse, les pertes et dommages sont déjà une réalité et ne cessent d’augmenter. Cela s'explique aussi par le fait que, selon le rapport mondial sur le climat, le déficit de financement pour l'adaptation au réchauffement climatique se creuse continuellement. Les populations ne peuvent cependant pas s'adapter à tous les changements. Le ministre des Affaires étrangères de l’archipel des Tuvalu dans le Pacifique, a marqué les esprits : en prélude à la conférence de l'ONU sur le climat tenue à Glasgow en 2021, il n’avait en effet pas hésité à mouiller les jambes de son pantalon et à placer son pupitre dans l’océan Pacifique pour attirer l'attention sur la montée des eaux.

À Glasgow, Elizabeth Wathuti avait prédit devant les gens venus des quatre coins du monde lors de l'ouverture de la conférence sur le climat : « D'ici 2025, la moitié de la population planétaire sera touchée par la pénurie d'eau. Et d'ici mes cinquante ans, la crise climatique aura déplacé 86 millions de personnes rien qu'en Afrique subsaharienne ». Aucune conférence ne peut mettre fin à cette crise du jour au lendemain. Mais couvrir financièrement les pertes et dommages déjà encourus est une nécessité absolue.

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© Karwai Tang

Elizabeth Wathuti est une jeune militante kenyane pour la protection du climat qui a fondé l’Initiative Green Generation et s’est fait connaître au niveau international entre autres à la Conférence des Nations Unies sur le climat à Glasgow en 2021 avec son appel à plus de solidarité.

Fiche d'information

La contribution suisse au financement climatique

31.10.2022, Justice climatique

Dans la politique climatique internationale, le financement climatique signifie le soutien financier des pays en développement et émergents dans le domaine du climat. Les pays les plus pauvres sont les moins responsables de la crise climatique et ce sont eux qui ont le moins de ressources financières pour lutter contre les changements climatiques et s'y adapter. Le financement dans le domaine du climat n'est pourtant qu'un aspect de la justice climatique. La réduction des émissions de CO2 dans le Nord global, en Suisse y compris, est tout aussi cruciale pour le Sud global.

La contribution suisse au financement climatique

Abir Abdullah / Climate Visuals

Fiche d'information

Changement climatique et crise de la dette – un cercle vicieux

08.09.2023, Justice climatique

Les répercussions négatives du réchauffement climatique et l’endettement public dramatique de nombreux pays du Sud global sont deux crises qui ne cessent de s'aggraver. Au moins 54 pays du Sud global souffrent de graves problèmes d'endettement et 28 d'entre eux font partie des 50 pays les plus touchés par le changement climatique. Plusieurs liens relient ces deux crises, ce qui complique considérablement la gestion de ces dernières pour les pays concernés.

 Changement climatique et crise de la dette – un cercle vicieux

Adam Sébire / Climate Visuals