Partager l'article
Communiqué de presse d'Alliance Sud et de Public Eye
Starbucks utilise son programme de durabilité à des fins d’optimisation fiscale agressive
28.03.2025, Finances et fiscalité
Dix ans après que la Commission européenne a révélé les pratiques de dumping fiscal à large échelle de Starbucks, le géant du café a certes diversifié sa gamme Frappuccino, mais pas ses stratagèmes fiscaux en Suisse. Une action de protestation organisée par Alliance Sud et Public Eye a eu lieu aujourd’hui à Lausanne, au siège suisse de l’entreprise.
© Alliance Sud
C’est une pratique bien connue : les multinationales exploitent fréquemment les droits de brevet, de marque ou de logiciel pour déplacer artificiellement leurs profits vers des juridictions à faible fiscalité, plutôt que de les déclarer là où ils sont réellement générés. Dans son rapport « Starbucks’ Swiss Scheme: ‘Fair’ Trading or Global Tax Dodge? », l’ONG CICTAR révèle comment Starbucks utilise son programme censé garantir un commerce écologique et équitable pour transférer des bénéfices (profit shifting) vers la Suisse à des fins d’optimisation fiscale.
Starbucks gère l’ensemble de son commerce intragroupe de café vert via son bureau de négoce lausannois Starbucks Coffee Trading Company Sàrl (SCTC). Depuis 2011, la multinationale y a enregistré un total de 1,3 milliard de dollars de bénéfices, grâce à des marges exceptionnellement élevées sur les ventes intragroupes de café vert, atteignant jusqu'à 18 %, et à un taux d’imposition très faible en comparaison internationale ne dépassant pas 14 %. En 2015, la Commission européenne avait déjà critiqué ces pratiques. Starbucks avait justifié ces marges élevées par les coûts de son programme de certification C.A.F.E. Practices, mais la Commission européenne avait estimé que cette justification était infondée.
Le rapport de CICTAR confirme que Starbucks persiste dans cette stratégie, continuant ainsi à transférer d’importants bénéfices à Lausanne, au détriment des caisses publiques dans les pays de production et de consommation. Les producteurs ne souffrent pas seulement au niveau financier : Reporter Brasil révélait, en novembre 2023, que des plantations certifiées par C.A.F.E. Practices au Brésil avaient recours au travail des enfants ainsi qu’au travail forcé. « Le fait que Starbucks utilise ce programme de durabilité pour transférer des bénéfices – et donc des recettes fiscales – des pays à faible revenu vers l’Europe est un affront aux personnes qui cultivent et cueillent le café », estime Carla Hoinkes, experte agriculture chez Public Eye. « Au lieu de promouvoir le commerce équitable, Starbucks perpétue ainsi les injustices mondiales ».
Dominik Gross, expert en politique fiscale chez Alliance Sud, ajoute : « Malgré l’instauration d’une imposition minimale par l’OCDE, la Suisse et le canton de Vaud restent attractifs pour les multinationales adeptes de l’optimisation fiscale. » Mais ce n’est pas tout : des cantons à faible imposition, comme Zoug, Bâle-Ville, Lucerne ou Schaffhouse, veulent redistribuer les recettes fiscales minimales supplémentaires aux entreprises qui paient l'impôt minimal. Reste à savoir si le canton de Vaud adoptera également de telles mesures. « Si les autorités politiques suisses n’agissent pas avec fermeté, des sociétés comme Starbucks pourraient en profiter », conclut Gross.
Des photos de l'action de protestation à Lausanne sont disponibles ici.
Complément d'information ici.
Plus d’informations :
Dominik Gross, expert en politique fiscale, Alliance Sud
E-mail : dominik.gross@alliancesud.ch, tél. +41 78 838 40 79
Carla Hoinkes, experte en agriculture, Public Eye
E-mail : carla.hoinkes@publiceye.ch, tél. +41 44 277 79 04
Fin de Credit Suisse
Une CEP seule ne suffit pas
20.12.2024, Finances et fiscalité
La commission d'enquête parlementaire (CEP) a présenté un bon rapport sur la fin de Credit Suisse. Mais on peut malheureusement douter que ce document provoque un changement de mentalité fondamental dans la politique de la place financière suisse.
Franziska Ryser (VERTS Suisse / SG), vice-présidente de la CEP, s'exprime lors de la conférence de presse sur le naufrage de Credit Suisse. La CEP a tenu des propos clairs sur les manquements du gouvernement, des autorités et de la grande banque elle-même.
© Keystone / Peter Klaunzer
Les fonds propres de CS n’étaient pas suffisants
Le rapport de la CEP sur Credit Suisse (CS) a lui aussi son importance, et nous pouvons au moins espérer que certaines et certains s'en souviendront encore au cours de l’année 2025 (le Conseil national et le Conseil des États en discuteront de toute façon lors de la session de printemps). Il faudra par exemple se poser la question de savoir dans quelle mesure le manque de fonds propres a été une des raisons de la fin de CS. La ministre des finances Karin Keller-Sutter avait toujours souligné, lors des folles funérailles de CS en mars 2023, que les fonds propres de la grande banque étaient suffisants. Ce n'est pas à cause de cela que la banque a échoué, mais par manque de liquidités, ce qui l'a empêchée de réagir à l'érosion de la confiance des clients depuis octobre 2022, aux sorties massives de capitaux qui en ont résulté et à l’effondrement total du cours des actions. Les protectrices et protecteurs politiques des grandes banques (Karin Keller-Sutter y compris) ont ainsi réduit toute la débâcle au tweet d'un journaliste australien qui écrivait à l'époque qu'une banque d'importance systémique mondiale était au bord du gouffre. La CEP confirme ce que de nombreux critiques des réglementations actuelles « too big to fail » (TBTF) pour les grandes banques disent depuis longtemps : les fonds propres trop restreints de CS ont bel et bien joué un rôle. Car plus les fonds propres sont élevés, moins les clients et les investisseurs retirent rapidement leur argent d'une banque lorsqu'elle fait les grands titres.
Après la crise financière de 2008/2009 et le sauvetage d'UBS par l'État, les exigences en matière de fonds propres des grandes banques ont été revues à la hausse (même si ces exigences n'étaient pas assez élevées et pas assez conséquentes). Jusqu'à sa fin, CS est toutefois parvenu successivement à ramener de facto son ratio de fonds propres en dessous du minimum réglementaire. Comme le montre la CEP, il a été aidé à partir de 2017 par une astuce comptable, le « filtre réglementaire », qui maintenait ce ratio « artificiellement » élevé. Celui-ci lui a été généreusement accordé par l'Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA) en 2017, apparemment contre l'avis de la Banque nationale. La CEP écrit à ce sujet à la page 7 de son rapport : « Le filtre a permis à Credit Suisse de maintenir l’apparence d’une capitalisation suffisante. »
Une Berne fédérale à l’abri des scandales
Le peu de fonds propres de CS est à mettre en parallèle avec les nombreux scandales que la banque a provoqués dans les années 2010 et qui ont contribué à détériorer continuellement sa réputation et à saper sa crédibilité. Outre les scandales qui se sont produits principalement aux dépens des actionnaires de CS (Greensill et Archegos en 2021), la CEP mentionne également celui du Mozambique : CS a accordé au gouvernement de Maputo un crédit de plusieurs milliards qui aurait dû être investi dans l'infrastructure de pêche. Au lieu de cela, l'argent a été empoché par une élite corrompue et CS a gravement manqué à son devoir de surveillance. Le pays a donc fait faillite en 2016 et un million de personnes sont tombées dans la pauvreté absolue.
Les « Suisse Secrets » sont également mentionnés (p. 530) : dans cette fuite de données, publiée par le Guardian en février 2022, il est question de 18 '000 comptes CS appartenant entre autres à des autocrates et des criminels de guerre. Ce scandale n'a certainement pas non plus « renforcé la confiance ». CS a pu compter sur l'aide bienveillante d'avocates et d’avocats offshore suisses, qui entrent toujours en jeu lorsqu'il s'agit d'affaires louches que les banques ne peuvent pas éviter de faire passer pour des obligations de diligence. Celles-ci ne s'appliquent en effet pas aux avocates et avocats des clients qui ne font que les conseiller dans leurs stratégies de placement. Ce qui nous ramène à mercredi dernier : dans le cadre de l'examen de la « loi sur la transparence des personnes morales », le Conseil des États a veillé à ce que davantage de lumière ne soit pas faite dans cette opacité. Le même jour, le Conseil national a assoupli les sanctions contre les transactions des avocats avec les oligarques russes et leurs entreprises. On peut malheureusement douter qu'un parlement qui ne fait même pas le ménage dans les coins les plus crasseux de la place financière locale tire résolument les leçons du rapport de la CEP au printemps et réglemente la nouvelle UBS, taille XXL, de manière à réduire les multiples risques pour l'économie suisse à un niveau supportable. Et ce, qu’un bon gros rapport de la CEP ait été produit ou pas.
Partager l'article
Politique fiscale internationale
« Le système est contre nous »
29.11.2024, Finances et fiscalité
À New York, Everlyn Muendo suit les négociations en vue d’une convention fiscale de l'ONU pour le compte du Réseau africain pour la justice fiscale. Elle explique pourquoi il n'y a plus d'alternative à l'ONU pour le Sud global en matière de politique fiscale internationale.
Les recettes fiscales filent en direction du nord, tandis que le coût de la vie augmente : De violentes protestations contre des réformes fiscales injustes ébranlent le Kenya depuis juin. © Keystone / AFP / Kabir Dhanji
Everlyn Muendo, vous avez participé aux séances de négociation de la convention fiscale de l'ONU de cette année. Quelle est votre impression générale ?
J’ai pu constater un fossé béant entre le Nord et le Sud global. Les divergences d'intérêts en matière de politique fiscale entre les deux camps ont été très marquées.
La transparence des négociations est déjà un grand progrès par rapport à celles de l'OCDE. Quels sont les points de vue du Nord qui posent le plus de problèmes aux pays du Sud ?
Premièrement, le Nord global estime que la convention-cadre des Nations Unies doit simplement compléter les décisions déjà existantes de l'OCDE et ne pas les dupliquer (c’est le terme qu’utilise le Nord). Deuxièmement, le Nord semble vouloir limiter le rôle de l'ONU au simple renforcement des capacités (capacity building) — c'est-à-dire au soutien de la mise en place d'infrastructures dans les administrations fiscales du Sud et à la formation des expertes et experts nécessaires. Mais cette approche cache une profonde erreur d'appréciation de la situation du Sud global : les représentantes et représentants du Nord semblent croire que nous ne disposons pas de capacités suffisantes et que c'est la raison des problèmes actuels dans le domaine de la fiscalité internationale.
Le problème n’est pas notre manque de compétences, mais les règles du système actuel.
Que répondez-vous à cet argument ?
L’argument est fallacieux, car même dans le cadre du processus prétendument inclusif de l'OCDE de ces dernières années, certains pays en développement ont exprimé de sérieuses réserves quant au contenu de l'imposition minimale (pilier 2) et à la redistribution des droits d'imposition aux pays bénéficiant de grands débouchés (pilier 1). Mais ces pays ont été constamment ignorés. Le problème n'est pas notre manque de compétences, mais les règles du système actuel. Comme je l'ai dit dans l'une de mes interventions lors des négociations menées à l'ONU : « We cannot capacity build ourselves out of unfair taxing rules ». [Nous ne pouvons pas renforcer nos propres capacités pour nous affranchir de règles fiscales injustes].
Dans les négociations, les pays du Nord global essaient donc de contourner les questions cruciales pour le Sud ?
Oui, mon impression est qu'ils ne sont pas sincères dans leurs négociations. C'est pourtant un principe fondamental des discussions multilatérales. Vouloir tout limiter au renforcement des capacités ne cimente pas vraiment la confiance. Le rapport sur la fiscalité du secrétaire général de l'ONU a montré sans ambiguïté comment le manque d'inclusivité du système actuel rend la coopération fiscale internationale inefficace. Nos arguments sont donc bien étayés, tout est sur la table.
Comment le mouvement de la société civile pour la justice fiscale peut-il contrer efficacement ces faux narratifs de l'UE ou de la Suisse ?
Tout d'abord, nous devons veiller à ce qu'il soit reconnu que les solutions de l'OCDE de la dernière décennie, tels que le développement de l'échange automatique d'informations sur les clients des banques et les multinationales ou l'imposition minimale de ces dernières, ne fonctionnent pas pour un groupe important de personnes, notamment pour les pays du Sud global. C'est pourquoi nous aspirons à une convention fiscale de l'ONU qui soit réellement inclusive. Certains diront peut-être que nous pourrions reconnaître à l'ONU la majeure partie du travail effectué à l'OCDE comme des acquis au niveau régional. La question serait alors de savoir selon quels critères cela devrait se faire. Certaines parties de la réforme dite BEPS1 de l’OCDE ne seront peut-être jamais mises en œuvre. Mais le temps presse.
Everlyn Muendo
La Kényane Everlyn Muendo est juriste au sein du Réseau africain pour la justice fiscale (Tax Justice Network Africa, TJNA). Sa mission porte sur la manière dont la politique fiscale internationale influence le financement du développement des Etats africains.
Alors que faire ?
Les impôts sont tout à fait cruciaux pour le financement du développement. Les débats techniques sur les règles de répartition des bénéfices ou la répartition des droits d'imposition cachent un sous-financement chronique dans des domaines essentiels : il faut mettre en place des systèmes d'éducation adéquats pour tout le monde ou lutter contre la crise de la santé publique dans le Sud global. Il s'agit aussi de générer davantage de moyens pour financer les mesures de protection climatique. Bref, la question concerne les personnes qui sont victimes de la politique fiscale actuelle ! C'est pourquoi nous voulons absolument faire avancer ce processus onusien.
Pour l'Afrique, une taxation adéquate du secteur des matières premières est absolument essentielle. Les matières premières viennent de chez nous, mais leur valeur est captée en dehors de l'Afrique.
De quoi aurait-on besoin dans les pays africains riches en ressources, où l'industrie extractive est un secteur économique très important ?
Pour l'Afrique, une taxation adéquate du secteur des matières premières est absolument essentielle. La plupart des multinationales du continent sont actives dans ce secteur. Mais leurs sièges sociaux se trouvent évidemment dans les pays industrialisés du Nord. Cette situation est le résultat d'une histoire très compliquée qui remonte loin dans notre histoire coloniale : avant leur départ, les colonialistes ont encore transformé notre économie de telle manière qu'ils en sont restés les plus grands bénéficiaires, même après l'indépendance. Au lieu d'améliorer la sécurité alimentaire, par exemple, ils ont continué à produire principalement du café, du thé, des produits maraîchers et des matières premières. Autrement dit, des produits de luxe qui sont surtout demandés dans les pays industrialisés. Les matières premières viennent de chez nous, mais leur valeur est captée en dehors de l'Afrique. Inversement, les produits fabriqués au Nord à partir de nos matières premières nous sont ensuite revendus. Nous ne profitons pas de nos propres ressources comme nous le devrions.
Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Quel pays est connu pour produire du bon chocolat ? Ce n'est pas le Ghana.
La Suisse ?
Vous voyez ! C'est un fait étonnant si l'on considère que plus de la moitié des fèves de cacao importées en Suisse proviennent du Ghana. Les multinationales transfèrent des centaines de milliards de dollars de bénéfices vers le Nord à l'appui d'une politique fiscale néfaste. Même sur les activités économiques réelles des entreprises étrangères en Afrique, nous ne recevons pas notre juste part d'impôts. Le système est vraiment contre nous.
Il faudra encore un certain temps avant que les nouvelles règles de l'ONU portent leurs fruits. Y a-t-il actuellement des possibilités d'amélioration en dehors de ce processus ?
Nous nous battons également pour davantage de conventions bilatérales de double imposition sur la base du modèle de l'ONU, qui est bien meilleur que celui de l'OCDE. Mais nous n'avons pas eu beaucoup de succès jusqu'à présent. Les pays du Nord sont en position de force dans les négociations grâce à leurs sièges sociaux. De plus, certaines de ces nations sont de véritables brutes ! Même si les pays en développement disposent d'un grand savoir-faire, nous finissons toujours par céder beaucoup de nos droits fiscaux. Tant que nous comptons sur les investissements directs de ces pays pour stimuler notre développement économique, ils peuvent nous mettre sous pression en termes de politique fiscale. Cette approche de la politique économique nous mène droit dans le mur.
Everlyn Muendo lors d’un échange organisé par son réseau pour la justice fiscale et climatique ce mois de novembre à Nairobi. © Tax Justice Network Africa
Le gouvernement kényan a récemment déclenché d'énormes tensions politiques dans le pays avec des réformes de politique financière. Pour quelle raison ?
Les protestations contre la loi sur les finances de juin 2024 avaient un enjeu bien plus large. Elles exprimaient la frustration des Kényanes et des Kényans qui travaillent dur face aux injustices économiques croissantes. L'Etat est lourdement endetté, et le gouvernement doit de toute urgence trouver davantage de moyens pour le service de la dette et le développement économique. Il introduit à cette fin de nouvelles taxes qui augmentent nettement le coût de la vie : une écotaxe, une taxe sur les véhicules, une taxe accrue sur l'entretien des routes et la suppression de l'exonération de la TVA pour certains biens de consommation essentiels. Cela pèse beaucoup plus sur les bas revenus que sur les hauts. Parallèlement, le service public est peu performant. La majeure partie des recettes est utilisée pour le service de la dette — qui peut engloutir plus de 50 % des recettes — et pour la corruption, qui étouffe des services publics importants : les salaires des médecins assistants ont ainsi été fortement réduits. Un nouveau modèle de financement des universités a été introduit. Les frais liés aux études ont par conséquent pris l’ascenseur. Le Kenya est devenu un terrain d'expérimentation pour les mesures d'austérité, notamment sous l'influence du Fonds monétaire international. Et pourtant, les Kényanes et Kényans ordinaires paient plus et reçoivent moins !
Comment pouvez-vous, en Suisse, parler de la corruption en Afrique sans admettre que vous êtes les plus grands promoteurs de l'opacité et des flux financiers déloyaux ?
Que répondez-vous à l'accusation souvent formulée en Suisse selon laquelle les recettes fiscales supplémentaires dans les pays africains ne profiteraient de toute façon qu'aux hommes et femmes politiques ?
Comment pouvez-vous, en Suisse, parler de la corruption en Afrique sans admettre que vous êtes les plus grands promoteurs de l'opacité et des flux financiers déloyaux ? Sérieusement, le tango se danse toujours à deux. Oui, le fonctionnaire africain corrompu existe. Mais qui le corrompt ? Beaucoup de multinationales, par exemple votre Glencore ! Ses scandales de corruption sont très révélateurs. Pourquoi la responsabilité est-elle toujours attribuée à un seul protagoniste ? Nous devons reconnaître que des places financières opaques comme la Suisse servent de cachettes sûres à des personnes corrompues de nos pays. C'est pourquoi une grande partie de la fortune est détenue à l'étranger. Personne ne dit : « Oh, je vais cacher mon argent au Kenya ». Non ! On choisit la Suisse ! Vous êtes tristement célèbres pour une bonne raison !
Revenons à l'ONU. Les prochaines négociations auront lieu en février. Les positions du Nord pourraient-elles changer ?
Eh bien, il y a deux développements intéressants à cet égard. Premièrement, les Etats de l'UE se sont abstenus lors du vote sur les grandes lignes de la convention en août, au lieu de voter contre, comme ils l'avaient fait pour les résolutions précédentes. Je pense que c'est un signe que le très fort scepticisme du Nord global à l'égard du processus en lui-même s'est un peu émoussé. Cela pourrait avoir un effet positif sur les prochains cycles de négociations. Deuxièmement, la victoire de Donald Trump aux élections présidentielles américaines pourrait conduire à un blocage total des processus de l'OCDE et de l'ONU par les Etats-Unis. Jusqu'à présent, les pays du Nord ont toujours dit qu'il fallait prendre des décisions par consensus à l'ONU. Mais je pense qu'ils doivent dès lors adapter cette position au vu de l'évolution de la situation aux Etats-Unis.
Où voulez-vous en venir ?
Ne vaudrait-il pas mieux se contenter de décisions prises à la majorité simple, même si le consensus est l'idéal ? Parfois, les choses ne se déroulent tout simplement pas selon son propre idéal. Au lieu de se laisser arrêter par un seul pays ou un petit groupe de pays, il serait plus démocratique de permettre à tous les autres — qu'ils viennent du Nord ou du Sud global — d'aller de l'avant. Si les décisions sont prises par consensus, les Etats-Unis, en tant que pays ayant le poids économique le plus fort, ont pour ainsi dire un pouvoir de veto. Il serait donc beaucoup plus démocratique de donner à chaque pays une voix égale dans les décisions prises à la majorité.
En nous tournant vers l'ONU dans le domaine de la politique fiscale, nous pouvons relever des défis fondamentaux.
Où voyez-vous des évolutions positives sur le continent africain ?
Dans plusieurs pays africains, les gens exigent plus de responsabilité de la part des dirigeantes et dirigeants politiques et économiques. Surtout en Afrique de l'Ouest, par exemple au Sénégal. Les soulèvements auxquels nous avons assisté là-bas sont aussi, dans une certaine mesure, une expression extrême du désir d'autodétermination dans des sociétés que nous pouvons toujours qualifier de postcoloniales. Pas seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan économique. Que nous examinions le commerce, l'endettement, les impôts ou quoi que ce soit d'autre : nous sommes peut-être des Etats reconnus par le droit international et dotés d'une souveraineté politique, mais nous sommes loin de la souveraineté économique. En nous tournant vers l'ONU dans le domaine de la politique fiscale, nous pouvons relever ces défis fondamentaux. Car la souveraineté en matière de fiscalité est un élément clé de la souveraineté économique.
1 L’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (Base Erosion and Profit Shifting, BEPS)
Partager l'article
global
Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.
Climat et fiscalité
Le tour du monde d’un duo
04.10.2024, Justice climatique, Finances et fiscalité
Sans le principe du pollueur-payeur, la politique climatique internationale ne peut pas être financée et sans la justice fiscale, elle ne peut pas être menée. Petit tour du monde d’un duo improbable, mais peut-être bientôt symbiotique.
De plus en plus d'activistes et de plateformes multilatérales associent les revendications de justice fiscale et climatique. Manifestants lors du rassemblement Fridays for Future à Berlin, 20 septembre 2024.
© Keystone / EPA / Clemens Bilan
Cela tombe sous le sens : pour que nous puissions nous permettre d’abandonner les énergies fossiles sans grands bouleversements sociaux, nous devons aller chercher l'argent nécessaire dans la branche qui est la première à faire florès grâce à elles, à savoir l'industrie des combustibles fossiles. Selon des études, depuis 1988, plus de la moitié de toutes les émissions mondiales sont dues à l'extraction d'énergies fossiles par seulement 25 multinationales. Les coûts que ces émissions engendrent à long terme en changeant le climat n'ont jamais été réglés. Dans le même temps, les bénéfices et les dividendes de ceux qui ont fait commerce de ces combustibles n'ont cessé de gonfler. Grâce à la hausse des prix provoquée par l'invasion russe en Ukraine, les bénéfices des compagnies pétrolières et gazières ont atteint le chiffre astronomique de 4000 milliards de dollars en 2022.
Que les pollueurs passent à la caisse
Dans le contexte du financement climatique dont le Sud global a un urgent besoin et au nom de l’équité face aux pollueurs, il n'est donc pas étonnant que la revendication d'une taxation supplémentaire de ces compagnies soit toujours plus forte. La société civile internationale s'est depuis longtemps emparée de cet objectif avec le slogan « make polluters pay ». Une étude récente de la fondation Heinrich Böll montre qu'avec une taxe CO2 sur l'extraction du charbon, du pétrole et du gaz, appelée taxe sur les dommages climatiques, 900 milliards de dollars seraient disponibles dans les pays de l'OCDE cette décennie déjà en vue de lutter contre la crise climatique.
La revendication de taxes internationales sur le CO2 est presque aussi ancienne que la convention-cadre sur les changements climatiques. En 2006 déjà, Moritz Leuenberger, le président de la Confédération de l'époque, avait réclamé une taxe mondiale sur le CO2 lors de la conférence sur le climat. Mais un accord concret est toujours resté lettre morte au niveau de l'ONU. En vue des négociations de l'ONU pour un nouvel objectif de financement climatique lors de la COP29 en novembre prochain à Bakou, la pression pour augmenter les moyens financiers disponibles s’intensifie. C'est pourquoi divers acteurs et pays ont récemment réclamé des taxes internationales sur le CO2 ou d'autres moyens de financement selon le principe du pollueur-payeur (voir graphique). Les approches sont très diverses et vont d'une imposition nationale des bénéfices issus de l'extraction du pétrole à la revendication juridique de la responsabilité climatique des entreprises, en passant par des contributions volontaires de l'industrie d'extraction. Mais toutes les démarches visant à instaurer des taxes internationales impliquent une volonté politique au niveau national. La Suisse devrait, elle aussi, prélever des taxes respectueuses du principe de causalité auprès des entreprises qui profitent du commerce des énergies fossiles, et accroître ainsi ses contributions au financement international dans le domaine du climat.
Les « gilets jaunes » ou ce qu’il ne faut pas faire
Il serait possible de mobiliser des moyens supplémentaires pour la transformation écologique de nos sociétés non seulement en taxant davantage les producteurs de combustibles fossiles, mais aussi en incitant les Etats à faire payer davantage les consommateurs. Si l’on veut toutefois que cette transformation soit non seulement écologique, mais aussi sociale, la prudence est de mise dans le choix du type de taxe le plus approprié sur la consommation de CO2. En France par exemple, le souvenir des violents combats de rue entre les « gilets jaunes » et la police, voilà bientôt six ans en plein Paris, fait froid dans le dos. Ces manifestations avaient été déclenchées suite à la hausse de la taxe sur les carburants (écotaxe) que le président français entendait prélever sur chaque litre de diesel distribué à la pompe. Selon ses calculs, cette taxe aurait rapporté 15 milliards d'euros de recettes supplémentaires à l'Etat. Mais elle aurait fait payer les riches et les pauvres de la même manière : tant les gens qui ne pilotent que pour le plaisir leur Porsche TDI sur les routes de campagne françaises désertes que ceux qui, hors des métropoles, dépendent au quotidien de leur voiture diesel déglinguée dans une France étendue et mal desservie par les transports publics. Ainsi, le mouvement des « gilets jaunes » n'a pas seulement été porté par des négationnistes climatiques et des fans de voitures, mais aussi par des gens pour qui la taxe sur le diesel aurait fait exploser leur budget mensuel déjà serré. Ce mélange toxique a donné au mouvement une grande force politique. Le gouvernement libéral français a fait machine arrière et freiné le rythme de son programme de politique climatique. En parallèle, le président Macron a renoncé à remettre en vigueur un impôt de solidarité sur les grandes fortunes, qui avait déjà été introduit dans les années 1980 par le président socialiste de longue date François Mitterrand, mais que Macron avait considérablement atténué dans l’un des premiers actes de sa présidence. L’impôt aurait peut-être coupé l'herbe sous le pied des « gilets jaunes » en matière de politique sociale.
La justice climatique et la justice fiscale en tour du monde : aperçu de quelques approches et initiatives.
(Cliquer sur la carte pour l'agrandir) © Bodara / Alliance Sud
Des réformes fiscales équitables
Aujourd'hui, un impôt hautement progressif sur la fortune et à dimension socio-écologique est à l'ordre du jour, notamment dans les pays du G20 (voir graphique). Dans un rapport publié en novembre 2023, l'ONG Oxfam International arrive à la conclusion qu'un impôt mondial sur la fortune de tous les millionnaires et milliardaires permettrait d’engranger 1700 milliards de dollars par an dans le monde. Une taxe de pénalisation supplémentaire sur les investissements dans des activités nuisibles au climat pourrait rapporter 100 milliards de plus. Si l'on combine ces mesures avec un impôt sur le revenu de 60 % pour les 1 % de revenus les plus élevés, 6400 milliards supplémentaires seraient dégagés. Selon l’évolution des affaires et des prix, un impôt sur les bénéfices excédentaires peut également générer des recettes supplémentaires substantielles. En 2022 et 2023, avec une inflation élevée, un tel impôt aurait rapporté 941 milliards de dollars de plus par an selon Oxfam. Ces mesures permettraient donc de générer chaque année au moins 9 000 milliards de recettes fiscales supplémentaires.
Dans son rapport 2024 sur le financement du développement durable, le Département des affaires économiques et sociales de l'ONU estime que les lacunes de financement et d'investissement liées aux objectifs de développement durable de l'Agenda 2030 de l'ONU s’élèvent entre 2500 et 4000 milliards de dollars par an. Rien qu’avec les instruments mentionnés plus haut, l'Agenda 2030 pourrait facilement être financé d'ici 2030, sans parler des réformes dans d'autres domaines du financement du développement. Contrairement à la taxe sur le diesel de Macron, un impôt mondial sur la fortune serait de toute façon équitable dans l’esprit de la politique climatique internationale : d’après Oxfam, les 1 % les plus riches de la planète étaient responsables en 2019 de 16 % de toutes les émissions de CO2 dans le monde. Ils en émettaient donc autant que les 66 % les plus pauvres de la population mondiale, soit cinq milliards de personnes.
COP29 – Conférence sur le changement climatique
En novembre, la communauté des Etats négociera à Bakou un nouvel objectif de financement collectif pour aider les pays du Sud global à faire face à la crise climatique. Là aussi, le financement selon le principe de causalité est à l'ordre du jour. Le déficit de financement ne cesse de se creuser et un soutien financier est tout simplement nécessaire pour que les pays du Sud global puissent se développer avec des technologies soucieuses du climat et prévenir encore plus de pertes et préjudices grâce à des mesures d'adaptation. La pression pour un objectif de financement ambitieux est donc forte et les pays riches sont appelés à augmenter considérablement leurs contributions dans les années à venir.
Partager l'article
global
Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.
CONVENTION FISCALE DE L’ONU
Politique fiscale : un sujet brûlant cet été à New York
26.07.2024, Finances et fiscalité
Le prochain cycle de négociations pour une convention-cadre sur la fiscalité débutera la semaine prochaine au siège de l'ONU à New York. Les cantons suisses de Bâle-Ville et de Zoug, où l'imposition des multinationales est très clémente, ont récemment apporté de nouvelles preuves de la nécessité d'une telle convention.
Jusqu'à la mi-août, ce sont surtout les pays du Sud global qui luttent à New York pour une convention fiscale forte de l'ONU - ce qui devrait rendre la Suisse et d'autres profiteurs du système fiscal actuel nerveux.
© KEYSTONE / SPUTNIK / Sergey Guneev
Au cours des trois prochaines semaines, le comité ad hoc chargé de rédiger les termes de référence (TdR) d'une convention-cadre des Nations Unies sur la coopération fiscale internationale (Ad Hoc Committee to Draft Terms of Reference for a United Nations Framework Convention on International Tax Cooperation) s'attachera à définir la portée politique et les procédures de décision de la nouvelle convention-cadre. Ce sujet, qui semble extrêmement technique, est politiquement crucial : d'ici la mi-août, les négociateurs devront déterminer combien de pouvoir l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui a dominé l'agenda multilatéral en matière de politique fiscale internationale depuis les années 1970, devrait céder à l'ONU. Si l'ONU reprend à l'avenir le sceptre de la politique fiscale mondiale, les États du Nord, qui continuent de dominer la politique économique mondiale malgré la montée en puissance de la Chine, perdraient leur suprématie dans un domaine clé de cette politique. L'UE, les États-Unis et les principaux bénéficiaires du système fiscal international sous l’égide de l'OCDE, à savoir les pays fiscalement cléments pour les multinationales et les grandes places financières, s'opposent fermement à une convention fiscale forte de l'ONU. Les deux modèles économiques profitent du fait que, malgré toutes les réformes de l'OCDE de la dernière décennie, les bénéfices des entreprises et les fortunes peuvent aujourd'hui être imposés là où la taxation est la plus faible, voire inexistante.
Le Sud aux commandes
Lorsque les questions fiscales multilatérales sont négociées à l'ONU plutôt qu'à l'OCDE, les rapports de majorité sont différents et les pays du Sud sont aux commandes. Le projet des termes de référence récemment présenté par l'organe directeur du comité ad hoc reflète cette situation. Le texte établit un lien direct entre la convention fiscale et le financement des objectifs de développement durable de l’ONU (ODD) et formule notamment comme objectif de la convention l’instauration d'un système fiscal international inclusif, juste, transparent, équitable et efficace pour le développement durable. Cet objectif doit être atteint par des engagements appropriés des États signataires dans les domaines suivants :
- la répartition équitable des droits d'imposition des multinationales ;
- l’imposition efficace des particuliers fortunés ;
- la garantie que les mesures fiscales contribuent à la résolution des problèmes environnementaux ;
- la transparence et l’échange d'informations efficaces à des fins fiscales ;
- la prévention et le règlement efficaces des litiges fiscaux.
Si tous ces éléments devaient figurer dans la version finale des TdR, tous les grands problèmes actuels de la politique fiscale internationale pourraient être à l'avenir abordés dans le cadre de l'ONU : les transferts de bénéfices des multinationales vers des juridictions à faible imposition ; les super-riches qui, via des montages sophistiqués, soustraient leur fortune au fisc dans le système offshore mondial ; le fait que les impôts sont aujourd'hui bien trop peu utilisés comme mesure de contrôle économique dans le cadre de la politique climatique ; le manque de transparence dans la gestion mondiale des actifs et l'inégalité des règles du jeu entre les États de résidence, du marché et de production des multinationales lorsqu'il s'agit de régler des conflits sur la question de savoir qui peut imposer quels bénéfices de ces multinationales et à quel endroit. Pas étonnant dès lors que l'opposition du Nord mondial à ce projet soit forte, même si elle n'est que rarement vraiment explicitée.
Une Suisse tout sauf constructive
La prise de position de la Suisse sur le projet de TdR est symptomatique de cette tactique de négociation des pays prospères, qui misent sur les excuses plutôt que sur l'exposé et la défense explicites de leurs propres intérêts. Comme la plupart des pays de l'OCDE et de l'UE, la Suisse préconise que les décisions soient prises par consensus. Ce n'est qu'ainsi que les réformes multilatérales du système fiscal international, mises en place dans le cadre de la convention, pourraient être appliquées dans la pratique. Parallèlement, la Suisse — qui adopte là encore la ligne de la majorité de l'OCDE et de l'UE — ne veut négocier dans le cadre de l'ONU que ce qui n'est pas déjà à l'ordre du jour de l'OCDE. Cela exclut l'imposition des multinationales, la transparence fiscale, une taxation plus adaptée des grandes fortunes et de nouveaux mécanismes de règlement des différends. Notre pays évoque ici un doublement des forums multinationaux.
Mais la mise en œuvre de l'imposition minimale de l'OCDE, actuellement en cours dans le monde entier, montre clairement que l'on ne peut parler de « doublement » que du point de vue privilégié du Nord. Pour le Sud global, l'imposition minimale ne rapporte pratiquement rien. Les bénéficiaires seront justement les juridictions à faible imposition qui ont profité des faiblesses de l'ancien système de taxation des grands groupes pour pouvoir imposer leurs bénéfices chez elles sans que la véritable création de valeur ne s'y produise. Il faut se montrer satisfait des systèmes de l'OCDE pour considérer qu'un nouveau forum intergouvernemental à l'ONU fait double emploi, c'est-à-dire qu'il est en fait superflu.
Se creuser la tête sur la « blockchain » plutôt que sur le développement durable
Cette dernière remarque s'applique sans nul doute à la Suisse. Les cantons suisses de Bâle-Ville et de Zoug en donnent de bons exemples. Alors qu'à Bâle, Roche, Novartis et autres veillent à ce que les recettes de l'impôt sur les bénéfices soient extrêmement abondantes et produisent des excédents budgétaires massifs (plus 434 millions en 2023), à Zoug (460 millions), ce sont surtout les négociants en matières premières qui le font. Dans les deux cantons, le fait que les branches implantées génèrent de la valeur ajoutée principalement à l'étranger (la production de médicaments et une grande partie de la recherche et du développement n'ont pas lieu à Bâle ; Zoug ne dispose pas de mines de cuivre ou de champs pétrolifères) permet de générer un substrat fiscal supérieur à la moyenne. Bâle-Ville et Zoug s'attendent à ce que l'introduction de l'imposition minimale de l'OCDE fasse rentrer encore plus d'argent dans les caisses cantonales. Mais dès à présent, les deux gouvernements cantonaux semblent ne plus savoir que faire de cette manne. Au moyen de nouveaux instruments de subventionnement, ils prévoient tous deux de redistribuer les recettes fiscales supplémentaires aux grands groupes qui doivent s'acquitter de l'imposition minimale. Bâle vend cela notamment comme « promotion de l'égalité » (le canton entend à l'avenir financer une partie du congé parental du personnel des multinationales très rentables). À Zoug, on se montre soudain progressiste sur le plan social : le canton doit prendre en charge tous les frais hospitaliers de ses habitants au cours des deux prochaines années. Soutien à la garde d'enfants, accès gratuit à la médecine de pointe — deux éléments clés d'un développement durable. Le personnel des multinationales bâloises et zougoises trimant dans les usines de médicaments d'Asie du Sud ou dans les mines d'Afrique ne peut que rêver de ces deux avantages. Pourtant, personne dans les gouvernements des deux cantons « de luxe » n'a eu l'idée d'investir les recettes fiscales excédentaires dans le développement durable dans le Sud global. Le canton de Zoug (qui entend toujours devenir une « cryptovalley ») préfère encore acheter un institut universitaire entier pour la « blockchain » dans le canton voisin de Lucerne.
Il n'y a donc aucune trace d'un doublement planétaire de la prospérité zougoise. Au contraire, le régime de l'OCDE suit manifestement le principe « prendre pour recevoir ». Ce seul fait est déjà une raison suffisante pour œuvrer en faveur d'un système fiscal planétaire équitable sous l'égide de l'ONU. Que cela ne plaise pas à la Suisse officielle est une évidence tant qu'elle ne repense pas fondamentalement son propre modèle économique.
Pour plus d'informations et un aperçu des négociations fiscales au sein de l'ONU, lisez aussi le document d’information « Die neue Steuerrahmenkonvention der Vereinten Nationen », rédige entre autres par le Global Policy Forum et le Réseau pour la justice fiscale.
Partager l'article
Communiqué
Avec l'ONU contre les tentatives de chantage fiscal des super-riches et des multinationales
26.07.2024, Finances et fiscalité
Dès lundi à New York, les membres de l'ONU négocieront l’étendue de la convention fiscale de l'ONU. Une grande opportunité s'ouvre ainsi pour un futur système fiscal à la hauteur des défis mondiaux d’aujourd’hui.
En raison de l'inefficacité des réformes de l'OCDE, les cantons à faible fiscalité comme Zoug et les entreprises de matières premières qui s'y sont installées continuent à en profiter. L'arrivée de multinationales qui évitent de payer des impôts y a fortement modifié le paysage urbain rural.
© KEYSTONE / Thedi Suter
Une vieille rengaine fait florès dans le creux médiatique estival : parce que les Suisses très fortunés et les PDG des multinationales helvétiques craignent l'initiative de la Jeunesse socialiste sur l'impôt sur les successions, ils menacent pratiquement tous les jours dans les médias de partir sous d’autres cieux. En fin de compte, la seule façon de lutter contre ce phénomène est l’harmonisation fiscale planétaire : si les modèles d'imposition et les taux de l’impôt ne diffèrent plus autant entre les divers États, toute menace de délocalisation ou de changement de domicile dans le but d'éviter l'impôt deviendra obsolète.
Depuis une décennie, l'OCDE — l'Organisation de coopération et de développement économiques — promet des pas dans cette direction avec ses réformes : elle prétend démanteler les cachettes fiscales des super-riches et instaurer un système fiscal mondial dans lequel les bénéfices des multinationales ne sont plus imposés là où la taxation est la plus basse, mais là où la valeur économique est engen¬drée. Mais Dominik Gross, expert en politique fiscale chez Alliance Sud, constate : « Le fait que, malgré toutes les réformes, les capitaux puissent toujours être envoyés à travers le monde au gré de leurs propriétaires montre bien que l'OCDE n'a pas fait son travail et qu’elle a échoué ». Les concepts actuels de mise en œuvre de l'imposition minimale de l'OCDE dans les cantons de Zoug et de Bâle-Ville le soulignent aussi. Alors que l’impôt minimum devait apporter une plus grande justice fiscale planétaire, ce sont justement les juridictions névralgiques fiscalement clémentes envers les multinatio¬nales qui ne savent plus quoi faire de la manne supplémentaire. Elles souhaitent — de manière plus ou moins alambiquée — simplement restituer cet argent aux entreprises qui devront à l'avenir s'acquitter du nouvel impôt.
Victimes du système actuel comme presque tous les pays du Sud global, les États africains ont par conséquent lancé avec succès voilà deux ans un processus pour une nouvelle convention-cadre de l'ONU sur la fiscalité. Ces trois prochaines semaines, les 193 États membres de l'ONU négocieront à New York la forme que devrait prendre cette convention fiscale. Les pays du Sud global entendent à l’avenir régler un maximum de questions fiscales sous l'égide de l'ONU, tandis que les pays du Nord — dont la Suisse, l'un des principaux bénéficiaires du système à ce jour — veulent laisser le plus de questions possible à l'OCDE. Le texte de négociation actuel le montre : le Sud est aux commandes. Dominik Gross : « Les pays de l'OCDE doivent maintenant agir, sinon nous risquons une impasse et donc une nouvelle perte de crédibilité pour l'Occident ». Une politique fiscale mondiale qui garantisse le financement du développement durable, qui permette de lutter contre la crise climatique et l’escalade des inégalités mondiales, ne peut émerger qu’à l’ONU.
Vous trouverez un aperçu détaillé des négociations de l'ONU ici.
Pour plus d'informations : Dominik Gross, expert en politique fiscale chez Alliance Sud, dominik.gross@alliancesud.ch, 078 838 40 79.
Partager l'article
Article, Global
La grande désillusion
21.06.2024, Finances et fiscalité
Pour s'aligner sur l'Accord de Paris, les banques ont mis en place et vanté les mérites d'alliances volontaires pour le climat. Une récente étude de la Banque centrale européenne démontre leur manque d’effets.
D’énormes quantités de charbon alimentent de gigantesques usines d’aluminium au Kalimantan oriental, en Indonésie. Des banques suisses sont impliquées dans ces usines prétendument "verts".
© Dita Alangkara / Keystone / AP Photo
Janet L. Yellen, la secrétaire d'État américaine au Trésor, avait déclaré en novembre 2021 à la COP26 à Glasgow que « le secteur privé est prêt à fournir le financement nécessaire pour nous permettre d'éviter les pires effets du changement climatique ». Mis sous pression pour qu’ils soutiennent la transition de l’économique vers l’abandon des activités à haute intensité carbone – ou, en d’autres termes, qu’ils « s’alignent sur les objectifs climatiques » de l’Accord de Paris, les acteurs financiers du monde entier ont rejoint une série d'initiatives volontaires liées au climat, dont la Glasgow Financial Alliance for Net Zero (GFANZ), dirigée par Mark Carney, ancien gouverneur de la Banque d'Angleterre, et par Mike Bloomberg, le financier milliardaire.
Lors du lancement de la GFANZ à la COP26, une centaine de banques, assureurs et gestionnaires d’actifs s’étaient engagés à injecter 130 billions USD de capital pour réduire les émissions de CO2 et financer la transition énergétique. Ces acteurs se sont également engagés à atteindre l'objectif « zéro net » d'ici 2050, c'est-à-dire qu'ils ne doivent pas produire plus d'émissions de CO2 dans l'ensemble de leurs activités que ce qu'elles retirent de l'atmosphère par des mesures techniques. Si l’on veut globalement atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), 2’000-2’800 milliards de dollars US devront être investis chaque année dans les énergies propres dans les seuls pays en développement et émergents. Les annonces faites à Glasgow par le secteur financier avaient dès lors éveillé de grandes attentes chez certains… et une bonne dose de scepticisme chez d’autres.
Or, dans une étude récente de la Banque centrale européenne (BCE), des chercheurs ont analysé l’impact des engagements climatiques volontaires des banques – principalement la Net Zero Banking Alliance – une des huit initiatives sectorielles qui font partie de la GFANZ – sur leur comportement en termes de prêts et sur l’impact climatique de ces pratiques sur les entreprises emprunteuses. Les résultats sont embarrassants pour les acteurs financiers concernés.
Profil des banques signataires
Les banques signataires de la NZBA (ci-après, banques NZBA) sont aussi des méga-banques qui financent davantage les secteurs « bruns », avec une part supérieure de leurs prêts dans le secteur minier (qui comprend le charbon, pétrole, et le gaz) et une part inférieure dans les secteurs définis comme « verts » par la taxonomie de l’UE. Les banques NZBA se sont fixées des objectifs en priorité concentrés sur la production d'électricité, le pétrole et le gaz, et les transports.1 En termes de motivation, l’étude démontre que les banques prennent des engagements climatiques volontaires pour améliorer leur rating ESG (Environmental, Social, Governance) et en tirer des bénéfices en termes de réputation et financiers, notamment auprès des investisseurs institutionnels.
Quel impact sur le désinvestissement ?
Les objectifs sectoriels constituent un engagement volontaire des banques à réduire les émissions financées d’ici 2030 et 2050 par rapport à un niveau de référence prédéfini. Si les banques choisissent d’atteindre leurs objectifs en désinvestissant, cela doit se traduire par une réduction du financement des secteurs ciblés.
L’étude constate que les banques NZBA ont réduit leurs prêts aux secteurs prioritaires d'environ 20 % ; ce semblerait – a priori- confirmer l'hypothèse selon laquelle les banques se désengagent des secteurs « bruns ». Mais cela n’est pas le cas. L’étude n’a en effet trouvé aucune preuve de désinvestissement des banques NZBA – supérieur à leurs concurrentes non-signataires – dans les secteurs prioritaires, ni dans d'autres entreprises à fortes émissions, telles que les entreprises du secteur minier ou les entreprises dont les activités ne sont pas définies par la taxonomie de l'UE comme « vertes ». Les banques NZBA n’ont pas non plus augmenté leurs prêts aux entreprises
« vertes » telles que définies par la taxonomie de l’UE, après avoir rejoint l’alliance. L’étude conclut que cela remet en question l’hypothèse selon laquelle les banques NZBA désinvestissent activement des secteurs « bruns » pour investir dans des secteurs « verts ».
Pas de malus pour les entreprises polluantes...
L’étude démontre en outre que les engagements climatiques des banques n’ont pas mené à des augmentations des taux d’intérêt pour financer les entreprises « brunes ». L’augmentation constatée ne dépasse en effet pas 0.25 % pour les secteurs prioritaires et 0.55 % pour le secteur minier. Les banques NZBA n’appliquent pas non plus des taux réduits aux entreprises « vertes » telles que définies par la taxonomie de l’UE. En d’autres termes les banques n’appliquent pas de malus aux mauvais élèves, ni de bonus aux bons !
...ni de levier sur les entreprises
L’étude de la BCE démontre l’absence d’effet de la NZBA en termes de levier sur les entreprises. En effet, plutôt que de désinvestir, les banques « alignées sur le climat » peuvent poursuivre une stratégie dite d’engagement, en faisant pression sur les entreprises emprunteuses pour qu’elles réduisent leurs émissions. En exigeant, pour commencer, que les entreprises auxquelles elles prêtent fixent leurs propres objectifs climatiques. En effet, si une entreprise s’engage à réduire ses émissions de carbone, la première étape consiste à se fixer un objectif de décarbonisation, qui précise de combien l’entreprise veut réduire ses émissions et quand elle veut atteindre cette réduction. Ou, en d’autres termes de définir un plan de transition climatique.
Or, bien que le nombre d’entreprises qui se sont fixés de tels objectifs a augmenté depuis 2018, celles qui empruntent auprès des banques NZBA n’ont pas plus tendance à se fixer des objectifs climatiques que les autres. En d’autres termes, les banques NZBA n’ont pas un levier climatique spécifique sur les entreprises au travers de leur engagement.
Pas d'impact des initiatives volontaires
Depuis la signature de l’accord de Paris, les institutions financières ont fait part – à grand renfort de communication – de leur intention d’intégrer des considérations climatiques dans leurs décisions de prêts et d’investissements. Les conclusions de l’étude de la BCE – première de ce type – jettent une lumière crue sur l’absence d’effets de la Net Zero Banking Initiative. Même si en termes de volumes, les banques NZBA ont réduit leurs prêts dans les secteurs à haute intensité d’émissions, le « désinvestissement » n’est pas supérieur à celui des banques non-signataires. En outre, l’étude est très claire en ce qui concerne les résultats atteints par le biais de stratégies d’engagement : les entreprises clientes des banques NZBA ne définissent pas plus activement des objectifs de décarbonisation que les autres. Les chercheurs de la BCE concluent par eux-mêmes que les résultats de leur étude ont des implications importantes dans le débat actuel sur le
« greenwashing » et sur la question de savoir si le rationnement du crédit par les banques peut aider l’économie mondiale à atteindre ses ambitions en matière d’émission nettes zéro. Frustration et perplexité restent donc pleinement justifiées.
Du volontaire au contraignant
Nous nous trouvons à une étape charnière de cette discussion. L’année 2024 sera décisive dans l’UE concernant les plans de transition climatiques que devraient – également – mettre sur pied les institutions financières : de tels plans de transition sont en effet au cœur d’une nouvelle architecture réglementaire européenne, dont les contours précis doivent encore être précisés, respectivement harmonisés.2 Pour être efficaces, ces plans de transition ne doivent pas suivre une approche étroite de gestion des risques climatiques à court et moyen terme, mais encourager les banques à réorienter leurs activités en faveur de la transition. Des pouvoirs doivent être accordés aux autorités de surveillance et des sanctions doivent être prévues en cas de non-respect. En Suisse, une première étape sera franchie avec la publication – dès 2025 – des premiers « rapports sur les questions climatiques », y compris par les banques, qui devraient également contenir des
« plans de transition comparables aux objectifs climatiques de la Suisse ». Malheureusement le cadre réglementaire reste imprécis et laisse une marge d’interprétation quant à ce qui est précisément exigé concernant les plans de transition climatiques. Il faudra donc passer au crible fin ces premiers rapports pour jauger de la pertinence (ou non) de cette nouvelle approche.
La Net Zero Banking Alliance
A ce jour, l’initiative volontaire climatique la plus importante prise par les banques est la Net Zero Banking Alliance (NZBA) – soutenue par l’ONU – qui regroupe 144 membres de 44 pays et qui représente quelque 40 % du total des actifs sous gestion. Plusieurs banques suisses en sont membres, notamment l’UBS (cofondatrice), la banque Raiffeisen, mais également des banques cantonales (Zürich, Berne et Bâle). Par leur signature, les banques s’engagent à aligner leurs portefeuilles de prêts d’investissements sur des émissions net nulles d’ici à 2050 (au plus tard), avec des objectifs intermédiaires pour 2030 ou plus tôt. Ces objectifs doivent faire référence aux secteurs que les banques ont ciblé comme prioritaires pour la décarbonisation, soit les secteurs dans leurs portefeuilles les plus intensifs en termes d’émission de gaz à effets de serre (GHG), sur lesquels les banques peuvent avoir un impact important. Les banques doivent en outre publier un plan de transition qui explique comment elles entendent atteindre leurs objectifs sectoriels. Bien qu’encore à un stade préliminaire, la combinaison comprenant la définition d’objectifs détaillés, un suivi de la part de l’ONU, et une validation externe fait de la NZBA une initiative climatique stricte, voire la plus stricte, pour les banques.
1 Trois ans après leur signature, les banques devront avoir fixé des objectifs pour les neuf secteurs définis par la NZBA, soit l’agriculture, l’aluminium, le ciment, le charbon, l’immobilier, la sidérurgie, le pétrole et le gaz, la production d’électricité et le transport.
2 Il s’agit d’assurer principalement la cohérence des approches entre la Capital Requirements Directive (RCD), la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) et la toute récente Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CSDDD).
Partager l'article
global
Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.
Convention fiscale de l’ONU
Le Sud à l’offensive
13.06.2024, Finances et fiscalité
Les négociations sur la conception future de la convention-cadre sur la coopération fiscale internationale ont débuté à l'ONU. Notre expert en politique fiscale y a assisté et a été impressionné par le pouvoir de négociation des pays africains.
Avec le Nigeria comme voix la plus forte, les délégués africains s'engagent pour plus de justice fiscale lors de la réunion sur la convention fiscale de l'ONU en mai à New York. © UN Photo / Manuel Elías
L'ONU n'est pas la meilleure agence de relations publiques qui soit, et encore moins en matière de politique fiscale. Ainsi, fin avril, l'opinion publique mondiale n’a pas vraiment remarqué qu'un événement historique se déroulait entre les murs du siège de l'ONU sur l'East River à New York : pour la première fois dans l'histoire, les gouvernements des 196 États membres de l'ONU s'y sont réunis pour négocier la conception future de la convention-cadre de l'ONU sur la coopération fiscale, dont l'élaboration avait été décidée par l'Assemblée générale en décembre dernier. Le principal moteur du processus est le groupe des États africains à l'ONU, le « Groupe Afrique ». Jamais auparavant, les pays du Sud global (G77) n'étaient allés aussi loin dans leurs revendications de politique fiscale à l'ONU qu’au cours du dernier semestre.
Jusqu'en août de cette année, il s'agit désormais de tracer le cadre organisationnel et matériel de la convention fiscale, c'est-à-dire de négocier le mandat (terms of reference). Si l'Assemblée générale l’approuve en septembre, la convention elle-même pourra alors être rédigée avec ses contenus détaillés. Sur cette base, des réformes fiscales juridiquement contraignantes pourront être conçues et devront être mises en œuvre par les États membres. Les pays du Sud global et le mouvement mondial pour la justice fiscale ont donc une chance unique de mettre fin à la mainmise de l'OCDE sur la politique fiscale internationale et de faire de l'ONU l'acteur central, créant ainsi les conditions organisationnelles d'une politique fiscale multilatérale plus juste (lire aussi global #90).
Le dilemme du Nord
Des tentatives similaires visant à mettre fin à la domination des États riches du Nord en matière de politique fiscale ont eu lieu à maintes reprises au cours des 60 dernières années. Les perspectives sont aujourd’hui meilleures que jamais, pour deux raisons majeures :
- L’OCDE a déçu avec ses réformes de la fiscalité des multinationales. Au début du processus de négociation sur le BEPS 2.0 (l’érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices, ou Base Erosion and Profit Shifting, BEPS) en janvier 2019, qui a finalement abouti à l'imposition minimale à l'automne 2022, l'ambition était encore d'empêcher l'évasion fiscale des multinationales dans le commerce transfrontalier, de répartir plus équitablement les recettes de l'impôt sur les bénéfices à travers le monde et de stopper la concurrence fiscale entre les États conduisant à des impôts toujours plus bas sur les entreprises. Après cinq ans de négociations, l'OCDE n'est pas en mesure de présenter mieux que cette version de l'imposition minimale, dont les recettes supplémentaires prennent le chemin des zones à faible imposition du Nord, et non de celles où les bénéfices concernés sont générés. Le Sud global nourrit une grande frustration face à ce résultat. On entend désormais remédier aux injustices du système fiscal international actuel, au-delà de l'imposition des multinationales, dans le cadre de l'ONU.
- Les développements politiques mondiaux de ces dernières années et les nouvelles expériences de marginalisation au niveau multilatéral qui en découlent ont uni les États africains dans le domaine de la politique fiscale. On pense notamment ici à la discrimination dans l'accès aux vaccins lors de la pandémie de coronavirus, au refus des États créanciers du Nord d’agir efficacement contre la crise de la dette souveraine dans le Sud global ou à l'inaction de la communauté internationale sur la trame de la crise alimentaire dans de nombreux États africains déclenchée par la guerre en Ukraine et la crise de la sécurité des cargos sur les océans du monde. Cette nouvelle unité africaine donne un nouveau poids aux intérêts fiscaux sur le continent au sein de l'ONU. Les nations africaines déploient une force depuis longtemps inédite dans la politique économique mondiale.
En avril, les représentant-e-s des pays du Sud global se sont montrés très sûrs d'eux lors des négociations et ont présenté leurs revendications de manière cohérente et fondée dans le cycle de négociations. Elles couvrent les domaines suivants de la politique fiscale internationale : divers aspects de l'imposition des entreprises, la lutte contre les flux financiers déloyaux, la taxation de l'économie numérique, les taxes environnementales et climatiques, l’imposition des grandes fortunes, l’échange d'informations et la transparence fiscale ainsi que les incitations fiscales (tax incentives). Depuis le début du mois de juin, le premier projet écrit concernant la « constitution » de la convention (Terms of Reference) est disponible. Il tient compte des exigences du G77 sur presque tous les points et constitue la base du prochain cycle de négociations.
La Suisse suit le mouvement sans ambition particulière
L'offensive du Sud place les pays de l'OCDE dans une position délicate : ils souhaitent transférer à l'ONU un minimum de thèmes négociés jusqu'ici dans le cadre de l'OCDE et des forums apparentés, car ils font eux-mêmes partie des bénéficiaires des réformes menées jusqu'à présent. Nul n’ignore que cela vaut aussi pour la Suisse. Elle se contente de suivre les pays de l'OCDE dans le processus de l'ONU, sans ambition particulière. Le Secrétariat d'État aux questions financières internationales (SFI) espérait initialement ne pas avoir à participer aux négociations, car il considérait le processus comme une farce. C'était manifestement une erreur d'appréciation. Si le groupe de l'OCDE tente de stopper le processus de l'ONU en s'accrochant à l'OCDE comme forum faisant autorité pour les questions fiscales mondiales, il heurte une fois de plus les pays du Sud au niveau multilatéral. Au vu des vastes conflits géopolitiques actuels avec la Russie et la Chine, « l'Occident » ne peut en fait plus se le permettre. Personne n'a en fin de compte intérêt à ce que le plus grand continent, l'Afrique, bascule dans le camp géopolitique de la Russie et de la Chine.
Dans les négociations fiscales de l'ONU, les pays de l'OCDE se cachent ainsi derrière leur prétendue panacée : le renforcement des capacités (capacity building). Ils sont prêts à soutenir les autorités fiscales du Sud global avec plus de savoir-faire et d'argent « pour qu'elles puissent attraper leurs fraudeurs fiscaux ». Everlyn Muendo du Réseau africain pour la justice fiscale (Tax Justice Network Africa, TJNA) a répondu avec pertinence à cette question dans la salle de conférence 3 — contrairement à l'OCDE, la société civile siège également dans la salle de négociation de l'ONU et peut y prendre la parole : « We cannot capacity build our way out of the imbalance of taxing rights between developed and developing countries and out of unfair international tax systems. »
Ce n'est pas un manque de savoir-faire et de capacités techniques qui coûte des recettes fiscales au Sud global, mais le système fiscal international lui-même et la répartition inique des droits d'imposition entre le Nord et le Sud inscrite dans ce système. Il ne faut pas s'attendre à ce que le « Groupe Afrique » et ses alliés se contentent, dans un avenir proche, d'un résultat de négociation qui ne soit pas porteur d'une perspective de changement radical du système fiscal international. Le prochain cycle de négociations est prévu pour juillet et août à New York.
La contribution de Dominik Gross sur le rôle de la place financière suisse dans l'évasion fiscale des grandes fortunes du monde entier, fin avril, lors des négociations à New York :
Partager l'article
global
Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.
Global, Opinion
Frein à l'endettement : le nain Tracassin au gouvernement ?
02.04.2024, Coopération internationale, Finances et fiscalité
Un changement radical de mentalité s’impose d’urgence, car le taux d'endettement est le meilleur ami de la coopération internationale. Grâce à lui, la Suisse peut plus que se permettre de comptabiliser les coûts de l'aide à l'Ukraine à titre extraordinaire et de sauver ainsi la coopération au développement dans les pays du Sud global.
Andreas Missbach, Directeur d'Alliance Sud / © Daniel Rihs
Lors de nos études d'histoire, nous avons appris que les avancées scientifiques figuraient dans les notes de bas de page. J'ai récemment eu le plaisir de constater que cela s'appliquait aussi à la Berne fédérale. Ainsi, dans une note de bas de page du plan financier de la législature 2023-2027, l'Administration fédérale des finances souligne l'écart entre la norme internationale sur la durabilité de la dette et la pratique suisse : d'un côté, il y a le concept de durabilité, qui correspond, selon cette note, à la norme internationale reconnue par l'OCDE, le Fonds monétaire international (FMI) et la Commission européenne. Et d’après ce concept, les finances publiques sont durables lorsque la dette publique peut être stabilisée à un niveau suffisamment bas par rapport au produit intérieur brut (taux d'endettement). Le frein à l'endettement de la Confédération est plus restrictif. Il stabilise les dettes de la Confédération à leur valeur nominale en francs.
Même en francs, la dette de 2022 était — malgré le coronavirus — inférieure à celle de 2002 à 2008, lorsque la Suisse n'était pas franchement au plus mal. Mais justement, ce qui est de toute façon décisif, ce ne sont pas les dettes absolues, mais leur rapport au produit intérieur brut (on ne le répétera jamais assez). Quel est donc ce ratio ? Qu’en dit la dernière édition des « Principes applicables à la gestion des finances », une publication de l'Administration des finances ? En 2022, le taux d'endettement selon la définition de Maastricht de l'UE s'élevait à 26,2% et le taux d'endettement net, tel que calculé par le FMI, à 15,3%. D’après le plan financier de la législature (qui a été publié un mois après les principes susnommés), le taux d'endettement net est en revanche de 18,1%. Manifestement, le Département de la défense et le chef de l'armée ne sont pas les seuls à avoir un problème avec les chiffres (pour 2023, le taux est de 17,8% selon la ministre des finances lors de la session de printemps).
À la NZZ, Karin Keller-Sutter a déclaré que le frein à l'endettement était son meilleur ami. Selon nous, cet instrument ressemble plutôt au nain Tracassin (du conte des frères Grimm) : « Ah, qu’il est bon que personne ne sache ... ». Quoi qu'il en soit, et on ne le répétera jamais assez non plus, peu importe la manière de mesurer le taux d'endettement de la Suisse, il est dans tous les cas ridiculement bas en comparaison internationale.
« L'utilité d’un faible endettement compense-t-elle ses coûts ? En effet, réduire la dette n’est pas gratuit. Chaque franc alloué au remboursement de la dette souveraine n’est pas disponible pour d’autres prestations de l’État », fait remarquer Marius Brülhart, professeur d'économie politique à l'université de Lausanne. Et, lueur d'espoir à l'horizon, il écrit ces mots dans « La Vie économique », le magazine de politique économique du SECO. Le sujet a été entendu par le président du Centre Gerhard Pfister, qui se dit en faveur d’un financement extraordinaire des coûts de l'Ukraine (réfugiés et reconstruction). Un changement radical de mentalité s’impose d’urgence, car le taux d'endettement est le meilleur ami de la coopération internationale. Grâce à lui, la Suisse peut plus que se permettre de comptabiliser les coûts de l'aide à l'Ukraine à titre extraordinaire et de sauver ainsi la coopération au développement dans les pays du Sud global.
L'utilité d’un faible endettement compense-t-elle ses coûts ? En effet, réduire la dette n’est pas gratuit. Chaque franc alloué au remboursement de la dette souveraine n’est pas disponible pour d’autres prestations de l’État.
(Marius Brülhart)
Partager l'article
global
Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.
Communiqué
Le Conseil national refuse de mettre en œuvre la loi sur le climat pour la place financière
14.03.2024, Justice climatique, Finances et fiscalité
Le Conseil fédéral a recommandé aujourd’hui au Conseil national d'accepter une motion de Gerhard Andrey visant à renforcer la compatibilité climatique des flux financiers suisses. Mais le Conseil national n'a rien voulu savoir de cette motion, bien que, selon le Conseil fédéral, elle aurait servi à mettre en œuvre l'art. 9 de la loi sur le climat et aurait donc été conforme à la volonté populaire.
Gerhard Andrey (à gauche) au Conseil national
© Services du Parlement, 3003 Berne
En juin 2023, le peuple suisse a accepté la loi sur la protection du climat avec 59,1 % de oui. L'article 9 fixe un objectif d'orientation des flux financiers compatible avec le climat. L'accord de Paris sur le climat oblige également la Suisse à poursuivre cet objectif. Au vu de cette situation juridique claire, le Conseil fédéral a proposé d'adopter la motion du Conseiller national Gerhard Andrey : « Compte tenu de ce mandat législatif et de la volonté populaire, le Conseil fédéral soutient la motion [...]. »
La motion respectait les efforts déployés jusqu'à présent par le secteur pour mettre les flux financiers sur la voie de la réduction des gaz à effet de serre conformément à l'accord de Paris, mais demandait à la Confédération, à titre subsidiaire, d'imposer au secteur financier des obligations plus contraignantes si, d'ici à 2028, moins de 80 % des flux financiers des établissements financiers suisses étaient en voie de mener à la réduction des gaz à effet de serre prévue par l'accord de Paris. Dans sa réponse, le Conseil fédéral a indiqué que lors de la mise en œuvre de la motion en tant que réglementation subsidiaire, il avait surtout en vue les bonnes pratiques en matière de transparence et de vérité des coûts – une mise en œuvre très favorable à l'économie avec une grande marge de manœuvre pour tous les participants.
Un refus absolument incompréhensible
Le refus du Conseil national est donc d'autant plus incompréhensible : « Le Conseil national fait fi de la volonté claire de la population en faveur de flux financiers respectueux du climat ; il ignore les bases légales et les engagements internationaux et n'accepte même pas la voie modérée du Conseil fédéral », souligne Laurent Matile, expert en entreprises et développement chez Alliance Sud, le centre de compétences pour la coopération internationale et la politique de développement. « Tout retard dans la protection du climat est ressenti le plus fortement par les habitants des pays les plus pauvres. »
L'orientation des flux financiers suisses en faveur du climat est le plus grand levier de protection du climat dont dispose la Suisse et qu'elle est tenue d'utiliser en tant que partie à l'Accord de Paris. En effet, selon une étude de McKinsey, les émissions liées à la place financière suisse sont 14 à 16 fois plus élevées que les émissions nationales suisses.
Manque de volonté également pour la loi sur le CO2
Les délibérations sur la loi sur le CO2, qui sera soumise au vote final demain, ont également montré un manque flagrant de volonté politique dans les deux chambres du Parlement, ce qui ignore également la large approbation de la loi sur la protection du climat. Les mesures de réduction des émis-sions de gaz à effet de serre à l'intérieur du pays ont été constamment affaiblies lors des délibérations, après un projet peu convaincant du Conseil fédéral. En conséquence, la Suisse devra acheter de plus en plus de certificats à l'étranger, qui ne remplaceront pas de manière équivalente les réductions effectuées dans le pays.
Partager l'article