Commentaire

Taxe au tonnage : la fin glorieuse d'une histoire sans gloire ?

21.02.2024, Finances et fiscalité

Le 20 février, la Commission de l'économie et des redevances du Conseil des États (CER-E) a recommandé à son conseil de ne pas entrer en matière sur le projet d'introduction d'une taxe au tonnage. Cet instrument de dumping fiscal pour les grands groupes de transport maritime et les négociants en matières premières helvétiques est voué à disparaître. L'odyssée législative qui a précédé cette décision donne toutefois une très mauvaise image du Département fédéral des finances — et en particulier de l'Administration fédérale des contributions.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

Taxe au tonnage : la fin glorieuse d'une histoire sans gloire ?

© Keystone / Laif / Patricia Kühfuss

À première vue, la taxe au tonnage privilégierait nettement les entreprises de navigation en haute mer surtout. Elle ferait en sorte qu’elles ne soient pas imposées en fonction des bénéfices réalisés, comme toutes les autres entreprises en Suisse, mais sur une base forfaitaire, en fonction du volume de fret de leurs bateaux. Présentée politiquement comme un instrument de promotion de la Suisse comme centre important pour les armateurs, la taxe au tonnage serait en fait également une échappatoire fiscale pour les négociants en matières premières en Suisse. Plus précisément pour les groupes qui ont engrangé des bénéfices exorbitants ces dernières années : en raison de la pandémie et des guerres en Ukraine et au Proche-Orient, les prix de certaines matières premières et du transport maritime ont nettement pris l’ascenseur. Cela a permis aux négociants en question et aux compagnies de transport maritime de réaliser des bénéfices historiques. Au lieu de les imposer de manière appropriée, la taxe au tonnage offrirait un nouveau cadeau fiscal à ces mêmes grands groupes. Car selon les enquêtes de Public Eye, ces derniers dominent le secteur maritime dans notre pays : ils contrôlent 2 200 navires sur les mers du monde. Les compagnies maritimes suisses traditionnelles n'en comptent que 1 400, le Conseil fédéral ne parlait même jusqu'à présent que de 900 navires. Ce chiffre provient de l'Association des armateurs suisses. Le reprendre sans poser de questions pourrait coûter cher au fisc en cas d'acceptation de la taxe au tonnage, et ce pour les raisons suivantes :

  • Un coup d'œil sur les pays qui appliquent déjà une taxe au tonnage montre que les entreprises qui en bénéficient profitent en moyenne mondiale d'un taux d'imposition effectif de 7% seulement. C’est ce qu’ont montré les juristes Mark Pieth et Kathrin Betz dans leur livre «Seefahrtsnation Schweiz – vom Flaggenzwerg zum Reedereiriesen» (« La Suisse nation maritime. Un nain du point de vue du pavillon, devenu géant du transport maritime »). Le géant hambourgeois du transport maritime Hapag-Lloyd, qui n'a payé que 0,65% d'impôts en 2021 grâce à la taxe au tonnage, montre qu’il est possible de descendre encore plus bas. Même Klaus-Michael Kühne, propriétaire de 30% de Hapag-Lloyd et actionnaire majoritaire de l'entreprise de logistique schwytzoise Kühne + Nagel, est d’accord pour dire que la taxe au tonnage fait entrer scandaleusement peu d'argent dans la trésorerie fiscale.
  • Quant aux négociants suisses en matières premières, la nouvelle taxe leur permettrait également de déplacer les bénéfices du négoce vers leurs navires et d'éviter l'impôt normal sur les bénéfices. Les pertes pour le fisc helvétique seraient donc très conséquentes. L'imposition minimale de 15% récemment adoptée par l'OCDE n'y change rien, car la navigation internationale en est explicitement exclue.
  • La taxe au tonnage est contraire à la Constitution fédérale : elle viole le principe de l’imposition selon la capacité économique qui y est inscrit. Si les exploitants de navires cargos sont imposés en fonction du volume de fret de leurs navires et non de leur rentabilité, ce principe ne vaudrait plus et signifierait un avantage juridique pour une seule branche. La Suisse ne l’autoriserait que s'il s'agissait d'une industrie menacée dans son existence, ce qui n'est manifestement pas le cas pour la navigation en haute mer suisse ni pour le négoce des matières premières.

Le rôle douteux du Département des finances

Alliance Sud et Public Eye ont formulé ces critiques lors d'auditions tant à la CER du Conseil national qu'à celle du Conseil des États. Alors que le Conseil national a approuvé sans hésiter le projet en décembre 2022, malgré de très nombreuses incohérences, le Conseil des États les a reprises et a demandé deux fois à l'Administration fédérale des contributions (AFC) de clarifier la situation : la première fois il y a un an, la deuxième en octobre dernier. Les deux fois, l'AFC n'a pas été à même d’apporter des réponses suffisantes aux questions ouvertes concernant la délimitation du secteur des matières premières par rapport à la navigation maritime, les conséquences fiscales de l'introduction du régime spécial et sa conformité constitutionnelle dans les rapports ad hoc. En toute logique, la CER-E n’entend donc pas entrer en matière sur le projet.

La question bien plus fondamentale et désagréable de savoir pourquoi le Département fédéral des finances (DFF) — dont fait partie l'AFC — n'est pas en mesure de clarifier des questions centrales concernant un projet de loi qu'il a lui-même lancé reste ouverte. Une enquête consciencieuse de reflekt.ch a récemment fourni une explication possible à cet amateurisme de la part d'un service administratif en principe très compétent en matière fiscale. Cette plateforme de journalisme d'investigation a en effet montré que le projet n'a vu le jour que suite à la pression excessive exercée par la Mediterranean Shipping Company (MSC), l'une des plus grandes compagnies maritimes du monde, dont le siège est à Genève. Lorsque l'ancien ministre des finances UDC Ueli Maurer a fait preuve de bienveillance à l’égard des préoccupations de la compagnie, qui s'était déjà retrouvée dans le collimateur de la mafia internationale de la drogue, une collaboration intensive a débuté entre l'AFC et MSC. C'est ce que révèlent des courriels de l'administration que reflekt a obtenus grâce à la loi sur la transparence. Au lieu de veiller, dans l'intérêt général, à ce que des grands groupes hautement rentables paient leurs impôts (déjà très bas en Suisse) et à ce que le Parlement soit en mesure de prendre des décisions informées en matière de politique fiscale, l'Administration fédérale des contributions a donc agi comme conseillère en optimisation fiscale d'une multinationale. Si cela devait se vérifier, il s’agirait d'un véritable scandale — indépendamment du fait que la taxe au tonnage soit coulée ou non, comme le recommande la CER. Mais on n'en est pas encore là : si le plénum du Conseil des États décide lui aussi de ne pas entrer en matière lors de la prochaine session de printemps, le Conseil national devrait ensuite revoir sa copie.

 

 

Communiqué

Les banques suisses doivent annuler les dettes

03.06.2020, Finances et fiscalité

La crise du coronavirus a plongé de nombreux pays en développement dans des situations d’urgence exceptionnelles. Les banques suisses doivent assumer leurs responsabilités en tant que créanciers majeurs de ces pays et annuler des dettes.

Dominik Gross
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Expert en politique fiscale et financière

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Les banques suisses doivent annuler les dettes

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Medienmitteilung

Le mirage de la transparence fiscale européenne

02.06.2021, Finances et fiscalité

Hier, les États membres de l'UE et le Parlement européen se sont mis d'accord sur l'introduction d’une publication de déclarations pays par pays. Il est donc d'autant plus crucial que la Suisse s'engage désormais également à plus de transparence.

Dominik Gross
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Expert en politique fiscale et financière

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Le mirage de la transparence fiscale européenne

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Communiqué

Une réforme faite par les riches pour les riches

02.07.2021, Finances et fiscalité

L'OCDE a communiqué hier que 130 pays de ce qu'on appelle «Inclusive Framework» se sont accordés sur une réforme de la fiscalisation internationale des grandes entreprises multinationales. Ce qui sonne bien ne profitera qu'aux riches.

Dominik Gross
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Expert en politique fiscale et financière

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Une réforme faite par les riches pour les riches

Communiqué

L’argent sale atteint des niveaux record

29.01.2024, Finances et fiscalité

En 2012, les flux d’argent sale des pays en développement ont atteint un niveau record de 991 milliards de dollars. Cela représente plus de dix fois le montant de l’aide publique au développement.

Dominik Gross
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Expert en politique fiscale et financière

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L’argent sale atteint des niveaux record

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Communiqué

L'argent sale du Sud est toujours le bienvenu

29.07.2016, Finances et fiscalité

La note tout juste suffisante de l’OCDE montre que les banques suisses peuvent continuer à faire du profit avec l’argent sale provenant des pays en développement.

Dominik Gross
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Expert en politique fiscale et financière

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L'argent sale du Sud est toujours le bienvenu

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Commentaire

L’imposition minimale de l’OCDE en passe d’être reportée ?

21.12.2023, Finances et fiscalité

Si le Conseil fédéral reporte l'introduction de l'imposition minimale, il démontre qu’il est à la botte du lobby des multinationales. Ce serait un scandale pour la démocratie. Mais sur le plan de la politique fiscale, l'imposition minimale reste quoi qu’il en soit un échec.

Dominik Gross
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Expert en politique fiscale et financière

L’imposition minimale de l’OCDE en passe d’être reportée ?

Lors de la campagne de votation sur l'imposition minimale en juin, la ministre des finances Karin Keller-Sutter et le lobby des multinationales avaient vigoureusement pressé  pour une introduction aussi rapide que possible.

© Keystone / Peter Klaunzer

Vendredi, le Conseil fédéral décidera selon toute vraisemblance s'il introduira l'imposition minimale de l'OCDE au début de l'année ou s'il la reportera. S'il opte pour un ajournement, ce serait une capitulation devant le lobby des multinationales autour d'economiesuisse et de Swiss Holdings, qui l'exige depuis quelques semaines à l’appui d’arguments fallacieux. Les majorités bourgeoises dans les commissions de l'économie et des redevances (CER) ont déjà répondu aux pressions des associations de multinationales : après que la CER-E a écrit au Conseil fédéral début novembre pour lui demander d’envisager un report de l’introduction, sa commission sœur du Conseil national lui a emboîté le pas quelques semaines plus tard.


Dans la perspective de la politique de développement, un report ne serait pas problématique : il permettrait notamment aux pays de production des multinationales suisses dans le Sud global de générer, du moins temporairement, des recettes fiscales supplémentaires à partir des bénéfices des grands groupes, bénéfices qui sont certes réalisés dans le Sud global, mais qui seraient prélevés par la Suisse en cas d'introduction de l'imposition minimale chez nous.

Sous l’angle de la démocratie, un report par le Conseil fédéral serait toutefois un scandale : lors de la campagne de votation sur l'imposition minimale en juin, la ministre des finances Karin Keller-Sutter et le lobby des multinationales avaient vigoureusement pressé, dans l'harmonie usuelle des dossiers de politique économique, pour une introduction aussi rapide que possible. Ils ont affirmé qu'en cas de refus de l'imposition minimale, des pertes considérables de recettes fiscales risquaient de se produire dès 2024 et que les grands groupes suisses seraient confrontés à de gros problèmes au plan international. Selon l’analyse de la votation faite par Vox, c'est surtout le premier point qui a été décisif pour de nombreux votants favorables. Il s'agissait des principaux arguments contre le « non, mais » du PS, des syndicats et d'Alliance Sud. Tous optaient pour le « non », afin que le Conseil fédéral et le Parlement puissent ensuite ficeler un nouveau projet mieux adapté, qui répartisse plus équitablement les recettes supplémentaires issues de l'imposition minimale tant en Suisse qu'à l'étranger. Les partisans de l’introduction ont sapé cette demande en invoquant l'argument vide de sens de l'urgence.

Aujourd'hui, ils ne veulent soudainement plus en entendre parler au prétexte que la situation internationale a énormément changé depuis juin. Mais cette affirmation ne résiste pas aux faits : dès le début de l'été, il était clair que des pays majeurs comme les États-Unis ou la Chine n'introduiraient pas la nouvelle imposition dans un premier temps et affaibliraient ainsi grandement l'ensemble du nouveau système. Le Conseil fédéral et le lobby des multinationales ont tenté de le cacher et ont induit les citoyennes et les citoyens en erreur, au détriment de la grande majorité des personnes en Suisse et des pays où les multinationales suisses produisent des biens. Ils ont été privés de la perspective d'un projet mieux ficelé. Si le Conseil fédéral répond aux souhaits du lobby des multinationales, il montre clairement que ce qui compte pour lui, ce n'est pas la perspective de recettes supplémentaires pour le fisc suisse, mais bel et bien les intérêts des multinationales et de leurs actionnaires.

Mais les faiblesses fondamentales du nouveau système de l'OCDE demeurent quoi qu’il en soit : une grande partie des pays, surtout ceux du Sud mondial, n'en profiteront de toute façon pas et partout ailleurs, de nombreuses lacunes et exceptions torpillent l'efficacité de l'imposition minimale. Après des années de négociations, il s'avère que l'OCDE a échoué dans sa propre ambition de rendre le système mondial d'imposition des grands groupes un peu plus équitable. Les espoirs de beaucoup reposent désormais sur l’ONU.

 

Communiqué

La Suisse reste le numéro un des paradis fiscaux

29.10.2015, Finances et fiscalité

La place financière suisse continue à être en tête pour cacher l’argent de l’évasion fiscale et dissimuler les flux financiers illicites. Alliance Sud exige des remèdes urgents.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

+41 31 390 93 35 dominik.gross@alliancesud.ch
La Suisse reste le numéro un des paradis fiscaux

Communiqué

Une autre réforme du système fiscal pour sociétés!

03.06.2015, Finances et fiscalité

La Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés (ICRICT) appelle à une réforme du système fiscal international applicable aux sociétés.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

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Une autre réforme du système fiscal pour sociétés!

Prix Nobel Joseph Stieglitz, membre de l'ICRICT
© Creative commons

Article

Finances durables : le chantier d’une génération

06.12.2023, Justice climatique, Finances et fiscalité

En 2015, les Etats ont pris l’engagement de rendre les flux financiers compatibles avec les objectifs climatiques de l’Accord de Paris : où en est la mise en œuvre de cet engagement ? Que fait la Suisse ? Etat des lieux.

Laurent Matile
Laurent Matile

Expert en entreprises et développement

Finances durables : le chantier d’une génération

L'engagement du secteur financier en faveur de la protection du climat est très contradictoire.

© Adeel Halim / Land Rover Our Panet

En signant l’Accord de Paris sur le climat en 2015, la communauté des Etats ne s’est pas seulement engagée à réduire massivement ses émissions de gaz à effet de serre et à soutenir les pays pauvres dans leurs efforts de réduction et d’adaptation aux effets du changement climatique ; les Etats ont en outre pris l’engagement d’orienter les flux financiers – publics et privés – vers une économie faible en carbone et un développement résilient aux changements climatiques. Dans le jargon, on parle « d’alignement sur Paris » (Paris alignment). C’est, en termes simples, ce que prévoit l’article 2.1.c) de l’Accord de Paris.

Les 3 et 4 octobre dernier, à Genève, en marge de la 3ème édition de Building Bridges, délégations, secteur privé et ONG ont exprimé leurs attentes et visions dans le cadre d’un workshop de deux jours – en vue du premier « bilan mondial » lors de la COP 28 – sur la portée de cet engagement et sa complémentarité avec l’article 9 du même accord de Paris. Pour rappel, cet article traite du financement climatique, soit des engagements pris par les pays développés en faveur des pays en développement. A cet égard, plusieurs délégués et ONG ont exprimé leur préoccupation que les pays développés mettent en avant leurs efforts pour « aligner » les financements (privés) et négligent leurs engagements de soutenir financièrement les pays en développement.  

A ce jour, les flux financiers (publics et privés) destinés à des activités économiques basées sur les combustibles fossiles sont encore et toujours plus importants que ceux destinés aux mesures d'atténuation et d'adaptation au changement climatique. Selon le dernier rapport de synthèse du GIEC, il y aurait suffisamment de capitaux au niveau global pour combler les déficits d'investissement climatiques mondiaux ; le problème n'est donc pas le manque de capitaux, mais la mauvaise gestion et la mauvaise répartition persistante des capitaux par rapport aux objectifs climatiques. Cela concerne aussi bien les flux de capitaux publics que privés. Orienter et réorienter les financements et les investissements vers l'action climatique – notamment dans les pays les plus pauvres et les plus vulnérables – n'est cependant pas une solution miracle. Le défis que représente une « transition juste » sont nombreux et les pays en développement attendent également à cet égard un soutien financier de la part des pays du Nord.

Responsabilité des Etats

Les instruments requis pour mettre en œuvre l’article 2.1.c) sont variés et doivent être déterminés au niveau national. C’est la responsabilité première des Etats de déterminer quels cadres réglementaires, quelles mesures, quels leviers et incitatifs, doivent être mis en place pour atteindre l’alignement en cause. Les entreprises, y compris celles du secteur financier ne sont pas liées par l’Accord de Paris. Les Etats doivent dès lors être transposer dans des lois internes leurs engagements climatiques pris dans ce cadre. De manière schématisée, pour les Etats, « l’alignement sur Paris » comprend l'engagement d’assurer que l’ensemble des flux financiers contribuent aux objectifs climatiques de l’accords de Paris. Pour ce faire, des mesures concrètes doivent être adoptées pour assurer des contributions tangibles – et mesurables - au niveau des entreprises et des établissements financiers individuels.

Et la Suisse ?

La Suisse s’est, elle aussi, engagée à rendre ses flux financiers compatibles avec les objectifs climatiques en ratifiant l’Accord de Paris sur le climat. En outre, le Conseil fédéral, vise, d’entente avec la branche, à faire de la place financière un leader en termes de « finance durable ».  Mais pour ce faire, il mise, à ce jour, en premier lieu sur des mesures volontaires et l’auto-régulation.
Le peuple a néanmoins accepté en juin dernier la « Loi climat », qui prévoit que la Suisse atteindra la neutralité climatique d’ici à 2050 ; dans ce but, des objectifs intermédiaires de réduction des émissions de gaz à effet de serre ont été définis, ainsi que des valeurs indicatives précises pour certains secteurs (bâtiments, transports et industries). De manière générale, toutes les entreprises devront avoir ramené leurs émissions à zéro net d’ici à 2050 au plus tard. En ce qui concerne spécifiquement l’objectif visant à rendre les flux financiers compatibles avec les objectifs climatiques, la loi climat prévoit (article 9) que « la Confédération veille à ce que la place financière suisse apporte une contribution effective à un développement à faible émission capable de résister aux changements climatiques. Il s’agit notamment de prendre des mesures de réduction de l’effet climatique des flux financiers nationaux et internationaux. Dans ce but, le Conseil fédéral peut conclure, avec les secteurs financiers, des conventions visant à rendre les flux financiers compatibles avec les objectifs climatiques. »

Rôle et responsabilité de la place financière suisse

Le volume des émissions de CO2 en lien avec les flux financiers de la Suisse (investissements sous formes d’actions, d’obligations et de prêts) est 14 à 18 fois supérieur au volume d’émissions produit en Suisse !   En d’autres termes, la place financière suisse est le principal « levier climatique » de la Suisse. Il semble dès lors évident qu’agir sur ces flux financiers devrait être la priorité du Conseil fédéral. Au vu de son importance – quelque 7’800 milliards d’actifs sous gestion - , la place financière suisse pourrait apporter une contribution centrale à la réalisation des objectifs climatiques. Pour ce faire, des mesures tangibles doivent être appliquées à l’économie réelle, afin d’induire une (ré-)orientation des flux financiers vers les objectifs climatiques. Devraient faire partie de ces mesures une tarification crédible du CO2 sur le plan national, ainsi qu’au niveau international (ce que l’on attend encore).

Rapport sur les questions climatiques : premières obligations

Dès janvier 2024, les grandes entreprises – y compris les banques et assurances – devront publier un rapport sur les questions climatiques qui devra présenter non seulement le risque financier que l'entreprise encourt en raison de ses activités liées au climat, mais également les effets de l'activité commerciale de l'entreprise sur le climat (« double matérialité »). De plus, ces rapports devront comprendre des plans de transition des entreprises comparables aux objectifs climatiques de la Suisse et, « si possible et approprié », les objectifs de réduction des émissions de CO2. De plus, le rapport devra décrire les objectifs de réduction des émissions de CO2 et des plans de transition des entreprises comparables aux objectifs climatiques de la Suisse. Ce n’est pas rien. L’Union européenne a introduit des obligations similaires, comme le Royaume-Uni et quelques autres pays. Pour une fois, la Suisse n’est pas en retard.

Test climatique PACTA

Tous les deux ans depuis 2017, le Conseil fédéral recommande à tous les acteurs du marché financier – banques, assurances, institutions de prévoyance et gestionnaires de fortune – de participer volontairement et gratuitement au « Test Climatique PACTA ».  Objectif : analyser dans quelle mesure le secteur financier suisse s’aligne sur l’objectif de température fixé dans l’Accord de Paris. Sont soumis au test, les portefeuilles d’actions et d’obligations d’entreprises cotées et les portefeuilles hypothécaires détenus par les acteurs financiers. Le test PACTA devrait montrer quel est le poids dans le portefeuille des entreprises actives dans les huit secteurs les plus intensifs en carbone, qui sont responsables ensemble de plus de 75% des émissions mondiales de CO2 (pétrole, gaz, électricité, voitures, ciment, aviation et acier).

La participation au tTest PACTA reste néanmoins facultative et les participants décident eux-mêmes des portefeuilles qu’ils souhaitent y soumettre. En outre, la publication des résultats des tests individuels n’est pas obligatoire (même) pour les institutions financières qui se sont fixés un objectif zéro net pour 2050. A cet égard, le Conseil fédéral s’opposent à introduire des mesures supplémentaires et propose de rejeter une motion qui demande des améliorations sur ces points, au motif que les instruments existants seraient suffisantes.  

Objectifs auto-proclamés de « Net Zero », mais pas d’accords sectoriels

De nombreux établissements financiers suisses se sont fixés – volontairement – des objectifs de neutralité climatique - « zéro net » - sous l’égide de la Glasgow Financial Alliance for Net Zero (GFANZ). Une démarche recommandée par le Conseil fédéral. Ces démarches soulèvent néanmoins des questions centrales en termes de transparence et crédibilité. Pourcentage des établissements financiers qui ont défini des objectifs « net zero » ; part des avoirs, notamment des activités commerciales qui doivent effectivement atteindre l’objectif de neutralité climatique d’ici à 2050 ; comparabilité des informations, soit les objectifs finaux et intermédiaires, mesures et progrès réalisés par les établissements financiers. Pour accroître transparence et redevabilité, le Conseil fédéral avait proposé de conclure des accords sectoriels avec les acteurs financiers. Mais les associations sectorielles concernées s’y sont opposées. La loi sur le climat prévoit néanmoins la conclusion de telles conventions ; Le département fédéral des finances devrait soumettre un rapport sur ce point avant la fin de l’année.

Swiss Climate Scores

Alignés sur la GFANZ, les « Swiss Climate Scores » (SCC), développés par les autorités et l'industrie, ont été lancés par le Conseil fédéral en juin 2022. L'idée de base est de créer de la transparence dans l'orientation des investissements financiers en fonction du climat, dans le but d’encourager les décisions d'investissement qui contribuent à la réalisation des objectifs climatiques mondiaux. L’approche reste, ici aussi, volontaire pour les fournisseurs de services financiers.

Confirmant nos doutes exprimés après leur lancement, la directrice de BlackRock pour la Suisse regrettait dans le cadre de Building Bridges le faible niveau d’adoption des SCC par les gérants d’actifs alors que la NZZ – les (dis-)qualifiant de « label pour réfrigérateurs » pour produits financiers, en comparaison du cadre réglementaire sophistiqué de l’UE – constatait récemment également leur faible acceptation et des incohérences dans leur mise en œuvre par les instituts financiers.

Changer de paradigme

Mettre en œuvre l’article 2.1 c) de l’Accord de Paris sera donc un chantier majeur pour la Suisse également. L’éventail de mesures principalement volontaires adoptées à ce jour n’est clairement pas à la hauteur des engagements pris à Paris. Un changement de paradigme s’impose dès lors.

Le Conseil fédéral a récemment proposé d’adopter une motion qui demande la mise en place d'un « mécanisme de co-régulation » et un engagement pour que ce mécanisme ait un caractère contraignant si, d'ici à 2028, « moins de 80 % des flux financiers des établissements financiers suisses sont en voie de mener à la réduction des gaz à effet de serre prévue par l'accord de Paris ».

La balle est maintenant dans le camp du Parlement pour adopter les premières mesures pour s'attaquer à ce chantier d'une génération.