Partager l'article
Opinion
Strasbourg pousse la Suisse à sortir de son hibernation
11.04.2024, Justice climatique
Après l'adoption lors de la dernière session de printemps d'une loi sur le CO2 extrêmement timide pour les années 2025 à 2030, l’arrêt rendu dans la plainte des Aînées pour le climat contre la Suisse est un coup de semonce pour le Conseil fédéral et le Parlement. La politique climatique suisse a de toute urgence besoin d’un sursaut.
Grand intérêt des médias pour l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme à Strasbourg sur la plainte des Aînées pour le climat. © Miriam Künzli / Greenpeace
L'arrêt rendu le 9 avril par la Cour européenne des droits de l'homme (CourEDH) à l'encontre de la Suisse est historique en ce sens qu'il reconnaît la protection du climat comme un droit humain. Et il tombe à point nommé pour notre pays. Le Parlement a en effet adopté en mars une loi sur la réduction des émissions de CO2 qui ne mérite pas vraiment son nom. La CourEDH a reproché à la Suisse de ne pas mener une politique climatique suffisante pour protéger la population des effets néfastes de la crise climatique et a pris des décisions de principe cruciales concernant les exigences posées à la politique climatique des États membres du Conseil de l'Europe. Les États — Suisse y compris — doivent adopter les mesures nécessaires pour réduire de manière substantielle et continue leurs émissions de gaz à effet de serre afin d'atteindre zéro émission nette d'ici trois décennies. Le calendrier doit tenir compte du « budget climatique » résiduel. En d’autres termes, les États doivent quantifier les émissions totales qu'ils sont encore autorisés à émettre pour contribuer à limiter le réchauffement de la planète à 1,5 degré, et calculer en conséquence leur budget annuel d'émissions encore admissibles.
Dans son argumentation, la CourEDH a explicitement suivi les faits scientifiques exposés dans les rapports déjà nombreux du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) — elle ne pouvait pas ignorer les évidences scientifiques, peut-on lire à plusieurs reprises dans les motifs du jugement.
La Suisse doit respecter le budget CO2
La Suisse est légalement tenue de se conformer au jugement et d'en rendre compte au Comité des ministres du Conseil de l'Europe. Concrètement, la CourEDH exige notamment que la Suisse calcule ses objectifs climatiques sur la base d'un budget CO2. Le budget CO2 global résiduel, qui permet avec une probabilité « suffisante » d'atteindre l'objectif de 1,5 degré, fait régulièrement l’objet de calculs par le GIEC sur la base de modèles scientifiques. La Suisse dispose donc tout au plus d'une certaine marge d'interprétation quant à la part qu'elle revendique pour elle-même. Mais d'une manière ou d'une autre, le calcul exigé la conduira probablement à devoir relever ses propres objectifs climatiques. L'arrêt la contraint également à atteindre les objectifs fixés. Quant aux mesures qu'elle prendra pour y parvenir, elles relèvent de sa propre liberté d’action.
Ainsi, l'urgence d'agir pour la Suisse s'en trouve encore renforcée. Il est temps que le Conseil fédéral et le Parlement se réveillent et assument leurs responsabilités. Notre pays doit enfin apporter sa juste part à la mise en œuvre de l'Accord de Paris, tant sur son territoire que via le financement climatique international dans le Sud global.
Interview
« Le Parlement n'est qu'un reflet limité de la volonté du peuple »
05.04.2024, Coopération internationale
Au début du mois d’avril, l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) a publié un nouveau sondage représentatif qui montre que malgré les conflits mondiaux et les insécurités économiques, la coopération au développement bénéficie d’un large soutien au sein de la population suisse, qui dépasse même celui dont bénéficie l’armée. Pour Fritz Brugger, codirecteur du Centre pour le développement et la coopération (NADEL) de l'EPFZ, un changement de mentalité doit maintenant aussi avoir lieu dans le monde politique.
© Daniel Winkler / ETH Zürich
Alliance Sud : Le sondage du NADEL révèle que la population suisse est très préoccupée par la pauvreté mondiale. Cela se répercute-t-il sur sa solidarité et son engagement ?
Fritz Brugger : L'engagement de la population suisse demeure élevé. Un adulte sur deux a fait un don l'année dernière. C'est remarquable et réjouissant, surtout si l'on pense à l'augmentation du coût de la vie. Cette hausse n’a entraîné qu'un léger recul des dons, de près de 3%. Dans les pays voisins, environ 36% de la population verse des dons aux œuvres caritatives.
Le soutien à la coopération au développement dépasse celui à l'armée, et ce en période de guerre en Europe. Comment l’expliquez-vous ?
La population comprend très bien que la sécurité n'est pas en premier lieu une question militaire, mais que la stabilité mondiale dépend essentiellement de la « sécurité humaine ». Autrement dit, dans notre monde globalisé et interconnecté, la sécurité se fonde sur la mise en œuvre des droits humains et sur un progrès respectueux de l'environnement et socialement équitable pour l’ensemble des êtres humains.
Source : ETH NADEL, Enquête Coopération Globale Suisse 2023
Une étude de l'EPFZ sur la sécurité révèle que même au centre de l’échiquier politique, une nette majorité de 60% est favorable à une hausse de la coopération au développement. Le Conseil fédéral pratique-t-il une politique qui ignore le peuple ?
En approuvant le budget proposé par le Conseil fédéral, le Parlement doit établir des priorités entre les objectifs politiques s'ils ne peuvent pas tous être atteints ou s'ils sont incompatibles entre eux. De plus, même dans notre démocratie directe, le Parlement n'est qu'avec certaines restrictions le reflet de la volonté du peuple. Inutile de se leurrer à ce sujet. De nombreux parlementaires sont rémunérés pour défendre des intérêts particuliers. Lorsqu'il s'agit d'économiser de l'argent dans la course à la répartition du budget, il est plus facile de le faire dans les domaines qui ne sont pas dotés d'un lobby rémunéré au Parlement. L'influence des liens d'intérêt sur les décideurs politiques est bien établie scientifiquement. On peut par exemple l'observer actuellement dans le cadre de la lutte acharnée pour la mise en œuvre de l'interdiction de la publicité pour le tabac, décidée par le souverain dans les urnes.
Pour la population, les investissements dans l'éducation et la sécurité alimentaire sont une priorité absolue. La Suisse devrait-elle renforcer son engagement dans ces domaines ?
La santé, la sécurité alimentaire et l'éducation sont des besoins fondamentaux. Elles bénéficient donc non seulement d'une priorité élevée, mais — comme le montrent les résultats de notre enquête — elles sont aussi susceptibles de rallier une majorité, tous groupes socio-économiques et toutes opinions politiques confondus. Les preuves scientifiques disponibles sur l'efficacité de la coopération au développement indiquent en outre que c'est dans le domaine de l'éducation et de la santé que l'engagement offre le plus de potentiel et qu'il est bien investi. Et malgré tous les progrès accomplis, par exemple dans la réduction de la mortalité infantile, les besoins demeurent énormes. En matière d'éducation, des progrès considérables ont été réalisés dans la scolarisation ; les besoins sont aujourd'hui immenses en termes de qualité de l'enseignement et d'accès au niveau secondaire.
La population comprend très bien que la sécurité n'est pas en premier lieu une question militaire, mais que la stabilité mondiale dépend essentiellement de la « sécurité humaine ».
La promotion du secteur privé, que le ministre des affaires étrangères Cassis ne cesse de mettre en avant, semble moins cruciale pour les sondés. Le Conseil fédéral fait-il fausse route avec sa stratégie ?
Dans la discussion sur le rôle du secteur privé dans la coopération au développement, nous devons faire la distinction entre trois choses : tout d'abord, la promotion du secteur privé local dans les différents pays. Elle repose sur l'idée que ce sont en fin de compte les entreprises locales qui procurent la majeure partie des emplois. C'est en tout cas primordial, mais ne peut être contrôlé de l'extérieur que dans une certaine mesure. Le deuxième thème est la promotion du développement durable via la responsabilité des entreprises, surtout des multinationales. Cela fonctionne lorsque des opportunités commerciales s'ouvrent ou que des risques commerciaux peuvent être évités. Lorsque ce n'est pas le cas, peu de choses se passent. Là encore, la recherche l’a bien démontré. Le troisième thème est la mobilisation de capitaux privés pour le financement des objectifs de développement durable. Selon les chiffres de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les attentes sont trop élevées dans ce domaine. En particulier pour les investissements dans les pays les plus pauvres, la mobilisation des capitaux privés est loin de répondre aux attentes. Cela vaut aussi pour les investissements privés dans des secteurs sans opportunités de rentabilité (« business cases »), ce qui n'est pas vraiment surprenant. Il faudrait une évaluation plus réaliste de ce qui peut ou ne peut pas être réalisé par le secteur privé.
Source : ETH NADEL, Enquête Coopération Globale Suisse 2023
Plus une personne est informée, plus elle soutient la coopération internationale. Or, les médias parlent de moins en moins du Sud global. Comment peut-on s'assurer que la population soit informée du contexte mondial et de la politique de développement ?
La question est difficile. Des spécialistes des médias ont analysé toutes les émissions du journal télévisé de 2022. Il en ressort que 85% de la population mondiale se voit réserver à peine 10% du temps d'antenne. C'est d'autant plus inquiétant que 57% des participantes et participants à notre enquête ont désigné la télévision comme principale source d'information sur le Sud global, avec les journaux (imprimés : 32%, en ligne : 47%) et la radio (29%). Aucune autre source d'information n'a une pénétration aussi importante. Les organisations de développement sont citées par 8% des personnes interrogées comme l'une des trois principales sources d'information. Si le service public venait à s’affaiblir, comme diverses initiatives politiques le souhaitent actuellement, le problème ne fera que s'aggraver.
Comme beaucoup de scientifiques, vous soutenez la campagne #SoyonsSolidairesMaintenant. Avec quelle motivation ?
Simplement parce que la Suisse est le pays le plus riche du monde et qu'il est essentiel qu’elle continue à prendre part à la solidarité internationale. Un refus de sa part aurait des conséquences immédiates pour les personnes concernées et pour la lutte contre la pauvreté et ne serait pas non plus dans l'intérêt de la Suisse. Si le budget de la coopération internationale est amputé maintenant, il sera difficile de l'augmenter à nouveau une fois que l'Ukraine sera reconstruite.
Le frein à l'endettement est invoqué pour justifier la réduction actuelle — même s’il existe un large consensus sur le fait que le frein à l'endettement est trop strict dans sa forme actuelle et entraîne la chute du taux, déjà très bas, à zéro. Des propositions de réforme sont sur la table. Elles permettraient d'augmenter la marge de manœuvre (que nous avons nous-mêmes restreinte) tout en permettant un contrôle précis des dépenses.
Il existe un large consensus sur le fait que le frein à l'endettement est trop strict dans sa forme actuelle.
À quoi ressemblerait une contribution appropriée de la Suisse à la coopération internationale ?
Une contribution appropriée commence par une stratégie courageuse et visionnaire qui ne considère pas la coopération internationale comme un domaine politique à part, mais qui pense la politique en Suisse, l'organisation des relations avec les pays du Sud global et l'engagement en faveur du développement à partir du développement durable global. La politique commerciale et fiscale en fait partie, tout comme la politique climatique et celle liée aux matières premières. C'est dans cette cohérence des politiques que réside le plus grand potentiel de levier pour promouvoir le développement durable mondial. Or, la cohérence des politiques a pratiquement déserté le débat et la tendance va dans le sens contraire. Ainsi, par exemple, au lieu de faire ses devoirs en matière de politique climatique, le monde politique a tendance à déléguer cette tâche aux pays du Sud global par le biais de contrats.
Que proposez-vous concrètement ?
Lorsqu'il est question de projets de développement concrets, je plaide avant tout pour la continuité et la fiabilité thématiques. C'est certes ennuyeux, mais gage de succès : la Suisse s'est engagée à long terme dans des thématiques et cela s'est traduit par des résultats positifs. Et puis je plaide pour une plus grande collaboration avec la communauté scientifique et l'utilisation systématique des preuves dans la planification et le contrôle des résultats. Il y a clairement une marge de progression sur ce plan.
On trouvera l'enquête NADEL complète « Swiss Panel Global Cooperation 2023 » ici.
Partager l'article
Perspective Sud
Une démocratie fragilisée sous l’emprise du populisme
22.03.2024, Coopération internationale
La Bolivie traverse une grave crise politique et sa situation économique est morose. Et pourtant, l'urbanisation croissante offre également des opportunités dans la lutte durable contre la pauvreté. Martín Del Castillo
Marché de Coroico, Yungas, où de nombreux jeunes vendent des feuilles de coca. © Meridith Kohut / The New York Times
Dans toute l'Amérique latine, les Bukele et les Milei, les Ortega et les Morales balancent entre l'un et l'autre bord avec leurs discours radicaux et leurs revendications populistes. Mais le pendule n'oscille plus entre les extrêmes idéologiques, entre la nationalisation des entreprises privées et le libéralisme radical. Il semble que ce mouvement de va-et-vient serve désormais les intérêts géopolitiques de quelques alliés stratégiques : les États-Unis, la Chine, la Russie, l'Union européenne. Ces alliés soutiennent les intérêts particuliers et la concentration du pouvoir des « leaders messianiques » en instrumentalisant leurs discours politiques à leurs propres fins.
Cette dynamique des deux dernières décennies a plusieurs dénominateurs communs : des États fragiles, des systèmes présidentiels, une concentration du pouvoir entre les mains de quelques personnes, des systèmes judiciaires cooptés et corrompus, une faible légitimité du système des partis et des parlements nationaux et une dépendance économique vis-à-vis de l'étranger. La Bolivie ne fait pas exception et va bientôt fêter 20 ans de populisme (dont 17 ans dominés par la gauche et deux par la droite), avec toutes les caractéristiques mentionnées et quelques autres spécifiques au pays.
Comme dans la plupart des pays de la région, les partis politiques souffrent d’un manque de légitimité. L'élite politique cherche d'autres canaux, comme les églises, les organisations de la société civile ou les syndicats représentant les cultivatrices et cultivateurs de coca (le principal mouvement social en Bolivie, dont est issue la base politique d'Evo Morales). Ces acteurs sont mobilisés en fonction d’intérêts clientélistes. Les Boliviennes et les Boliviens 'organisent, râlent, protestent, mais ne font pas de propositions constructives.
La Bolivie est par ailleurs dotée d'un système judiciaire défaillant, largement corrompu et illégitime. D'autres institutions publiques se caractérisent par des capacités limitées, un roulement élevé du personnel et une bureaucratie extrême et affichent des bilans administratifs discutables. À la fin du dernier millénaire, 25% des fonds destinés aux investissements publics étaient entre les mains du gouvernement national et 75% entre celles des gouvernements locaux ; la proportion de ces fonds confiés aux gouvernements locaux a été réduite à 20% à ce jour. La centralisation des décisions et des budgets publics révèle clairement la vulnérabilité institutionnelle de la Bolivie.
Depuis la présidence d'Evo Morales (de 2005 à 2019), la Bolivie a considérablement réduit son taux de pauvreté : l'extrême pauvreté est passée de 38% à moins de 15%, la pauvreté modérée de 60% à 39%. Le niveau macroéconomique est resté relativement stable : l'inflation est en dessous du niveau à deux chiffres et la croissance économique s'élève en moyenne à près de 4%.
Le bol d’air fourni par la coopération suisse au développement
Les respirateurs étaient rares pendant la pandémie ; les pays pauvres n'avaient pas accès à ces appareils indispensables à la survie. En Bolivie, par exemple, le personnel médical devait pratiquer des insufflations à la main. Pour remédier à cette situation, une université bolivienne a développé un respirateur automatique peu coûteux et rapide à assembler, qui a été vendu à prix coûtant à des communautés isolées et à l'étranger. Cette initiative n'a été possible que grâce au soutien de la coopération suisse au développement, qui a financé le travail et noué des relations entre les différents acteurs. Dans le contexte de la fermeture du bureau de la DDC en Bolivie et du retrait en cours de la coopération bilatérale avec l'Amérique latine et les Caraïbes en 2024, le journaliste indépendant Malte Seiwerth écrira pour Alliance Sud un reportage que vous lirez dès avril sur notre site Internet.
Bolivie, l’économie la plus stable de la région ?
Malgré ces chiffres prometteurs, la situation économique actuelle de la Bolivie est loin d’être encourageante : la part de la population exerçant une activité informelle avoisine 80%. Ces gens n'ont pas accès aux systèmes de sécurité sociale, ne reçoivent pas d'allocations pour travailleurs et ne sont pas imposés. À cela s'ajoute le fait que les réserves prouvées de gaz — la principale source de revenus et d'exportation du pays — ont fortement diminué, que le secteur public est en pleine expansion et qu’il est impossible pour le budget l'État de continuer à subventionner les carburants.
Cela a entraîné des années de déficits budgétaires et une diminution des réserves de change dès 2014. La dette publique, tant extérieure qu’intérieure, a augmenté de manière exponentielle. Aujourd'hui, les Boliviennes et les Boliviens, en particulier ceux qui travaillent dans l'importation, souffrent d'un sévère manque de devises. D’où l’émergence d’un marché noir et l’apparition d’une forte pression à la dévaluation et à l’inflation.
La croissance accélérée des villes est un autre aspect à prendre en compte. Une partie considérable de la population urbaine vit en conditions précaires dans les métropoles et les villes ou migre vers les zones agricoles pendant les périodes de plantation et de récolte. Ce phénomène entraîne une extension des frontières agricoles du pays et met sous pression la fourniture de services de base dans les zones urbaines et périurbaines.
Le gouvernement national mène une politique environnementale ambiguë dans ce contexte. Sous prétexte de favoriser le peuplement de vastes zones inhabitées, il facilite la migration dans les basses terres. Ce faisant, il encourage l'extension des frontières agricoles et l'augmentation de la production de feuilles de coca, le plus souvent à des fins illégales. Parallèlement, le gouvernement a recours à la culture sur brûlis afin de mettre davantage de terres à disposition des cultivateurs, ce qui nuit à la faune et à la flore. La déforestation et les incendies de forêt sont omniprésents en Amazonie et dans la forêt sèche du Chiquitano. De plus, les engagements nationaux en matière de protection du climat sont loin d'être respectés.
La crise politique comme opportunité
De son côté, le parti au pouvoir (Movimiento al Socialismo, MAS) souffre d'un processus de délitement. L'actuel président Luis Arce — ancien ministre de l'économie d'Evo Morales — a réussi à rallier à sa cause une grande partie des organisations proches du parti. Quant à Evo Morales, il contrôle les principales personnalités pro-gouvernementales au Parlement. Il est l'actuel président du parti et le principal leader des cultivatrices et cultivateurs de coca. Cette lutte pour le pouvoir a provoqué des fractures dans toutes les institutions de l'État et a ralenti l'administration publique. Cette évolution devrait se poursuivre jusqu'aux élections de 2025.
Dans ce contexte tendu, les opportunités sont rares. Il en existe pourtant et elles doivent être saisies. La concentration urbaine est un moteur pour l'innovation et l'entrepreneuriat. Le rôle du secteur privé et de la science peut être renforcé pour des solutions de développement inclusives ainsi que participatives. La pyramide des âges favorable, avec sa main-d'œuvre potentielle abondante, est considérable et se concentre dans les villes moyennes et les agglomérations à croissance rapide. La diversité écologique, les grandes forêts et les montagnes offrent des opportunités intéressantes.
Pour saisir ces dernières, il faut redoubler d’effort dans la gestion des ressources naturelles, le développement économique inclusif, le développement urbain durable ou encore la gestion des eaux usées et des déchets. La coopération internationale doit apporter son soutien et son accompagnement technique sur ces sujets. Enfin, les citoyennes et les citoyens sont responsables d'exiger la mise en œuvre des décisions et des mesures. Une telle démarche peut contribuer à ce que la population qui a échappé à la pauvreté n’y sombre pas à nouveau.
Martín del Castillo est économiste et politologue. Il a également décroché un master en développement de l’Université de Genève. Il travaille pour Helvetas depuis 2007.
Partager l'article
Global, Opinion
Frein à l'endettement : le nain Tracassin au gouvernement ?
02.04.2024, Coopération internationale, Finances et fiscalité
Un changement radical de mentalité s’impose d’urgence, car le taux d'endettement est le meilleur ami de la coopération internationale. Grâce à lui, la Suisse peut plus que se permettre de comptabiliser les coûts de l'aide à l'Ukraine à titre extraordinaire et de sauver ainsi la coopération au développement dans les pays du Sud global.
Andreas Missbach, Directeur d'Alliance Sud / © Daniel Rihs
Lors de nos études d'histoire, nous avons appris que les avancées scientifiques figuraient dans les notes de bas de page. J'ai récemment eu le plaisir de constater que cela s'appliquait aussi à la Berne fédérale. Ainsi, dans une note de bas de page du plan financier de la législature 2023-2027, l'Administration fédérale des finances souligne l'écart entre la norme internationale sur la durabilité de la dette et la pratique suisse : d'un côté, il y a le concept de durabilité, qui correspond, selon cette note, à la norme internationale reconnue par l'OCDE, le Fonds monétaire international (FMI) et la Commission européenne. Et d’après ce concept, les finances publiques sont durables lorsque la dette publique peut être stabilisée à un niveau suffisamment bas par rapport au produit intérieur brut (taux d'endettement). Le frein à l'endettement de la Confédération est plus restrictif. Il stabilise les dettes de la Confédération à leur valeur nominale en francs.
Même en francs, la dette de 2022 était — malgré le coronavirus — inférieure à celle de 2002 à 2008, lorsque la Suisse n'était pas franchement au plus mal. Mais justement, ce qui est de toute façon décisif, ce ne sont pas les dettes absolues, mais leur rapport au produit intérieur brut (on ne le répétera jamais assez). Quel est donc ce ratio ? Qu’en dit la dernière édition des « Principes applicables à la gestion des finances », une publication de l'Administration des finances ? En 2022, le taux d'endettement selon la définition de Maastricht de l'UE s'élevait à 26,2% et le taux d'endettement net, tel que calculé par le FMI, à 15,3%. D’après le plan financier de la législature (qui a été publié un mois après les principes susnommés), le taux d'endettement net est en revanche de 18,1%. Manifestement, le Département de la défense et le chef de l'armée ne sont pas les seuls à avoir un problème avec les chiffres (pour 2023, le taux est de 17,8% selon la ministre des finances lors de la session de printemps).
À la NZZ, Karin Keller-Sutter a déclaré que le frein à l'endettement était son meilleur ami. Selon nous, cet instrument ressemble plutôt au nain Tracassin (du conte des frères Grimm) : « Ah, qu’il est bon que personne ne sache ... ». Quoi qu'il en soit, et on ne le répétera jamais assez non plus, peu importe la manière de mesurer le taux d'endettement de la Suisse, il est dans tous les cas ridiculement bas en comparaison internationale.
« L'utilité d’un faible endettement compense-t-elle ses coûts ? En effet, réduire la dette n’est pas gratuit. Chaque franc alloué au remboursement de la dette souveraine n’est pas disponible pour d’autres prestations de l’État », fait remarquer Marius Brülhart, professeur d'économie politique à l'université de Lausanne. Et, lueur d'espoir à l'horizon, il écrit ces mots dans « La Vie économique », le magazine de politique économique du SECO. Le sujet a été entendu par le président du Centre Gerhard Pfister, qui se dit en faveur d’un financement extraordinaire des coûts de l'Ukraine (réfugiés et reconstruction). Un changement radical de mentalité s’impose d’urgence, car le taux d'endettement est le meilleur ami de la coopération internationale. Grâce à lui, la Suisse peut plus que se permettre de comptabiliser les coûts de l'aide à l'Ukraine à titre extraordinaire et de sauver ainsi la coopération au développement dans les pays du Sud global.
L'utilité d’un faible endettement compense-t-elle ses coûts ? En effet, réduire la dette n’est pas gratuit. Chaque franc alloué au remboursement de la dette souveraine n’est pas disponible pour d’autres prestations de l’État.
(Marius Brülhart)
Partager l'article
global
Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.
Derrière les gros titres
L’archipel mystique de San Blas
22.03.2024, Autres thèmes
Sur la côte est du Panama se trouve un archipel composé de plus de 350 îles. C'est le territoire autonome des Kunas, une communauté indigène tiraillée entre la malédiction et les bienfaits de la modernité.
Par Karin Wenger
L’archipel San Blas est habité par une communauté indigène de quelque 50 000 Kunas. © Karin Wenger
Le paradis insulaire de San Blas évoque un monde féérique baigné de mysticisme lorsque nous faisons lentement voile le long des minuscules îlots. Des centaines de petits tas de sable émaillent les eaux turquoise et transparentes. Sur certains, on voit quelques cocotiers, une ou deux huttes aux toits de feuilles de palmier ; sur d'autres ne vivent que des pélicans ou des puces de sable. L’archipel San Blas est habité par une communauté indigène de quelque 50 000 Kunas. Il est administré sous le nom de Guna Yala, un territoire autonome.
Nous jetons l'ancre devant l'île de Salardup. Peu après deux Kunas, qui proposent des poissons et des langoustes à la vente, nous dépassent en pagayant. Puis un autre bateau s'approche. Une femme brandit un tablier de cuisine et un porte-bouteilles de vin fait de tissus colorés brodés les uns sur les autres, des « molas » traditionnelles. Ces broderies sont censées éloigner les mauvais esprits dans la tradition ancestrale. Tout l’archipel connaît cette femme, sous le nom de Mola Lisa. Lorsqu'elle est née il y a 62 ans, elle n'était pas une fille, mais un garçon. « Quand j'avais six ans, ma mère a remarqué que j'étais différente, unique. Elle m'a appris à confectionner des « molas », m'a expliqué la signification mystique des diverses broderies et m'a habillée avec des vêtements de fille. Chez nous, les filles et les femmes sont les gardiennes de la tradition et du savoir, et si un garçon veut être une fille, ça ne pose pas de problème. »
Mola Lisa est une « omeggid », ce qui signifie « comme une femme » dans la langue des Kunas. Même si Mola Lisa n’est pas mariée, elle s’est occupée de l'éducation de sa nièce et de son neveu après que leur père a quitté la famille. Elle effectue les mêmes tâches que les autres femmes et a le statut de femme sur son île. Cela lui confère beaucoup de prestige dans une communauté comme celle des Kunas. Jusqu’à aujourd’hui, les femmes détiennent le pouvoir dans cette communauté indigène, même si la plupart des postes officiels sont occupés par des hommes. Mais ce sont les femmes qui gèrent l'argent et les biens et qui prennent les décisions importantes au sein de la famille. Après le mariage, les maris s'installent dans les familles de leurs épouses. Les célébrations les plus importantes, comme le passage à la puberté, sont organisées pour les femmes. « Aujourd'hui encore, nous cultivons nos traditions. Ce sont elles qui nous donnent de la cohésion et nous protègent », confie Mola Lisa.
Les smartphones ont conquis les îles
Protéger de quoi ? Des changements. Les touristes et les moyens de communication modernes ont fait leur apparition sur l'archipel au cours des deux dernières décennies. « Lorsque je suis arrivée ici il y a 16 ans avec mon voilier, je devais faire venir des pièces de rechange par bateau ou par un minuscule avion à hélice, car aucune route ne traversait encore la jungle. Il n’y avait pas de liaisons téléphoniques et Internet n’existait pas », se souvient Susan Richter, une Américaine de 82 ans qui a fait de l'archipel sa patrie d'adoption. Une route goudronnée traverse désormais la jungle. Elle mène directement de San Blas à la ville de Panama. Depuis que le gouvernement a installé une antenne de téléphonie mobile sur une île, les indiens Kunas sont eux aussi reliés au monde via leurs smartphones, qui ont également conquis les îles. Susan a été l'une des premières navigatrices à s'installer ici avec son bateau. Mais l'archipel a depuis longtemps été découvert par des prestataires de services de location et d'autres navigateurs. Ils en parlent comme d’un « bon tuyau ». Les dollars sont arrivés avec les clients étrangers.
Les traditionalistes rendent le tourisme responsable du problème croissant des déchets.
© Karin Wenger
Entre tradition et modernité : depuis que le gouvernement a installé une antenne de téléphonie mobile, les Gunas sont eux aussi reliés au monde, explique Mola Lisa. © Karin Wenger
« Avant, les noix de coco nous servaient de monnaie, aujourd'hui, tout tourne autour de l'argent. Chacun de nous en veut », affirme Victor Morris, un indien Kuna de 73 ans. Il vit avec sa femme et quatre autres familles sur une île à côté d'un mouillage particulièrement prisé. Ici, les raies pastenagues et les requins nourrices nagent à côté des bateaux, mais les poissons ont quasiment disparu. Les langoustes que les Kunas vendent depuis leurs canoës sont habituellement encore petites et jeunes. « Même pendant la période où la pêche est interdite, de mars à mai, elles sont chassées et vendues », indique la navigatrice Susan Richter. Mola Lisa évoque elle aussi la surpêche : « Quand j'étais enfant, nous pêchions avec des lignes depuis nos canoës en bois. Aujourd'hui, la plupart de nos bateaux sont équipés de moteurs et nous avons des chaluts. Avant, nous pêchions trente ou quarante poissons par jour et nous les distribuions à l’ensemble des villageois. Aujourd'hui, il y a beaucoup moins de pêcheurs et nous vendons le produit de notre pêche aux touristes. »
Si nous apprenons à protéger nos anciennes traditions tout en élargissant nos connaissances des contextes modernes, le tourisme, l'argent et l'esprit d’ouverture seront une bénédiction. Dans le cas contraire, ils seront une malédiction.
Alors que les traditionalistes des villages rendent les touristes responsables du manque de poissons et du problème croissant des déchets, Mola Lisa exprime un tout autre avis : « Ce n'est pas la faute des touristes, c'est la nôtre. Nous les avons accueillis car nous voulions leur argent. Nous pêchons trop de langoustes et de poissons parce que nous ne comprenons pas que nous détruisons ainsi nos moyens de subsistance ». Des règles ont bel et bien été élaborées, mais l'archipel est si grand qu’il est difficile de les imposer là où quelqu'un entend les enfreindre. « La seule chose qui aiderait serait la formation, la compréhension des interdépendances, la responsabilité », continue Mola Lisa, qui a donc envoyé sa nièce et son neveu au Panama pour une formation supérieure. Sur ces mots, elle prend congé.
Selon Mola Lisa, on pêchait dans le passé avec des lignes dans des canoës en bois. Aujourd'hui, avec les bateaux motorisés, les chaluts et l'augmentation de la demande touristique, la surpêche devient un problème.
© Karin Wenger
Un grand congrès des « sailas », les officiels de l'archipel, vient de débuter sur l’île. Pendant quatre jours, ils transmettront aux jeunes les connaissances ancestrales de leur communauté. Les touristes n'ont pas accès à la zone pendant cette période. « Si nous apprenons à protéger nos anciennes traditions tout en élargissant nos connaissances des contextes modernes, le tourisme, l'argent et l'esprit d’ouverture seront une bénédiction. Dans le cas contraire, ils seront une malédiction », ajoute encore Mola Lisa en lançant le moteur de son bateau et en s'éloignant.
Karin Wenger a été correspondante de la radio SRF pour l’Asie du Sud-Est. Pendant un congé sabbatique elle rédige pour « global » des commentaires sur des conflits et des événements oubliés dans le Sud global.
Plus d’informations ici :
www.karinwenger.ch
www.sailingmabul.com
ou dans le podcast « BoatCast Mabul ».
© Karin Wenger
Partager l'article
Commentaire
OMC : Abu Dhabi acte la crise de la mondialisation
02.03.2024, Commerce et investissements
La 13ème conférence ministérielle de l’OMC, qui s’est terminée hier soir à Abu Dhabi après avoir joué les prolongations, n’a pu prendre aucune décision substantielle. Seuls deux moratoires ont pu être renouvelés, dont celui sur les transmissions électroniques. La Chine est la nouvelle championne de la mondialisation néo-libérale, les Etats-Unis sont plus en retrait. La Suisse a une nouvelle alliée, à traiter avec précaution.
© Alliance Sud / Isolda Agazzi
La 13ème conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) s’est conclue hier soir à Abu Dhabi, après avoir été prolongée de plus de 24 heures. Mais la récolte est maigre. Car les membres, qui sont désormais 166 après l’accession des Comores et de Timor Leste pendant la conférence, n’ont réussi à se mettre d’accord sur rien, ou presque.
Dans un monde de plus en plus fragmenté, le long du traditionnel clivage Nord – Sud, mais aussi de plus en plus Sud – Sud, l’OMC n’arrive plus à prendre de décisions par consensus, comme le prévoient ses statuts. Mais même les accords plurilatéraux, c’est-à-dire à plusieurs, n’ont pas passé la rampe, les membres n’arrivant pas à s’entendre sur l’opportunité de les intégrer à l’OMC, ou pas.
Facilitation des investissements pas dans l’OMC
Le plus avancé était celui sur les facilitations de l’investissement pour le développement, une initiative lancée à Buenos Aires en 2017. Poussée par la Chine et rassemblant désormais 124 pays du Nord et du Sud – à l’exception notable des Etats-Unis, mais avec la participation de l’Union européenne et de la Suisse – elle contient des dispositions très problématiques du point de vue du développement, qu’elle prétend pourtant favoriser.
Une disposition sur la « transparence » permet notamment aux multinationales étrangères de commenter à l’avance tout projet de loi et de règlement sur la protection de l’environnement ou des travailleurs, par exemple, et de faire pression sur le gouvernement national s’il ne lui convient pas.
C’est la porte ouverte à une dérégulation encore plus massive de l’investissement, favorable à la Chine le long de ses célèbres Routes de la soie, mais certainement pas aux pays qui essayent de préserver une certaine marge de manœuvre.
L’Afrique du Sud, l’Inde et l’Indonésie se sont opposées à son intégration dans l’OMC, la considérant comme illégale. Avec succès. Les pays favorables affirment que ceux qui ne l’ont pas négociée profiteraient des bénéfices, sans devoir en assumer les devoirs, mais cet argument n’a visiblement pas convaincu les opposants.
La question est maintenant de savoir ce qu’il adviendra de cette initiative et les discussions vont se poursuivre à Genève.
Moratoire sur les droits de douane sur les transmissions électroniques renouvelé de justesse
Une autre importante bataille a porté sur le renouvellement du moratoire sur les droits de douane sur les transmissions électroniques. C’est-à-dire l’interdiction pour les pays d’imposer des droits de douane sur les films, musiques et autres services téléchargés sur internet et sur les communications digitales (la liste n’est pas claire).
L’Inde, l’Afrique du Sud et l’Indonésie, entre autres, se sont opposées jusqu’au bout à sa prolongation, estimant que tout pays doit pouvoir lever des droits de douane pour renforcer son industrie et parvenir à une souveraineté numérique, s’il le souhaite.
Les Etats-Unis, la Suisse, la Chine et beaucoup d’autres voulaient absolument le prolonger, mais cette fois-ci la bataille a été particulièrement rude.
Pour l’obtenir, la Suisse et les Etats-Unis ont dû lâcher du lest sur un autre moratoire, à la prolongation duquel ils s’opposaient : celui sur les complaintes en situation de non-violation de l’accord sur les ADPIC, que l’Inde et l’Afrique du Sud, en revanche, voulaient prolonger.
Ce nom barbare désigne la garantie juridique pour les pays, notamment en développement, qu'ils ne seront pas traînés devant le tribunal de l'OMC par un autre membre qui estimerait que ses bénéfices ont chuté par suite de l'adoption d'autres mesures, alors même qu’il respectait l’accord sur les ADPIC. Il est très difficile de donner un exemple concret de ce cas de figure qui touche le secteur pharmaceutique car il ne s’est jamais produit…. Sans doute précisément parce que le moratoire existe !
Echec sur l’agriculture et la pêche
A part cela, aucune décision substantielle n’a pu être prise. L’Inde s’est battue jusqu’au bout pour une solution permanente à la question des stocks obligatoires en agriculture, qui permet aux pays en développement de soutenir leurs paysans et consommateurs pauvres sans risquer une plainte devant l’OMC. Une clause de paix a été trouvée à la ministérielle de Bali en 2013, censée durer jusqu’à ce qu’une solution permanente soit trouvée. Mais celle-ci n’est toujours pas en vue.
La conférence n’a pas réussi non plus à adopter un nouveau texte sur les disciplines des subventions à la pêche, auquel la société civile s’opposait de toute façon, estimant qu’il favorisait les grands pêcheurs.
La Chine nouvelle championne d’une mondialisation néolibérale en crise
Elle aura surtout montré le nouveau visage des relations commerciales internationales : après avoir fait profil bas depuis son accession à l’OMC en 2005, la Chine, grande gagnante de la mondialisation, pousse désormais pour les initiatives les plus libérales et une course vers le bas en matière sociale et environnementale.
Les Etats-Unis sont devenus moins libéraux, notamment en matière d’investissement – ils ont pris récemment quelques mesures de politique industrielle considérées comme protectionnistes – et de commerce électronique – l’administration Biden essaye de réguler un peu les Big Tech. Quant à la pêche, ils exigeaient d’inclure dans le texte l’interdiction du travail forcé sur les bateaux en haute mer, ce à quoi la Chine s’opposait fermement.
Sur ces sujets, la Suisse a maintenant une alliée surprise, la Chine. Elle devra veiller à lui demander des comptes tant du point de vue des droits humains que des normes sociales et environnementales.
La conférence aura surtout montré, si besoin était, que la mondialisation néolibérale, dont l’OMC est le fer de lance depuis 29 ans, est en crise. Le moment est venu de nouer des relations commerciales internationales plus équitables.
Partager l'article
Commentaire
Taxe au tonnage : la fin glorieuse d'une histoire sans gloire ?
21.02.2024, Finances et fiscalité
Le 20 février, la Commission de l'économie et des redevances du Conseil des États (CER-E) a recommandé à son conseil de ne pas entrer en matière sur le projet d'introduction d'une taxe au tonnage. Cet instrument de dumping fiscal pour les grands groupes de transport maritime et les négociants en matières premières helvétiques est voué à disparaître. L'odyssée législative qui a précédé cette décision donne toutefois une très mauvaise image du Département fédéral des finances — et en particulier de l'Administration fédérale des contributions.
© Keystone / Laif / Patricia Kühfuss
À première vue, la taxe au tonnage privilégierait nettement les entreprises de navigation en haute mer surtout. Elle ferait en sorte qu’elles ne soient pas imposées en fonction des bénéfices réalisés, comme toutes les autres entreprises en Suisse, mais sur une base forfaitaire, en fonction du volume de fret de leurs bateaux. Présentée politiquement comme un instrument de promotion de la Suisse comme centre important pour les armateurs, la taxe au tonnage serait en fait également une échappatoire fiscale pour les négociants en matières premières en Suisse. Plus précisément pour les groupes qui ont engrangé des bénéfices exorbitants ces dernières années : en raison de la pandémie et des guerres en Ukraine et au Proche-Orient, les prix de certaines matières premières et du transport maritime ont nettement pris l’ascenseur. Cela a permis aux négociants en question et aux compagnies de transport maritime de réaliser des bénéfices historiques. Au lieu de les imposer de manière appropriée, la taxe au tonnage offrirait un nouveau cadeau fiscal à ces mêmes grands groupes. Car selon les enquêtes de Public Eye, ces derniers dominent le secteur maritime dans notre pays : ils contrôlent 2 200 navires sur les mers du monde. Les compagnies maritimes suisses traditionnelles n'en comptent que 1 400, le Conseil fédéral ne parlait même jusqu'à présent que de 900 navires. Ce chiffre provient de l'Association des armateurs suisses. Le reprendre sans poser de questions pourrait coûter cher au fisc en cas d'acceptation de la taxe au tonnage, et ce pour les raisons suivantes :
- Un coup d'œil sur les pays qui appliquent déjà une taxe au tonnage montre que les entreprises qui en bénéficient profitent en moyenne mondiale d'un taux d'imposition effectif de 7% seulement. C’est ce qu’ont montré les juristes Mark Pieth et Kathrin Betz dans leur livre «Seefahrtsnation Schweiz – vom Flaggenzwerg zum Reedereiriesen» (« La Suisse nation maritime. Un nain du point de vue du pavillon, devenu géant du transport maritime »). Le géant hambourgeois du transport maritime Hapag-Lloyd, qui n'a payé que 0,65% d'impôts en 2021 grâce à la taxe au tonnage, montre qu’il est possible de descendre encore plus bas. Même Klaus-Michael Kühne, propriétaire de 30% de Hapag-Lloyd et actionnaire majoritaire de l'entreprise de logistique schwytzoise Kühne + Nagel, est d’accord pour dire que la taxe au tonnage fait entrer scandaleusement peu d'argent dans la trésorerie fiscale.
- Quant aux négociants suisses en matières premières, la nouvelle taxe leur permettrait également de déplacer les bénéfices du négoce vers leurs navires et d'éviter l'impôt normal sur les bénéfices. Les pertes pour le fisc helvétique seraient donc très conséquentes. L'imposition minimale de 15% récemment adoptée par l'OCDE n'y change rien, car la navigation internationale en est explicitement exclue.
- La taxe au tonnage est contraire à la Constitution fédérale : elle viole le principe de l’imposition selon la capacité économique qui y est inscrit. Si les exploitants de navires cargos sont imposés en fonction du volume de fret de leurs navires et non de leur rentabilité, ce principe ne vaudrait plus et signifierait un avantage juridique pour une seule branche. La Suisse ne l’autoriserait que s'il s'agissait d'une industrie menacée dans son existence, ce qui n'est manifestement pas le cas pour la navigation en haute mer suisse ni pour le négoce des matières premières.
Le rôle douteux du Département des finances
Alliance Sud et Public Eye ont formulé ces critiques lors d'auditions tant à la CER du Conseil national qu'à celle du Conseil des États. Alors que le Conseil national a approuvé sans hésiter le projet en décembre 2022, malgré de très nombreuses incohérences, le Conseil des États les a reprises et a demandé deux fois à l'Administration fédérale des contributions (AFC) de clarifier la situation : la première fois il y a un an, la deuxième en octobre dernier. Les deux fois, l'AFC n'a pas été à même d’apporter des réponses suffisantes aux questions ouvertes concernant la délimitation du secteur des matières premières par rapport à la navigation maritime, les conséquences fiscales de l'introduction du régime spécial et sa conformité constitutionnelle dans les rapports ad hoc. En toute logique, la CER-E n’entend donc pas entrer en matière sur le projet.
La question bien plus fondamentale et désagréable de savoir pourquoi le Département fédéral des finances (DFF) — dont fait partie l'AFC — n'est pas en mesure de clarifier des questions centrales concernant un projet de loi qu'il a lui-même lancé reste ouverte. Une enquête consciencieuse de reflekt.ch a récemment fourni une explication possible à cet amateurisme de la part d'un service administratif en principe très compétent en matière fiscale. Cette plateforme de journalisme d'investigation a en effet montré que le projet n'a vu le jour que suite à la pression excessive exercée par la Mediterranean Shipping Company (MSC), l'une des plus grandes compagnies maritimes du monde, dont le siège est à Genève. Lorsque l'ancien ministre des finances UDC Ueli Maurer a fait preuve de bienveillance à l’égard des préoccupations de la compagnie, qui s'était déjà retrouvée dans le collimateur de la mafia internationale de la drogue, une collaboration intensive a débuté entre l'AFC et MSC. C'est ce que révèlent des courriels de l'administration que reflekt a obtenus grâce à la loi sur la transparence. Au lieu de veiller, dans l'intérêt général, à ce que des grands groupes hautement rentables paient leurs impôts (déjà très bas en Suisse) et à ce que le Parlement soit en mesure de prendre des décisions informées en matière de politique fiscale, l'Administration fédérale des contributions a donc agi comme conseillère en optimisation fiscale d'une multinationale. Si cela devait se vérifier, il s’agirait d'un véritable scandale — indépendamment du fait que la taxe au tonnage soit coulée ou non, comme le recommande la CER. Mais on n'en est pas encore là : si le plénum du Conseil des États décide lui aussi de ne pas entrer en matière lors de la prochaine session de printemps, le Conseil national devrait ensuite revoir sa copie.
Partager l'article
Meinung
Un monde fragile
23.03.2020, Financement du développement
La propagation du coronavirus pose d'énormes défis au monde. Il en va de même depuis des années pour la crise climatique. Les premiers contours de ce qui attend le Sud et la coopération au développement sont visibles.
Mark Herkenrath, directeur d'Alliance Sud.
© Daniel Rihs/Alliance Sud
Partager l'article
Meinung
Il vaut la peine de ne pas baisser les bras
05.10.2020, Coopération internationale
En 2019, « global » informait sur les activités de l'entreprise agricole suisse GADCO au Ghana. Ses responsables n’avaient pas apprécié le tableau brossé à cette occasion. L'auteur invité ghanéen Holy Kofi Ahiabu a subi des intimidations.
Holy Kofi Ahiabu
Partager l'article
Meinung
La pandémie de l’ombre
10.12.2020, Coopération internationale
Au Nigeria, la violence à l’égard des femmes et des filles a augmenté durant le confinement ordonné pour lutter contre le coronavirus. ONU Femmes a qualifié ce phénomène observé partout dans le monde de « pandémie de l’ombre ».
Partager l'article