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Voguer vers un avenir incertain

02.10.2023, Autres thèmes

Cuba traverse la pire crise économique depuis l'effondrement de l'Union soviétique. Pourtant, nombre de Cubaines et de Cubains ne rendent pas l'embargo américain ou la pandémie responsables de cette situation, mais leur propre gouvernement.

Voguer vers un avenir incertain

© Karin Wenger

par Karin Wenger

Aux aurores, début mai, nous restons stupéfaits lorsque nous approchons de Cuba : des hommes dérivent dans de gros pneus de camion à travers la baie dans laquelle se mire Santiago de Cuba. Ils tiennent une ligne de pêche dans une main et une petite pagaie dans l'autre. « Pour nous, les Cubains, il n'y a plus de carburant depuis des semaines. Les pêcheurs sont empêchés de prendre la mer, les routes sont désertes et nous n'avons presque pas de gaz pour cuisiner », explique Norbert, l’opérateur du port de la marina publique Marlin, après que nous avons amarré notre voilier à la jetée en piètre état. Jusqu'ici, Cuba recevait du carburant du Venezuela ; comme ce pays est lui-même au bord de la faillite économique, il n'en expédie plus, d’où une pénurie aiguë de carburant depuis la mi-avril. Mais à Cuba, il n'y a pas que le carburant qui manque, comme nous le constaterons bientôt : dans la marina, les portes de la petite épicerie sont closes et l'eau ne coule pas dans les douches et les toilettes ; le marché local de Santiago de Cuba ne propose qu'un peu de chou, quelques tomates, aubergines et papayes et un cochon décharné qu’un homme souhaite vendre. Le peu que l'on peut acheter est cher de surcroît, car à la pénurie s'ajoute une inflation croissante.

Le rêve d’une vie meilleure

Cuba traverse la pire crise économique depuis l'effondrement de l'Union soviétique au début des années 90. L'embargo économique des États-Unis, en vigueur depuis 1960, soit deux ans après l'arrivée de Fidel Castro au pouvoir, en est une raison. La pandémie en est une autre. Les substantiels revenus du tourisme font défaut depuis lors et même après la fin de la pandémie, peu de touristes sont revenus sur l'île des Caraïbes. Mais les raisons sont d'ordre interne également.

« Si vous voulez changer de l'argent, n'allez pas à la banque, mais chez Pochito », nous conseille Norbert, l’opérateur du port. C'est ainsi que, peu après, nous allons faire l’expérience directe de l'inflation. Pochito est un jeune Cubain qui est aussi en mesure de procurer une voiture ou une carte SIM et de changer de l'argent à un meilleur taux. En mai, le taux de change officiel à la banque, à Cuba, était de 120 pesos cubains pour un dollar américain, alors qu'au marché noir, le taux varie entre 140 et 200 pesos. Les Cubains n'ayant pas le droit de monter à bord d'un bateau étranger, Pochito attend ses clients à l'extérieur de la marina. Il nous propose 160 pesos pour un dollar, ce qui fait 80 000 pesos pour les 500 dollars que nous voulons changer. Un ami de Pochito doit s’occuper des modalités pratiques dans la ville voisine, l’affaire d’une demi-heure, le temps de bavarder. Pochito raconte que sa sœur a épousé un plaisancier grec qui est également passé par Santiago de Cuba avec son bateau. Le Grec était certes beaucoup plus âgé que sa sœur, mais au moins, elle a ainsi quitté Cuba. Partir est finalement le vœu de chacune et chacun, car qui voudrait vivre dans un pays où il n'y a rien à acheter et aucun espoir d'un avenir meilleur ? Un des amis de Pochito vit désormais à Miami. Il l'appelle sans attendre. L'ami en question apparaît sous la forme d'une image brouillée sur un téléphone portable et raconte comment il s'est d'abord rendu au Nicaragua, l'un des rares pays dans lesquels les Cubains peuvent entrer sans visa. Là, il aurait engagé un passeur qu'il aurait payé 9 000 dollars dans l'espoir qu'il l'emmène jusqu'aux États-Unis. Mais au Mexique, il a été capturé par un gang qui ne l'a laissé partir qu'après avoir extorqué encore plus d'argent à lui et à ses proches. Il est maintenant à Miami, travaille dans le bâtiment et rembourse ses dettes.

Des étagères vides

Les vingt minutes sont écoulées sans que le changeur de devises ne réapparaisse. Il nous fait bientôt savoir qu’il doit d'abord compter l'argent et que cela prend du temps. La mère de Pochito et l'un de ses amis, un pêcheur, se joignent à nous. Vu la pénurie de diesel, le pêcheur ne va pour l’heure pas en mer. « Il y a quelques semaines, un habitant du village a voulu fuir sur une petite embarcation qu'il avait lui-même construite. On ne l'a plus jamais revu. La mer l'a probablement englouti, comme tant d'autres », lâche-t-il. Lui-même avoue qu’il ne ferait jamais une telle folie, car il sait à quel point la mer peut être cruelle. La mère de Pochito lève le poing et s’emporte : « Les gens souffrent de la faim ici parce que nous ne pouvons même plus nous offrir du riz ou des œufs ! » Chaque Cubaine et chaque Cubain reçoit certes tous les mois un quota de produits alimentaires de base à prix réduit comme l'huile, le riz, le sucre ou la farine, mais il n’y en a jamais suffisamment. Un demi-litre d'huile alimentaire par mois et par personne pour 50 pesos doit faire l’affaire ; celles et ceux qui ont besoin de plus doivent l'acheter au prix fort dans les magasins ou à quelqu'un qui vend son huile sur le bord de la route. Cela coûte alors 1 000 pesos.

Il n'y a pratiquement pas de légumes et de fruits à acheter, et ce même si les sols de l'île sont riches et les pluies abondantes. Comment est-ce possible ? En fait, il manque des engrais, des outils et un système de distribution qui fonctionne. Tant de fruits et de légumes pourrissent encore dans les fermes parce que les agriculteurs ne peuvent pas livrer leur récolte à temps aux acheteurs ou parce que le transporteur n’a pas les caisses adaptées ou les pièces de rechange nécessaires pour le camion. Alors pourquoi prendre encore la peine de cultiver ? Alors que les marchés ne proposent guère de fruits ou de légumes, les étagères des Panamericana, les magasins du gouvernement, débordent de rhum et de boîtes de conserve ; on y trouve même un aspirateur Kärcher ou un four à micro-ondes. Dans ces magasins, on ne peut toutefois payer que par carte de crédit ou en dollars, la plupart des Cubains n'ayant ni l'un ni l'autre.

Un gouvernement honni

Pour la situation économique difficile dans laquelle se trouvent tant de Cubaines et de Cubains aujourd'hui, Pochito, sa mère et leur ami pêcheur ne rendent pas l'embargo américain ou la pandémie responsables, mais leur propre gouvernement. « Il est horriblement mauvais. Ce sont des voleurs. Pour eux et leurs enfants, ils ont tout. Ils les envoient dans de bonnes écoles, dans les meilleurs hôpitaux, et nous alors ? », peste la mère dont le mari malade est décédé voilà un an parce que l'hôpital n’avait pas les médicaments, les seringues et le matériel chirurgical nécessaires. Pochito sort son téléphone portable et montre une vidéo. On y voit d'abord des manifestants qui scandent des slogans contre le gouvernement, puis apparaît un policier qui tire à bout portant dans le ventre d'un protestataire. La vidéo a été tournée lors d'une des manifestations qui ont eu lieu à Cuba il y a deux ans. Il s'agissait des plus grandes émeutes depuis des décennies et la colère visait le gouvernement incapable de procurer suffisamment de nourriture et de médicaments. Mais ce dernier n'a pas réagi par des réformes politiques et économiques radicales, mais par la répression. Plus d'un millier de manifestants ont alors été arrêtés — et condamnés pour certains à des dizaines d'années de prison. « Ils nous haïssent et nous les haïssons », confirme le pêcheur.

Le fait qu'aujourd'hui, malgré la répression, de nombreux Cubains et Cubaines fulminent aussi ouvertement contre leur gouvernement et que des manifestations de moindre ampleur se produisent régulièrement montre toute l’étendue de la frustration et à quel point la situation laisse toujours à désirer. L'économie socialiste planifiée a échoué, mais la vieille garde encore au pouvoir ne semble pas vouloir l'admettre, même après la mort de Fidel. C'est le peuple qui en paie le prix. Malgré cela, la Suisse prévoit de mettre fin à sa longue coopération bilatérale au développement à Cuba. En 2020, le Parlement suisse a en effet décidé de réorienter peu à peu les fonds bilatéraux destinés à l'Amérique latine vers les régions d'Afrique du Nord, du Moyen-Orient et d'Afrique subsaharienne d'ici 2024. Quand on voit la crise profonde et la détresse de la population à Cuba, on peut se demander si le moment est bien choisi.

Un caleçon plein d’argent

Enfin, au bout de deux heures, le changeur de devises revient avec les pesos et je comprends tout de suite pourquoi le comptage de l'argent a pris autant de temps. Comme il n'a pas pu dénicher de grosses coupures, il nous remet les 80 000 pesos en billets de 50, un gros tas emballé dans un vieux caleçon. Avec les pesos, nous achetons du diesel pour nous et pour Pochito, le pêcheur et Norbert. Car si les Cubains n'ont pas droit au carburant, les touristes étrangers en obtiennent autant qu'ils en désirent. Le prix varie selon que l'on paie en pesos ou en dollars. Si l'on règle en pesos, 100 litres coûtent l'équivalent de 18 dollars, si l'on paie en dollars, chaque litre coûte un dollar. Cuba n’en est pas à une ineptie près.

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© Karin Wenger

Karin Wenger war von 2009 bis 2022 Süd- und Südostasien-Korrespondentin von Radio SRF mit Sitz in Neu Delhi und Bangkok. Im Frühling 2022 hat sie drei Bücher über ihre Zeit in Asien veröffentlicht. Seit August 2022 segelt sie mit ihrem Partner durch die Karibik und schreibt über vergessene Themen und Weltgegenden. Mehr Informationen finden Sie unter www.karinwenger.ch oder www.sailingmabul.com

Opinion

À l’ombre du volcan

23.03.2023, Justice climatique

Des plages de sable, du rhum et des poissons colorés: c’est ainsi que les prospectus de vacances vantent les Caraïbes. C’est oublier que ces îles sont particulièrement menacées par les phénomènes naturels. Par Karin Wenger.

À l’ombre du volcan

© Karin Wenger

Alors que nous naviguons le long de la côte ouest de Montserrat, je sens tout à coup une puanteur épouvantable. Serait-ce un poisson volant échoué sur le pont sans que nous l'ayons repéré ? Non, l’odeur rappelle celle des œufs pourris. Nous finissons par voir de petits nuages de soufre qui jaillissent de la gueule du volcan avant d’être poussés vers nous par le vent. Il faut dire que le volcan de la Soufrière crache, et ce depuis près de trente ans.

Lors de son éruption en 1995, le volcan a complètement surpris les insulaires. La Soufrière n'était plus en activité depuis le 16e siècle et, après un sommeil de 270 ans, elle s'est tout à coup réveillée. Elle a commencé à vomir des cendres et de la lave, ce qui a contraint d’évacuer la capitale Plymouth, située sur le flanc ouest du volcan. La plupart des quelque 11 000 habitants sont partis. Montserrat étant encore aujourd'hui un territoire britannique d'outre-mer, beaucoup ont gagné l’Angleterre, où de l’aide leur a été fournie.

Adolescente au moment de l’éruption, Vernaire Bass a également quitté son pays à l'époque. « Non seulement l'infrastructure était détruite, mais il n'y avait plus de travail et plus aucun avenir pour nous », se souvient-elle. Elle dirige aujourd'hui le musée national de l'île, entre autres activités. Le volcan n'était d’ailleurs pas le seul danger. « Chaque année, à partir du mois de juin, nous devons nous attendre à ce que tout ce que nous avons construit soit détruit par un ouragan. Cela revient à devoir vivre dans une insécurité permanente. De nombreux habitants de l'île — pas seulement ici, mais dans toutes les Caraïbes — souffrent de trouble de stress post-traumatique (SSPT) ». L'ouragan Hugo a par exemple balayé les Caraïbes en 1989 et causé d'énormes dégâts, à Montserrat y compris. Pendant six ans, la capitale Plymouth et l'infrastructure de l'île ont été reconstruites, un nouvel hôpital et de nouvelles écoles sont sortis de terre ; lorsque tout a été remis en état, le volcan est entré en éruption. « Sans l'aide de l'Angleterre, l'île serait probablement déserte aujourd'hui. Nous n'aurions tout simplement pas eu les moyens financiers pour tout reconstruire », explique Bass.

Montserrat n'est pas la seule île volcanique de la région. Ici, la plaque caraïbe se heurte à d'autres plaques, ce qui crée des frictions ; c'est pourquoi des tremblements de terre et des éruptions volcaniques s'y produisent régulièrement. La région des Antilles, dont fait partie Montserrat, se trouve au carrefour des plaques nord-américaine, sud-américaine et caribéenne, ce qui fait que des tensions particulièrement fortes peuvent s’y produire. La saison des ouragans commence chaque année en juin et dure jusqu'en novembre. En 2022, 14 grandes tempêtes et huit ouragans ont balayé les Caraïbes. Ils ont causé d'importants dégâts sur certaines îles. Ainsi, l'ouragan Ian a frappé Cuba en septembre dernier. Plus de trois millions de Cubaines et Cubains ont été directement touchés, des dizaines de milliers de personnes ont perdu leur maison. Selon les climatologues, si la température augmente de deux degrés par rapport à l'ère préindustrielle, la probabilité d'ouragans, de tempêtes et de graves inondations est cinq fois plus élevée dans les Caraïbes. Le scénario d'avenir tient donc en ces termes : un espace de vie réduit et des millions de personnes déplacées.

L'année dernière, Montserrat a également été frappée par un ouragan majeur. Baptisé Fiona, il a fait de gros dégâts sur l'île le 16 septembre 2022. La ville la plus touchée a été Plymouth, l'ancienne capitale, qui avait déjà été rasée par le volcan. La Soufrière n'a pas cessé de cracher depuis 1995. Ces dernières années, le dôme du volcan s’est régulièrement surélevé de plusieurs centaines de mètres avant de s'effondrer. Le dernier effondrement remonte à 2010. Les deux tiers de l'île et un rayon de dix miles nautiques autour de la partie sud de l'île sont toujours une zone interdite, Plymouth comprise. Ce n'est que grâce à une autorisation spéciale que nous pouvons visiter les vestiges de la capitale. Un silence de mort règne désormais sur des ruines et a remplacé l’animation frénétique d’autrefois. Le volcan a littéralement incinéré et englouti la cité. Seuls les derniers niveaux des bâtiments de trois étages émergent encore. Et là où un long dock accueillait autrefois les bateaux de croisière, on ne voit aujourd’hui que de maigres vestiges — le volcan a craché une telle masse de matériaux que la ligne côtière a été déplacée de cent mètres en direction de la mer. De nouvelles terres s’avancent désormais dans l’eau.

Le volcan est actuellement surveillé 24 heures sur 24 par un groupe de scientifiques internationaux du Montserrat Volcano Observatory. José Manuel Marrero, un volcanologue espagnol, est l’un d’entre eux. « Le risque d'une nouvelle éruption majeure existe. Mais nous ignorons toutefois quand elle aura lieu », confesse-t-il.

Malgré tout, Vernaire Bass est revenue sur sa petite île des Caraïbes il y a trois ans, après plus de deux décennies passées en Grande-Bretagne. « J'avais la nostalgie de mon pays et je voulais participer au développement de l'île », confie-t-elle. Mais Montserrat a changé. Sur les quelque 11 000 habitants d'autrefois, seuls 3 000 sont restés. Tout le monde se connaît, la corruption est omniprésente. Faire passer des idées nouvelles s’avère souvent difficile à cause des conceptions figées des quelques familles détentrices du pouvoir et de l'influence. Il y a des moments où Vernaire Bass regrette sa décision de retour au pays. Elle affirme malgré tout que le volcan lui a fait un cadeau : « Il m'a appris à m'adapter. Je peux survivre partout si j'ai de la nourriture et un abri. C'est probablement ce qui nous distingue, nous les insulaires, des Européens : le danger permanent nous rend résilients et capables de survivre.»

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© zVg
Karin Wenger

Karin Wenger

Basée à New Delhi et à Bangkok, Karin Wenger a été correspondante de la radio SRF pour l'Asie du Sud et du Sud-Est de 2009 à 2022. Au printemps, elle a publié trois livres sur son séjour en Asie. Depuis l'été, elle navigue avec son partenaire dans les Caraïbes et rédige des commentaires sur des thèmes et des événements oubliés dans le Sud global. Plus d'informations : www.karinwenger.ch ou www.sailingmabul.com

Opinion

Neutralités inflationnistes

29.09.2022, Coopération internationale

Pour 2020 ou 2021, l’ONU constate une détérioration de l’indice de développement humain dans 90 % des pays. La planète brûle, ou se noie, et la Suisse discute de neutralité plutôt que de solidarité.

Neutralités inflationnistes

© Services parlementaires, 3003 Berne

Cassis, Pfister, Blocher : ces trois messieurs tentent de se démarquer en dotant le mot neutralité d’un adjectif. Mais parlons d’abord du substantif : la neutralité de la Suisse était vitale tant que les pays voisins étaient en guerre. Ce fut le cas lors de la guerre franco-allemande de 1871 et plus encore lors de la Première Guerre mondiale, lorsque les différentes sympathies pour les belligérants ont divisé le pays.

Durant la Seconde Guerre mondiale, la neutralité s'est accompagnée d'un autre élément bien connu : l’affairisme avec les belligérants. Jusqu'en 1944, des entreprises helvétiques ont livré de grandes quantités d’armes et de matériel connexe à l'Allemagne nazie. On pouvait encore parler d'une situation d'urgence pendant la guerre, mais l'affairisme est resté ensuite, tandis que la neutralité s’est parée d’un vernis bienveillant. La neutralité, comprise comme « nous faisons des affaires avec tout le monde et ne nous soucions pas des sanctions », a été l'une des trois raisons (avec la place financière et les lois fiscales) pour lesquelles la Suisse est devenue la plaque tournante mondiale du commerce des matières premières.

N'étant pas membre de l'ONU, la Suisse n'a pas respecté les sanctions de l'ONU, par exemple contre la Rhodésie (devenue le Zimbabwe) ou l'Afrique du Sud de l'apartheid. Marc Rich, le parrain du commerce suisse des matières premières, dont l'entreprise est devenue Glencore et dont les Rich-Boys ont fondé des sociétés comme Trafigura, a parlé de son commerce pétrolier avec le régime inique d'Afrique australe comme de son affaire la plus importante et la plus rentable. Mais les négociants en céréales établis sur les rives du lac Léman ont également profité de l'embargo sur les céréales imposé par les Etats-Unis à l'Union soviétique et se sont engouffrés dans la brèche, même si la Suisse n'a pas du tout été neutre sur le plan idéologique et pratique (voir l'affaire Crypto) pendant la guerre froide.

Passons aux adjectifs : la « neutralité coopérative » d'Ignazio Cassis aurait relativisé l'affairisme en consacrant le nouveau statu quo depuis l'invasion russe de l'Ukraine (reprise des sanctions de l'UE). Mais le Conseil fédéral a opposé une fin de non-recevoir à l'adjectif du président de la Confédération.

La « neutralité décisionniste » (conception de la neutralité selon la doctrine du décisionnisme) de Gerhard Pfister est moins claire. Si l'on lit son interview dans le journal Le Temps, les « droits humains, la démocratie et la liberté d'expression » limitent l'affairisme. Selon l'entretien accordé aux journaux de Tamedia, il y va plutôt des valeurs du « modèle économique et social occidental », à savoir « l'État de droit, la sécurité de la propriété privée et le bien-être social ».

La « neutralité intégrale » de Christoph Blocher veut un retour à l'affairisme absolu. Il l'avait déjà défendue jadis contre les détracteurs de l'apartheid. Le Groupe de travail Afrique du Sud (ASA), qu'il a fondé et présidé, s'est insurgé contre les sanctions et a donné une plate-forme aux politiciens de droite et aux militaires sud-africains pour faire passer leurs messages inhumains. L'ASA a également organisé des voyages de propagande à l’enseigne de « Sur les traces des Boers ».

Moi aussi, j'aurais encore des adjectifs à ajouter, car ce qui conviendrait le mieux à la Suisse, ce serait une « neutralité compatissante (réfugiés) et compatible avec le monde (les droits humains avant l'affairisme) ».

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Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.

Opinion

Impact de l'exploitation minière sur les femmes

13.06.2023, Coopération internationale

Que se passe-t-il lorsque des compagnies minières entrent dans des communautés et se lancent dans l'exploitation minière ? Qui en profite, et qui en souffre? De Asanda-Jonas Benya

Impact de l'exploitation minière sur les femmes

Des femmes poussent des brouettes sur le terril d’une mine dans la centrale à charbon de Duvha, à l’est de Johannesburg.
© Denis Farrell / AP Photo / Keystone

Action de Carême a commandé en 2022 un rapport sur l'impact de l'exploitation minière sur les travailleurs/euses et les communautés minières. Au moyen de l'optique de l'égalité des sexes, centrée sur Mtubatuba en Afrique du Sud, le rapport fait la cartographie sur l'impact différencié de l'exploitation minière ressenti par les personnes qui travaillent et vivent aux abords des sites miniers.

A Somkhele, ou se trouve une des plus grandes mines de charbon anthracite à ciel ouvert d'Afrique du Sud – Thendele –, la vie des gens est caractérisée par la dépossession, l'éloignement et le déplacement des terres ancestrales, la démolition violente des foyers, l'exhumation de tombes ancestrales, des réinhumations insensibles qui ignorent les rites et la culture, le mépris des ancêtres disparus. Les récoltes et le bétail meurent parce que l'eau, le sol et l'air sont contaminés. Cela a abouti à un déplacement des moyens de subsistance et les gens ont perdu le sens de leur identité. Des pâturages disparaissent à mesure que la mine s'agrandit et marquent les terres communales comme propriété privée. Une destruction environnementale catastrophique est évidente et indéniable après chaque explosion à la mine de charbon à ciel ouvert, lorsque le village entier est enveloppé de smog de charbon qui perturbe les rythmes sociaux à Somkhele.

La destruction de l'environnement se généralise parmi les villages et est évidente vu les sources d'eau contaminées et détruites, de même que la végétation et le sol, ce qui aboutit à l'insécurité alimentaire et à la pauvreté. En outre, la poussière toxique provoque des problèmes invalidants et graves parmi les travailleurs et les membres de la communauté. Des troubles de la respiration, des maladies des yeux et de la peau, aussi bien chez les jeunes que chez les personnes âgées. Des parents ont déclaré que leurs enfants avaient les yeux douloureux et larmoyants, des douleurs dans la poitrine et la gorge, le nez qui coule, des maux de tête, la sinusite. Les guérisseurs traditionnels, qui sont le premier point de contact lorsque les villageois sont malades, ne trouvent plus les plantes auxquelles ils se fiaient depuis des générations pour guérir les malades. Des plantes locales et des arbres ont été abattus pour faire place à la mine et ceux qui peuvent encore pousser sont couverts de poussière de charbon, ce qui les rend inutilisables.

Ceux qui obtiennent du travail dans les mines, en majorité des hommes, font état de conditions de travail inconvenables. A la mine de Tendele, les travailleurs sont pour la plupart engagés par l'intermédiaire de sous-traitants et non directement par la mine. La sous-traitance est devenue une méthode bon marché d'organisation de la production, reportant certaines responsabilités, y compris les obligations statutaires, sur des tiers qui, bien souvent, ignorent ou passent sous silence les exigences légales sur le travail, la santé et la sécurité. Ceci montre que la vie des mineurs  est une exploitation excessive au point de production, avec des salaires bas, une représentation faible ou inexistante de la part des syndicats, et des problèmes de santé et de sécurité. Souvent, les travailleurs sont encouragés à poursuivre les objectifs de production aux dépens de leur propre santé et de leur propre sécurité. Ils risquent d'être congédiés arbitrairement et ne sont pour la plupart pas représentés correctement par les syndicats. Ils ne peuvent se faire entendre et leur pouvoir associationnel et de négociation ainsi que leur citoyenneté au poste de travail sont compromis.

Les femmes absorbent les chocs

L'impact de ces conditions de travail sur les travailleurs et les conditions de vie dans les communautés est réparti de manière disproportionnée entre les sexes. Dans les communautés, les femmes subissent les chocs et externalités de manière disproportionnée du fait qu'elles sont chargées, pour des raisons sociales et culturelles, des soins et autres tâches domestiques comme fournir de la nourriture pour la famille et veiller à ce que le ménage fonctionne de manière optimale. A la place de travail, étant donné leur surnombre, les hommes font face au poids des externalités négatives, étant au cœur du système d'exploitation. Ceux qui contractent des maladies pulmonaires sont facilement congédiés par la mine étant donné que les contrats de travail sont précaires. On ne se soucie guère de leur santé physique ni de leurs souffrances après qu'ils ont donné les meilleures années de leur vie à la mine, encore moins de la détérioration de leur santé mentale « invisible », directement causée per leur sensation d'inutilité par suite de leur incapacité à nourrir leurs familles. Ces problèmes de santé mentale se manifestent en violence, mais cela est également ignoré étant donné que la violence et les faux clichés de la masculinité noire ont été si longtemps considérés comme synonymes.

Les malades, qui souffrent souvent de maladies contagieuses, sont renvoyés chez eux pour être soignés par leurs femmes. Cela entraîne d'énormes dépenses financières pour les familles qui sont souvent contraintes de vendre du bétail et de réorienter l'épargne familiale vers les soins médicaux des maris malades. Leurs épouses réparent ce qui est cassé et ramassent les débris de la santé détériorée, des sentiments de faillite dus à l'incapacité de mettre de la nourriture sur la table dans le contexte de la dépossession de terres ancestrales et du mépris de soi chez les anciens mineurs abandonnés. Les épouses et leurs filles soignent les anciens mineurs désormais malades et ramassent les restes de leur dignité et d'amour propre, elles attrapent les maladies contractées durant le travail au front de taille. Parfois, elles tombent malades à leur tour et le cycle se poursuit ou cesse lorsque le mari meure.

L'impression générale qui se dégage d'interviews et de discussions de groupes de réflexion est que la mine a apporté ou renforcé la pauvreté de familles autrefois auto-suffisantes. Seule une poignée d'élites politiques, de petits bourgeois locaux – les entrepreneurs qui disposent de personnel d'entretien pour les mines, de propriétaires de camions et de taxis – une minorité a profité. Même pour eux, la vie reste précaire et le prix qu'ils payent de leur santé, de leurs terres et des tombes de leurs ancêtres est bien plus élevé que ce par quoi ils ont pu s'en sortir par les contrats miniers. Lors d'interviews, nous avons constamment entendu les gens dire : « Ils ont pris nos terres et nous ont donné R420 000 (moins de CHF 20'000), des maladies, la pauvreté et un travail de nettoyage. » Ceci après avoir dû abandonner des terres ancestrales ou en avoir été chassés. Ils demandent : « comment la mine peut-elle nous enlever tout ce qui nous nourrissait et ne donner un travail sous contrat qu'à une seule personne ? » Le ressentiment règne au sein de la communauté et se manifeste sous forme de protestations contre la mine. Ces protestations, tant au travail que dans la communauté, ont été marquées de violence, d'intimidation des activistes locaux et d'assassinats d'activistes anti-mine et de travailleurs.

La solidarité joue un rôle crucial

En conclusion, tandis que l'extraction minière a joué un rôle central pour former le paysage social, économique et politique de l'Afrique du Sud, pour l'essentiel, les expériences faites par les travailleurs et les communautés n'ont pas été positives. La ‘bienveillance’ des compagnies minières et leur machinerie de relations publiques, qui produit des récits hyper-positifs sur l'impact de l'extraction minière sur la croissance économique, n'a ni traité ni empêché les dommages. Les droits des gens à la vie, à la sécurité, à la nourriture, à l'eau, au logement, à la culture, à un environnement sûr ont été minés. L'impact environnemental, social, culturel mérite une attention urgente et honnête de la part des détenteurs du pouvoir.  Les gens ont besoin de recours, de mines, et l'état, en complicité avec les autorités traditionnelles, ne peut continuer sans être rendu responsable des crimes commis dans ces communautés par le capital minier. Une solidarité globale de la part d'organisations et activistes aux mêmes idées est d'importance critique étant donné que de nombreuses communautés du Sud ont à faire à des dommages similaires causés par de grandes entreprises minières mondiales.

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© Asanda-Jonas Benya

Asanda-Jonas Benya est sociologue à l’Université du Cap, actuellement chargée de cours invitée à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève (IHEID).

Opinion

Providencia: la peur est toujours là

17.03.2021, Justice climatique

À la mi-novembre, l'ouragan Iota a presque entièrement détruit l'île colombienne de Providencia. Les quelque 5 000 habitants ont tout perdu mais ne baissent pas les bras pour autant. Récit d’une personne directement touchée : Hortencia Amor Cantillo.
Providencia: la peur est toujours là
Le paradis de Providencia transformé en antichambre de l'enfer
© Hortencia Amor Cantillo

J'ai déjà vécu deux ouragans avec mon mari et mes deux fils. En 2005, nous avons été frappés par l'ouragan Beta ; mais ce n'était rien comparé à Iota. Les deux fois, l'ouragan a surgi la nuit. Bien sûr, nous n'avons pas réalisé à quel point Iota serait violent ; nous avons pensé qu'il était peut-être de force 1 ou 2. J’ai pris peur quand j'ai compris, à 4 heures du matin, qu’il était déjà de force 4, surtout parce que le mur de notre maison était sur le point de s'effondrer. C'était terrifiant. Si vous luttez contre la tempête toute la nuit, vous ne pouvez pas lire la peur sur les visages car tout est sombre, même le ciel. La première impression, à l'aube, est celle que vous laissent les destructions et la dévastation. Vous êtes comme en état de choc : tout simplement impossible de croire à ce que vous avez sous les yeux.

Plus de toit sur la tête

Cet ouragan a laissé de fortes blessures émotionnelles à ma famille–- nous n’avions plus de repères : les destructions étaient si importantes que nous ne savions pas par où commencer. Le tourisme, notre gagne-pain, a de plus été réduit à néant. Nous avons perdu la petite auberge (posada) dont nous vivions et dépendions. Le petit centre pour enfants et adolescents que je dirigeais a également été en grande partie détruit. Je suis en train de réfléchir à la manière de remonter la pente.

À l’heure actuelle, nous avons encore quatre hôtes chez nous ; au début nous étions 27 personnes, soit cinq familles dans une seule maison. La plupart sont parvenus d'une manière ou d'une autre à construire de petits abris avec des poutres et des tôles sur les parcelles où se dressait auparavant leur maison. Apprendre à vivre avec d'autres personnes, à être solidaire et à partager avec les autres a également été une nouvelle expérience pour nous. C'est une chose de se saluer et de se rendre visite de temps à autre, mais c'en est une autre de cohabiter. Nous avons commencé à préparer un grand repas pour tout le monde, chacun apportant ce qu'il a sous la main. Je remercie Dieu qu'il nous ait permis d’aider les autres.

Il faut dire qu’un grand, un très grand nombre de personnes a tout perdu, mais vraiment tout. Certains n'avaient plus que ce qu'ils portaient sur eux. Beaucoup s'étaient cachés dans les rares maisons en ciment restées debout, en partie du moins. Peu après l'ouragan, le gouvernement a envoyé des tentes, mais leur qualité laissait à désirer. Il a beaucoup plu et l'eau y est entrée par en dessous. Elles font l’affaire quelques jours, mais certaines personnes y vivent depuis le 16 novembre. Elles se plaignent parce que tout est détrempé. Les personnes qui ont reçu des tentes les ont montées sur les sols en ciment où se dressaient leurs maisons, ou dans les sanitaires car certains d’entre eux sont en ciment. Les conditions sont très difficiles pour celles et ceux qui ont tout perdu. La tempête a tout emporté. Même notre toit, au deuxième étage de la maison, a été complètement disloqué ; nous en avons certes récupéré quelques pièces, mais personne ne sait où il se trouve à l’heure actuelle. Quoi qu’il en soit, nous avons eu de la chance.

De la chance dans notre malheur

Près d’une semaine après la tempête, une ONG est venue et a commencé à distribuer un repas chaud par jour. Ses collaborateurs séjournent dans différentes parties de l'île. Ici, à San Felipe, ils résident dans l'église catholique ; à midi, ils sonnent les cloches et les gens vont chercher leur repas de midi et un fruit. L’équipe est toujours là, mais c'est difficile pour elle aussi, car la nourriture est préparée à San Andrés et transportée par avion à Providencia. Les secouristes tentent maintenant de trouver un moyen de préparer les repas sur place, en changeant la logistique compliquée qui fait parfois que les aliments n'arrivent pas à l’heure. Ce soutien nous est acquis jusqu’ici, Dieu merci !

Le gouvernement est en première ligne pour équiper de toits les maisons encore debout ; bien des toitures sont des dons de particuliers. Elles sont actuellement mises en place avec l'aide de l'armée, de la police nationale, de la marine et de l'aviation, de la défense civile et de la Croix-Rouge. Toutes ces organisations sont sur place et aident à la reconstruction. Mais le processus est très lent, surtout pour les personnes dont les maisons ont été complètement détruites et qui attendent leur tour. Pour les personnes dont la maison tient encore en partie debout, c'est un peu plus rapide, mais on ignore combien de temps cela prendra. Pour l’heure chacun réfléchit à ce qu’il faut faire et esquisse des projets. Nous faisons tout notre possible pour que cela aille un peu plus vite. Bien sûr, nous sommes tributaires d’une aide pour certaines choses. Pour réaménager les plages, il faut des machines ; et les côtes surtout sont encombrées de débris que nous ne pouvons pas dégager par nous-mêmes.

Nous restons ici

La nature mettra encore du temps à reprendre le dessus. Il y a de très grands arbres ici – nous les appelons « cotton trees ». Je vis sur l'île depuis 26 ans et je les admire depuis toujours. Ce sont des géants aux troncs épais ; ils doivent être très âgés. Aujourd'hui, beaucoup d'entre eux ont été complètement arrachés, certains sont restés debout mais ont perdu toutes leurs branches et leurs feuilles. Il faudra de nombreuses années pour qu’ils repoussent. Les récifs coralliens ont également été détruits et leur réhabilitation demandera beaucoup de temps.

Chaque année, la saison des ouragans s'étend de juillet à fin novembre. La peur ne nous a pas quittés. Il sera difficile de surmonter un autre ouragan de cette intensité mais nous ne sommes pas les seuls dans une telle situation. Les côtes des États-Unis, le Mexique, le Nicaragua sont aussi exposés au risque d’ouragans. Nous sommes conscients que cela peut se produire encore et encore. Comme mon mari, je pense que dorénavant chaque maison devrait avoir un endroit en béton offrant un refuge. Mais des catastrophes se produisent partout sur la planète, des tremblements de terre ou autres.

Quelqu'un m'a demandé si je voulais quitter Providencia. J'ai dit non parce les dangers, quels qu’ils soient, sont omniprésents sur la planète. C'est triste et ça fait mal, mais nous sommes ici et nous restons ici. Providencia est notre petit paradis et nous ferons tout pour qu’il en redevienne un.

Opinion

Après Glasgow, la Suisse doit presser le pas !

06.12.2021, Justice climatique

La déclaration finale de la Conférence de l'ONU sur le changement climatique n'est pas le bout du chemin : la crise climatique s’accentue et le budget de la Suisse est bientôt épuisé. L'analyse de Stefan Salzmann, expert de l'Action de Carême.

Après Glasgow, la Suisse doit presser le pas !

La crise climatique menace déjà l’existence des États insulaires. C'est la raison pour laquelle le ministre des Affaires étrangères de Tuvalu a adressé un message à la COP26 dans un décor particulier : à Funafuti, les pieds dans l’Océan Pacifique.
© EyePress via AFP

Grêle et pluie en été en Suisse, chaleur au Canada, incendies en Grèce et en Russie, sécheresse en Iran : le récent rapport d’août du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat a attesté que l’alerte était au rouge. Les spécialistes du climat affirment sans ambages que l'ampleur du réchauffement climatique anthropique est sans précédent depuis plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires. La fréquence et l'intensité des canicules et des fortes précipitations, ainsi que les sécheresses agricoles et écologiques, vont s’accroître et se conjuguer plus souvent. Les changements déjà observés à l’heure actuelle s’amplifieront pour devenir irréversibles. Chaque dixième de degré de hausse de la température moyenne mondiale fait une différence, en particulier pour les plus pauvres et les plus vulnérables de la planète.

Comparant les objectifs de l'accord de Paris aux promesses faites, le rapport d’octobre du Programme des Nations Unies pour l'environnement (PNUE) constate que les objectifs présentés par les divers pays font tendre la planète vers un réchauffement de 2,7°C. Et parallèlement, écrit encore le PNUE, des ressources financières suffisantes font toujours défaut pour les mesures d'adaptation dans les pays pauvres : les besoins sont jusqu'à dix fois supérieurs aux fonds que les nations industrialisées, à l’origine de la crise, mettent à disposition.

La volonté est là, mais personne ne trace le chemin à suivre

Sous ces auspices, les organisateurs britanniques de la 26e Conférence mondiale sur le climat ont fait preuve de beaucoup de bonne volonté. Lors de la première semaine de la rencontre, de nouvelles initiatives mondiales ont été quotidiennement annoncées :  l’initiative de transition mondiale du charbon vers l'énergie propre, l’initiative visant à enrayer la déforestation mondiale ou encore celle des réseaux verts (Green Grids Initiative), pour ne citer que celles-là. L'Agence internationale de l'énergie a calculé avec une certaine euphorie que ces efforts pourraient conduire à un réchauffement planétaire de 1,8 degré seulement, dans la mesure où toutes les promesses étaient tenues. Et c'est précisément là que le bât blesse : aucune de ces initiatives n’est flanquée d'un plan de mise en œuvre. Les pays qui prennent ces engagements sont les mêmes que ceux qui n'ont pas réussi à fournir le financement climatique promis en 2009 pour 2020. Et si des pays comme le Brésil signent l'initiative sur la déforestation, cela peut être une lueur d'espoir, mais en termes de realpolitik, c'est probablement plus un arrêt de mort pour ce plan ambitieux qui, comme tous les autres plans ambitieux, laisse la mise en œuvre de ce dernier aux mesures politiques volontaires des différentes nations.

Et la Suisse ?

La Suisse est également sous pression : après que même le petit pas de la loi révisée sur le CO2 a été jugé trop grand par la majorité de la population en juin 2021, la délégation conduite par l'Office fédéral de l'environnement s'est rendue à Glasgow sans base légale concrète. Ici encore, toutes les négociations sur la poursuite du financement dans le domaine du climat sont au point mort. Pour des raisons compréhensibles à première vue : les pays émergents riches doivent également s'impliquer dans le financement du climat et il n'est pas acceptable que la Chine et Singapour se fassent passer pour des pays en développement et ne veulent rien débourser. Mais quand on est l’un des pays les plus riches du monde, produire de tels arguments ne sert à rien pour ceux dont les bases d’existence dépendent de ces décisions – comme les plus démunis et les plus vulnérables de la planète. Pour eux, les négociations bloquées, peu importe par qui, sont synonymes de détresse, de souffrances et de stratégies de survie précaires.

Pertes et préjudices

Les bases d’existence de beaucoup sont en jeu, et pour certains elles sont déjà réduites à néant. Dans le jargon technique, les « pertes et préjudices » désignent les problèmes irréversibles causés par le réchauffement de la planète : ce sont les conséquences climatiques qui dépassent la capacité d'adaptation des pays, des communautés et des écosystèmes. Une maison perdue par une famille à cause de la montée du niveau de la mer est engloutie à jamais. Ces dommages et pertes sont déjà une réalité aujourd’hui et prendront de l’ampleur avec chaque dixième de degré de hausse de la température. C'est pourquoi la société civile a fait de cette question une priorité absolue à Glasgow.

Budget climatique de la Suisse : bientôt épuisé

Notamment parce que la Suisse compte parmi les plus riches et qu’elle a historiquement émis des quantités considérables de gaz à effet de serre, il serait indiqué qu’elle aide les autres à réparer les dégâts déjà causés. En septembre, des spécialistes en éthique sociale de dix institutions ecclésiastiques ont débattu d’un budget résiduel de CO2 compatible avec la protection du climat. À l’appui de données scientifiquement prouvées, ils ont calculé la part des gigatonnes de CO2 encore disponibles au niveau mondial à laquelle la Suisse aurait droit si elle entend que son comportement soit respectueux du climat. Ils ont fait ce que les climatologues ne peuvent pas faire : ils ont pondéré et interprété les calculs des modèles sous l’angle de la morale. Le résultat est que la quantité résiduelle de CO2, compatible avec la préservation du climat, sera épuisée au printemps 2022. Une preuve de plus que la stratégie du Conseil fédéral visant à un taux net d'émissions de gaz à effet de serre nul d'ici 2050 n'a plus rien à voir avec la justice.

Et maintenant ?

C'est dans des moments comme la Conférence sur le climat à Glasgow que la Suisse officielle devrait prouver que la justice lui tient à cœur. L'une des façons les plus simples d'y parvenir est de mettre des ressources financières à la disposition d'autres pays : des fonds supplémentaires alimentant le crédit de développement pour les mesures d'atténuation et d'adaptation. Et davantage de capitaux pour dédommager les pertes et préjudices déjà encourus. Les bases de tels mandats de négociation ont été posées au niveau national lors de la phase préparatoire. Tout comme les objectifs climatiques nationaux, qui doivent être plus ambitieux, en Suisse également, si l'on entend encore atteindre les objectifs de l'Accord de Paris sur le climat. Les débats sur le contre-projet indirect à l'initiative sur les glaciers ainsi que la relance de la révision de la loi sur le CO2 sont une dernière chance, avant qu'il ne soit trop tard : un objectif de zéro net d'ici 2040 au plus tard, une trajectoire de réduction linéaire jusque-là et un abandon cohérent des agents énergétiques fossiles sont autant d’impératifs.

Opinion

Mauvaises réponses aux mauvais dangers

02.03.2022, Justice climatique

Les présidents des partis d'austérité PLR et UDC demandent deux milliards de francs supplémentaires pour l'armée. De l'argent qui serait mieux utilisé pour le financement urgent du climat.

Mauvaises réponses aux mauvais dangers

Malgré la répression et les arrestations - des manifestations pour la paix ont également eu lieu à Saint-Pétersbourg (Russie).
© Greenpeace / Dmitry Sharomov

Et soudain, le porte-monnaie se desserre : l'Allemagne veut débloquer 100 milliards d'euros de "fonds spéciaux", notamment pour l'armement, et en Suisse, les présidents des partis d'austérité PLR et UDC demandent deux milliards de francs supplémentaires pour l'armée. Les réactions violentes à l'agression brutale de l'Ukraine sont compréhensibles. C'est une catastrophe pour la population du pays, qui souhaitait la prospérité, la paix et, dans sa majorité, la démocratie. Pour l’heure, il est difficile de dire ce que signifie le retour des guerres interétatiques en Europe.

Sauf que la Russie de Poutine n'a pas attaqué l'Ukraine parce que l'Europe occidentale lui est militairement inférieure. Au contraire, les pays de l'OTAN possèdent partout une supériorité parfois massive en matière d'armes conventionnelles - à l'exception de quelques catégories d'armes. Même si l'on doute de la capacité d'intervention rapide en cas d'attaque d'un pays de l'OTAN, ce n'est certainement pas par manque d'armes. En 2020, la Russie a dépensé 61,7 milliards de dollars pour l’armement. Les quatre plus grands pays européens de l'OTAN en ont dépensé ensemble trois fois plus. Avec l'augmentation annoncée des dépenses militaires à 2% du PIB, l'Allemagne à elle seule va dépasser nettement la Russie.

Vladimir Poutine ne veut pas intégrer des pays de l'UE ou de l'OTAN, ni même restaurer l'Union soviétique ; les Etats d'Asie centrale, par exemple, lui sont indifférents tant qu'ils sont gouvernés de manière autocratique. Ce qui l'intéresse, c'est une Russie historique imaginaire qu'il veut réunifier. Bien sûr, un autocrate isolé est dangereux, mais dans ce cas, ce n'est certainement pas parce qu'il veut attaquer des adversaires qui lui sont supérieurs du point de vue des armes conventionnelles, mais parce qu'il a les doigts sur le bouton des missiles nucléaires. Aucune des menaces réelles qui pèsent sur la démocratie, les droits humains, la paix et l'intégrité de l'Europe ne peut être compensée par une augmentation des dépenses d'armement.

La neutralité climatique est aussi une politique de sécurité

Pour des raisons compréhensibles, la publication, lundi 28 février, du rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) sur "l'impact, l'adaptation et la vulnérabilité", est passée inaperçue dans l’opinion publique. Son résumé, négocié politiquement, mentionne que 3,3 à 3,6 milliards de personnes "vivent déjà dans un environnement très vulnérable au changement climatique". Et il note que "si le réchauffement climatique s'accentue, les effets des phénomènes météorologiques et climatiques extrêmes, notamment les sécheresses, influenceront de plus en plus les conflits violents au sein des États en raison de leur vulnérabilité accrue". Et même en l'absence de guerres climatiques, davantage de personnes tomberont malades et mourront prématurément : "Le changement climatique et les événements extrêmes qui y sont liés entraîneront une augmentation considérable des maladies et des décès prématurés à court et à long terme".

Les coûts de l'adaptation au changement climatique sont plus importants que ne le supposait encore le dernier rapport du GIEC. Celui-ci estime qu'il faudra 127 milliards de dollars par an en 2030, et davantage par la suite. Les 100 milliards de financement climatique annuel promis par les pays industrialisés pour la prévention et l'adaptation d'ici 2025 ne suffiront certainement pas, sans compter que cette somme n'a jamais été atteinte à ce jour. Par rapport à l'empreinte climatique globale de la Suisse, celle-ci devrait contribuer à cet objectif à hauteur de 1 milliard ; actuellement, elle n'en met que la moitié sur la table et cet argent provient en grande partie du budget de l'aide au développement.

Oui, PLR et UDC, il faut ouvrir le porte-monnaie, mais pour un financement climatique qui correspond à la responsabilité de la Suisse et qui garantit sa neutralité climatique. Pour la sécurité de la Suisse, aucune dépense n'est plus nécessaire que celle qui consiste à développer immédiatement les énergies renouvelables. Les centrales à gaz pour les cas d'urgence, dont les plans ont été présentés juste quelques jours avant le déclenchement de la guerre, ressemblent depuis à une mauvaise blague.

Opinion

La solution ne pousse pas dans les rizières

06.12.2022, Justice climatique

Le cirque climatique a désormais démonté ses tentes sur le continent africain. Un fonds pour les pertes et dommages est enfin devenu réalité. Mais on ignore toujours comment il sera organisé et surtout la manière dont il sera approvisionné.

La solution ne pousse pas dans les rizières

© Dr. Stephan Barth / pixelio.de

Tout au début de la conférence COP27, le « New York Times » a fait la leçon à la Suisse dans un article critiquant ses compensations à l'étranger. Un premier projet mené dans le cadre d'un accord bilatéral sur le climat entre le Ghana et la Suisse a en effet été présenté cinq jours plus tard. Pour compenser les émissions de l'administration fédérale, les riziculteurs d'Afrique de l'Ouest ne doivent plus inonder leurs champs en permanence. Cette mesure est censée réduire les émissions de méthane. Mené par le Programme des Nations Unies pour le développement, le projet peut sembler tout à fait judicieux, mais il passe à côté des défis majeurs de la réduction des gaz à effet de serre en Afrique.

Sur le continent noir, 600 millions de personnes sont privées d'énergie électrique et les deux tiers du courant sont aujourd'hui produits à partir de combustibles fossiles. Pourtant, dans la mesure où une électrification décentralisée, fiable et sans CO2 est possible, il faudrait utiliser à cette fin l'argent du « trafic d'indulgences » lié aux certificats d'émission.

Avant la conférence sur le climat, l'Organisation des Nations Unies sur le commerce et le développement a attiré l'attention sur un défi bien plus sérieux encore : un cinquième des pays d'Afrique subsaharienne dépend des exportations de pétrole. D'autres nations pourraient aussi exploiter des gisements fossiles. La République démocratique du Congo est par exemple en train de mettre aux enchères de nouvelles concessions ; et tant que les États-Unis extraient du gaz naturel et l'Australie du charbon, le Nord n'est pas du tout légitimé à prêcher le renoncement à ce pays figurant parmi les plus pauvres. Dire non à l’extraction (Leave it in the ground) a un prix, et ce n'est pas l'Afrique qui peut le supporter.

Des sommes colossales sont en outre nécessaires pour que les exportateurs actuels puissent renoncer à leur principale source de revenus. Raison de plus pour utiliser les recettes pétrolières restantes pour cette transition. Mais jusqu'à présent, la corruption, les détournements et la mauvaise gestion ont conduit au gaspillage d'une grande partie de ces ressources. La Suisse porte une part de responsabilité ici, comme une décision de justice l'a une fois de plus montré début novembre : des employés de Glencore ont traversé toute l'Afrique en avion, des valises d'argent liquide sous les bras, pour obtenir du pétrole à petit prix. Une régulation du commerce des matières premières est nécessaire pour mettre fin à l’implication de la Suisse dans la malédiction de ces dernières. La Berne fédérale pourrait ainsi mettre à disposition de l'Afrique bien plus de ressources financières, et même énormément plus, qu'en achetant des certificats d'émissions compensées par du riz.

Global, Opinion

Le pouvoir de la formation

22.06.2021, Coopération internationale

Joyce Ndakaru veut que les femmes maasai soient écoutées et ne soient plus traitées comme la propriété des hommes. Son histoire personnelle montre que cela ne doit pas rester une utopie.

J'ai grandi dans une Boma (communauté) Maasai très traditionnelle, où toutes les décisions étaient prises et toutes les responsabilités assignées par les hommes. Comme fillette, avant l'âge de 6 ans, je devais traire les vaches et les chèvres, aller chercher du bois et balayer la maison, laver la vaisselle et même cuisiner quelque nourriture. De 8 à 12 ans, on est considérée comme une fille en pleine croissance qui sera bientôt mère, si bien que les responsabilités augmentent également car on se prépare à devenir l'épouse de quelqu'un. Les filles peuvent alors commencer à garder les vaches ou à cuisiner de la nourriture lourde et à chercher plus de bois.

En revanche, les garçons ne traient pas, ne cuisinent pas et ne balayent pas. Mais ils s'occupent des chèvres. Ils collectionnent des pierres et jouent avec celles-ci comme si c'étaient leurs vaches ou font semblant de se marier. Ainsi, ils se préparent à devenir des gens jouissant de pouvoir et possédant de nombreuses vaches. Les filles n'ont pas le temps de jouer, si l'on voit qu'une fille joue, c'est même considéré comme honteux. Dans mon enfance, je ne savais rien des droits de l'enfant, je ne pensais même pas que ce soit injuste. Je ne l'ai compris que beaucoup plus tard dans la vie.

J'ai eu la chance de pouvoir aller à l'école. En fait, ce n'était pas parce qu'on m'aimait mais plutôt à titre de punition car je ne savais pas très bien traire ou surveiller les chèvres. J'avais peur que les vaches me donnent des coups de pied et chaque fois que je devais garder les chèvres, j'en perdais quelques-unes. Je n'aimais pas non plus ramasser du bois et le faisais en pleurant. Aussi mon père a-t-il décidé de me mettre à l'école pour me faire discipliner. Il pensait que j'apprendrais à être une meilleure enfant, contrainte d'obéir aux ordres de l'institutrice et menacée de punitions corporelles. Mais j'aimais effectivement l'école et avais vraiment de bons résultats. J'ai toujours été la meilleure de la classe, de la 3ème à la 7ème classe. Cependant, mon père n'a jamais eu l'intention de m'envoyer à l'école secondaire, pensant que l'école primaire suffirait comme punition. Lorsque j'ai achevé l'école primaire, il avait déjà reçu de nombreuses offres pour moi et avait même choisi un homme plus âgé que lui-même (vers la soixantaine à l'époque) pour en faire mon mari.

J'étais sur le point de me marier, quand à mon avis la grâce de Dieu est entrée dans ma vis. Il existe une école appelée Maasai  Girls Lutheran Secondary School qui parcourait les villages Maasai à la recherche de filles Maasai  pauvres qui risquaient d'être mariées de force. Ils m'ont invitée, ainsi que quelques filles Maasai d'autres villages, à passer un examen. A nouveau, j'ai obtenu un très bon résultat à l'examen et a été la seule du groupe à être sélectionnée pour aller à l'école secondaire. A vrai dire, ils avaient l'intention de choisir plus d'une fille pour l'école secondaire mais je fus la seule à réussir l'examen. Il faut dire que les autres n'ont pas raté l'examen parce qu'elles n'auraient pas été assez intelligentes mais parce que leurs familles leur avait dit de ne pas réussir. On m'avait même dit de faire en sorte de ne pas réussir, j'avais promis à ma famille que j'écrirais des choses illisibles, mais pour finir, je n'ai pas tenu parole, tandis que les autres filles l'on fait.

Une fois l'examen réussi, les professeurs m'ont demandé si je pensais que mes parents me permettraient d'aller à l'école secondaire. Je me sentais fort mal à l'aise et leur ai dit d'une vois très basse: “Non, je ne pense pas que mes parents me le permettraient. Pouvez-vous m'aider?” Ils sont donc venus avec moi à mon village pour dire à ma famille que j'avais été sélectionnée pour aller à l'école secondaire. J'étais effrayée, pensant que mes parents me tueraient, car je me souvenais d'une fois où les professeurs de l'école primaire m'avaient demandé d'écrire le nom de ma sœur cadette, afin qu'elle puisse être scolarisée. Lorsque mon père a découvert ce que j'avais fait, il m'a puni et chassé de la maison. Ma sœur n'a jamais pu aller à l'école et mène maintenant une vie fort pénible.

Mais les professeurs et moi avons dit à mes parents que j'avais réussi l'examen. Ils étaient très fâchés avec moi et m'ont dit que j'étais une honte pour la famille, que je méprisais ma communauté et abandonnais ma culture. J'ai tenté de les supplier mais pour finir, mon père a déclaré que je n'étais plus son enfant et m'a arraché tous mes ornements Maasai et m'a laissé partir. Ma mère ne pouvait rien dire, étant une femme et n'ayant de ce fait aucun pouvoir.

Je suis donc allée à l'école sans rien et y suis restée plusieurs années sans que personne ne vienne me voir. Je ne pouvais pas non plus rendre visite à ma famille étant donné que mon père m'aurait certainement donnée en mariage si  je rentrais. Mon père a pris longtemps pour accepter que je ne rentre pas à la maison mais après quelques années, un jour, il est venu me voir. Il m'a dit qu'on avait décidé me laisser achever l'école secondaire et m'a demandé de rentrer à la maison durant les vacances scolaires, promettant de ne pas me marier de force. Bien qu'ils aient tenu parole et ne m'aient pas mariée, ils ont tout fait pour me décourager d'aller à l'école et me présenter l'école comme un enfer. Ils m'on dit comment mes camarades de classe avaient toutes plusieurs enfants, qu'elles avaient maintenant toutes leurs propres foyers et leurs familles, que j'étais perdue et ne connaissais même pas ma culture. Bien qu'ils puissent voir mon nom dans le journal chaque année, alors que j'étais première de ma classe année après année, ils ont maintenu la pression et ne m'ont aucunement aidée financièrement.

Grâce à un donateur anonyme, j'ai pu achever l'école secondaire. Ensuite, je ne savais pas que faire, Après l'école secondaire, on s'attend à ce que la famille vous aide pendant les études à l'université. Mais une fois de plus, j'ai eu de la chance lorsque Reginald Mengi, ancien propriétaire d'IPP News, fut invité d'honneur à notre cérémonie de remise des diplômes. Dans son discours, il a demandé combine d'entre nous aimeraient aller à l'université pour étudier le journalisme. J'ai levé la main, ainsi que quelques autres, sans savoir ce qu'il avait en tête. Il a noté nos noms et payé nos frais universitaires. Par son aide, il m'a menée à ce que je suis aujourd'hui, diplômée de l'université, administratrice de programme avec plus de 9 ans d'expérience acquise à différentes ONG en Tanzanie, militante de l'égalité des sexes, mère responsable et un modèle de rôle pour ma famille et la communauté Maasai, en particulier les femmes.

Aujourd'hui, mon village et ma famille sont tous fiers de moi. Mes anciennes camarades de classe, toutes devenues grand-mères après avoir été mariées à 12 ou 13 ans, m'admirent. Autrefois, elles se moquaient de moi, disant que je manquais de respect vis-à-vis de mes parents, mais maintenant, elles regrettent toutes de ne pas avoir pu aller à l'école. Elles me disent que j'ai beaucoup de chance de pouvoir être indépendante, tandis qu'elles dépendent de leurs maris en toutes choses. Elles me disent même que je parais beaucoup plus jeune qu'elles à cause de mon style de vie. Beaucoup d'entre elles envoient maintenant leurs enfants à l'école, me prenant pour modèle, de même que quelques autres qui ont aussi fait leur chemin, disant à leurs enfants de nous imiter. Même mon papa est maintenant fier de moi. Je lui envoie de l'argent et aide mes frères et sœurs ainsi que d'autres membres de la famille. Bien qu'aucune des autres filles de mon père n'ait eu l'autorisation d'aller à l'école après moi, quelques-uns de mes frères envoient leurs filles à l'école.

Lentement, les choses changent, bien que bien des filles des filles qui vont maintenant à l'école finissent par se marier et à mener une vie traditionnelle, mais en les regardant, on peut néanmoins distinguer quelques différences. Elles sont intelligentes, s'occupent mieux de leurs enfants et cuisinent des mets plus sains. Quelques hommes comprennent la valeur d'une épouse bien éduquée. Je souhaite que tous les Maasai soient éclairés, qu'ils envoient leurs fils et filles à l'école et comprennent que permettre à leurs filles d'aller à l'école n'est pas mauvaise chose et ne les empêche pas d'être Maasai.

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Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.

Global, Opinion

Perpétuels changements

24.06.2021, Coopération internationale

Après 13 ans, tout d'abord comme expert, puis comme directeur, Mark Herkenrath quittera Alliance Sud fin juillet. Un moment propice pour jeter un regard en arrière et se tourner vers l’avenir tout à la fois.

Perpétuels changements

© Daniel Rihs / Alliance Sud

La seule chose constante dans la vie, enseignait Héraclite, c’est le changement. Pourtant 13 années ou presque se sont écoulées depuis que j’ai occupé mon premier poste auprès d’Alliance Sud. Aujourd'hui, pour des raisons familiales, le moment est venu de faire mes adieux – une période propice pour jeter un regard en arrière et se tourner vers l’avenir tout à la fois.

Lorsque j'ai repris la responsabilité du dossier de la politique fiscale auprès d’Alliance Sud en 2008, notre ministre des finances Hans-Rudolf Merz croyait encore que le secret bancaire helvétique était aussi immuable que le massif du Gothard. Les auteurs d’évasion fiscale et les potentats corrompus de pays en développement qui souhaitaient cacher leurs avoirs en Suisse avaient toute liberté de le faire. Puis la crise financière et économique mondiale est passée par là : elle a porté un coup fatal à bon nombre des objectifs du millénaire pour le développement qui auraient dû être atteints jusqu’en 2015 ; en contrepartie, elle a galvanisé le combat contre l'évasion fiscale.

Soudain, les puissantes nations industrialisées ont elles aussi souhaité prendre des mesures contre les fraudeurs du fisc. Elles avaient un urgent besoin d'accroître les revenus de l’État pour financer leurs plans de sauvetage des banques. Ces mesures se chiffraient en milliards ! Alliance Sud a toutefois dû se battre pendant des années jusqu'à ce que la Suisse étende enfin l'échange automatique de renseignements dans le domaine fiscal aux pays en développement. Elle lutte encore contre les funestes incitations des sociétés multinationales à transférer leurs bénéfices, largement non imposés, des pays pauvres vers la Suisse.

Lorsque j'ai succédé à Peter Niggli au poste de directeur d'Alliance Sud en 2015, les objectifs de développement durable venaient de remplacer ceux du millénaire pour le développement. Avec l'Agenda 2030, les riches pays industrialisés se sont engagés dans une voie politique ne servant plus uniquement les intérêts nationaux à court terme mais visant au bien-être à long terme des humains et de la planète. Il est donc d'autant plus étonnant de voir avec quelle frénésie certains conseillers fédéraux et parlementaires s'offusquent aujourd'hui de l'ingérence des ONG dans la politique suisse au nom des droits de l'homme et de la protection de l'environnement.

Alliance Sud était alors aussi politiquement controversée qu'aujourd'hui. Elle ne doit pas se laisser impressionner par les récentes réactions contre une société civile active dans la politique de développement. Un développement de la planète socialement juste et écologiquement durable a plus que jamais besoin d’une Suisse qui oriente de manière cohérente chacune de ses politiques – de la politique étrangère à la politique climatique en passant par la politique économique – vers cet objectif. L'équipe, les membres et les alliés d'Alliance Sud, que je tiens à chaleureusement remercier ici pour leur formidable coopération, continueront à s’engager résolument dans ce sens à l'avenir – avec cœur, avec une implication constante et la force des bons arguments.

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