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La mesure de l’efficacité à l’épreuve

20.03.2024, Coopération internationale

Le débat en cours en dit plus sur les points faibles de la mesure de l’efficacité et sur le manque de communication sur la coopération internationale en général que sur l’efficacité réelle des projets.

Kristina Lanz
Kristina Lanz

Experte en coopération internationale

La mesure de l’efficacité à l’épreuve

Discussion avec un groupe de femmes à Madagascar.   © Andry Ranoarivony

L’efficacité de la coopération internationale (CI) est un sujet récurrent dans les médias et au Parlement. Alors que la Direction du Développement et de la Coopération (DDC) et le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO) aiment s’enorgueillir de leurs succès, le Parlement et les médias prennent régulièrement prétexte des foyers de crise actuels, comme l’Afghanistan, pour critiquer le manque d’efficacité de la CI. Mais comment mesure-t-on l’efficacité de la CI ? Et la manière actuelle de mesurer l’efficacité a-t-elle un sens ? La Commission de gestion (CdG) du Conseil des Etats s’est également posé cette dernière question. Elle a chargé le Contrôle parlementaire de l’administration (CPA) d’étudier les instruments de mesure de l’efficacité de la CI, en se concentrant sur l’instrument le plus fréquemment utilisé, celui des évaluations. Les rapports du CPA et du Conseil fédéral sont désormais disponibles et mettent surtout une chose en évidence : si les évaluations sont utiles comme instruments de pilotage, elles ne sont guère adaptées à la mesure de l’efficacité.

L’efficacité de la CI est présentée au Parlement à l’appui de taux de réussite, la DDC et le SECO affichant des taux supérieurs à la moyenne (plus de 80 %). Ces taux se basent sur un éventail d’évaluations externes spécifiques aux projets. Comme l’indique le CPA, cela pose problème pour diverses raisons : la qualité des différentes évaluations est variable, et il n’y a pas de méthodologie unifiée ; la plupart des évaluations sont réalisées pendant la durée de vie des projets et ne disent donc rien sur leurs effets à long terme ; les recommandations des différentes évaluations sont jugées insuffisantes, et le suivi (follow-up) de la part de la DDC, du SECO et de la Division Paix et droits de l’homme (DPDH) n’est pas toujours assuré ; en outre, les différentes évaluations ne se réfèrent guère aux objectifs supérieurs de la CI.

Mais il serait faux de déduire de ces résultats que la CI est inefficace – comme le constate sans ambiguïté la CdG du Conseil des Etats. Elle part fondamentalement « du principe que la Suisse atteint bon nombre de ses objectifs dans la CI et mène des projets utiles ». Mais elle critique « la pratique actuelle du Conseil fédéral qui consiste à rendre compte de l’efficacité de la CI au public et au Parlement en leur présentant des taux de réussite discutables ». Il ne s’agit pas non plus pour la CdG de supprimer les évaluations en soi ou de les déclarer vaines, car elles peuvent être tout à fait utiles en tant qu’instruments de pilotage internes, autrement dit pour adapter les projets.

La tendance aux approches étayées sur des preuves et aux analyses d'efficacité

Parallèlement à l’évaluation critique des pratiques existantes en matière de mesure de l’efficacité, la demande d’approches et d’analyses de l’efficacité fondées sur des preuves se fait de plus en plus pressante en Suisse également. Cela signifie, d’une part, que les preuves scientifiques sont toujours davantage prises en compte dans la conception et le développement de nouveaux projets et, d’autre part, qu’il faut réaliser plus d’analyses d’efficacité scientifiques. Celles-ci se réfèrent avant tout à des essais contrôlés randomisés (randomized control trials, RCT), qui ont pris un essor considérable ces dernières années grâce au travail des lauréats du prix Nobel Esther Duflo et Abhijit Banerjee. Le principe est simple : lors de la conception du projet, deux groupes sont formés au hasard – l’un qui profite du projet de développement, l’autre qui n’en bénéficie pas. Par exemple : plusieurs écoles au Kenya sont choisies au hasard – dans la moitié d’entre elles, des manuels scolaires sont distribués aux enfants, les enfants du groupe de contrôle n’en reçoivent pas. Avant et après la distribution de ces manuels, la présence à l’école ainsi que les notes de tous les élèves sont enregistrées. Au bout d’un an, les mêmes données sont à nouveau collectées. Si le groupe qui a reçu des manuels scolaires est effectivement plus souvent à l’école et présente de meilleures notes, on peut en conclure que le projet s’est montré efficace et qu’il peut être reproduit dans d’autres contextes. Telle est du moins la théorie.

Dans la pratique, divers dilemmes et questions se posent toutefois :

  1. Aujourd'hui, la plupart des projets de la CI sont autrement plus complexes ; ils ne se limitent pas à la distribution de manuels scolaires ou de médicaments. Dans les contextes fragiles notamment, de nombreux facteurs interagissent et le contexte peut vite changer, ce qui exige une adaptation rapide des projets. Cette réalité est difficilement conciliable avec la logique expérimentale des analyses d'impact scientifiques.
  2. La CI moderne s’impose des critères comme la participation et la localisation. Cela signifie que de nombreux projets de la CI sont aujourd'hui réalisés par des organisations locales qui participent également à l'élaboration des projets. Au mieux, la population qui profite des projets devrait également avoir son mot à dire. Cela ne correspond pas non plus à la logique des analyses d’impact, qui considèrent les personnes plutôt comme des objets d'étude que comme des gens actifs.
  3. Dans le prolongement du point 2, les études de terrain randomisées soulèvent aussi des questions éthiques, car de nombreuses personnes en situation de pauvreté et discriminées sont délibérément impliquées dans des expériences sans en tirer profit.

Plaidoyer pour un changement de mentalité

Quelle est donc la solution ? Tant les contribuables que les organisations de développement et les personnes en situation de pauvreté ont intérêt à ce que la CI soit efficace. Mais avons-nous vraiment besoin de toujours plus de chiffres et de statistiques ? Souvent étayée sur des bureaucraties rigides, des instruments de planification et des évaluations, la pratique actuelle en dit peu sur la valeur ajoutée réelle de la CI. Et les études de terrain randomisées ne conviennent, dans le meilleur des cas, qu'à une petite partie des projets de la CI.

Le Parlement et le public méritent avant tout un débat honnête sur la CI — sur les succès remportés comme sur les défis auxquels elle est confrontée. La CI de la Suisse a de nombreuses réussites à faire valoir. Elles sont souvent attestées par des projets individuels et par des études scientifiques. Mais pour déployer des effets, il faut souvent du temps. Dans le domaine de l'Etat de droit ou du renforcement de la société civile sur place — deux facteurs clés pour un développement durable —, il n'est pas toujours possible d'obtenir un effet immédiat. Ce dernier peut en outre être rapidement réduit à néant, surtout en période de crise, comme le montre l'exemple de l'Afghanistan.

Outre une meilleure communication et de meilleures relations publiques, la pratique et l'efficacité de la CI peuvent tout à fait profiter d'une meilleure prise en compte des études scientifiques existantes et de la promotion de ses propres études, surtout au niveau des stratégies thématiques et nationales. Dans le travail de projet lui-même, il faut plutôt davantage de flexibilité que de rigidité, et il est crucial que tous les projets soient clairement axés sur l'efficacité. Concrètement, cela signifie que des objectifs sont élaborés en collaboration avec des partenaires locaux et qu'ils s'orientent clairement vers les objectifs énoncés dans la loi, à savoir soulager les populations dans le besoin, lutter contre la pauvreté et promouvoir les droits de l’homme, la démocratie, la coexistence pacifique des peuples et la préservation des ressources naturelles (art. 54 al. 2 Cst.), tout comme vers les objectifs concrets de la stratégie de la CI. Au lieu de cadres logiques rigides pour la mise en œuvre des projets, les mesures (et si nécessaire les objectifs) devraient pouvoir être adaptées à tout moment s'il s'avère que celles envisagées ne sont finalement pas appropriées ou que le contexte change. Cela suppose un suivi continu, qui peut très bien être assumé par les partenaires en charge de la mise en œuvre, d'autant plus que ce sont généralement les partenaires sur place qui savent le mieux quand des adaptations sont nécessaires et lesquelles. Les évaluations après l'achèvement des projets peuvent en outre être utiles pour déterminer si et comment les objectifs fixés ont été atteints. Mais, comme le constate également le rapport du CPA, il est judicieux de concevoir ces évaluations de manière interdépartementale selon des critères clairs.

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Interview

« Le Parlement n'est qu'un reflet limité de la volonté du peuple »

05.04.2024, Coopération internationale

Au début du mois d’avril, l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) a publié un nouveau sondage représentatif qui montre que malgré les conflits mondiaux et les insécurités économiques, la coopération au développement bénéficie d’un large soutien au sein de la population suisse, qui dépasse même celui dont bénéficie l’armée. Pour Fritz Brugger, codirecteur du Centre pour le développement et la coopération (NADEL) de l'EPFZ, un changement de mentalité doit maintenant aussi avoir lieu dans le monde politique.

Laura Ebneter
Laura Ebneter

Experte en coopération internationale

Marco Fähndrich
Marco Fähndrich

Responsable de la communication et des médias

« Le Parlement n'est qu'un reflet limité de la volonté du peuple »

© Daniel Winkler / ETH Zürich

Alliance Sud : Le sondage du NADEL révèle que la population suisse est très préoccupée par la pauvreté mondiale. Cela se répercute-t-il sur sa solidarité et son engagement ?

Fritz Brugger : L'engagement de la population suisse demeure élevé. Un adulte sur deux a fait un don l'année dernière. C'est remarquable et réjouissant, surtout si l'on pense à l'augmentation du coût de la vie. Cette hausse n’a entraîné qu'un léger recul des dons, de près de 3%. Dans les pays voisins, environ 36% de la population verse des dons aux œuvres caritatives.

Le soutien à la coopération au développement dépasse celui à l'armée, et ce en période de guerre en Europe. Comment l’expliquez-vous ?

La population comprend très bien que la sécurité n'est pas en premier lieu une question militaire, mais que la stabilité mondiale dépend essentiellement de la « sécurité humaine ». Autrement dit, dans notre monde globalisé et interconnecté, la sécurité se fonde sur la mise en œuvre des droits humains et sur un progrès respectueux de l'environnement et socialement équitable pour l’ensemble des êtres humains.

 

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Source : ETH NADEL, Enquête Coopération Globale Suisse 2023

 

Une étude de l'EPFZ sur la sécurité révèle que même au centre de l’échiquier politique, une nette majorité de 60% est favorable à une hausse de la coopération au développement. Le Conseil fédéral pratique-t-il une politique qui ignore le peuple ?

En approuvant le budget proposé par le Conseil fédéral, le Parlement doit établir des priorités entre les objectifs politiques s'ils ne peuvent pas tous être atteints ou s'ils sont incompatibles entre eux. De plus, même dans notre démocratie directe, le Parlement n'est qu'avec certaines restrictions le reflet de la volonté du peuple. Inutile de se leurrer à ce sujet. De nombreux parlementaires sont rémunérés pour défendre des intérêts particuliers. Lorsqu'il s'agit d'économiser de l'argent dans la course à la répartition du budget, il est plus facile de le faire dans les domaines qui ne sont pas dotés d'un lobby rémunéré au Parlement. L'influence des liens d'intérêt sur les décideurs politiques est bien établie scientifiquement. On peut par exemple l'observer actuellement dans le cadre de la lutte acharnée pour la mise en œuvre de l'interdiction de la publicité pour le tabac, décidée par le souverain dans les urnes.

Pour la population, les investissements dans l'éducation et la sécurité alimentaire sont une priorité absolue. La Suisse devrait-elle renforcer son engagement dans ces domaines ?

La santé, la sécurité alimentaire et l'éducation sont des besoins fondamentaux. Elles bénéficient donc non seulement d'une priorité élevée, mais — comme le montrent les résultats de notre enquête — elles sont aussi susceptibles de rallier une majorité, tous groupes socio-économiques et toutes opinions politiques confondus. Les preuves scientifiques disponibles sur l'efficacité de la coopération au développement indiquent en outre que c'est dans le domaine de l'éducation et de la santé que l'engagement offre le plus de potentiel et qu'il est bien investi. Et malgré tous les progrès accomplis, par exemple dans la réduction de la mortalité infantile, les besoins demeurent énormes. En matière d'éducation, des progrès considérables ont été réalisés dans la scolarisation ; les besoins sont aujourd'hui immenses en termes de qualité de l'enseignement et d'accès au niveau secondaire.

 

La population comprend très bien que la sécurité n'est pas en premier lieu une question militaire, mais que la stabilité mondiale dépend essentiellement de la « sécurité humaine ».

 

La promotion du secteur privé, que le ministre des affaires étrangères Cassis ne cesse de mettre en avant, semble moins cruciale pour les sondés. Le Conseil fédéral fait-il fausse route avec sa stratégie ?

Dans la discussion sur le rôle du secteur privé dans la coopération au développement, nous devons faire la distinction entre trois choses : tout d'abord, la promotion du secteur privé local dans les différents pays. Elle repose sur l'idée que ce sont en fin de compte les entreprises locales qui procurent la majeure partie des emplois. C'est en tout cas primordial, mais ne peut être contrôlé de l'extérieur que dans une certaine mesure. Le deuxième thème est la promotion du développement durable via la responsabilité des entreprises, surtout des multinationales. Cela fonctionne lorsque des opportunités commerciales s'ouvrent ou que des risques commerciaux peuvent être évités. Lorsque ce n'est pas le cas, peu de choses se passent. Là encore, la recherche l’a bien démontré. Le troisième thème est la mobilisation de capitaux privés pour le financement des objectifs de développement durable. Selon les chiffres de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les attentes sont trop élevées dans ce domaine. En particulier pour les investissements dans les pays les plus pauvres, la mobilisation des capitaux privés est loin de répondre aux attentes. Cela vaut aussi pour les investissements privés dans des secteurs sans opportunités de rentabilité (« business cases »), ce qui n'est pas vraiment surprenant. Il faudrait une évaluation plus réaliste de ce qui peut ou ne peut pas être réalisé par le secteur privé.

 

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Source : ETH NADEL, Enquête Coopération Globale Suisse 2023

 

Plus une personne est informée, plus elle soutient la coopération internationale. Or, les médias parlent de moins en moins du Sud global. Comment peut-on s'assurer que la population soit informée du contexte mondial et de la politique de développement ?

La question est difficile. Des spécialistes des médias ont analysé toutes les émissions du journal télévisé de 2022. Il en ressort que 85% de la population mondiale se voit réserver à peine 10% du temps d'antenne. C'est d'autant plus inquiétant que 57% des participantes et participants à notre enquête ont désigné la télévision comme principale source d'information sur le Sud global, avec les journaux (imprimés : 32%, en ligne : 47%) et la radio (29%). Aucune autre source d'information n'a une pénétration aussi importante. Les organisations de développement sont citées par 8% des personnes interrogées comme l'une des trois principales sources d'information. Si le service public venait à s’affaiblir, comme diverses initiatives politiques le souhaitent actuellement, le problème ne fera que s'aggraver.

Comme beaucoup de scientifiques, vous soutenez la campagne #SoyonsSolidairesMaintenant. Avec quelle motivation ?

Simplement parce que la Suisse est le pays le plus riche du monde et qu'il est essentiel qu’elle continue à prendre part à la solidarité internationale. Un refus de sa part aurait des conséquences immédiates pour les personnes concernées et pour la lutte contre la pauvreté et ne serait pas non plus dans l'intérêt de la Suisse. Si le budget de la coopération internationale est amputé maintenant, il sera difficile de l'augmenter à nouveau une fois que l'Ukraine sera reconstruite.

Le frein à l'endettement est invoqué pour justifier la réduction actuelle — même s’il existe un large consensus sur le fait que le frein à l'endettement est trop strict dans sa forme actuelle et entraîne la chute du taux, déjà très bas, à zéro. Des propositions de réforme sont sur la table. Elles permettraient d'augmenter la marge de manœuvre (que nous avons nous-mêmes restreinte) tout en permettant un contrôle précis des dépenses.

 

Il existe un large consensus sur le fait que le frein à l'endettement est trop strict dans sa forme actuelle.

 

À quoi ressemblerait une contribution appropriée de la Suisse à la coopération internationale ?

Une contribution appropriée commence par une stratégie courageuse et visionnaire qui ne considère pas la coopération internationale comme un domaine politique à part, mais qui pense la politique en Suisse, l'organisation des relations avec les pays du Sud global et l'engagement en faveur du développement à partir du développement durable global. La politique commerciale et fiscale en fait partie, tout comme la politique climatique et celle liée aux matières premières. C'est dans cette cohérence des politiques que réside le plus grand potentiel de levier pour promouvoir le développement durable mondial. Or, la cohérence des politiques a pratiquement déserté le débat et la tendance va dans le sens contraire. Ainsi, par exemple, au lieu de faire ses devoirs en matière de politique climatique, le monde politique a tendance à déléguer cette tâche aux pays du Sud global par le biais de contrats.

Que proposez-vous concrètement ?

Lorsqu'il est question de projets de développement concrets, je plaide avant tout pour la continuité et la fiabilité thématiques. C'est certes ennuyeux, mais gage de succès : la Suisse s'est engagée à long terme dans des thématiques et cela s'est traduit par des résultats positifs. Et puis je plaide pour une plus grande collaboration avec la communauté scientifique et l'utilisation systématique des preuves dans la planification et le contrôle des résultats. Il y a clairement une marge de progression sur ce plan.

 

On trouvera l'enquête NADEL complète « Swiss Panel Global Cooperation 2023 » ici.
 

Perspective Sud

Une démocratie fragilisée sous l’emprise du populisme

22.03.2024, Coopération internationale

La Bolivie traverse une grave crise politique et sa situation économique est morose. Et pourtant, l'urbanisation croissante offre également des opportunités dans la lutte durable contre la pauvreté. Martín Del Castillo

Une démocratie fragilisée sous l’emprise du populisme

Marché de Coroico, Yungas, où de nombreux jeunes vendent des feuilles de coca.   © Meridith Kohut / The New York Times

Dans toute l'Amérique latine, les Bukele et les Milei, les Ortega et les Morales balancent entre l'un et l'autre bord avec leurs discours radicaux et leurs revendications populistes. Mais le pendule n'oscille plus entre les extrêmes idéologiques, entre la nationalisation des entreprises privées et le libéralisme radical. Il semble que ce mouvement de va-et-vient serve désormais les intérêts géopolitiques de quelques alliés stratégiques : les États-Unis, la Chine, la Russie, l'Union européenne. Ces alliés soutiennent les intérêts particuliers et la concentration du pouvoir des « leaders messianiques » en instrumentalisant leurs discours politiques à leurs propres fins.

Cette dynamique des deux dernières décennies a plusieurs dénominateurs communs : des États fragiles, des systèmes présidentiels, une concentration du pouvoir entre les mains de quelques personnes, des systèmes judiciaires cooptés et corrompus, une faible légitimité du système des partis et des parlements nationaux et une dépendance économique vis-à-vis de l'étranger. La Bolivie ne fait pas exception et va bientôt fêter 20 ans de populisme (dont 17 ans dominés par la gauche et deux par la droite), avec toutes les caractéristiques mentionnées et quelques autres spécifiques au pays.

Comme dans la plupart des pays de la région, les partis politiques souffrent d’un manque de légitimité. L'élite politique cherche d'autres canaux, comme les églises, les organisations de la société civile ou les syndicats représentant les cultivatrices et cultivateurs de coca (le principal mouvement social en Bolivie, dont est issue la base politique d'Evo Morales). Ces acteurs sont mobilisés en fonction d’intérêts clientélistes. Les Boliviennes et les Boliviens 'organisent, râlent, protestent, mais ne font pas de propositions constructives.

La Bolivie est par ailleurs dotée d'un système judiciaire défaillant, largement corrompu et illégitime. D'autres institutions publiques se caractérisent par des capacités limitées, un roulement élevé du personnel et une bureaucratie extrême et affichent des bilans administratifs discutables. À la fin du dernier millénaire, 25% des fonds destinés aux investissements publics étaient entre les mains du gouvernement national et 75% entre celles des gouvernements locaux ; la proportion de ces fonds confiés aux gouvernements locaux a été réduite à 20% à ce jour. La centralisation des décisions et des budgets publics révèle clairement la vulnérabilité institutionnelle de la Bolivie.

Depuis la présidence d'Evo Morales (de 2005 à 2019), la Bolivie a considérablement réduit son taux de pauvreté : l'extrême pauvreté est passée de 38% à moins de 15%, la pauvreté modérée de 60% à 39%. Le niveau macroéconomique est resté relativement stable : l'inflation est en dessous du niveau à deux chiffres et la croissance économique s'élève en moyenne à près de 4%.

 

Le bol d’air fourni par la coopération suisse au développement

Les respirateurs étaient rares pendant la pandémie ; les pays pauvres n'avaient pas accès à ces appareils indispensables à la survie. En Bolivie, par exemple, le personnel médical devait pratiquer des insufflations à la main. Pour remédier à cette situation, une université bolivienne a développé un respirateur automatique peu coûteux et rapide à assembler, qui a été vendu à prix coûtant à des communautés isolées et à l'étranger. Cette initiative n'a été possible que grâce au soutien de la coopération suisse au développement, qui a financé le travail et noué des relations entre les différents acteurs. Dans le contexte de la fermeture du bureau de la DDC en Bolivie et du retrait en cours de la coopération bilatérale avec l'Amérique latine et les Caraïbes en 2024, le journaliste indépendant Malte Seiwerth écrira pour Alliance Sud un reportage que vous lirez dès avril sur notre site Internet.

 

Bolivie, l’économie la plus stable de la région ?

Malgré ces chiffres prometteurs, la situation économique actuelle de la Bolivie est loin d’être encourageante : la part de la population exerçant une activité informelle avoisine 80%. Ces gens n'ont pas accès aux systèmes de sécurité sociale, ne reçoivent pas d'allocations pour travailleurs et ne sont pas imposés. À cela s'ajoute le fait que les réserves prouvées de gaz — la principale source de revenus et d'exportation du pays — ont fortement diminué, que le secteur public est en pleine expansion et qu’il est impossible pour le budget l'État de continuer à subventionner les carburants.

Cela a entraîné des années de déficits budgétaires et une diminution des réserves de change dès 2014. La dette publique, tant extérieure qu’intérieure, a augmenté de manière exponentielle. Aujourd'hui, les Boliviennes et les Boliviens, en particulier ceux qui travaillent dans l'importation, souffrent d'un sévère manque de devises. D’où l’émergence d’un marché noir et l’apparition d’une forte pression à la dévaluation et à l’inflation.

La croissance accélérée des villes est un autre aspect à prendre en compte. Une partie considérable de la population urbaine vit en conditions précaires dans les métropoles et les villes ou migre vers les zones agricoles pendant les périodes de plantation et de récolte. Ce phénomène entraîne une extension des frontières agricoles du pays et met sous pression la fourniture de services de base dans les zones urbaines et périurbaines.

Le gouvernement national mène une politique environnementale ambiguë dans ce contexte. Sous prétexte de favoriser le peuplement de vastes zones inhabitées, il facilite la migration dans les basses terres. Ce faisant, il encourage l'extension des frontières agricoles et l'augmentation de la production de feuilles de coca, le plus souvent à des fins illégales. Parallèlement, le gouvernement a recours à la culture sur brûlis afin de mettre davantage de terres à disposition des cultivateurs, ce qui nuit à la faune et à la flore. La déforestation et les incendies de forêt sont omniprésents en Amazonie et dans la forêt sèche du Chiquitano. De plus, les engagements nationaux en matière de protection du climat sont loin d'être respectés.

La crise politique comme opportunité

De son côté, le parti au pouvoir (Movimiento al Socialismo, MAS) souffre d'un processus de délitement. L'actuel président Luis Arce — ancien ministre de l'économie d'Evo Morales — a réussi à rallier à sa cause une grande partie des organisations proches du parti. Quant à Evo Morales, il contrôle les principales personnalités pro-gouvernementales au Parlement. Il est l'actuel président du parti et le principal leader des cultivatrices et cultivateurs de coca. Cette lutte pour le pouvoir a provoqué des fractures dans toutes les institutions de l'État et a ralenti l'administration publique. Cette évolution devrait se poursuivre jusqu'aux élections de 2025.

Dans ce contexte tendu, les opportunités sont rares. Il en existe pourtant et elles doivent être saisies. La concentration urbaine est un moteur pour l'innovation et l'entrepreneuriat. Le rôle du secteur privé et de la science peut être renforcé pour des solutions de développement inclusives ainsi que participatives. La pyramide des âges favorable, avec sa main-d'œuvre potentielle abondante, est considérable et se concentre dans les villes moyennes et les agglomérations à croissance rapide. La diversité écologique, les grandes forêts et les montagnes offrent des opportunités intéressantes.

Pour saisir ces dernières, il faut redoubler d’effort dans la gestion des ressources naturelles, le développement économique inclusif, le développement urbain durable ou encore la gestion des eaux usées et des déchets. La coopération internationale doit apporter son soutien et son accompagnement technique sur ces sujets. Enfin, les citoyennes et les citoyens sont responsables d'exiger la mise en œuvre des décisions et des mesures. Une telle démarche peut contribuer à ce que la population qui a échappé à la pauvreté n’y sombre pas à nouveau.

 

Foto von Martín Del Castillo

Martín del Castillo est économiste et politologue. Il a également décroché un master en développement de l’Université de Genève. Il travaille pour Helvetas depuis 2007.

Global, Opinion

Frein à l'endettement : le nain Tracassin au gouvernement ?

02.04.2024, Coopération internationale, Finances et fiscalité

Un changement radical de mentalité s’impose d’urgence, car le taux d'endettement est le meilleur ami de la coopération internationale. Grâce à lui, la Suisse peut plus que se permettre de comptabiliser les coûts de l'aide à l'Ukraine à titre extraordinaire et de sauver ainsi la coopération au développement dans les pays du Sud global.

Frein à l'endettement : le nain Tracassin au gouvernement ?

Andreas Missbach,  Directeur d'Alliance Sud / © Daniel Rihs

 

Lors de nos études d'histoire, nous avons appris que les avancées scientifiques figuraient dans les notes de bas de page. J'ai récemment eu le plaisir de constater que cela s'appliquait aussi à la Berne fédérale. Ainsi, dans une note de bas de page du plan financier de la législature 2023-2027, l'Administration fédérale des finances souligne l'écart entre la norme internationale sur la durabilité de la dette et la pratique suisse : d'un côté, il y a le concept de durabilité, qui correspond, selon cette note, à la norme internationale reconnue par l'OCDE, le Fonds monétaire international (FMI) et la Commission européenne. Et d’après ce concept, les finances publiques sont durables lorsque la dette publique peut être stabilisée à un niveau suffisamment bas par rapport au produit intérieur brut (taux d'endettement). Le frein à l'endettement de la Confédération est plus restrictif. Il stabilise les dettes de la Confédération à leur valeur nominale en francs.

Même en francs, la dette de 2022 était — malgré le coronavirus — inférieure à celle de 2002 à 2008, lorsque la Suisse n'était pas franchement au plus mal. Mais justement, ce qui est de toute façon décisif, ce ne sont pas les dettes absolues, mais leur rapport au produit intérieur brut (on ne le répétera jamais assez). Quel est donc ce ratio ? Qu’en dit la dernière édition des « Principes applicables à la gestion des finances », une publication de l'Administration des finances ? En 2022, le taux d'endettement selon la définition de Maastricht de l'UE s'élevait à 26,2% et le taux d'endettement net, tel que calculé par le FMI, à 15,3%. D’après le plan financier de la législature (qui a été publié un mois après les principes susnommés), le taux d'endettement net est en revanche de 18,1%. Manifestement, le Département de la défense et le chef de l'armée ne sont pas les seuls à avoir un problème avec les chiffres (pour 2023, le taux est de 17,8% selon la ministre des finances lors de la session de printemps).

À la NZZ, Karin Keller-Sutter a déclaré que le frein à l'endettement était son meilleur ami. Selon nous, cet instrument ressemble plutôt au nain Tracassin (du conte des frères Grimm) : « Ah, qu’il est bon que personne ne sache ... ». Quoi qu'il en soit, et on ne le répétera jamais assez non plus, peu importe la manière de mesurer le taux d'endettement de la Suisse, il est dans tous les cas ridiculement bas en comparaison internationale.

« L'utilité d’un faible endettement compense-t-elle ses coûts ? En effet, réduire la dette n’est pas gratuit. Chaque franc alloué au remboursement de la dette souveraine n’est pas disponible pour d’autres prestations de l’État », fait remarquer Marius Brülhart, professeur d'économie politique à l'université de Lausanne. Et, lueur d'espoir à l'horizon, il écrit ces mots dans « La Vie économique », le magazine de politique économique du SECO. Le sujet a été entendu par le président du Centre Gerhard Pfister, qui se dit en faveur d’un financement extraordinaire des coûts de l'Ukraine (réfugiés et reconstruction). Un changement radical de mentalité s’impose d’urgence, car le taux d'endettement est le meilleur ami de la coopération internationale. Grâce à lui, la Suisse peut plus que se permettre de comptabiliser les coûts de l'aide à l'Ukraine à titre extraordinaire et de sauver ainsi la coopération au développement dans les pays du Sud global.

 

L'utilité d’un faible endettement compense-t-elle ses coûts ? En effet, réduire la dette n’est pas gratuit. Chaque franc alloué au remboursement de la dette souveraine n’est pas disponible pour d’autres prestations de l’État.

(Marius Brülhart)

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Communiqué

Davantage de moyens pour l'Ukraine : Le Centre doit maintenant joindre le geste à la parole

05.03.2024, Coopération internationale, Financement du développement

Le Conseil national a rejeté aujourd'hui la motion de sa Commission des finances qui aurait garanti que la reconstruction de l'Ukraine ne soit pas financée sur le dos du Sud global. Le Centre doit sans tarder transformer en actes les paroles de sa prise de position sur la coopération internationale (CI) 2025-2028.

 

Davantage de moyens pour l'Ukraine : Le Centre doit maintenant joindre le geste à la parole

© Services du Parlement, 3003 Berne / Monika Flückiger

Le président ukrainien Volodimir Selenski rencontre les présidents du Conseil national et du Conseil des États lors de sa visite en Suisse en janvier 2024.

 

Le projet de stratégie de coopération internationale (SCI) 2025-2028 prévoit que le Conseil fédéral consacre au moins 1,5 milliard de francs à l'Ukraine au cours des quatre prochaines années. La consultation a toutefois clairement montré qu'un soutien solidaire à l'Ukraine ne devait pas se faire au détriment d'autres priorités et programmes. Ainsi, dans sa réponse à la consultation sur la stratégie de CI, Le Centre demande également que les dépenses supplémentaires en faveur de l'Ukraine fassent l’objet d’une présentation et d’une demande séparées et que les crédits d'engagement de la stratégie de CI ne soient pas réduits pour autant.

Le rejet aujourd'hui de la motion pour la création d'un fonds pour la reconstruction de l'Ukraine (motion 23.4350) est donc tout à fait incompréhensible. « Le Centre a manqué l'occasion de joindre le geste à la parole aujourd’hui : il doit sans tarder élaborer des propositions susceptibles de recueillir une majorité pour le financement de la reconstruction de l'Ukraine en dehors de la CI, d'ici au traitement de la stratégie par les Chambres », lance Andreas Missbach, directeur d'Alliance Sud, le centre de compétence suisse pour la coopération internationale et la politique de développement. Et comme Le Centre l’écrit lui-même en substance dans sa réponse à la consultation : tout le reste va à l’encontre de la tradition humanitaire de la Suisse et, selon Le Centre toujours, ne peut pas être dans l'intérêt du pays à long terme.

Pour de plus amples informations :
Andreas Missbach, directeur d’Alliance Sud, tél. 031 390 93 30, andreas.missbach@alliancesud.ch

Fiche d'information sur la reconstruction de l'Ukraine financée à titre extraordinaire

Article

« Les femmes ne sont pas des sujets abstraits »

23.03.2020, Coopération internationale

Le rôle clé des femmes pour un développement durable ne donne pas lieu à contestation. Même la Banque mondiale poursuit une stratégie de genre. Mais une bonne stratégie en cacherait-elle une mauvaise ? Réponses d'Elisabeth Prügl.

Kristina Lanz
Kristina Lanz

Experte en coopération internationale

« Les femmes ne sont pas des sujets abstraits »

Article

Banque mondiale : Engagement suisse problématique

11.05.2020, Coopération internationale, Financement du développement

Malgré les affirmations, la politique de la Banque mondiale reste très problématique, en particulier dans les domaines des droits humains et du climat. Si la Suisse augmente son capital, elle doit user de son influence pour changer de cap.

Kristina Lanz
Kristina Lanz

Experte en coopération internationale

Banque mondiale : Engagement suisse problématique

Article

S’engager, c’est vivre dangereusement

22.06.2020, Coopération internationale

Des décennies durant, le modèle de développement néolibéral a sciemment ignoré l’étouffement des droits humains. Le temps est venu d’un changement de paradigme.

Kristina Lanz
Kristina Lanz

Experte en coopération internationale

S’engager, c’est vivre dangereusement

Une fois achevé, le Grand barrage éthiopien de la Renaissance (GERD), qui fait barrage sur le Nil Bleu, sera la plus grande centrale hydroélectrique d’Afrique.
© Pascal Maitre/Panos

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Cinq questions sur la crise du coronavirus

22.06.2020, Coopération internationale

Qu’implique la crise du coronavirus pour les personnes vivant dans l’hémisphère sud ? Cinq hommes et femmes donnent leurs réponses. Coup de projecteur sans prétention à la représentativité.

Cinq questions sur la crise du coronavirus

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150 mio $ pour le climat au lieu du développement

20.08.2020, Coopération internationale

Le 19 août 2020, le Conseil fédéral a décidé de transférer 150 millions de dollars du futur crédit-cadre pour la coopération au développement au Fonds vert pour le climat. Alliance Sud critique ce détournement de l’argent du développement.

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