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Communiqué
Aide à l'Ukraine : le Sud global devra financer des entreprises suisses
22.08.2024, Coopération internationale
Le Conseil fédéral a publié aujourd'hui le budget 2025 avec le plan intégré des tâches et des finances 2026-2028. Celui-ci montre clairement ce que l'on pressentait depuis longtemps : la coopération au développement de la Direction du développement et de la coopération (DDC) sera massivement affaiblie, au profit du secteur privé suisse.
Des ouvriers ukrainiens reconstruisent des maisons détruites par les combats près de Kiev. La Suisse veut apporter son aide, mais en détournant les fonds de développement et en privilégiant les entreprises suisses.
© Keystone / EPA / Oleg Petrasyuk
En mai 2024, le Conseil fédéral a présenté au Parlement la Stratégie de coopération internationale (CI) 2025-2028. Le plan financier publié quelques semaines plus tard s'écarte déjà fortement de cette version et prévoit des reports budgétaires massifs. Par rapport au projet de mai, la coopération bilatérale au développement de la DDC disposera de 470 millions de francs en moins pour la période 2025-2028. Cela signifie moins d'argent pour le travail de la DDC dans ses pays prioritaires, par exemple dans les domaines de l'éducation, de la santé ou de l'agriculture.
Cela ne peut s'expliquer que par le fait que ces fonds seront directement affectés au financement du secteur privé suisse dans le cadre de l'aide à l'Ukraine. Ce projet n'était pas encore prévu dans la stratégie CI 2025-2028 publiée ; le Conseil fédéral ne l'a décidé qu'après coup, fin juin.
Il est indéniable que les entreprises suisses jouent et doivent continuer à jouer un rôle très important en Ukraine. Elles peuvent le faire dans le cadre de processus d'achat normaux et d'appels d'offres internationaux. Mais si, en favorisant de manière ciblée les entreprises suisses, on privilégie les exportations depuis la Suisse, cela fausse la concurrence au détriment des entreprises ukrainiennes qui pourraient également fournir ces produits. Or, une économie ukrainienne stable à long terme a besoin d'entreprises fortes, capables d'exporter et de générer ainsi les devises dont elle a urgemment besoin. Seul le renforcement du secteur privé ukrainien, et non son affaiblissement, aidera durablement l'Ukraine.
« Avec ce projet, le Conseil fédéral affaiblit aussi bien le Sud global que l'Ukraine. Cela ne peut pas aller dans le sens d'une coopération internationale solide de la Suisse », déclare Andreas Missbach, directeur d'Alliance Sud, le Centre de compétence suisse pour la coopération internationale et la politique de développement.
Pour plus d‘informations :
Andreas Missbach, directeur d‘ Alliance Sud, Tél. 079 847 86 48, andreas.missbach@alliancesud.ch
Stratégie 2025-2028
La coopération internationale au bord du gouffre
21.06.2024, Coopération internationale, Financement du développement
À la mi-mai, le Conseil fédéral a adopté le message tant attendu sur la stratégie de coopération internationale (CI) 2025-2028. Dans ce document, il persiste à financer l’aide à l’Ukraine au détriment du Sud global, ignorant ainsi les résultats de la consultation publique.
© Ruedi Widmer
En termes de contenu, le Conseil fédéral se contente de miser sur des thèmes et des stratégies de mise en œuvre éprouvés dans sa stratégie 2025-2028. Ceci dans un monde qui, selon cette stratégie, est plus fragmenté, plus instable et plus imprévisible. Le Conseil fédéral opte donc pour davantage de flexibilité, sa devise du moment. En conférence de presse, le conseiller fédéral Ignazio Cassis a déclaré que la flexibilité était nécessaire pour faire face aux crises actuelles. Mais en lisant la stratégie de CI, on se rend vite compte que la flexibilité signifie en fait que la totalité de l'aide à l'Ukraine, qui s’élève à 1,5 milliard de francs, proviendra du budget de la coopération internationale et que les montants alloués à d'autres pays et programmes seront donc réduits de manière « flexible ».
Aujourd'hui ici, demain ailleurs
Lors de la conférence de presse du 10 avril sur la conférence de paix au Bürgenstock et l'aide à l'Ukraine, le conseiller fédéral Ignazio Cassis avait déjà parlé d'une réallocation continue des ressources dans la CI. Selon lui, l'affectation des ressources est un processus stratégique et dynamique et non une attitude statique. Une telle approche dynamique peut certes être utile, par exemple dans le cadre de la combinaison (« nexus ») flexible des trois piliers de la CI, à savoir l'aide humanitaire, la coopération au développement et la promotion de la paix. Souvent, les frontières entre ces approches sont de toute façon floues.
Une coopération internationale qui déplace en permanence ses ressources entre divers pays et régions ne peut pas instaurer de partenariats sérieux à long terme. Or, c'est précisément ce dont elle a besoin pour être efficace et efficiente. Il faut de la confiance et un engagement à long terme, des relations établies et maintenues par les programmes de coopération au développement. Ou pour reprendre les mots du conseiller fédéral Cassis lors d'un échange avec des ONG en 2022 :
« fiabilité, confiance et prévisibilité ». Si la CI suisse devient le jouet de considérations géopolitiques, elle manquera des réseaux et du personnel nécessaires sur le terrain. La guerre en Ukraine a marqué un tournant ; mais cela ne doit pas conduire la CI suisse à abandonner ce qu'elle a mis de nombreuses années à construire et à réaliser avec ses pays partenaires.
Une solidarité internationale déficiente
En décidant de financer l'aide à l'Ukraine à partir du budget de la CI, le Conseil fédéral inflige de multiples désaveux. D'une part, il désavoue le Sud global qui, depuis des années, appelle les pays riches à respecter l'objectif reconnu sur la scène internationale de 0,7 % du revenu national brut pour le financement du développement (aide publique au développement, APD). Avec le projet du Conseil fédéral, la Suisse affichera une APD de 0,36 % (hors coûts de l'asile) en 2028. Où est donc la tradition humanitaire si souvent mise en avant quand on a besoin d’elle ?
Et le Conseil fédéral adresse un second désaveu aux organisations, partis et cantons qui ont participé à la consultation. En effet, une majorité écrasante de 75 % d’entre eux, qui ont répondu explicitement à une question dans ce sens, ont déclaré que l'aide à l'Ukraine ne devait pas se faire au détriment d'autres régions et priorités de la CI, comme l'Afrique subsaharienne ou le Moyen-Orient. Aucun parti politique, à l'exception de l'UDC — dont le programme aspire à l’abolition de la coopération au développement —, ne soutient le financement de la reconstruction de l'Ukraine à partir de la CI. Le Parlement n'a malheureusement pas encore trouvé de solutions susceptibles de réunir une majorité sur la manière de mettre en œuvre cette mesure sur la trame des querelles autour des finances fédérales.
Une Suisse peu crédible actionne le frein à l’endettement
Les pays étrangers ne manquent pas de remarquer que la Suisse se repose sur son statut spécial de pays neutre, aussi confortable que lucratif, et qu'elle ne s’implique pas suffisamment dans la lutte défensive de l'Ukraine — que le soutien soit de nature militaire ou humanitaire. Avec un taux d'endettement de 17,8 % du produit intérieur brut la Suisse ne peut pas expliquer de manière crédible sur la scène internationale pourquoi elle ne peut pas fournir de fonds supplémentaires à l'Ukraine. En parallèle, avec leurs propositions de financement pour le réarmement de l’armée et la 13e rente AVS, l’UDC et le PLR alimentent l'idée que notre pays pourrait se désengager totalement de ses obligations internationales.
La Suisse s'isole ainsi de plus en plus et perd toute crédibilité sur la scène internationale. Adieu le rôle de médiateur, adieu la tradition humanitaire et le partenaire fiable. Le Conseil fédéral a bien interprété les signes des temps, mais il a choisi la voie de l'isolement. Seul le Parlement peut donc encore corriger le tir et amorcer un changement de cap pour l'Ukraine et le Sud global.
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Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.
Politique de paix en Colombie
Le long chemin vers la « Paz Total »
21.06.2024, Coopération internationale
Voilà deux ans la Colombie a élu pour la première fois un président n'appartenant pas aux anciennes élites. Dans un pays encore largement dominé par les groupes armés, le gouvernement Petro s'est fixé un objectif ambitieux : l’instauration d’une paix totale (Paz total).
À Cucuta, à la frontière entre la Colombie et le Venezuela, un enfant passe entre des soldats colombiens en patrouille à un poste de contrôle. © Schneyder Mendoza / KEYSTONE / AFP
Swissaid, une organisation membre d'Alliance Sud, a organisé fin mars un déplacement en Colombie pour une délégation de parlementaires de quatre partis. Alliance Sud a pu prendre part à ce voyage lors duquel les nombreuses rencontres avec des ONG suisses, la société civile colombienne, des services gouvernementaux et des membres de l'ambassade de Suisse ont largement porté sur le processus de paix.
L'élection de Gustavo Petro en 2022 a été un événement historique. Pour la première fois, dans la plus ancienne démocratie d'Amérique latine, un homme est arrivé à la tête du pays sans être issu, comme tous ses prédécesseurs, des partis dominants de l'élite et du cercle des 30 familles qui contrôlaient la Colombie. Emprisonné dans les années 80 et soutenu par une large alliance de la société civile, l’ex-guérillero ne dispose toutefois pas de la majorité au Parlement. Que plus de trois millions de personnes aient fui le Venezuela pour se réfugier en Colombie ne facilite pas non plus la tâche de son gouvernement.
Déposer les armes ne suffit pas
En 2016, la Colombie a vécu un autre événement historique : après des années de négociations avec les guérilleros des FARC-EP (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia - Ejército del Pueblo), un accord de paix a été conclu et 14 000 combattant-e-s (dont 40 % de femmes) ont déposé leurs armes. Mais cela n'a pas suffi à ramener le calme : la mise en œuvre de la paix avec les FARC-EP est semée d’embûches, et les groupes armés continuent de contrôler une grande partie du pays. Le slogan « Paz Total » lancé par Petro et défendu avec enthousiasme par les représentant-e-s du gouvernement et de la société civile est plus qu'ambitieux. Mais il touche le point crucial : il ne peut y avoir de paix durable sans une paix qui englobe aussi le développement économique et social de l'arrière-pays, totalement négligé, et une société civile qui puisse agir à l’abri des menaces de mort et des attentats.
Malheureusement, une mauvaise direction est prise dans de nombreuses régions et la violence armée reprend de plus belle. Les raisons en sont multiples : l'État n'a pas pu combler le vide laissé en maints endroits par les FARC-EP au moment de la démilitarisation. Les FARC ont connu des dissidences et d'autres groupes ont pris le relais. Le désarmement des paramilitaires, qui luttaient contre les guérillas et la population dans l'intérêt des grands propriétaires terriens et avec le soutien de l'armée, n'a pas vraiment eu lieu. Et il faut bien sûr mentionner le pire fléau de la Colombie et de ses pays voisins : la cocaïne. Les cartels mexicains de la drogue contrôlent désormais une grande partie de la « chaîne d'approvisionnement ». Les frontières entre les paramilitaires et les armées des cartels sont tout aussi floues que celles avec certains groupes de guérilla.
Un proche d’une victime du conflit colombien remet l’urne contenant ses cendres à un fossoyeur dans le cimetière de Dabeiba, dans le département d’Antioquia. © Joaquin Sarmiento / KEYSTONE / AFP
Le rôle de la Suisse
Les négociations de paix avec les groupes armés sont un volet clé de l'agenda de l’instauration d’une paix totale. La Suisse est active en Colombie depuis 1998, ces dernières années avec les trois « bras » de la coopération internationale : la DDC, le SECO et la division Paix et droits humains (DPDH). Depuis 2022, le gouvernement Petro mène des négociations avec le groupe rebelle ELN (Ejército de Liberación Nacional) et depuis 2023 avec l'EMC FARC-EP (Estado Mayor Central de las FARC-EP), une branche dissidente des FARC qui n'avait pas participé à la paix de 2016. Dans le processus de paix avec l'ELN, la Suisse est un État accompagnateur, dans le cas de l'EMC FARC-EP un État garant, à chaque fois avec d'autres pays européens et, comme le nom l'indique, avec une intensité supérieure dans le cas de l'EMC FARC-EP.
Dans l’un et l’autre cas, la Suisse est présente lors des négociations et conseille les parties sur les thèmes de la conception du processus, du cessez-le-feu, des mécanismes participatifs, de la communication, du traitement du passé ainsi que de la protection de la population civile selon les indications de la DPDH. Vu la difficulté d’appliquer l'accord de paix avec les FARC-EP, qui comportait plus de 500 points particuliers, il est cette fois prévu de négocier des accords partiels qui pourront être mis en œuvre séparément. De même, les négociations ne seront pas centralisées à l'étranger, mais décentralisées dans les régions concernées, ce qui promet une participation élargie.
L'un des obstacles majeurs aux négociations actuelles réside justement dans le fait que l'accord de paix de 2016 n'est pas entièrement appliqué. On peut comprendre que les guérilleros à la table des négociations soient attentifs à ce fait et peu désireux d’en arriver au même point. Les mesures des réformes dans les zones rurales sont les moins appliquées ; seules 7 % y sont entièrement réalisées et 18 % partiellement. Cela montre que les mesures classiques de la coopération au développement sont cruciales pour la pérennité de la promotion de la paix.
Le retrait de la DDC d'Amérique latine affaiblit l'engagement en Colombie, même si la Suisse reste présente dans l'aide humanitaire et avec la DPDH. En 2021, il y avait encore plus d'argent à disposition pour la coopération bilatérale de la DDC que pour les activités de la DPDH. Dans l’ensemble, le soutien a chuté de 33 millions (2021) à 20 millions de francs (2023), le montant n'a légèrement augmenté que pour la DPDH. Le SECO vise aussi un retrait complet d'ici 2028. À la place, le Maroc deviendra un nouveau pays prioritaire, ce qui est « en cohérence avec le renforcement de la concentration géographique et permet la transition vers d’autres instruments de politique économique extérieure », peut-on lire à ce sujet de manière éloquente dans le projet de stratégie de la CI pour 2025 – 2028.
On peut se demander si la Suisse sera en mesure de continuer à jouer son rôle clé même avec moins de moyens — les répercussions des nouvelles coupes prévues du fait du transfert de fonds de la CI vers l'Ukraine ne doivent pas être sous-estimées. Les projets que Swissaid et d'autres ONG suisses mènent pour renforcer la société civile et le développement rural en Colombie sont donc d'autant plus importants.
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Opinion
La fable du manque d’efficacité
19.06.2024, Coopération internationale
L’efficacité des projets de développement est régulièrement mise en doute. Un coup d’œil sur le nouveau rapport d’activité de la DDC, du Seco et de la division Paix et droits de l’homme dissipe rapidement les doutes: les mesures évaluées affichent un taux de réussite global de 80%. Un résultat remarquable au vu des crises qui secouent le monde et de la situation difficile dans de nombreux pays prioritaires. Patrik Berlinger et Bernd Steimann
Lors de la session d'été, la coopération internationale a été massivement attaquée, souvent à l'aide de chiffres sélectifs et d'argumentations irresponsables, par exemple par le conseiller aux Etats Werner Salzmann (UDC). © KEYSTONE / Alessandro della Valle
Article invité de Patrik Berlinger, chargé de communication politique et Bernd Steimann, coordination de la politique de développement chez Helvetas
Lorsque, le 3 juin 2024, le Conseil des Etats a décidé sur le champ d’économiser deux des onze milliards de francs de la Coopération internationale 2025-2028 (CI) pour augmenter le budget de l’armée, l’argument brandi par le camp bourgeois est que près de la moitié des projets de développement suisses seraient inefficaces. Benjamin Mühlemann, du PLR, a déclaré avec désinvolture: «Il y a certainement des projets importants en cours, mais il y en a aussi dont on peut critiquer l’efficacité».
Le dernier rapport d’activité de la Confédération sur la stratégie CI 2021-2024 contient de nombreux chiffres. Choisir uniquement celui qui permet de faire les gros titres relève de la polémique. Il est vrai que, selon le rapport, seuls 55% des projets de la DDC et du Seco ont un «impact durable». Mais ce n’est qu’une demi-vérité, voire un sixième de la vérité. En effet, conformément aux normes internationales, les évaluateurs et évaluatrices ne mesurent pas les projets de développement uniquement en fonction de leur «durabilité», mais aussi de cinq autres dimensions. Il en ressort que: premièrement, 86% des projets et programmes font une différence mesurable («impact»); deuxièmement, 85% de toutes les interventions examinées atteignent leurs objectifs («efficacité»); troisièmement, 97% des mesures sont adaptées aux besoins et aux priorités des bénéficiaires, des organisations partenaires et du pays concerné («pertinence»). Quatrièmement, les mesures fournissent des résultats de manière peu coûteuse et opportune dans 73% des cas («efficience») et, cinquièmement, les projets sont bien coordonnés avec d’autres interventions dans un pays ou un secteur dans 85% des cas («cohérence»).
Même si la qualité des évaluations peut être remise en question en raison de méthodes d’enquête hétérogènes et parfois pas totalement transparentes, les données fournissent un point de repère pour un débat documenté. Certes, la CI est déjà aujourd’hui, par rapport à d’autres domaines comme l’agriculture, l’éducation ou l’armée, le domaine le plus scruté en termes de mesures et de documentation publique. Mais il existe toujours un potentiel d’amélioration. C’est pourquoi le suivi et l’évaluation des projets doivent être développés dans trois domaines: améliorer la disponibilité des données, moderniser le traitement des données grâce à la numérisation et améliorer la consultation et la communication des résultats de développement.
Globalement, un taux de réussite tout à fait honorable de 80%
Pour toutes les dimensions, à l’exception de la «durabilité», le taux de réussite se situe donc entre 73% et 97%. Dans l’ensemble, l’analyse transversale de 80 à 100 évaluations externes annuelles de projets, programmes nationaux et portefeuilles thématiques complets indique un taux de réussite de 80% – une valeur incontestablement très acceptable compte tenu du contexte difficile dans lequel les programmes de développement, les interventions de promotion de la paix et les mesures de promotion économique sont mis en œuvre.
Il ne fait aucun doute que le faible taux de «durabilité» est insatisfaisant. Il y a toutefois plusieurs explications à cela: les interventions examinées ont eu lieu dans une phase marquée par des crises et des bouleversements politiques dans de nombreux pays comme le Mali, le Burkina Faso et le Niger, ainsi que l’Afghanistan, le Soudan et le Myanmar. Dans le même temps, la dévastation climatique croissante, la pandémie de Covid et la guerre en Ukraine ont déclenché une polycrise: les crises qui se chevauchent ont fait augmenter le coût de la vie, les inégalités et la dette publique et ont aggravé l’insécurité alimentaire, la situation des droits humains et les mouvements migratoires involontaires dans de nombreux pays partenaires.
De nombreuses réalisations concrètes grâce à la CI
Malgré les crises secouant actuellement le monde et la situation parfois très difficile dans de nombreux pays prioritaires, la CI suisse a enregistré entre 2020-2022 d’importants succès, comme en témoigne ce rapport d'activité. En matière de «développement économique», plus de 50'000 membres du personnel des administrations financières ont été formés à travers le monde et près de 900 communes dans 19 pays partenaires ont été soutenues dans la mobilisation de recettes fiscales supplémentaires. La qualité de vie de plus de 12 millions de personnes réparties dans 237 villes s’est améliorée grâce au développement durable d’espaces urbains et d’infrastructures. Des milliers d'emplois ont pu être créés et de nombreux pays ont été soutenus dans leurs réformes juridiques et réglementaires, permettant à près de 400'000 PME d'accéder à des financements. Dans le volet «environnement», la coopération au développement a permis à plus de 16 millions de personnes de s'adapter au changement climatique – par exemple par le biais d'une agriculture agroécologique, d'une gestion adaptée des forêts et des régions de montagne ou encore d'une meilleure gestion des risques de catastrophe. En outre, près de 20 millions de personnes ont eu accès à des énergies renouvelables sous forme de chauffage urbain, de biomasse et de photovoltaïque.
Dans le domaine «développement humain», les contributions de la DDC ont permis au CICR, au HCR et au Programme alimentaire mondial de fournir une aide humanitaire à un million de personnes en Ukraine, à plus d'un million en Afghanistan et à plus d'un demi-million au Soudan. En outre, cinq millions de personnes ont été sensibilisées à la prévention de maladies non transmissibles et 1,6 million d'enfants ont eu accès à l'enseignement primaire ou secondaire. Enfin, dans le domaine «paix et gouvernance», la CI suisse a joué un rôle déterminant dans 21 processus de paix, notamment en Colombie et au Kosovo, et a négocié des accords de cessez-le-feu dans sept pays. Dans d'innombrables pays, la Suisse a mis en œuvre des mesures de lutte contre la corruption, encouragé des administrations à être transparentes et responsables et soutenu la participation politique de la société civile.
Une autre affirmation ne résiste pas à l’examen
A l’occasion de la décision du Conseil des Etats du 3 juin 2024 d’économiser deux des onze milliards de francs de la Coopération internationale 2025-2028 (CI) au profit de l’armée, Lars Guggisberg de l’UDC a affirmé: «L’aide au développement a massivement augmenté. Elle a été multipliée par trois et demi ces dernières années». Les chiffres officiels sur l’évolution de la CI montrent une autre image: l’aide publique au développement (APD) est passée d’environ 2,8 à 3,4 milliards de francs au cours des dix dernières années.
Les dépenses de développement sont même en baisse par rapport au PIB – ce que l’on appelle le taux d’APD: selon l’état actuel de la stratégie CI 2025-2028, qui devrait être adoptée par le Parlement à l’hiver 2024, le taux d’APD (sans tenir compte des dépenses d’asile en Suisse) s’élèvera à 0,36 % à l’avenir. Depuis 2014, le taux d’APD a enregistré ses valeurs les plus élevées en 2020 et 2021, avec 0,45% à chaque fois. Avec la proposition du Conseil des États de transférer 500 millions par an de la CI à l’armée, ce taux passerait même, selon toute vraisemblance, sous la barre des 0,3% – et donc sous la valeur moyenne de tous les pays donateurs de l’OCDE (0,37% en 2023). Une valeur honteusement basse pour la Suisse, pays prospère et «humanitaire». Elle perdrait complètement de vue l’objectif de l’ONU de 0,7%, qui a été confirmé par l’Agenda 2030 pour le développement durable.
Non seulement la CI n’a pas augmenté par rapport à la puissance économique suisse (PIB). L’efficacité de la CI est également bien meilleure que ce que certains politiciens aiment à répéter. Le Parlement et le Conseil fédéral devraient donc se rappeler que si l’on veut améliorer la sécurité et la stabilité dans notre pays et en Europe, la Suisse ne doit pas seulement envisager de s’armer à l’intérieur du pays, mais elle doit continuer à investir dans la coopération internationale. Concrètement, ce sont la promotion civile de la paix et le renforcement des droits humains, les programmes de développement à long terme et l’aide humanitaire, les mesures de protection du climat et d’adaptation, ainsi que le développement durable et le renforcement de l’économie locale dans les pays plus pauvres.
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Reportage en Bolivie
Le dernier souffle
03.05.2024, Coopération internationale
La coopération bilatérale au développement de la Suisse se retire d'Amérique latine après plus de 60 ans. Dans leur reportage en Bolivie, Malte Seiwerth et Rodrigo Salinas reviennent sur un partenariat réussi. Le Conseil fédéral a annulé le transfert des fonds promis vers l'Afrique subsaharienne, l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient et veut financer en partie la reconstruction de l'Ukraine en se retirant d'Amérique latine. Seul le Parlement peut encore l'empêcher.
La pandémie a causé 22 000 morts en Bolivie, notamment en raison du manque d'appareils respiratoires. Fabio Díaz et son équipe ont finalement réussi la percée espérée : une machine fabriquée en Bolivie et pour la Bolivie. © Rodrigo Salinas
Malte Seiwerth (texte), Rodrigo Salinas (photos)
Fabio Díaz sort fièrement de son carton un dernier exemplaire de son appareil. Appelé « mambú » (Mechatronic Ambulatory Medical Breathing Unit, MAMBU), le petit respirateur ressemble à un robuste kit de construction. Un tampon portant sur le carton l'inscription « hecho en Bolivia » — « fabriqué en Bolivie » — complète les logos des entreprises et de l'université catholique San Pablo de La Paz qui ont fabriqué la machine, une production entièrement bolivienne.
L’expression du visage de Fabio Díaz passe de la fierté à l’épuisement tandis qu'il retrace le développement du respirateur. Il dirige le domaine de l’ingénierie mécatronique à l'université. Selon lui, « sans l'aide de la Suisse, le mambú n'aurait pas vu le jour ». En effet, le développement et la distribution ultérieure aux services de soins ont été financés en grande partie par l'ambassade helvétique dans le cadre de la coopération bilatérale au développement.
Disons que nous avons fait un travail de pionnier.
Fabio Díaz, mécatronicien et concepteur du respirateur « mambú »
Le projet était l’un des derniers à être financé par la coopération bilatérale de la Direction du développement et de la coopération (DDC). Après 54 ans, la DDC met définitivement fin cette année à ses projets de développement en Amérique latine et donc à ses activités en Bolivie. Un éclairage sur ce qu'elle a fait pendant la pandémie montre l'importance de son travail et la façon dont elle quitte le pays après plus d'un demi-siècle.
À l'université San Pablo de La Paz, les ingénieurs ont développé une alternative bon marché, de fabrication locale et facile à utiliser aux respirateurs complexes. © Rodrigo Salinas
Un contexte difficile durant la pandémie
À l'hôpital universitaire de La Paz, seule l’obligation du port du masque rappelle la pandémie, qui a causé jusqu'à présent près de 22 000 décès en Bolivie. Le jeune médecin Marcelo Alfaro travaillait alors quotidiennement aux soins intensifs ; le regard triste, il confie : « Certains ont vécu la guerre au Vietnam ou la Seconde Guerre mondiale. Pour nous, médicalement parlant, la pandémie était quelque chose de similaire ». Il a été chaque jour témoin du décès de personnes par manque de ressources. « Nous n'avions presque pas de matériel et devions constamment improviser », se souvient Fabio Díaz.
Durant la première année de la pandémie, le pays était également plongé dans une profonde crise politique. Après les élections de 2019, au cours desquelles, selon les résultats officiels, le président de longue date Evo Morales a été réélu, des allégations de fraude électorale ont émergé. L'opposition de droite a installé sa propre présidente, Jeanine Añez, qui s'est fait remettre l’écharpe présidentielle par les militaires. Bible à la main, Añez a proclamé la « fin du marxisme » en Bolivie et a donné carte blanche aux forces de sécurité pour réprimer les protestations par la violence.
Avant que l'élection de Luis Arce en octobre 2020 a permis à un président démocratiquement élu de reprendre le pouvoir, quatre ministres de la santé se sont succédé la même année. Le gouvernement de transition d'Añez semblait incapable de réagir de manière adéquate à la pandémie. Ainsi, il a certes acheté des respirateurs à l'étranger, mais des allégations de corruption ont fait que les appareils n'ont jamais été utilisés.
Les dons étrangers ont certes permis de remédier à la situation, mais certains n'étaient pas adaptés à la réalité bolivienne, explique Marcelo Alfaro : « Nous avons reçu des machines que beaucoup ne savaient pas utiliser et des équipements techniques qui n'étaient pas compatibles avec ceux dont nous disposions ».
Le médecin Marcelo Alfaro a vu tous les jours des personnes mourir en raison d'un manque de ressources dans l'unité de soins intensifs. © Rodrigo Salinas
Face à cette situation, une petite équipe autour du mécatronicien Fabio Díaz s'est attelée à la réalisation d'une solution bolivienne. Jour et nuit, ils ont occupé des salles vides de l’université et bricolaient. Leur objectif ? Une machine bon marché, fabriquée si possible avec des pièces locales et facile à utiliser.
Solution dans l’urgence
Mais au début, le respirateur mambú souffrait d’un manque de financement ; l'équipe a finalement trouvé l’argent auprès de Swisscontact et de l'ambassade de Suisse. Sandra Nisttahusz et Franz Miralles travaillent dans le bureau de l'organisation de développement à La Paz, soutenue par le secteur privé helvétique. Sandra Nisttahusz dirige le projet des marchés inclusifs. L’objectif est de promouvoir des initiatives qui améliorent à long terme les conditions de vie de la population rurale et lui offrent de meilleures perspectives économiques afin qu'elle puisse vivre dignement de l'agriculture.
Sans l'aide de la Suisse, le respirateur mambú n'aurait pas vu le jour.
Fabio Díaz, mécatronicien et concepteur du respirateur « mambú »
Le projet dure depuis plus d’une décennie et a été soutenu par la DDC à hauteur de près de dix millions de francs jusqu'à fin 2023. En Bolivie, Swisscontact est l'une des trois ONG, avec Helvetas et Solidar Suisse, à avoir reçu le plus d'argent de la DDC. Selon son rapport financier pour l'année 2022, Swisscontact a reçu près de 62 millions de francs suisses de la Confédération. De loin le plus gros montant qu’une organisation de développement ait reçu.
Pendant la pandémie et le confinement, de nombreux projets n'ont cependant pas pu voir le jour, tandis que la population rurale a particulièrement souffert du Covid. « Quand les traitements faisaient défaut en ville, il n'y en avait tout simplement pas à la campagne », explique Sandra Nisttahusz.
Elle a pris contact avec l'ambassade, qui a accepté de mettre à disposition des fonds supplémentaires. Au total, Swisscontact a versé près de 100 000 francs suisses pour le développement de quelque 80 respirateurs mambús et leur distribution à des centres de santé essentiellement ruraux. Le prix de production d'un seul respirateur avoisinait 1 000 francs suisses — les respirateurs classiques coûtent jusqu'à 50 fois plus cher.
La coopération bilatérale au développement de la Suisse a été décisive dans le financement du respirateur Mambú. © Rodrigo Salinas
Swisscontact s'est occupé de la distribution des mambús et a encouragé leur homologation par les autorités. En collaboration avec le médecin Marcelo Alfaro, l'équipe de Fabio Díaz a continué à développer l’appareil respiratoire. L'équipe s'est aussi attelée à la formation technique du personnel médical sur l'appareil. Pour ce faire, le mécatronicien Fabio Díaz a visité divers centres de santé. Il témoigne : « Nous avons vu de nombreux respirateurs complexes inutilisés, car personne ne savait comment les utiliser. »
Les problèmes structurels demeurent
C’est donc une histoire d'industrialisation locale réussie ? Réponse de Diaz : « Disons que nous avons fait un travail de pionnier. » Le mambú a été la première technologie médicale à être développée et fabriquée en Bolivie. En particulier, les autorités n'y étaient pas préparées. Aucun protocole n’avait été mis en place pour autoriser un tel appareil.
Depuis, Díaz travaille à faire homologuer un respirateur plus sophistiqué — ce serait une grande avancée dans le développement de la production nationale. Un objectif économique constant, car la balance commerciale bolivienne affiche des résultats négatifs et les dollars manquent dans le pays. Mais cela fait maintenant plus de deux ans que le groupe attend, sans justification, l'autorisation de lancer la prochaine phase de test.
Désabusé, Fabio Díaz explique : « Bien trop souvent, des postes importants sont échangés, ce qui empêche une collaboration continue. Notre culture a intégré l’idée que les projets initiés par les prédécesseurs ne doivent pas être mis en œuvre, même s'ils sont bons. »
Díaz en est donc convaincu : « L'aide d'autres pays nous permet aujourd'hui de vivre le changement. On peut le voir surtout dans les zones rurales. Si des offres technologiques sont proposées, c'est grâce aux acteurs étrangers, et non au gouvernement bolivien. »
« Sortie responsable » de l'Amérique latine
Pourtant, dans le cas de la Suisse, c'est justement cette coopération qui prendra fin sur le plan opérationnel cette année, une décision qui avait déjà été annoncée en 2019. Le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) justifie ce choix par les chiffres économiques d'avant la pandémie, lorsque de nombreux pays — dont la Bolivie — ont connu un développement positif et se sont élevés au rang de pays à revenu intermédiaire.
En outre, il ressort de la Stratégie Amériques 2022-2025 du DFAE que l'Amérique latine ne constitue pas une région prioritaire de la politique étrangère suisse. L’accent est donc mis sur une « sortie responsable » de la coopération bilatérale au développement d'ici fin 2024 et, dans un premier temps, également sur la fermeture de l'ambassade à La Paz.
Malheureusement, de nombreux pays européens nous tournent le dos.
Martín Peréz, directeur de Solidar Suisse en Bolivie
Toutes les organisations de développement suisses en Bolivie sont touchées. Swisscontact diversifie donc ses partenaires de projet. Le projet des marchés inclusifs est par exemple soutenu par la coopération au développement suédoise jusqu'à fin 2026, d'autres nouveaux projets démarrent actuellement avec le financement des villes de Zurich et Genève. Toutefois, le budget des nouveaux projets est considérablement réduit, raison pour laquelle la continuité de Swisscontact sous la même forme n'est pas encore assurée.
De son côté, l'organisation de développement Solidar Suisse est un peu plus optimiste. Le petit bâtiment administratif de l'organisation se trouve non loin de l'ambassade suisse à La Paz. Des affiches sur les droits humains et des photos de travailleurs des mines et de la population rurale sont accrochées aux murs. Martín Peréz, directeur de Solidar Suisse à La Paz, estime que l'organisation continuera à être active en Bolivie, mais il est certain, en raison de la diminution des ressources, que « pour l'avenir, il faudra davantage de coopération entre les différentes ONG suisses et non suisses pour mener à bien des projets communs. »
Martín Peréz, directeur de Solidar Suisse en Bolivie, regrette que la Suisse tourne le dos à l'Amérique latine, car elle a accompagné des réformes décisives. © Rodrigo Salinas
Martin Peréz estime positives les différentes initiatives des organisations suisses de développement en Bolivie : « Nombre d’institutions publiques et privées tentent de résoudre les problèmes sociaux, mais ceux-ci se sont complexifiés au fil du temps. Par conséquent, la participation et la promotion d'un secteur privé qui s'engage avec cohérence et transparence dans les questions sociales et environnementales est un élément clé pour développer la société. »
En Bolivie, Solidar Suisse travaille surtout au renforcement des organisations de la société civile, comme les syndicats, et à la mise en place d’initiatives visant à renforcer les droits des femmes.
« La Suisse a joué un rôle crucial et respectueux dans l’accompagnement de réformes centrales en Bolivie, comme la décentralisation de l'État, la mise en œuvre de lois donnant plus de droits aux femmes et la nouvelle Constitution », affirme Peréz. Il regrette donc le peu d'intérêt de la Suisse pour l'Amérique latine. « Malheureusement, de nombreux pays européens nous tournent le dos ». Il ajoute que cette attitude comporte le risque d'interventions de pays moins regardants en termes de respect des droits humains.
Le réseau extérieur est d'une importance capitale pour la Suisse et la représentation de ses intérêts.
Edita Vokral, l'ambassadrice suisse en Bolivie
Pendant ce temps, l'ambassadrice suisse Edita Vokral est assise dans le bâtiment de l'ambassade, qui ressemble à un énorme bloc de bois rouge. Elle est visiblement heureuse du maintien de l'ambassade et explique cette décision par le fait que « le réseau extérieur est d'une importance capitale pour la Suisse et la représentation de ses intérêts ».
L'ambassadrice Edita Vokral défend le retrait de l'Amérique latine. © Rodrigo Salinas
Mais elle défend l’arrêt de la coopération bilatérale. Outre le développement économique, la région a changé sur le plan politique, estime Edita Vokral. Selon elle toujours, l’Amérique latine ne veut plus seulement recevoir de l'aide au développement. Les gouvernements entendent suivre leur propre voie.
Le sous-continent serait ainsi prêt à recevoir d'autres moyens de coopération, comme la coopération économique et les initiatives du secteur privé, ainsi que le soutien d'organisations non gouvernementales de développement. La DDC continuerait par ailleurs à financer des initiatives régionales dans les domaines de l'eau, du changement climatique et de l'environnement ainsi que de l'aide humanitaire.
Lorsque le dernier rapport interne sur le travail de la DDC en Bolivie sera achevé cette année, une forme de coopération au développement prendra fin, malgré toutes les déclarations sur la poursuite de certaines initiatives dans la région andine. Celle qui a réussi à mener un travail de construction de longue haleine, au-delà de gouvernements politiquement opposés et de problèmes graves. Désormais, la coopération au développement doit réagir à des problèmes plus pressants, comme en Ukraine. Il n'est toutefois pas certain que les mêmes objectifs à long terme puissent être atteints.
Malte Seiwerth est historien et journaliste. Il a étudié l'histoire à l'Universidad de Chile et les études d'Amérique latine à l'Université de Berne. Il fait partie du réseau international de correspondants Weltreporter, vit à Santiago du Chili et travaille comme journaliste pour des médias germanophones tels que la Wochenzeitung, la Neue Zürcher Zeitung et la Frankfurter Rundschau.
Rodrigo Salinas est photographe et réalisateur de documentaires chilien. En tant que réalisateur de documentaires, il a travaillé pour différentes sociétés de production latino-américaines et européennes et a réalisé des films sur des thèmes historiques et des mouvements sociaux actuels. Il travaille actuellement comme documentariste dans le cadre d'un programme d'histoire publique au ministère chilien de la Culture et comme photographe pour des médias germanophones.
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Entretien avec Micheline Calmy-Rey
« On ne peut pas accepter ce qui se passe en Ukraine ou à Gaza »
21.03.2024, Coopération internationale
L’ancienne Conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey regrette l’absence d’une position claire de la diplomatie suisse dans la période de crise actuelle. En tant que garante des Conventions de Genève, la Suisse devrait renforcer son engagement en faveur de la population civile.
La frontière entre Al-Jalazone et Bet El, en Cisjordanie, était déjà le théâtre d’affrontements violents entre l’armée israélienne et les jeunes palestiniens avant le 7 octobre 2023. © Klaus Petrus
« global » : Mme Calmy-Rey, vingt ans après le lancement de l’Initiative de Genève, le Proche-Orient connaît la pire guerre depuis la création de l’Etat d’Israël en 1948. Quel regard portez-vous sur le rôle de la Suisse dans ce conflit ?
Micheline Calmy-Rey : L’Initiative de Genève soutenue par la Suisse était un plan de paix alternatif signé entre les sociétés civiles palestiniennes et israéliennes, qui visait un règlement global du conflit et une solution à deux Etats. En 2022 le DFAE s’est désengagé du soutien à cette initiative tout en continuant à parler d’une solution à deux Etats. Il faut dire que l’objectif d’un Etat palestinien était devenu secondaire dans l’agenda international de cette dernière décennie. On a occulté un conflit jugé sans issue et on s’est gargarisé avec cette solution à deux Etats, mais les pays occidentaux n’ont rien fait pour la concrétiser. Rien n’illustre mieux ceci que l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne. On a pensé que la normalisation des relations des Etats du Golfe avec Israël permettrait de régler le conflit dans la foulée, mais on voit bien que ce n’est pas le cas. Aujourd’hui l’idée de la solution à deux Etats refait surface, mais sa mise en œuvre reste difficile car les questions du statut de Jérusalem, de la colonisation, du droit au retour des réfugiés demeurent.
Les temps ont changé aussi, la solution à deux Etats n’est-elle pas encore plus difficile à mettre en œuvre aujourd’hui qu’il y a vingt ans ?
Oui, vous avez raison. Prenez l’évolution du nombre de colons juifs dans les territoires palestiniens occupés : ils étaient 280'000 en 1993, aujourd’hui ils sont 700'000. La construction de la barrière de séparation a transformé la Cisjordanie en micro enclaves parfaitement ingouvernables. Plus de 90 % de la terre entre la Méditerranée et le Jourdain est sous contrôle direct d’Israël. Pour l’instant, la solution à deux Etats reste un vœu pieux.
Point de contrôle de Qalandiya. À la fin de la deuxième Intifada, on a construit un mur, parfois haut de sept mètres, qui sépare aujourd'hui la Cisjordanie de Jérusalem et d'Israël. © Klaus Petrus
Construction d'une colonie israélienne à Bet El, au nord-est de la ville palestinienne de Ramallah.
© Klaus Petrus
Que pensez-vous de l’action de la coopération suisse dans la région actuellement ?
J’ai de la peine à voir une position claire de la Suisse. Son message est brouillé. Dans sa prise de position officielle elle a appelé les parties à remplir leurs obligations en vertu du droit international (DI) et du droit international humanitaire (DIH). Avec 120 autres Etats, elle a approuvé à l’ONU une résolution de l’Assemblée générale qui appelait à une trêve humanitaire immédiate. Mais certains milieux ont critiqué cette attitude. En même temps, le chef du DFAE déclare que la Suisse suspend le financement de 11 organisations en Palestine et en Israël, répondant ainsi aux désirs de certains partis politiques souhaitant que l’on examine si l’aide au développement envers la Palestine devait être annulée. Finalement seules trois organisations palestiniennes sont touchées par cette suspension. Enfin, si la Suisse avait décidé dans un premier temps de ne pas couper les 20 millions de francs annuels versés par Berne à l’Agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, l’évaluation de son financement risque bien de changer après l’annonce du licenciement immédiat de 12 de ses employés soupçonnés d’être liés à l’attaque du 7 octobre à l’encontre d’Israël. Le risque n’est malheureusement pas négligeable que la contribution de la Suisse soit finalement suspendue et ce malgré les énormes besoins humanitaires à Gaza.
J’ai de la peine à voir une position claire de la Suisse.
Que pensez-vous de l’annonce faite par la Suisse de vouloir organiser une conférence de paix sur l’Ukraine ?
A Davos, la Suisse a dit qu’elle participerait à l’organisation d’une conférence de paix. Dans le processus traditionnel, on procède à des pourparlers préalables, on arrête les objectifs de la rencontre et l’annonce publique intervient ensuite. A Davos, la Suisse a fait les choses à l’envers. Reste que la situation est différente de celle d’une médiation classique entre deux Etats en conflit. La conférence de paix se tiendrait après quatre rencontres des conseillers à la sécurité de plus de 80 pays dont la dernière a eu lieu à Davos et qui ont toutes été publiques. La méthode a donc dû s’adapter. Je suis contente que la Suisse bouge et utilise ses atouts, qui ne sont pas négligeables. Pourtant, à l’heure actuelle, on ne peut parler que d’une pré-préparation.
Que se passerait-il ensuite ?
Il est peu probable que la Russie participe directement au premier sommet. En même temps, une conférence de paix sans la Russie est impensable. A Davos notre présidente et notre ministre des Affaires étrangères ont fait part de leur souci d’impliquer la Russie. Ils ont affirmé que la Suisse voulait travailler avec le plus grand nombre de chefs d’Etats, en particulier avec les Etats qui se sont jusqu’à présent plutôt positionnés du côté de la Russie. Si la Suisse veut en effet participer à l’élaboration de la discussion, et pas seulement se contenter d’un rôle d’hôtelier, il s’agira aussi pour elle d’en définir le contenu et c’est la raison pour laquelle la participation d’Etats réputés proches de la Russie et de la Russie elle-même est importante. De plus, un accord sur la plupart des points du plan de paix ukrainien est pour l’instant irréaliste. La Suisse devrait déterminer de manière abstraite les points sur lesquels un dénominateur commun se dessine entre les amis de l’Ukraine et les défenseurs de la Russie. Il existe par ailleurs des enjeux techniques pour lesquels des accords intermédiaires pourraient se nouer dans l’intérêt des parties, par exemple sur les céréales, l’échange de prisonniers, la sécurité des centrales atomiques, etc.
J’aimerais que la Suisse parle plus haut et fort sur le respect du droit international humanitaire.
Vous étiez à l'origine de la candidature suisse au Conseil de sécurité de l'ONU. Que pensez-vous de son activité après une année ?
Au Conseil de sécurité, la Suisse a pu poursuivre sa politique étrangère traditionnelle. Avec le Brésil, elle a facilité l’accès humanitaire après le tremblement de terre au nord de la Syrie. Mais elle intègre le Conseil de sécurité dans une période où le multilatéralisme est à la peine, bloqué par le véto des grandes puissances. J’aurais attendu qu’elle soit un peu plus dynamique sur l’application du DIH. C’est dommage qu’elle ne fasse pas plus de ce point de vue là car on ne peut pas accepter ce qui se passe en Ukraine ou dans le conflit israélo-palestinien, où les Conventions de Genève ne sont respectées par personne : bombardements indiscriminés à Gaza, actes perpétrés par le Hamas le 7 octobre, qui sont constitutifs de crimes de guerre. Il est inacceptable que de nombreux civils israéliens soient exécutés, que les Palestiniens soient pris au piège par le Hamas à Gaza, que l’acheminement des secours soit entravé. J’aimerais que la Suisse parle plus haut et fort sur le respect du droit international humanitaire. Après tout, il est né à Genève et la Suisse est garante des Conventions de Genève.
Le Mur occidental ou Mur des Lamentations dans le quartier juif de la vieille ville de Jérusalem, avec des pratiquants juifs et des ultra-orthodoxes. © Klaus Petrus
En même temps le multilatéralisme apparait affaibli... Avez-vous toujours confiance dans les institutions de l’ONU et quel rôle devrait jouer la Suisse et la Genève internationale ?
Le Conseil de sécurité est bloqué par les vétos des uns et des autres. Mais à Genève se concentrent les organisations techniques et quand on parle d’érosion du multilatéralisme, il faut regarder aussi ce qui se passe ici. Le Palais des Nations a été fermé pendant une quinzaine de jours pour faire des économies de chauffage, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) va se priver de 4'000 collaborateurs, l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) va en licencier aussi beaucoup. Genève concentre un nombre impressionnant d’organisations techniques des Nations unies et celles-ci ont des difficultés, mais aussi les données informatiques nécessaires au bon fonctionnement de la globalisation : elle s’occupe des fréquences des téléphones portables, des patentes et des marques, de la santé publique, des conditions de travail, du climat, de la coordination de l’aide humanitaire. Les Nations unies nécessitent des réformes importantes, pas seulement du Conseil de sécurité, mais aussi dans la recherche d’un fonctionnement plus effectif des organisations techniques.
Quel regard portez-vous sur la coopération au développement de la Suisse ? Faut-il, selon vous, puiser sur le budget régulier de la Direction du développement et de la coopération (DDC) pour financer la reconstruction de l’Ukraine ?
Si je regarde le site web de la DDC, elle promeut l’accession à l’autonomie politique et économique des Etats. La priorité de la Suisse a été et est d’aider les populations les plus pauvres. En tout état de cause, je trouve indéfendable d’un point de vue de politique étrangère de couper l’aide aux pays les plus pauvres – une rubrique du budget régulier reconduite d’année en année et un objectif durable de la DDC – pour l’affecter à l’aide à la reconstruction de l’Ukraine. C’est un objectif certes hautement souhaitable et nécessaire, mais espérons-le limité dans le temps et qui à mon sens devrait pouvoir bénéficier d’un financement particulier.
« Les Suisses ont de la peine à comprendre pourquoi on n’envoie pas d’armes à l’Ukraine, mais à l’Arabie saoudite qui mène une guerre au Yémen. »
La neutralité suisse s’applique-t-elle encore aujourd’hui ?
La Suisse pratique aujourd’hui une politique d’Etat neutre. Elle n’envoie pas d’armes aux belligérants, ni directement ni par intermédiaires. La Suisse a condamné l’agression de la Russie car elle violait le droit international. Elle applique des sanctions économiques à l’encontre de la Russie. Si elle n’avait pas fait suivre sa condamnation de sanctions, elle aurait permis le contournement des sanctions européennes et ainsi pris le parti de l’agresseur. Il n’en demeure pas moins que les Suisses ont de la peine à comprendre pourquoi on n’envoie pas d’armes à l’Ukraine, mais à l’Arabie saoudite qui mène une guerre au Yémen. La guerre en Ukraine est atypique de notre temps. Les conflits armés entre Etats sont aujourd’hui une exception. Les conflits civils se multiplient, tout comme les cyberattaques. Et comment faire lorsque les choses se compliquent encore ? L’exportation d’armes vers l’Arabie Saoudite n’est pas interdite par le droit de la neutralité car au Yemen il ne s’agit pas d’un conflit armé interétatique. On le voit, la définition de la guerre par le droit de la neutralité est un défi posé à son interprétation.
En tant qu’Envoyée spéciale de la Secrétaire générale de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) pour le suivi de la situation à Madagascar, vous avez conduit récemment une mission électorale de la Francophonie à Antananarivo. Cette année un nombre record de personnes participera à des élections dans le monde. Est-ce un test décisif pour la démocratie ?
A Madagascar, la question qui s’est posée à la communauté des pays aux vues similaires (Suisse, UE, Etats-Unis et Etats occidentaux) était un peu différente. Madagascar est un point de passage entre l’Afrique et la Chine, avec une présence chinoise et russe sur l’île. La communauté des like-minded a observé le processus électoral et émis des observations. Elle a souhaité un processus électoral plus inclusif, transparent et ouvert, mais pour des raisons géopolitiques accepté de financer un processus pas idéal et le président sortant a été réélu. Il faut remarquer tout de même que Madagascar est très pauvre et que les processus électoraux ne peuvent pas être jugés à l’aune de ce qui se passe en Suisse. Les Malgaches n’ont pas toutes et tous accès à l’électricité, tous les bureaux de vote ne sont pas connectés et les moyens de communication manquent.
L’entretien a eu lieu fin janvier 2024.
Micheline Calmy-Rey
L’ancienne Conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey a été à la tête du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) de 2002 à 2011. Elle a mené une politique de neutralité active, impliquant la Suisse dans plusieurs médiations internationales et initiatives de paix, dont la plus connue est la médiation entre la Fédération de Russie et la Géorgie qui a permis en 2011 l’entrée de la Russie à l’Organisation mondiale du commerce, mais aussi dans les médiations entre la Turquie et l’Arménie. En 2008, elle a négocié avec succès les accords de représentation de la Géorgie en Russie et de la Russie en Géorgie.
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Prise de position sur la situation au Proche-Orient
Une tradition humanitaire qui se fissure
23.04.2024, Coopération internationale
Après le massacre de la population civile israélienne par le mouvement islamiste radical du Hamas et le déclenchement de la guerre qui s’en est suivi, la situation dans la bande de Gaza s'est détériorée de manière catastrophique. Une centaine d'otages sont toujours détenus. Des écoles, des hôpitaux et une grande partie des infrastructures civiles ont été détruits. L’approvisionnement en nourriture et en eau potable de la population civile fait défaut dans de grandes parties de la région. Une catastrophe humanitaire est en cours et la communauté internationale se contente de regarder.
Les véhicules de l'ONU sont également régulièrement pris pour cible à Gaza, comme le 9 avril à Chan Yunis. © Mohammed Saber / EPA-Keystone
La guerre entre le Hamas et Israël affecte particulièrement la population civile de la bande de Gaza. Beaucoup n’ont plus de toit au-dessus de leur tête et l’approvisionnement en nourriture a été anéanti. Souvent, les gens ont tout perdu, n’ont plus rien à manger, ne sont nulle part en sécurité et ne peuvent plus fuir. Même Mirjana Spoljaric-Egger, présidente du CICR, souligne qu'il n'y a plus guère de possibilités d'aide humanitaire dans la bande de Gaza : l'importation de médicaments et d'autres biens de secours est compliquée. Il n’y a plus d’endroits sûrs, l’accès aux médicaments est quasiment inexistant et celui à l’eau est largement restreint. Dans une interview accordée à Deutschlandfunk à la mi-février, Mirjana Spoljaric-Egger a déclaré qu’il était difficile de comprendre comment les parties au conflit entendaient garantir la protection promise à la population civile. Deux mois plus tard, les habitants du nord de la bande de Gaza, que l'armée israélienne a séparé du sud, font face à la famine. Des enfants sont déjà morts de faim.
Le rapport d’enquête disculpe l’UNRWA
La majorité des 2,2 millions de personnes vivant de la bande de Gaza sont désormais hébergées dans les écoles et les abris d'urgence de l'UNRWA, l'Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens dans le Proche-Orient. « S’il [l'UNRWA] n'existait plus, il n'y aurait quasiment plus d'opérations humanitaires à Gaza », a constaté Martin Griffiths, coordonnateur des secours d’urgence et secrétaire général adjoint des affaires humanitaires de l'ONU, lors de sa visite en Suisse fin mars. Mais le rôle de l’UNRWA dans le conflit au Proche-Orient fait l’objet de vives discussions depuis des années : l’UNRWA ne serait pas neutre sur le plan politique, il serait infiltré par le Hamas et ferait partie du problème et non de la solution. Cependant, bon nombre de ces allégations n’ont pas été étayées par des sources indépendantes. Quiconque entend répondre à ces accusations se heurte à des obstacles. Les détracteurs ne voient pas que l’UNRWA fait partie du système des Nations Unies et qu’il doit livrer des comptes détaillés de ses activités aux États membres de l’ONU.
Ainsi, le rapport d'enquête publié lundi par un groupe d'experts indépendants montre également que les accusations sont infondées. Les experts concluent que l'UNRWA dispose d'un grand nombre de mécanismes et de procédures pour a) garantir le respect du principe de neutralité ; b) pouvoir réagir rapidement et de manière appropriée en cas d'indices de violations (p. ex. via des systèmes de signalement et d'enquête) ; et c) prendre des mesures contre les collaborateurs en cas de violations.
L’illusion d’une alternative à court terme à l’UNRWA
Seul l'UNRWA dispose des structures, du personnel et de l'expertise nécessaires pour assurer l'approvisionnement suffisant en biens de secours essentiels et leur distribution adéquate. L’ensemble de l’UNRWA, avec ses 30 000 employé-e-s, et les millions de bénéficiaires dans le besoin, notamment dans la bande de Gaza, ne doivent en aucun cas être soumis à une punition collective pour des crimes présumés commis par des individus. Si la Suisse ne finançait plus l’UNRWA et affaiblissait ainsi le seul outil permettant encore de stopper la famine d’origine humaine, la crédibilité de la Suisse humanitaire serait compromise dans la durée. Si notre pays cesse son aide, elle partagera la responsabilité de la catastrophe humanitaire et de la mort par famine, qui est à craindre, pour des milliers de personnes.
Les détracteurs de l'UNRWA, qui reconnaissent en même temps le désastre humanitaire dans la bande de Gaza, demandent que les fonds soient mis à la disposition d'autres organisations, comme le CICR, plutôt qu’à l'UNRWA. Ils ne sont manifestement pas conscients du fait que l’UNRWA joue un rôle quasi-étatique dans la région et qu’il n’y a pas d’alternative, et pas seulement en matière d’aide humanitaire. Le commissaire général de l'UNRWA Philippe Lazzarini a confirmé fin mars devant la Commission de politique extérieure du Conseil national qu'aucune autre organisation n'avait la capacité d'assumer les tâches de l'UNRWA.
Transposé à la Suisse, cela signifierait que du jour au lendemain, l'ensemble du système de santé, des services sociaux et des établissements scolaires des cantons de Zurich et d'Argovie devrait être repris et géré par une autre organisation. Pour répondre à l'accusation selon laquelle le personnel de l'UNRWA serait infiltré par le Hamas, il faudrait aussi changer tous les employés. Une telle restructuration institutionnelle serait impensable, même en Suisse, où la gouvernance est bonne, et encore moins dans une région gravement touchée par la guerre comme la bande de Gaza. Autrement dit, dans l’urgence humanitaire actuelle, aucune aide ne pourrait être fournie sans l’UNRWA dans la bande de Gaza.
Une solution politique est plus urgente que jamais
La création de l’UNRWA en 1949 était une solution temporaire. En raison du durcissement du conflit au Proche-Orient et de l’échec de toutes les tentatives visant à le résoudre au cours des 80 dernières années, cette solution provisoire est devenue permanente. La question qui se pose d’autant plus aujourd’hui est de savoir à quoi pourrait ressembler une solution politique qui serait acceptée par toutes les parties au conflit et ouvrirait de nouvelles perspectives à toutes les populations de la région. Vu la misère humaine actuelle dans la bande de Gaza, une solution politique est plus urgente que jamais.
Alliance Sud demande donc que…
- les contributions financières prévues de la Suisse à l'UNRWA soient versées sans plus attendre en avril. Toute tentative de retardement doit être fermement rejetée en raison de l’imminence de la famine dans la bande de Gaza.
- le Conseil fédéral s'engage pour le respect du droit international humanitaire international, la levée du blocus de la bande de Gaza pour les biens critiques tels que l'eau, la nourriture et l'électricité, et pour une libération sans condition des otages israéliens ainsi que pour un cessez-le-feu global et permanent.
- le Conseil fédéral s'engage à prendre des mesures concrètes pour l’application de la résolution 2728 du Conseil de sécurité de l'ONU, qui est juridiquement contraignante. Celle-ci exige un cessez-le-feu immédiat dans la bande de Gaza, la libération de tous les otages et un accès sans entrave de l'aide humanitaire à la bande de Gaza. La résolution a été adoptée le 25 mars sans opposition. Alliance Sud salue le rôle actif joué par la Suisse dans l'élaboration de cette résolution.
- le Conseil fédéral mobilise tous les moyens diplomatiques en faveur d'une paix durable aptes à contribuer à imposer durablement tant le droit à l'existence d'Israël que le droit à l’autodétermination des Palestiniennes et des Palestiniens.
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Article, Global
La mesure de l’efficacité à l’épreuve
20.03.2024, Coopération internationale
Le débat en cours en dit plus sur les points faibles de la mesure de l’efficacité et sur le manque de communication sur la coopération internationale en général que sur l’efficacité réelle des projets.
Discussion avec un groupe de femmes à Madagascar. © Andry Ranoarivony
L’efficacité de la coopération internationale (CI) est un sujet récurrent dans les médias et au Parlement. Alors que la Direction du Développement et de la Coopération (DDC) et le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO) aiment s’enorgueillir de leurs succès, le Parlement et les médias prennent régulièrement prétexte des foyers de crise actuels, comme l’Afghanistan, pour critiquer le manque d’efficacité de la CI. Mais comment mesure-t-on l’efficacité de la CI ? Et la manière actuelle de mesurer l’efficacité a-t-elle un sens ? La Commission de gestion (CdG) du Conseil des Etats s’est également posé cette dernière question. Elle a chargé le Contrôle parlementaire de l’administration (CPA) d’étudier les instruments de mesure de l’efficacité de la CI, en se concentrant sur l’instrument le plus fréquemment utilisé, celui des évaluations. Les rapports du CPA et du Conseil fédéral sont désormais disponibles et mettent surtout une chose en évidence : si les évaluations sont utiles comme instruments de pilotage, elles ne sont guère adaptées à la mesure de l’efficacité.
L’efficacité de la CI est présentée au Parlement à l’appui de taux de réussite, la DDC et le SECO affichant des taux supérieurs à la moyenne (plus de 80 %). Ces taux se basent sur un éventail d’évaluations externes spécifiques aux projets. Comme l’indique le CPA, cela pose problème pour diverses raisons : la qualité des différentes évaluations est variable, et il n’y a pas de méthodologie unifiée ; la plupart des évaluations sont réalisées pendant la durée de vie des projets et ne disent donc rien sur leurs effets à long terme ; les recommandations des différentes évaluations sont jugées insuffisantes, et le suivi (follow-up) de la part de la DDC, du SECO et de la Division Paix et droits de l’homme (DPDH) n’est pas toujours assuré ; en outre, les différentes évaluations ne se réfèrent guère aux objectifs supérieurs de la CI.
Mais il serait faux de déduire de ces résultats que la CI est inefficace – comme le constate sans ambiguïté la CdG du Conseil des Etats. Elle part fondamentalement « du principe que la Suisse atteint bon nombre de ses objectifs dans la CI et mène des projets utiles ». Mais elle critique « la pratique actuelle du Conseil fédéral qui consiste à rendre compte de l’efficacité de la CI au public et au Parlement en leur présentant des taux de réussite discutables ». Il ne s’agit pas non plus pour la CdG de supprimer les évaluations en soi ou de les déclarer vaines, car elles peuvent être tout à fait utiles en tant qu’instruments de pilotage internes, autrement dit pour adapter les projets.
La tendance aux approches étayées sur des preuves et aux analyses d'efficacité
Parallèlement à l’évaluation critique des pratiques existantes en matière de mesure de l’efficacité, la demande d’approches et d’analyses de l’efficacité fondées sur des preuves se fait de plus en plus pressante en Suisse également. Cela signifie, d’une part, que les preuves scientifiques sont toujours davantage prises en compte dans la conception et le développement de nouveaux projets et, d’autre part, qu’il faut réaliser plus d’analyses d’efficacité scientifiques. Celles-ci se réfèrent avant tout à des essais contrôlés randomisés (randomized control trials, RCT), qui ont pris un essor considérable ces dernières années grâce au travail des lauréats du prix Nobel Esther Duflo et Abhijit Banerjee. Le principe est simple : lors de la conception du projet, deux groupes sont formés au hasard – l’un qui profite du projet de développement, l’autre qui n’en bénéficie pas. Par exemple : plusieurs écoles au Kenya sont choisies au hasard – dans la moitié d’entre elles, des manuels scolaires sont distribués aux enfants, les enfants du groupe de contrôle n’en reçoivent pas. Avant et après la distribution de ces manuels, la présence à l’école ainsi que les notes de tous les élèves sont enregistrées. Au bout d’un an, les mêmes données sont à nouveau collectées. Si le groupe qui a reçu des manuels scolaires est effectivement plus souvent à l’école et présente de meilleures notes, on peut en conclure que le projet s’est montré efficace et qu’il peut être reproduit dans d’autres contextes. Telle est du moins la théorie.
Dans la pratique, divers dilemmes et questions se posent toutefois :
- Aujourd'hui, la plupart des projets de la CI sont autrement plus complexes ; ils ne se limitent pas à la distribution de manuels scolaires ou de médicaments. Dans les contextes fragiles notamment, de nombreux facteurs interagissent et le contexte peut vite changer, ce qui exige une adaptation rapide des projets. Cette réalité est difficilement conciliable avec la logique expérimentale des analyses d'impact scientifiques.
- La CI moderne s’impose des critères comme la participation et la localisation. Cela signifie que de nombreux projets de la CI sont aujourd'hui réalisés par des organisations locales qui participent également à l'élaboration des projets. Au mieux, la population qui profite des projets devrait également avoir son mot à dire. Cela ne correspond pas non plus à la logique des analyses d’impact, qui considèrent les personnes plutôt comme des objets d'étude que comme des gens actifs.
- Dans le prolongement du point 2, les études de terrain randomisées soulèvent aussi des questions éthiques, car de nombreuses personnes en situation de pauvreté et discriminées sont délibérément impliquées dans des expériences sans en tirer profit.
Plaidoyer pour un changement de mentalité
Quelle est donc la solution ? Tant les contribuables que les organisations de développement et les personnes en situation de pauvreté ont intérêt à ce que la CI soit efficace. Mais avons-nous vraiment besoin de toujours plus de chiffres et de statistiques ? Souvent étayée sur des bureaucraties rigides, des instruments de planification et des évaluations, la pratique actuelle en dit peu sur la valeur ajoutée réelle de la CI. Et les études de terrain randomisées ne conviennent, dans le meilleur des cas, qu'à une petite partie des projets de la CI.
Le Parlement et le public méritent avant tout un débat honnête sur la CI — sur les succès remportés comme sur les défis auxquels elle est confrontée. La CI de la Suisse a de nombreuses réussites à faire valoir. Elles sont souvent attestées par des projets individuels et par des études scientifiques. Mais pour déployer des effets, il faut souvent du temps. Dans le domaine de l'Etat de droit ou du renforcement de la société civile sur place — deux facteurs clés pour un développement durable —, il n'est pas toujours possible d'obtenir un effet immédiat. Ce dernier peut en outre être rapidement réduit à néant, surtout en période de crise, comme le montre l'exemple de l'Afghanistan.
Outre une meilleure communication et de meilleures relations publiques, la pratique et l'efficacité de la CI peuvent tout à fait profiter d'une meilleure prise en compte des études scientifiques existantes et de la promotion de ses propres études, surtout au niveau des stratégies thématiques et nationales. Dans le travail de projet lui-même, il faut plutôt davantage de flexibilité que de rigidité, et il est crucial que tous les projets soient clairement axés sur l'efficacité. Concrètement, cela signifie que des objectifs sont élaborés en collaboration avec des partenaires locaux et qu'ils s'orientent clairement vers les objectifs énoncés dans la loi, à savoir soulager les populations dans le besoin, lutter contre la pauvreté et promouvoir les droits de l’homme, la démocratie, la coexistence pacifique des peuples et la préservation des ressources naturelles (art. 54 al. 2 Cst.), tout comme vers les objectifs concrets de la stratégie de la CI. Au lieu de cadres logiques rigides pour la mise en œuvre des projets, les mesures (et si nécessaire les objectifs) devraient pouvoir être adaptées à tout moment s'il s'avère que celles envisagées ne sont finalement pas appropriées ou que le contexte change. Cela suppose un suivi continu, qui peut très bien être assumé par les partenaires en charge de la mise en œuvre, d'autant plus que ce sont généralement les partenaires sur place qui savent le mieux quand des adaptations sont nécessaires et lesquelles. Les évaluations après l'achèvement des projets peuvent en outre être utiles pour déterminer si et comment les objectifs fixés ont été atteints. Mais, comme le constate également le rapport du CPA, il est judicieux de concevoir ces évaluations de manière interdépartementale selon des critères clairs.
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global
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Interview
« Le Parlement n'est qu'un reflet limité de la volonté du peuple »
05.04.2024, Coopération internationale
Au début du mois d’avril, l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) a publié un nouveau sondage représentatif qui montre que malgré les conflits mondiaux et les insécurités économiques, la coopération au développement bénéficie d’un large soutien au sein de la population suisse, qui dépasse même celui dont bénéficie l’armée. Pour Fritz Brugger, codirecteur du Centre pour le développement et la coopération (NADEL) de l'EPFZ, un changement de mentalité doit maintenant aussi avoir lieu dans le monde politique.
© Daniel Winkler / ETH Zürich
Alliance Sud : Le sondage du NADEL révèle que la population suisse est très préoccupée par la pauvreté mondiale. Cela se répercute-t-il sur sa solidarité et son engagement ?
Fritz Brugger : L'engagement de la population suisse demeure élevé. Un adulte sur deux a fait un don l'année dernière. C'est remarquable et réjouissant, surtout si l'on pense à l'augmentation du coût de la vie. Cette hausse n’a entraîné qu'un léger recul des dons, de près de 3%. Dans les pays voisins, environ 36% de la population verse des dons aux œuvres caritatives.
Le soutien à la coopération au développement dépasse celui à l'armée, et ce en période de guerre en Europe. Comment l’expliquez-vous ?
La population comprend très bien que la sécurité n'est pas en premier lieu une question militaire, mais que la stabilité mondiale dépend essentiellement de la « sécurité humaine ». Autrement dit, dans notre monde globalisé et interconnecté, la sécurité se fonde sur la mise en œuvre des droits humains et sur un progrès respectueux de l'environnement et socialement équitable pour l’ensemble des êtres humains.
Source : ETH NADEL, Enquête Coopération Globale Suisse 2023
Une étude de l'EPFZ sur la sécurité révèle que même au centre de l’échiquier politique, une nette majorité de 60% est favorable à une hausse de la coopération au développement. Le Conseil fédéral pratique-t-il une politique qui ignore le peuple ?
En approuvant le budget proposé par le Conseil fédéral, le Parlement doit établir des priorités entre les objectifs politiques s'ils ne peuvent pas tous être atteints ou s'ils sont incompatibles entre eux. De plus, même dans notre démocratie directe, le Parlement n'est qu'avec certaines restrictions le reflet de la volonté du peuple. Inutile de se leurrer à ce sujet. De nombreux parlementaires sont rémunérés pour défendre des intérêts particuliers. Lorsqu'il s'agit d'économiser de l'argent dans la course à la répartition du budget, il est plus facile de le faire dans les domaines qui ne sont pas dotés d'un lobby rémunéré au Parlement. L'influence des liens d'intérêt sur les décideurs politiques est bien établie scientifiquement. On peut par exemple l'observer actuellement dans le cadre de la lutte acharnée pour la mise en œuvre de l'interdiction de la publicité pour le tabac, décidée par le souverain dans les urnes.
Pour la population, les investissements dans l'éducation et la sécurité alimentaire sont une priorité absolue. La Suisse devrait-elle renforcer son engagement dans ces domaines ?
La santé, la sécurité alimentaire et l'éducation sont des besoins fondamentaux. Elles bénéficient donc non seulement d'une priorité élevée, mais — comme le montrent les résultats de notre enquête — elles sont aussi susceptibles de rallier une majorité, tous groupes socio-économiques et toutes opinions politiques confondus. Les preuves scientifiques disponibles sur l'efficacité de la coopération au développement indiquent en outre que c'est dans le domaine de l'éducation et de la santé que l'engagement offre le plus de potentiel et qu'il est bien investi. Et malgré tous les progrès accomplis, par exemple dans la réduction de la mortalité infantile, les besoins demeurent énormes. En matière d'éducation, des progrès considérables ont été réalisés dans la scolarisation ; les besoins sont aujourd'hui immenses en termes de qualité de l'enseignement et d'accès au niveau secondaire.
La population comprend très bien que la sécurité n'est pas en premier lieu une question militaire, mais que la stabilité mondiale dépend essentiellement de la « sécurité humaine ».
La promotion du secteur privé, que le ministre des affaires étrangères Cassis ne cesse de mettre en avant, semble moins cruciale pour les sondés. Le Conseil fédéral fait-il fausse route avec sa stratégie ?
Dans la discussion sur le rôle du secteur privé dans la coopération au développement, nous devons faire la distinction entre trois choses : tout d'abord, la promotion du secteur privé local dans les différents pays. Elle repose sur l'idée que ce sont en fin de compte les entreprises locales qui procurent la majeure partie des emplois. C'est en tout cas primordial, mais ne peut être contrôlé de l'extérieur que dans une certaine mesure. Le deuxième thème est la promotion du développement durable via la responsabilité des entreprises, surtout des multinationales. Cela fonctionne lorsque des opportunités commerciales s'ouvrent ou que des risques commerciaux peuvent être évités. Lorsque ce n'est pas le cas, peu de choses se passent. Là encore, la recherche l’a bien démontré. Le troisième thème est la mobilisation de capitaux privés pour le financement des objectifs de développement durable. Selon les chiffres de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les attentes sont trop élevées dans ce domaine. En particulier pour les investissements dans les pays les plus pauvres, la mobilisation des capitaux privés est loin de répondre aux attentes. Cela vaut aussi pour les investissements privés dans des secteurs sans opportunités de rentabilité (« business cases »), ce qui n'est pas vraiment surprenant. Il faudrait une évaluation plus réaliste de ce qui peut ou ne peut pas être réalisé par le secteur privé.
Source : ETH NADEL, Enquête Coopération Globale Suisse 2023
Plus une personne est informée, plus elle soutient la coopération internationale. Or, les médias parlent de moins en moins du Sud global. Comment peut-on s'assurer que la population soit informée du contexte mondial et de la politique de développement ?
La question est difficile. Des spécialistes des médias ont analysé toutes les émissions du journal télévisé de 2022. Il en ressort que 85% de la population mondiale se voit réserver à peine 10% du temps d'antenne. C'est d'autant plus inquiétant que 57% des participantes et participants à notre enquête ont désigné la télévision comme principale source d'information sur le Sud global, avec les journaux (imprimés : 32%, en ligne : 47%) et la radio (29%). Aucune autre source d'information n'a une pénétration aussi importante. Les organisations de développement sont citées par 8% des personnes interrogées comme l'une des trois principales sources d'information. Si le service public venait à s’affaiblir, comme diverses initiatives politiques le souhaitent actuellement, le problème ne fera que s'aggraver.
Comme beaucoup de scientifiques, vous soutenez la campagne #SoyonsSolidairesMaintenant. Avec quelle motivation ?
Simplement parce que la Suisse est le pays le plus riche du monde et qu'il est essentiel qu’elle continue à prendre part à la solidarité internationale. Un refus de sa part aurait des conséquences immédiates pour les personnes concernées et pour la lutte contre la pauvreté et ne serait pas non plus dans l'intérêt de la Suisse. Si le budget de la coopération internationale est amputé maintenant, il sera difficile de l'augmenter à nouveau une fois que l'Ukraine sera reconstruite.
Le frein à l'endettement est invoqué pour justifier la réduction actuelle — même s’il existe un large consensus sur le fait que le frein à l'endettement est trop strict dans sa forme actuelle et entraîne la chute du taux, déjà très bas, à zéro. Des propositions de réforme sont sur la table. Elles permettraient d'augmenter la marge de manœuvre (que nous avons nous-mêmes restreinte) tout en permettant un contrôle précis des dépenses.
Il existe un large consensus sur le fait que le frein à l'endettement est trop strict dans sa forme actuelle.
À quoi ressemblerait une contribution appropriée de la Suisse à la coopération internationale ?
Une contribution appropriée commence par une stratégie courageuse et visionnaire qui ne considère pas la coopération internationale comme un domaine politique à part, mais qui pense la politique en Suisse, l'organisation des relations avec les pays du Sud global et l'engagement en faveur du développement à partir du développement durable global. La politique commerciale et fiscale en fait partie, tout comme la politique climatique et celle liée aux matières premières. C'est dans cette cohérence des politiques que réside le plus grand potentiel de levier pour promouvoir le développement durable mondial. Or, la cohérence des politiques a pratiquement déserté le débat et la tendance va dans le sens contraire. Ainsi, par exemple, au lieu de faire ses devoirs en matière de politique climatique, le monde politique a tendance à déléguer cette tâche aux pays du Sud global par le biais de contrats.
Que proposez-vous concrètement ?
Lorsqu'il est question de projets de développement concrets, je plaide avant tout pour la continuité et la fiabilité thématiques. C'est certes ennuyeux, mais gage de succès : la Suisse s'est engagée à long terme dans des thématiques et cela s'est traduit par des résultats positifs. Et puis je plaide pour une plus grande collaboration avec la communauté scientifique et l'utilisation systématique des preuves dans la planification et le contrôle des résultats. Il y a clairement une marge de progression sur ce plan.
On trouvera l'enquête NADEL complète « Swiss Panel Global Cooperation 2023 » ici.
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Perspective Sud
Une démocratie fragilisée sous l’emprise du populisme
22.03.2024, Coopération internationale
La Bolivie traverse une grave crise politique et sa situation économique est morose. Et pourtant, l'urbanisation croissante offre également des opportunités dans la lutte durable contre la pauvreté. Martín Del Castillo
Marché de Coroico, Yungas, où de nombreux jeunes vendent des feuilles de coca. © Meridith Kohut / The New York Times
Dans toute l'Amérique latine, les Bukele et les Milei, les Ortega et les Morales balancent entre l'un et l'autre bord avec leurs discours radicaux et leurs revendications populistes. Mais le pendule n'oscille plus entre les extrêmes idéologiques, entre la nationalisation des entreprises privées et le libéralisme radical. Il semble que ce mouvement de va-et-vient serve désormais les intérêts géopolitiques de quelques alliés stratégiques : les États-Unis, la Chine, la Russie, l'Union européenne. Ces alliés soutiennent les intérêts particuliers et la concentration du pouvoir des « leaders messianiques » en instrumentalisant leurs discours politiques à leurs propres fins.
Cette dynamique des deux dernières décennies a plusieurs dénominateurs communs : des États fragiles, des systèmes présidentiels, une concentration du pouvoir entre les mains de quelques personnes, des systèmes judiciaires cooptés et corrompus, une faible légitimité du système des partis et des parlements nationaux et une dépendance économique vis-à-vis de l'étranger. La Bolivie ne fait pas exception et va bientôt fêter 20 ans de populisme (dont 17 ans dominés par la gauche et deux par la droite), avec toutes les caractéristiques mentionnées et quelques autres spécifiques au pays.
Comme dans la plupart des pays de la région, les partis politiques souffrent d’un manque de légitimité. L'élite politique cherche d'autres canaux, comme les églises, les organisations de la société civile ou les syndicats représentant les cultivatrices et cultivateurs de coca (le principal mouvement social en Bolivie, dont est issue la base politique d'Evo Morales). Ces acteurs sont mobilisés en fonction d’intérêts clientélistes. Les Boliviennes et les Boliviens 'organisent, râlent, protestent, mais ne font pas de propositions constructives.
La Bolivie est par ailleurs dotée d'un système judiciaire défaillant, largement corrompu et illégitime. D'autres institutions publiques se caractérisent par des capacités limitées, un roulement élevé du personnel et une bureaucratie extrême et affichent des bilans administratifs discutables. À la fin du dernier millénaire, 25% des fonds destinés aux investissements publics étaient entre les mains du gouvernement national et 75% entre celles des gouvernements locaux ; la proportion de ces fonds confiés aux gouvernements locaux a été réduite à 20% à ce jour. La centralisation des décisions et des budgets publics révèle clairement la vulnérabilité institutionnelle de la Bolivie.
Depuis la présidence d'Evo Morales (de 2005 à 2019), la Bolivie a considérablement réduit son taux de pauvreté : l'extrême pauvreté est passée de 38% à moins de 15%, la pauvreté modérée de 60% à 39%. Le niveau macroéconomique est resté relativement stable : l'inflation est en dessous du niveau à deux chiffres et la croissance économique s'élève en moyenne à près de 4%.
Le bol d’air fourni par la coopération suisse au développement
Les respirateurs étaient rares pendant la pandémie ; les pays pauvres n'avaient pas accès à ces appareils indispensables à la survie. En Bolivie, par exemple, le personnel médical devait pratiquer des insufflations à la main. Pour remédier à cette situation, une université bolivienne a développé un respirateur automatique peu coûteux et rapide à assembler, qui a été vendu à prix coûtant à des communautés isolées et à l'étranger. Cette initiative n'a été possible que grâce au soutien de la coopération suisse au développement, qui a financé le travail et noué des relations entre les différents acteurs. Dans le contexte de la fermeture du bureau de la DDC en Bolivie et du retrait en cours de la coopération bilatérale avec l'Amérique latine et les Caraïbes en 2024, le journaliste indépendant Malte Seiwerth écrira pour Alliance Sud un reportage que vous lirez dès avril sur notre site Internet.
Bolivie, l’économie la plus stable de la région ?
Malgré ces chiffres prometteurs, la situation économique actuelle de la Bolivie est loin d’être encourageante : la part de la population exerçant une activité informelle avoisine 80%. Ces gens n'ont pas accès aux systèmes de sécurité sociale, ne reçoivent pas d'allocations pour travailleurs et ne sont pas imposés. À cela s'ajoute le fait que les réserves prouvées de gaz — la principale source de revenus et d'exportation du pays — ont fortement diminué, que le secteur public est en pleine expansion et qu’il est impossible pour le budget l'État de continuer à subventionner les carburants.
Cela a entraîné des années de déficits budgétaires et une diminution des réserves de change dès 2014. La dette publique, tant extérieure qu’intérieure, a augmenté de manière exponentielle. Aujourd'hui, les Boliviennes et les Boliviens, en particulier ceux qui travaillent dans l'importation, souffrent d'un sévère manque de devises. D’où l’émergence d’un marché noir et l’apparition d’une forte pression à la dévaluation et à l’inflation.
La croissance accélérée des villes est un autre aspect à prendre en compte. Une partie considérable de la population urbaine vit en conditions précaires dans les métropoles et les villes ou migre vers les zones agricoles pendant les périodes de plantation et de récolte. Ce phénomène entraîne une extension des frontières agricoles du pays et met sous pression la fourniture de services de base dans les zones urbaines et périurbaines.
Le gouvernement national mène une politique environnementale ambiguë dans ce contexte. Sous prétexte de favoriser le peuplement de vastes zones inhabitées, il facilite la migration dans les basses terres. Ce faisant, il encourage l'extension des frontières agricoles et l'augmentation de la production de feuilles de coca, le plus souvent à des fins illégales. Parallèlement, le gouvernement a recours à la culture sur brûlis afin de mettre davantage de terres à disposition des cultivateurs, ce qui nuit à la faune et à la flore. La déforestation et les incendies de forêt sont omniprésents en Amazonie et dans la forêt sèche du Chiquitano. De plus, les engagements nationaux en matière de protection du climat sont loin d'être respectés.
La crise politique comme opportunité
De son côté, le parti au pouvoir (Movimiento al Socialismo, MAS) souffre d'un processus de délitement. L'actuel président Luis Arce — ancien ministre de l'économie d'Evo Morales — a réussi à rallier à sa cause une grande partie des organisations proches du parti. Quant à Evo Morales, il contrôle les principales personnalités pro-gouvernementales au Parlement. Il est l'actuel président du parti et le principal leader des cultivatrices et cultivateurs de coca. Cette lutte pour le pouvoir a provoqué des fractures dans toutes les institutions de l'État et a ralenti l'administration publique. Cette évolution devrait se poursuivre jusqu'aux élections de 2025.
Dans ce contexte tendu, les opportunités sont rares. Il en existe pourtant et elles doivent être saisies. La concentration urbaine est un moteur pour l'innovation et l'entrepreneuriat. Le rôle du secteur privé et de la science peut être renforcé pour des solutions de développement inclusives ainsi que participatives. La pyramide des âges favorable, avec sa main-d'œuvre potentielle abondante, est considérable et se concentre dans les villes moyennes et les agglomérations à croissance rapide. La diversité écologique, les grandes forêts et les montagnes offrent des opportunités intéressantes.
Pour saisir ces dernières, il faut redoubler d’effort dans la gestion des ressources naturelles, le développement économique inclusif, le développement urbain durable ou encore la gestion des eaux usées et des déchets. La coopération internationale doit apporter son soutien et son accompagnement technique sur ces sujets. Enfin, les citoyennes et les citoyens sont responsables d'exiger la mise en œuvre des décisions et des mesures. Une telle démarche peut contribuer à ce que la population qui a échappé à la pauvreté n’y sombre pas à nouveau.
Martín del Castillo est économiste et politologue. Il a également décroché un master en développement de l’Université de Genève. Il travaille pour Helvetas depuis 2007.
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