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Sortir du chaos pour rester dans le Caucase

06.12.2021, Coopération internationale

Pour essayer d’éviter le chaos dans une région profondément instable, la nouvelle stratégie de la Coopération suisse pour le Caucase du Sud – Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan – mise sur le développement des régions dépeuplées.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

Sortir du chaos pour rester dans le Caucase

© Isolda Agazzi

A six heures du matin, il fait encore nuit, Aleksander sort d’un pas pressé, clope au bec, pour aller traire ses vaches. « Normalement c’est un travail de femmes, mais aujourd’hui c’est moi qui m’y colle », nous confie ce diplômé en mathématiques de l’Université de Tbilissi, rentré dans son village natal du sud de la Géorgie pour s’occuper de sa vieille mère. Avec sa femme, affairée à préparer le petit-déjeuner, il a ouvert quelques chambres d’hôte pour compléter son modeste revenu d’agriculteur. La traite se fait-elle à la machine ? « Non, à la main », nous répond-il dans un anglais rudimentaire qu’il apprend de sa fille, scolarisée à l’école primaire du village. Dans son jardin, il cultive une profusion de fruits et légumes et des fleurs, omniprésentes en Géorgie, ce qui confère au village, situé à 1'300 m d’altitude, un aspect riant et joyeux, en été. Mais l’hiver est rude : pour tout chauffage, la maison dispose d’un poêle en bois car le gaz, reconnaissable dans tout le pays aux tuyaux d’adduction bien visibles, n’est pas arrivé dans ce coin reculé, proche de la frontière avec la Turquie et l’Arménie.

Agriculture très peu productive

« La Suisse est très présente en Géorgie, où elle soutient l’agriculture et l’élevage, nous explique Danielle Meuwly, responsable de la Coopération suisse pour le Caucase du Sud, en nous recevant dans son bureau de Tbilissi. Le contraste entre les villes et les campagnes est énorme : 40% de la population travaille dans l’agriculture, mais celle-ci est très peu productive et ne contribue qu’à 8% du PIB. » Le pays est assez inégalitaire : en 2021, le coefficient de Gini  est de 36,4, ce qui en fait le 89ème pays le plus inégalitaire au monde selon le World Population Review, un classement américain.

Pour améliorer le savoir-faire des paysans, la Suisse a lancé un projet de formation professionnelle en agriculture, en collaboration avec l’Institut Plantahof. Pour augmenter leurs revenus, un programme de soutien aux petites et moyennes entreprises (PME) en milieu rural a été lancé en collaboration avec l’ONG Swisscontact. Elle travaille aussi sur la préservation des forêts dans l’esprit du nouveau code forestier, qui règlemente strictement le déboisement. Mais encore faut-il le faire accepter par la population et surtout offrir aux habitants, comme Aleksander, une alternative au bois pour se chauffer et cuisiner...  

La Suisse représente les intérêts de la Russie en Géorgie et vice versa

Ces activités font partie de la nouvelle stratégie 2022 – 2025 de la Coopération suisse pour le Caucase du Sud, qui sera publiée début décembre. « C’est une stratégie régionale qui couvre aussi l’Arménie et l’Azerbaïdjan et qui réunit la DDC, le SECO et la Division sécurité humaine du DFAE », continue Danielle Meuwly. « Notre bureau se trouve en Géorgie pour des raisons pratiques et parce que c’est le pays qui reçoit le plus gros budget. L’engagement de la Confédération dans cette région est important et elle y assure notamment un mandat de protection. »

Après la guerre d'août 2008 et la reconnaissance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud par la Russie, la Géorgie a rompu ses relations diplomatiques avec Moscou. Depuis 2009, la Suisse représente les intérêts de la Russie en Géorgie et ceux de la Géorgie en Russie.
Quant à l’Abkhazie, une région extrêmement pauvre et sous perfusion de l’aide humanitaire internationale, la Coopération suisse y mène des projets pour rénover les blocs sanitaires dans les écoles et améliorer les capacités des femmes à produire du fromage dans le respect des règles d’hygiène.

Intégrer les minorités ethniques et religieuses

« Au-delà de l’aspect diplomatique, nous essayons de construire un pont et une coopération entre les personnes et la société civile des deux côtés », nous explique Medea Turashvili, responsable des questions de sécurité humaine. « Et nous veillons à garantir la protection des droits des minorités religieuses et des groupes ethniques. » Dans un pays qui a subi les invasions incessantes des Mongols, des Turcs, des Arabes, des Perses et des Russes, ceci ne va pas de soi. La religion, incarnée par la puissante Eglise orthodoxe de Géorgie, a toujours servi de refuge à la population et aujourd’hui elle fait encore partie intégrante de l’identité nationale.

Même si les Chrétiens orthodoxes sont largement majoritaires, le pays compte aussi des Musulmans géorgiens, des Azéris, des Tchétchènes, des Arméniens et d’autres minorités peu intégrées. « Souvent les personnes issues des minorités ethniques et confessionnelles ne parlent même pas la langue géorgienne car le système d’enseignement ne leur permet pas de l’apprendre correctement », souligne Danielle Meuwly. « Ils ont des liens beaucoup plus forts avec leur communauté d’origine qu’avec leur entourage direct. Notre objectif est de réduire ce degré d'aliénation pour que les différentes communautés vivent en paix. Dans la région du sud, où la communauté azérie est importante, on a ouvert des centres de services à la population qui donnent des informations en azerbaidjanais. Avant les élections de 2018 et 2020, nous avons travaillé avec les partis politiques pour faciliter l'élaboration d'un code de conduite. »  

Aide à la réintégration des migrants

Dans la plaine de Kakhétie, à l’est du pays, les vergers et vignobles abondent. La région est célèbre pour le vin, que la Géorgie a été le premier pays à produire au monde et que chaque famille fait encore dans sa cave. Dans les villages, il y a beaucoup de maisons abandonnées  et les balcons en bois finement ouvragés tombent en ruine. La plupart des habitants, à commencer par les jeunes, sont partis à l’étranger. Dans un pays où le salaire moyen est de 300 – 400 euros par mois, ils vont chercher fortune en Europe occidentale, souvent dans le bâtiment, pour les hommes, et dans l’aide à domicile, pour les femmes. La Géorgie compte 1,7 million de travailleurs migrants sur une population de près de quatre millions au pays.

Les transferts de fonds des migrants sont une source de revenu précieuse pour les familles. La Géorgie est le cinquième pays de provenance des requérants d’asile en Suisse depuis qu’en 2018 ses ressortissants ont été exemptés de visa pour les pays de l’espace Schengen. Mais ils n’ont aucune chance d’obtenir le statut de réfugié et ils sont systématiquement refoulés. La Coopération suisse mène en Kakhétie et dans d’autres provinces des projets de réinsertion des anciens migrants et de revitalisation des communautés.

Alliance Sud salue le fait que la Suisse aide à la réintégration socio-économique des migrants de retour au pays. Mais elle l’appelle à ne pas conditionner son aide à l’acceptation des requérants d’asile déboutés, comme elle s’est engagée à le faire. Vu le manque de main d’œuvre dans beaucoup de secteurs en Suisse, elle appelle le Conseil fédéral à mettre en place une politique de migration régulière pour permettre aux migrants de trouver un emploi en Suisse sans tomber dans le travail au noir.

Société civile indépendante, mais surveillée de près

La société civile est un acteur important en Géorgie. Principalement financée par les bailleurs occidentaux, dont la Suisse, ses relations avec le gouvernement connaissent des hauts et des bas. « Dans l'ensemble, nous pouvons mener nos activités sans entraves, mais depuis quelques années le parti au pouvoir a tendance à discréditer les organisations de la société civile critiques, en les accusant sans fondement de manquer de compétences ou de travailler en accord avec les partis d'opposition. Cette attitude hostile complique la défense de nos recommandations auprès des différentes branches du gouvernement », nous confie Vakhtang Menabde, directeur du Programme de soutien aux institutions démocratiques auprès de l'Association géorgienne des jeunes avocats (Gyla).

Depuis 2012, la Géorgie est gouvernée par le parti Rêve géorgien, qui a succédé au gouvernement du Mouvement national uni. Selon le militant, celui-ci avait limité fortement l'indépendance du système judiciaire et la liberté de la société civile. Après les élections de 2012, certains processus de libéralisation ont commencé. « Même si plusieurs vagues de réformes ont été lancées, la plupart d'entre elles n'ont amélioré que certaines failles du système, mais elles n'ont pas modifié les véritables caractéristiques institutionnelles. C'est pourquoi, malheureusement, l'indépendance du pouvoir judiciaire en Géorgie est aujourd'hui sévèrement limitée », continue-t-il.  

En ce qui concerne le rôle de la société civile, l’ONG Gyla préconise depuis des années des réformes concernant les organes judiciaires, le gouvernement local et la loi électorale. Vakhtang Menabde estime que nombre de ses recommandations ont été réellement reflétées dans la loi, mais les propositions les plus cruciales, qui entraîneraient de réels changements de pouvoir, ont été négligées. « Pour résumer, les sociétés civiles en Géorgie opèrent essentiellement dans un environnement libre, mais très polarisé et tendu », conclut-il.

Par ailleurs, plusieurs scandales récents ont montré que les militants de la société civile, les journalistes et les associations politiques sont surveillés de près par les Services de sécurité de l’Etat. Dans une lettre ouverte publiée en août, une dizaine d’ONG a dénoncé les pouvoirs excessifs des services de renseignement et leur atteinte à la vie privée.

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« La pauvreté est un choix politique »

05.10.2020, Coopération internationale

Le rapporteur spécial sortant des Nations Unies sur l'extrême pauvreté prend congé en publiant un rapport alarmant. L’information selon laquelle la misère diminue dans le monde se fonde sur des chiffres discutables.

Kristina Lanz
Kristina Lanz

Experte en coopération internationale

« La pauvreté est un choix politique »

Philip Alston, ancien rapporteur spécial des Nations unies sur l'extrême pauvreté et les droits humains, lors d'une visite au village de Kampung Numbak dans la province de Sabah, en Malaisie.
© Bassam Khawaja

L'Australien Philip Alston (70 ans), professeur de droit international public et en droits de l'homme à la faculté de droit de l'université de New York, ouvre un débat des plus urgents avec son rapport final comme rapporteur spécial des Nations Unies sur l'extrême pauvreté. Les gouvernements, les médias et même les organisations de développement ne cessent de répéter que la pauvreté dans le monde a considérablement reculé au cours des dernières décennies, notamment grâce à l'aide généreuse des pays riches.

L’annonce selon laquelle la pauvreté aurait nettement reculé se fonde généralement sur la mesure de la Banque mondiale, qui fixe la limite de l'extrême pauvreté à 1,90 dollar des États-Unis par jour. Ce chiffre arbitraire découle de la moyenne des seuils de pauvreté définis au niveau national de 15 des pays les plus pauvres de la planète. Sur cette base, le nombre de personnes vivant dans l'extrême pauvreté serait passé de 1,895 milliard en 1990 à 736 millions en 2015, chutant ainsi de 36 à 10 % de la population mondiale. On passe souvent sous silence qu'il ne s'agit nullement d'une tendance planétaire – en Afrique subsaharienne et au Moyen-Orient, le nombre de personnes en situation de pauvreté a même augmenté de 140 millions au cours de cette période. Et on sait bien que la réduction de la pauvreté a essentiellement concerné la Chine, où le nombre de personnes extrêmement pauvres est passé de 750 millions à 10 millions au cours de la période concernée, selon les mesures de la Banque mondiale.

Il est intéressant d'examiner de plus près les statistiques qui sous-tendent ces estimations. La barre de pauvreté mentionnée ci-dessus n'est pas ajustée aux différents besoins vitaux dans les divers pays ou régions, mais est prise en compte comme valeur absolue et constante - ajustée uniquement à la parité économique.[1] Au Portugal, par exemple, le seuil de pauvreté en standard de pouvoir d’achat est de 1,41 euro, ce qui est bien sûr à peine suffisant pour survivre. Mais dans la plupart des pays en développement, le seuil de pauvreté national est également beaucoup plus élevé que le montant de 1,90 dollar de la Banque mondiale - les statistiques nationales montrent par conséquent des taux de pauvreté beaucoup plus élevés que ceux basés sur le calcul de la Banque mondiale. Deux exemples : selon cette dernière, la Thaïlande ne connaît pas de pauvreté extrême alors que les statistiques nationales font état de 9 %, en Afrique du Sud, la différence est de 18,9 % contre 55 %.

En considérant un seuil de pauvreté plus réaliste, mais tout aussi arbitraire, de 5,50 dollars par jour, les statistiques mondiales semblent moins roses : entre 1990 et 2015, le nombre de personnes en situation de pauvreté passe alors de 3,5 à 3,4 milliards (soit de 67 % à 46 % de la population mondiale, qui a connu une forte poussée durant cette période). Mais ce calcul ignore également le fait que de nombreuses personnes touchées par la pauvreté, comme les sans-abri, les migrants économiques, les réfugiés ou les employés de maison, ne sont même pas incluses dans les statistiques sur la pauvreté, car celles-ci sont essentiellement basées sur des enquêtes menées auprès des ménages. Les statistiques ne reflètent pas non plus les différences de pauvreté selon le sexe.

Le changement climatique, la crise du coronavirus et la récession économique massive qui en découle dans de nombreux pays aggravent encore la situation en termes de pauvreté. La Banque mondiale prévoit que le changement climatique fera tomber 100 millions de personnes supplémentaires dans l'extrême pauvreté (à l’aune de 1,90 dollar par jour) et que la crise du coronavirus en fera retomber jusqu'à 60 millions supplémentaires dans l'extrême pauvreté. Avec des mesures plus réalistes, ces chiffres seraient encore plus critiques.

La coopération au développement a-t-elle échoué ?

Une extrême pauvreté d’une telle ampleur inciterait à conclure à l’échec de la coopération au développement. Mais faire cette déduction donne à la coopération au développement un pouvoir et une influence qu'elle n'a tout simplement pas. Dans son rapport, Philip Alston souligne qu'en 2019, les pays de l'OCDE ont alloué 152,8 milliards de dollars aux pays en développement sous forme de subventions ou de prêts bon marché. En parallèle, les pays les plus pauvres et à revenu intermédiaire ont remboursé 969 milliards de dollars par an, dont 22 %, soit 213 milliards, n'étaient constitués que d'intérêts, c'est-à-dire de sommes qui n'ont pu avoir aucune utilité en termes de développement. Les milliards de dollars qui échappent chaque année aux pays en développement en raison des transferts de bénéfices des multinationales [2] et des flux financiers illicites, ou les pertes que ces pays subissent du fait de l'inégalité des relations commerciales, sont peut-être encore plus dramatiques.

La coopération au développement a manifestement aidé de nombreuses personnes à sortir de la pauvreté aigüe et a massivement amélioré les conditions d’existence des plus démunis – nombre de progrès ont été réalisés ces dernières décennies, notamment dans les domaines de l'éducation, des soins de santé et de la réduction de la mortalité maternelle. Mais toutes ces avancées ne servent pas à grand-chose si, dans le même temps, de plus en plus de personnes perdent leurs moyens de subsistance pour laisser le champ libre à l'agriculture industrielle, à l'extraction des matières premières ou à la construction de gigantesques projets d'infrastructure, dont la plupart servent unilatéralement à promouvoir les exportations. Des pays sont toujours contraints par les prêts de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), et les conditionnalités qui y sont attachées, de réduire leurs dépenses sociales, de déréglementer leur commerce et d'accorder des privilèges fiscaux aux investisseurs étrangers. Même aujourd'hui, à l'ère postcoloniale, la plupart des pays en développement restent des fournisseurs de matières premières pour le reste du globe, pris au piège dans un filet de dettes, de relations commerciales iniques, d'évasion fiscale et de corruption. Dans ces conditions, la coopération au développement, avec ses ressources comparativement modestes, ne représente qu'une goutte d'eau dans l'océan.

Le rapporteur spécial des Nations Unies, Philip Alston, écrit lapidairement que la pauvreté est un choix politique (« poverty is a political choice ») : les gens restent englués dans la pauvreté tant que d'autres en profitent. Les entreprises basées dans les pays riches sont autorisées à réaliser d’énormes profits sur le dos des plus pauvres, et nous, consommateurs, devons acquérir à bas prix des biens produits ailleurs (denrées alimentaires, vêtements, appareils électriques, etc.)

Focaliser l’attention sur les inégalités

Philip Alston soutient donc logiquement que le débat devrait se concentrer non seulement sur la pauvreté mais aussi sur l’inégalité. Il n'est de loin pas le seul à formuler cette demande. Dans un document récent, Jürgen Zlatter, le directeur exécutif allemand de la Banque mondiale, demande également que cette dernière se concentre davantage sur les inégalités au sein des pays et entre eux. Il cite par exemple l'économiste Thomas Piketty pour montrer que dans la période où, selon la Banque mondiale, la pauvreté a massivement diminué, les inégalités ont augmenté de manière substantielle. Entre 1980 et 2014, par exemple, le revenu (après impôt) de la moitié inférieure de la population mondiale a augmenté de 21 %, tandis que le revenu des 10 % supérieurs a progressé de 113 %. Les revenus du 0,1% de la population mondiale le plus riche ont même augmenté de 617 % au cours de la même période ! Aujourd'hui, le 1% le plus riche de la population du globe possède deux fois plus que les 6,9 milliards de personnes les plus pauvres.

Jürgen Zlatter montre comment, dans de nombreux pays, les politiques des années 1980 et 1990 ont affaibli les syndicats, réduit les prestations sociales et diminué la progressivité des impôts sur le revenu. La libéralisation croissante du commerce et l'émergence de chaînes de valeur mondiales ont massivement renforcé le pouvoir de marché des entreprises individuelles et conduit à une course planétaire vers le bas des salaires. Dans le même temps, la libéralisation du secteur financier a énormément contribué à l'accroissement des inégalités, selon Jürgen Zlatter. Même si l'auteur s'abstient de critiquer directement la Banque mondiale, ce sont précisément ces mesures de libéralisation et de déréglementation de la Banque mondiale et du FMI qui continuent d’être imposées aux pays en développement.

L'économiste de la Banque mondiale Jürgen Zlatter et le rapporteur spécial des Nations Unies Philip Alston s'accordent à dire que l'inégalité et la redistribution sociale doivent être au cœur du débat - non seulement au sein de la Banque mondiale, mais aussi dans le débat plus large sur la pauvreté. Ils citent comme facteur clé l’accent à mettre sur la justice fiscale. L'alternative n’est pas rose : non seulement la progression du changement climatique et le marasme économique dans le sillage de la crise sanitaire vont plonger bien plus de personnes dans la pauvreté, mais on peut également s'attendre à une recrudescence des troubles sociaux, des conflits et des mouvements de protestation.

 

[1] La parité économique est calculée en prenant ce qu’on peut acheter avec 1,90 dollar aux États-Unis et en déterminant combien il faut d’argent dans les autres pays pour se procurer les mêmes biens.

[2] Selon un projet de recherche mené sous la houlette de l’économiste Gabriel Zucmann, les multinationales ont transféré 741 milliards de dollars dans des paradis fiscaux en 2017, dont 98 milliards en Suisse. Les données sont malheureusement insuffisantes concernant la plupart des transferts de bénéfices en provenance des pays en développement – mais les données disponibles sont préoccupantes. Chaque année, le Nigeria perd environ 18 % de recettes provenant de l’impôt sur les sociétés, l'Afrique du Sud 8 % et le Brésil 12 %.

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A crise mondiale, solidarité globale

14.04.2020, Coopération internationale

La crise du coronavirus nous fait prendre conscience de la vulnérabilité de notre monde globalisé. D’un coup nous sommes tous littéralement dans le même bateau. Mais si la crise n’épargne personne, elle ne touche pas tout le monde de la même façon.

Kristina Lanz
Kristina Lanz

Experte en coopération internationale

A crise mondiale, solidarité globale

Un garçon de la petite ville rwandaise de Sholi a fabriqué un masque pour se protéger contre le virus Corona.
© Wikimedia Commons / study in Rwanda

Alors que les pays occidentaux, et surtout la Suisse, font de leur mieux pour préserver et développer leurs systèmes de santé, et mettent en place des programmes d'aide massifs pour limiter les dommages à leurs économies et à leur marché du travail, les différences de pouvoir deviennent évidentes même ici. Dans de nombreux pays européens, la politique d'austérité de ces dernières années a eu pour conséquence que les systèmes de santé n’arrivent plus à prendre en charge tous ceux qui en ont besoin. Ceux qui ont de l'argent peuvent se permettre de se faire soigner dans une clinique privée, tandis que les pauvres risquent de mourir dans la salle d'attente surpeuplée d'un hôpital surchargé. En Suisse, heureusement, nous sommes loin de ces conditions apocalyptiques, mais la question se pose pour nous aussi : qui va bénéficier à court, moyen et long terme des milliards que le Conseil fédéral met à disposition par le biais de la loi d'urgence ?

Effets redoutés sur les pays les plus pauvres

Une fois de plus, la situation est différente dans les pays en développement et plusieurs voix s’élèvent pour mettre en garde contre une véritable catastrophe de santé publique dès que le coronavirus commencera à se propager dans les pays les plus pauvres aussi. Jusqu'à présent, le virus s'y est propagé moins rapidement qu'en Europe et aux États-Unis, mais beaucoup de gouvernements ont pris des mesures drastiques pour enrayer la propagation. Le Kenya, l'Afrique du Sud, le Nigeria et l'Inde ne sont que quelques-uns des pays qui ont ordonné un confinement total ou partiel ces dernières semaines ou qui ont appelé leurs citoyens à rester chez eux, complètement ou en partie. Alors que les riches font des achats de précaution et se retranchent dans leurs communautés fermées, c’est tout simplement impossible pour la population plus pauvre qui vit dans des conditions beaucoup plus exiguës. 61 % de la population mondiale travaille dans le secteur informel – en Afrique subsaharienne, ce pourcentage atteint 85,8 %.[1] Ces petits paysans, vendeurs de rue et travailleurs domestiques vivent souvent au jour le jour et quelques jours sans revenu peuvent signifier qu'il n'y a pas de nourriture sur la table ou d'argent pour acheter des médicaments essentiels. Même si, comme en Europe, l'État devait mettre en place des mesures d'aide à l'économie, celles-ci ne toucheraient que la minorité de la population qui a un emploi formel. La grande majorité des travailleurs informels n'ont aucune sécurité sociale. Même si la solidarité familiale et de voisinage est forte, elle risque de s'épuiser rapidement lorsque les maladies contagieuses sévissent ou que les stocks sont insuffisants.

Recettes inadaptées pour le confinement

Même les mesures d'hygiène prescrites et la distanciation sociale sont difficilement réalisables dans les contextes les plus pauvres, où plusieurs générations vivent souvent dans un espace réduit et de nombreuses personnes n'ont pas accès à leurs propres toilettes et à l'eau courante. Selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), en 2019, 2,2 milliards de personnes n'avaient pas accès à l'eau potable, 4,2 milliards n'avaient pas accès à des toilettes appropriées et 3 milliards ne disposaient pas d'installations adéquates pour se laver les mains.[2] Le changement climatique progressif aggrave encore la situation en matière d'hygiène en augmentant les pénuries d'eau, les tempêtes et les ouragans, qui dans le passé sont souvent allés de pair avec des épidémies, surtout pour les plus pauvres. Quiconque a déjà été dans un bidonville africain, un camp de réfugiés, un marché – où la plupart des pauvres achètent leur nourriture parce que les prix dans les supermarchés sont inabordables – ou dans un minibus public sait combien les conditions sont exiguës et la distanciation sociale impossible. Si les marchés sont fermés et les gens obligés de rester chez eux – parfois en recourant à une violence policière massive – cela peut avoir des conséquences désastreuses pour une grande partie de la population. Il n'est donc pas étonnant que certains observateurs pensent que le fait de contenir le virus pourrait avoir des conséquences au moins aussi graves que l'infection elle-même.[3]

Si le coronavirus continue à se propager dans les pays les plus pauvres, les systèmes de santé ne pourront pas faire face à cette crise. L'Organisation internationale du travail (OIT) estime qu'environ 40 % de la population mondiale n'a ni d'assurance maladie ni d'accès aux services de santé publique, et selon l'OMS, 100 millions de personnes tombent dans la pauvreté chaque année en raison des coûts de maladie.[4] Cela signifie que de nombreuses personnes ne pourront pas se permettre de faire traiter une infection au Covid19 à l'hôpital, tandis que d'autres s'appauvriront à la suite du traitement. Cependant, la plupart des plus pauvres n'auront pas du tout accès aux soins de santé publics, car il n'existe souvent pas d'installations sanitaires adéquates, en particulier dans les zones rurales, sans parler de la situation dans les bidonvilles et les camps de réfugiés. Les trop rares hôpitaux publics de nombreux pays atteindront très vite leurs limites, notamment en ce qui concerne les soins intensifs –l'Ouganda, par exemple, ne dispose que de 55 lits de soins intensifs pour une population de 42 millions d'habitants.[5] Comme en Europe et ailleurs, les riches d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine trouveront les moyens de se faire soigner dans des établissements bien équipés, peut-être même dans les pays voisins ; mais la majorité de la population ne pourra pas s'offrir ce luxe.

Mais ce n'est pas seulement l'écart de pouvoir entre les riches et les pauvres qui est visible dans la crise, mais aussi celui entre les femmes et les hommes. Au Sud comme au Nord, ce sont principalement les femmes qui font le plus gros du travail de soins rémunéré et non rémunéré, sont en première ligne dans la lutte contre le virus, elles sont ainsi exposées à un stress énorme et à un risque accru d'infection. Dans de nombreux pays du Sud, les femmes sont également touchées de manière disproportionnée par les conséquences économiques de la pandémie et les contre-mesures politiques, puisque le commerce de détail agricole très répandu est principalement aux mains des femmes qui sont aussi responsables de l'alimentation de la famille dans de nombreux pays.

Les experts sonnent l'alarme

Même si l'espoir se réalise et que le coronavirus ne se propage pas autant dans les pays les plus pauvres que dans les pays industrialisés et émergents, les conséquences économiques mondiales de la pandémie seront dévastatrices, surtout pour les plus pauvres. Le FMI, la Banque mondiale et de nombreux experts économiques de renom avertissent que la pandémie entraînera une récession économique mondiale encore pire que la crise économique qui a suivi la crise financière de 2008. Selon la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), les sorties de capitaux des pays en développement entre février et mars de cette année seulement ont été deux fois plus importantes qu'après la faillite de Lehman Brothers en 2008.[6] Le commerce mondial s'est également plus ou moins effondré en très peu de temps – rien qu'au Cambodge, la fermeture de 91 usines textiles a laissé 65’000 travailleurs au chômage d'un seul coup.[7] La Banque mondiale estime qu'en raison de la crise financière de 2008, cinquante millions de personnes de plus ont dû rester dans la pauvreté absolue que ce qui aurait été le cas dans des circonstances normales.[8] Les conséquences sociales et économiques de l'actuelle crise du coronavirus pourraient aller bien au-delà des ravages de cette époque.

Dans les pays les plus pauvres, il est désormais urgent d'investir dans les soins de santé, l'éducation et la protection sociale des plus démunis afin de renforcer la résistance aux crises et aux chocs futurs. Les pays parfois lourdement endettés, qui doivent aujourd'hui faire face simultanément aux conséquences d'une récession économique, d'une chute parfois massive des prix des matières premières, d'une dévaluation de leur monnaie et d'une fuite de capitaux dévastatrice, ne sont tout simplement pas en mesure de le faire. La CNUCED estime qu'il manquera aux pays en développement 2 à 3 000 milliards de dollars dans les prochaines années en raison des effets économiques de la crise du coronavirus.[9] Dans une lettre ouverte au G20, un groupe de vingt économistes et experts de la santé de renom, dont le lauréat Nobel Joseph Stiglitz et divers économistes de la Banque mondiale, demandent la mise à disposition de plusieurs milliards de dollars pour amortir les conséquences sanitaires et économiques de la crise du coronavirus dans les pays en développement. Et ils avertissent qu'autrement les conséquences de cette crise frapperont aussi durement l'Occident, sous la forme de futures crises sanitaires mondiales et migratoires massives.[10] Toutefois, il sera essentiel de savoir où, comment et dans quelles conditions l'aide d'urgence est fournie et utilisée afin d'éviter les effets secondaires indésirables de sauvetages (bailouts) inconsidérés. La Banque mondiale et le FMI ont déjà pris des mesures et annoncé d'importants prêts-relais pour les pays en développement. Le FMI mettra à disposition 50 milliards de dollars par le biais de sa facilité de financement d'urgence à déboursement rapide (rapid-disbursing emergency financing facility), dont 10 milliards sous forme de prêts sans intérêt aux pays les plus pauvres. Pour sa part, la Banque mondiale a annoncé une aide de 14 milliards de dollars. Dans le même temps, le FMI et la Banque mondiale ont également appelé à un moratoire sur la dette des pays les plus pauvres. Toutefois, ce qui peut être destiné à apporter une aide à court terme comporte des risques à moyen et long terme. Les pays en développement devront néanmoins payer leurs dettes à long terme et désormais ils continuent à s’endetter davantage dans le contexte de la crise. Ce sont aussi précisément les prêts du FMI et de la Banque mondiale, avec leurs conditionnalités telles que la réduction des dépenses sociales et la privatisation des entreprises publiques, qui ont conduit à un sous-financement et à un manque de préparation des systèmes de santé dans de nombreux pays et à l'absence de systèmes de sécurité sociale pour la majorité de la population.

La raison d'être de la Banque mondiale et du FMI est de promouvoir une économie mondiale globalisée et de stimuler le commerce international pour augmenter la croissance économique mondiale. Le président de la Banque mondiale, M. Malpass, a immédiatement annoncé que les prêts relais seraient liés à des réformes structurelles visant à supprimer les réglementations inutiles et à stimuler les marchés.[11] Le FMI a également déclaré que s'il est important d'investir dans des soins de santé et une protection sociale solides pour le moment, les pays bénéficiaires devront consolider leurs budgets à plus long terme et revenir à des politiques d'austérité en réduisant les dépenses sociales. Il est donc d'autant plus important aujourd'hui de veiller à ce que les moyens alloués maintenant atteignent réellement les plus pauvres et ne créent pas, à long terme, le terrain propice à de nouvelles crises économiques, financières et écologiques.

La crise comme opportunité ?

Cette épidémie montre les limites du système qu'a créé notre génération. Un système qui n'a pensé qu'à l'économique et à la course au profit rapide, au détriment du social et de l'attention aux autres. Un système qui a complètement perdu de vue certaines valeurs comme la solidarité et n'a eu de cesse de penser « global » pour chercher au bout du monde la main-d’œuvre la moins chère possible en dédaignant l'investissement social. (Denis Mukwege, médecin et lauréat Nobel 2018[12])

La crise du coronavirus a complètement changé notre vie à tous, en très peu de temps. Elle a montré que notre mode de vie n'est pas immuable. Les décisions politiques urgentes, impensables en temps normal, ont été prises rapidement et sans bureaucratie. La question est de savoir si, après la crise, nous pouvons et voulons reconstruire le monde tel qu'il était avant et nous rendre ainsi vulnérables à d'autres crises ; ou si nous considérons cette crise comme une opportunité. Comme une occasion de renforcer la solidarité mondiale et donc de nous préparer aux crises futures – y compris la crise climatique mondiale, beaucoup plus grave, qui est déjà en cours.

Nous pouvons et devons décider maintenant si nous utilisons l'argent alloué au niveau national et international pour préserver les chaînes d'approvisionnement non sociales ou renforcer l'industrie fossile en difficulté, ou si nous le lions à des critères de durabilité sociale et écologique dans le sens d'une meilleure reconstruction (building back better). Il nous appartient également, en Suisse, de décider si nous continuons à creuser l'énorme fossé de l'inégalité mondiale – à l'heure actuelle, les 2’253 milliardaires du monde possèdent plus que 60 % de la population mondiale totale[13] – ou si nous saisissons l'occasion pour le combler lentement. Une compatibilité climatique cohérente dans l'utilisation des fonds, mais aussi une taxe sur les transactions financières, une taxe sur l'économie numérique, des taxes de gestion socialement acceptables ou même une taxe unique à payer par les riches pour couvrir les coûts causé par le coronavirus ne sont que quelques-unes des possibilités actuellement en discussion pour générer des fonds pour les plus pauvres et les plus vulnérables sans alourdir davantage le fardeau des classes moyennes. C'est à nous de décider si notre solidarité s'arrête à la frontière nationale ou si nous prenons conscience que nous sommes tous dans le même bateau à long terme et que, en tant que communauté mondiale, nous ne serons aussi forts que les plus faibles d'entre nous.

Les revendications d’Alliance Sud

  1. Les fonds promis par la Banque mondiale et le FMI pour faire face à la crise du coronavirus dans les pays les plus pauvres sont loin d'être suffisants pour amortir les conséquences économiques et sociales de cette crise à long terme. Tous les pays sont invités à augmenter leurs dépenses de développement (aide publique au développement, APD) pour atteindre l'objectif convenu au niveau international de 0,7 % du revenu national brut (RNB).[14] La Suisse devrait enfin se conformer à cette exigence et augmenter les crédits-cadres pour la coopération internationale de manière à atteindre la part d'APD de 0,7 %, ou du moins à nouveau une part d'APD de 0,5 %, comme le Parlement le demande depuis longtemps. Conformément à l'Agenda 2030, la coopération internationale de la Confédération (CI) doit être fortement axée sur les couches les plus pauvres de la population (Leave no-one behind) et investir dans des systèmes d'éducation et de santé accessibles au public, dans le renforcement de la société civile et en particulier des femmes, dans le renforcement de la petite agriculture, ainsi que dans les possibilités de travail décent et la sécurité sociale.
  2. Selon le principe « reconstruire en mieux » (build back better), la Suisse doit veiller à ce que tous les fonds d'aide nationaux et internationaux fournis pour surmonter la crise du coronavirus soient utilisés de manière écologiquement et socialement responsable, contribuant ainsi à réduire les inégalités sociales et à contrecarrer la progression du changement climatique.
  3. Les pays en développement ont un besoin urgent de recettes fiscales supplémentaires propres dans la lutte contre les conséquences sociales et économiques, probablement extrêmement graves, de la crise du coronavirus. La Suisse doit donc prendre immédiatement des mesures de politique fiscale pour accroître la transparence des centres financiers et des entreprises suisses. Un échange accéléré et complet de données fiscales provenant des sociétés multinationales basées ici et des actifs offshore gérés en Suisse doit permettre aux autorités fiscales des pays en développement d'identifier et prévenir la fraude fiscale vers la Suisse. Il existe trois mesures immédiates dans ce contexte : premièrement, la publication de rapports spécifiques pays par pays par les multinationales (public country by country reporting) ; deuxièmement, des expériences pilotes d'échange automatique d'informations sur les données des clients des banques (projets pilotes EAI) avec les pays en développement ; et troisièmement, l'introduction de registres publics sur les bénéficiaires effectifs des sociétés.
  4. Avec plus de 200 autres organisations de la société civile du monde entier, Alliance Sud réclame l'annulation de tous les paiements de la dette extérieure dus en 2020 par les pays en développement et émergents à des créanciers bilatéraux (États), multilatéraux (FMI/Banque mondiale) et privés. La Suisse devrait faire pression sur le FMI, la Banque mondiale et le Club de Paris pour atteindre ces objectifs. Elle devrait également œuvrer au sein du FMI et de la Banque mondiale à la mise à disposition de ressources financières supplémentaires dans le cadre des instruments d'urgence des institutions de Bretton Woods, grâce auxquelles les pays en développement et les pays émergents pourront lutter à court terme contre les conséquences sociales et économiques de la crise du coronavirus sans avoir à contracter de nouvelles dettes. A plus long terme, dans les organes de décision de la Banque mondiale et du FMI, la Suisse doit s'engager pour un éloignement des conditions de prêt politiques qui conduisent à un affaiblissement des systèmes de santé publique et d'éducation, comme la politique d'austérité prescrite par le FMI ou la privatisation des systèmes d'éducation et de santé promue par la Banque mondiale.


[1] More than 60% of the World’s employed population are in the informal economy, OIT (2018).

[2] One in three people do not have adequate access to safe drinking water, OMS (2019).

[3] Covid-19. The cure could be worse than the disease for South Africa, The Conversation, 23 mars 2020.

[4] Social Protection Pays off, Razavi, Shahra (2020).

[5] We Ugandans are used to lockdowns and poor healthcare, but we are terrified. Akumu, Patience, The Guardian, 29 mars 2020.

[6] The Covid 19 Shock to developing countries, UNCTAD (2020).

[7] Cambodia says 91 garment factories suspend work due to coronavirus, 61,500 workers affected, Reuters, 1 avril 2020. 

[8] Global Economic Prospects 2010: Crisis, Finance, and Growth, Banque mondial (2010).

[9] UN Calls for 2.5 Trillion Corona Crisis Package for developing countries, CNUCED (2020).

[10] Back poor countries fighting Covid-19 or face disaster, G20 told, The Guardian, 27 mars 2020.

[11] Remarks by World Bank Group President David Malpass on G20 Finance Ministers Conference Call on COVID-19.

[12] En Afrique „agir au plus vite pour éviter l’hécatombe“, entretien avec Denis Mukwege, Le Monde, 1 avril 2020.

[13] World’s Billionaires have more wealth than 4.6 billion people, Oxfam communiqué de presse, 20 janvier 2020.

[14] The Covid 19 Shock to developing countries, CNUCED (2020).

 

Article, Global

La solidarité mondiale en crise

07.12.2021, Coopération internationale

Même avec les vaccins et la reprise économique : à l’échelle de la planète, la crise du coronavirus est loin d’être terminée. Bilan intermédiaire et plaidoyer pour une plus grande responsabilité mondiale de la Suisse.

Kristina Lanz
Kristina Lanz

Experte en coopération internationale

La solidarité mondiale en crise

Un prêtre catholique avec des militaires lors d’une désinfection de la statue du Christ Rédempteur à Rio de Janeiro, au Brésil.
© Ricardo Moraes / REUTERS

En décembre 2019, les médias chinois faisaient état de la propagation d'un virus inconnu à Wuhan, et fin janvier 2020, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) déclarait l’urgence sanitaire internationale. Depuis lors, le virus s'est rapidement propagé dans le monde entier, paralysant l'économie internationale et la vie sociale de nombreuses personnes quasiment du jour au lendemain. Bien des choses ne sont plus les mêmes depuis lors. Plus de cinq millions de personnes dans le monde sont mortes du virus (le chiffre réel est bien plus élevé), et d'innombrables autres souffrent encore des conséquences sanitaires, sociales et économiques de la pandémie. Malgré l’espoir suscité par le développement et l’autorisation de plusieurs vaccins contre le Covid, la pandémie est loin d'être terminée en maints endroits et nombre de conséquences économiques et sociales ne deviennent vraiment visibles que maintenant.

En avril 2020, Alliance Sud publiait un article intitulé « À crise mondiale, solidarité globale ». Elle y écrivait que la crise touchait tout le monde, mais pas de manière égale, et plaidait pour un soutien accru aux pays les plus pauvres pour surmonter la crise, réduire la dette mondiale et aller dans le sens d’une meilleure reconstruction (« build back better »). Mais que s'est-il passé depuis et où en sommes-nous après deux ans ou presque de crise du coronavirus ?

Une pandémie vraiment sous contrôle ?

Les systèmes de santé occidentaux ont également été régulièrement mis à mal au cours des deux dernières années. Le personnel de santé en crise, les unités de soins intensifs surchargées et de nombreux destins individuels tragiques ont fait la une des journaux. Mais les catastrophes les plus lourdes de conséquences ont eu lieu ailleurs – en Inde, au Brésil ou au Pérou, où, au printemps 2021, de nombreuses familles ont sillonné les villes pendant des heures en quête d'oxygène, tandis que leurs proches suffoquaient lentement dans les hôpitaux ou en s’y rendant ; ou dans les camps de réfugiés du Bangladesh, de Colombie ou de Turquie, où non seulement le virus s'est propagé rapidement, mais où les pénuries alimentaires et la faim ont pris des proportions alarmantes.

Des millions de personnes ont perdu leur emploi durant la pandémie. L'Organisation internationale du travail (OIT) estime que 205 millions de personnes seront au chômage en 2022, contre 187 millions en 2019. Le chômage a énormément augmenté l'année dernière, en particulier celui des jeunes et des femmes. Le nombre de travailleurs pauvres (« working poor ») – vivant avec moins de 3,20 dollars par jour – a également gonflé de 108 millions depuis 2019. Mais la situation est plus catastrophique pour les plus de deux milliards d’actifs du secteur informel ne bénéficiant d'aucune protection sociale. Pour eux, les confinements et autres restrictions ont souvent signifié la perte de leur gagne-pain.

La Banque mondiale note aussi qu'en raison de la crise du coronavirus, l'extrême pauvreté a connu sa première recrudescence depuis 22 ans. Elle estime qu'environ 121 millions de personnes ont basculé dans l'extrême pauvreté à ce jour. Mais comme Alliance Sud l'a noté dans un article de fond, le seuil de pauvreté de 1 dollar par jour de la Banque mondiale est fixé à un niveau extrêmement bas et il est en butte à divers problèmes méthodologiques. Une définition plus réaliste de cette pauvreté donnerait probablement une image pire encore.

La crise du coronavirus a également fortement accru l’insécurité alimentaire et la faim. Une personne sur trois par exemple n'a pas eu accès à une alimentation appropriée en 2020. La prévalence de la malnutrition est passée de 8,4 à environ 9,9 % en un an seulement, après être restée pratiquement stable pendant cinq ans. Par rapport à 2019, la faim a touché 46 millions de personnes supplémentaires en Afrique, 57 millions en Asie et environ 14 millions en Amérique latine et dans les Caraïbes en 2020.

Une vaste enquête menée par Helvetas et sept autres ONG européennes auprès de 16 000 personnes dans 25 pays fait état de la baisse massive des revenus, de la sécurité alimentaire et de l'accès à l'éducation à laquelle de nombreuses personnes sont confrontées. Elle montre que les personnes déjà les plus vulnérables – âgées ou handicapées, mères célibataires, femmes et enfants – sont les plus touchées par la pandémie.

Distorsions de l’économie mondiale

Tandis que l’économie de nombreux pays occidentaux, dont la Suisse, semblent s'être redressée étonnamment vite, la reprise dans les pays du Sud a été beaucoup plus poussive. Le Fonds monétaire international (FMI) prévoit une croissance de 6 % de l'économie mondiale en 2021, mais de 3,2 % seulement pour l'économie africaine. Comparées à l’impact économique de la crise financière mondiale de 2008, les conséquences économiques de celle du coronavirus ont été bien plus dévastatrices dans la plupart des pays pauvres, notamment en Afrique et en Asie du Sud.

La hausse mondiale des prix des matières premières a renchéri de nombreux produits de base : les prix des métaux et du pétrole augmentent depuis la mi-2020, et l’inflation annuelle des denrées alimentaires a avoisiné 40 % en mai 2021, soit le niveau le plus élevé depuis une décennie. Si la hausse des prix des métaux et du pétrole s’avère surtout problématique pour les pays industrialisés, celle des prix des denrées alimentaires a des répercussions considérables sur la pauvreté et la faim dans les pays pauvres. Au Nigeria par exemple, les denrées alimentaires ont renchéri de près d'un quart depuis le début de la pandémie, plongeant 7 millions de personnes dans l'extrême pauvreté.

Le tourisme est un autre secteur particulièrement touché par la pandémie. Les arrivées de touristes internationaux dans les pays les plus pauvres ont chuté de 67 % en 2020. L‘ONU estime qu’il faudra au moins quatre ans pour que le nombre d'arrivées retrouve son niveau de 2019. Cette réalité menace le gagne-pain d’individus, de ménages et de communautés, ainsi que la survie des entreprises de la chaîne de valeur du tourisme.

Endettement croissant

Alors que la plupart des pays industrialisés ont lancé d’importants plans de relance pour atténuer les effets économiques de la crise du coronavirus, les pays les plus pauvres ne disposent ni des ressources ni de la marge de manœuvre politique nécessaires pour imiter l'Occident. En effet, a) ils ne peuvent pas emprunter sur les marchés internationaux des capitaux à des taux d'intérêt raisonnables vu leur cote de solvabilité ; b) ils ne sont pas à même d’activer la planche à billets vu les pics d'inflation ; et c) ils ne peuvent mobiliser que des fonds limités au niveau national en raison de l'évasion fiscale internationale.

Selon les estimations du FMI, les pays à bas revenus devraient dépenser près de 200 milliards de dollars ces cinq prochaines années pour continuer à lutter contre la pandémie et 250 milliards supplémentaires pour accélérer la reprise économique. La plupart de ces pays n'ont toutefois pas la marge de manœuvre nécessaire pour augmenter leurs dépenses : le FMI affirme que 41 pays à bas revenus ont même réduit leurs dépenses totales en 2020, et que 33 d'entre eux ont néanmoins vu leur ratio dette publique/PIB s’accroître. Le niveau d'endettement extérieur des pays en développement a ainsi atteint le chiffre record de 11,3 milliards de dollars en 2020, soit 4,6 % de plus qu'en 2019 et 2,5 fois plus qu'en 2009 après la crise financière mondiale.

Où est la solidarité mondiale ?

Des appels à un soutien généreux et au désendettement ont été lancés à plusieurs reprises, mais peu de choses se sont concrétisées jusqu'ici. L’Initiative de suspension du service de la dette (ISSD), sur laquelle les pays du G20, la Banque mondiale et le FMI se sont mis d'accord au printemps 2020, n'a conduit qu'à la suspension temporaire du service de la dette pour les prêts bilatéraux de certains pays. Non seulement la Chine, comme prêteur majeur, n'a pas participé à l’initiative, mais les nombreux prêteurs privés ne l’ont pas soutenue.  En outre, par crainte de mécontenter leurs prêteurs privés, un peu plus de la moitié seulement des pays « éligibles » y ont participé. En définitive, l’ISSD a accru la marge de manœuvre financière de 46 pays débiteurs en 2020 et 2021 (de 5,7 milliards de dollars et 7,3 milliards de dollars respectivement). Toutefois, vu que les paiements suspendus de la dette doivent dès lors être rajoutés aux calendriers de remboursement dès 2022, la crise imminente de la dette a été au mieux reportée au lieu d'être gommée. Et les crédits d’urgence accordés par le FMI et la Banque mondiale pour faire face à la crise ne résolvent pas non plus le problème, car ils alourdissent encore l’endettement.

Même si l’aide publique au développement (APD) a augmenté de 3,5 % en 2020, elle ne représente toujours que 0,32 % du revenu national brut (RNB) combiné des États membres du CAD de l'OCDE. C’est moins que la moitié de l'objectif réaffirmé au niveau international de consacrer 0,7 % du RNB à l'APD et seulement 1 % environ des fonds qui ont été mobilisés pour les plans de relance nationaux. Quand bien même la Suisse a rapidement débloqué des fonds supplémentaires pour des projets humanitaires et pour l'Alliance Covax, elle reste loin, même en 2020, de l'objectif de 0,7 % convenu au niveau international, avec 0,48 % du RNB. Elle est pourtant l’un des pays les plus prospères du monde.

Apartheid mondial en matière de vaccins

L'ancien secrétaire général de l'OCDE, Angel Gurría, a également souligné qu'à l'avenir, « nous devrons déployer un effort beaucoup plus massif pour aider les pays en développement en matière de distribution de vaccins, de services hospitaliers, et pour soutenir le revenu et les moyens d’existence des populations des plus vulnérables ».

Malheureusement, l'égoïsme des pays occidentaux ne se manifeste pas seulement dans les plans de relance économique, mais aussi dans la distribution des vaccins contre le Covid. Alors que dans de nombreux pays occidentaux, les enfants sont déjà vaccinés ou que des troisièmes vaccins dits de rappel sont administrés, seuls 3,1 % de la population ont reçu au moins une dose de vaccin dans les pays les plus pauvres.

Une analyse de l’institut de recherche Airfinity met en lumière que, au vu des taux de vaccination actuels, 80 % des adultes des pays du G7 seront vaccinés d'ici à la fin 2021. Dans le même temps, le G7 aura accumulé près d'un milliard de doses de vaccin excédentaires. Elles suffiraient à vacciner une grande partie de la population des 30 pays (la plupart africains) avec les taux de vaccination les plus bas. Créée dans le but d'assurer une distribution mondiale plus équitable des vaccins, l'initiative Covax a jusqu'ici fourni moins de 10 % des 2 milliards de doses promises aux pays à faible ou moyen revenu. Cela s'explique en partie par le fait que les pays plus riches ont signé des contrats prioritaires avec les fabricants de vaccins, forçant ainsi la Covax à quitter le marché des vaccins. Fait absurde, plusieurs pays riches (dont l'Angleterre, le Qatar et l'Arabie saoudite) ont également acheté des vaccins du programme Covax.

Avec ses quelque 8,6 millions d’habitants, la Suisse a elle aussi conclu des contrats avec cinq fabricants de vaccins pour un total avoisinant 57 millions de doses (même si trois de ces vaccins seulement ont été approuvés par Swissmedic à ce jour). 4 millions de doses du fabricant Astra Zeneca non autorisé en Suisse ont été promises à l’alliance Covax, dont quelque 400 000 seulement ont été distribuées à ce jour.

Outre l'initiative Covax, le renforcement des capacités de production de vaccins dans les pays à revenu faible et moyen est également prépondérant. Cette option nécessiterait cependant que les entreprises pharmaceutiques partagent leur technologie et leur savoir-faire en matière de vaccins avec les fabricants de ces pays. Une proposition de l'Inde et de l'Afrique du Sud à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) demandant la suspension temporaire des droits de propriété intellectuelle des vaccins, tests et traitements contre le Covid a été soutenue par la Chine et la Russie, et dans une certaine mesure par la France, les États-Unis et l'Espagne, ainsi que par l'OMS et le pape François. L'industrie pharmaceutique et la Suisse s'y opposent et continuent de plaider pour des mesures volontaires.

Retour à la normale ?

Même s'il semble que la Suisse aura bientôt surmonté la crise du coronavirus, ce n’est de loin pas le cas au niveau mondial. L’appui ponctuel de projets humanitaires, le don de doses de vaccin « anciennes » ou « non souhaitées » et l'octroi de nouveaux prêts aux pays les plus pauvres ne suffiront pas à combattre la crise actuelle et ses causes sous-jacentes et structurelles.

Ce n'est que si nous admettons que nous sommes tous interconnectés et conjointement responsables de faire de la planète un endroit vivable que nous pourrons aller de l’avant et surmonter non seulement cette crise mais aussi les crises systémiques sous-jacentes, crise climatique mondiale comprise. Car la pandémie de coronavirus l'a clairement démontré : vouloir (au plan politique), c’est pouvoir.

La responsabilité de la Suisse

Comptant parmi les pays les plus riches et les plus mondialisés de la planète, la Suisse a une responsabilité particulière. Alliance Sud formule donc les exigences suivantes envers la Suisse :

  • comme premier territoire à faible imposition et septième place financière de la planète, elle doit prendre des mesures immédiates pour mettre fin à l'évasion fiscale des pays pauvres impliquant des groupes de sociétés, des prestataires de services financiers et des cabinets d'avocats helvétiques. Ce n'est que de cette manière que les pays pauvres pourront mobiliser des ressources publiques suffisantes pour lutter contre la crise du coronavirus ;
  • elle doit s’engager à ce que les 40 banques suisses ayant actuellement accordé des prêts aux 86 pays les plus pauvres annulent tous leurs prêts à ces États débiteurs en raison de la situation sociale et économique dans ces pays ;
  • elle doit enfin honorer ses engagements au plan international et augmenter progressivement son taux d’APD à 0,7 % du RNB et axer toute sa coopération au développement sur les droits, les besoins et les attentes des plus pauvres et des plus vulnérables ;
  • enfin, elle doit remettre au plus vite ses doses de vaccin excédentaires à Covax et arrêter de bloquer la proposition de l'Inde et de l'Afrique du Sud à l'OMC.
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La mondialisation à bout de souffle ?

21.06.2022, Coopération internationale

La guerre d’agression brutale menée contre l’Ukraine a-t-elle marqué le début de la fin de la mondialisation, comme l’affirment certains ? Tentative de décryptage.

Kristina Lanz
Kristina Lanz

Experte en coopération internationale

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

Laura Ebneter
Laura Ebneter

Experte en coopération internationale

La mondialisation à bout de souffle ?

Yury et Oleksiy, deux paysans de la région de Zaporijjia, en Ukraine, travaillent la terre avec des gilets pare-balles pendant l’invasion russe.
© Foto: Ueslei Marcelino / REUTERS

La difficulté de parler de la mondialisation réside dans le fait que l’acception du terme varie grandement. L’historien allemand de la mondialisation Jürgen Osterhammel écrit que tout le monde parle de ce phénomène et suppose tacitement que sa signification est transparente. Or cette hypothèse est irréaliste selon lui. Il propose donc de parler plutôt de « mondialisations ». Ainsi, la mondialisation ne désigne plus un processus planétaire englobant l'humanité tout entière, mais une multitude de processus différents dans le monde, à des moments identiques ou différents, qui pourraient (ou non) être reliés d'une manière ou d'une autre.

En gros, lorsqu'on parle de mondialisation, deux points de vue rarement dissociés de façon suffisamment claire s’entrechoquent et expliquent pourquoi on peut assister à un dialogue de sourds à ce sujet. D'un côté, la mondialisation désigne des recettes de politique économique qui reposent sur une théorie économique, ou plutôt une idéologie. C'est ainsi que les altermondialistes des années 2000 comprenaient le terme. Cette idéologie et ces recettes (souvent indigestes) étaient accompagnées de récits sur les promesses de la mondialisation. De l’autre côté, des processus réels sont décrits sous l'étiquette de ce phénomène, par exemple la croissance du commerce international, l'intensification des flux de capitaux transfrontaliers ou du poids des multinationales. Et la liste est loin d’être exhaustive.

On suppose souvent que les recettes idéologiques mènent de manière linéaire aux processus réels mesurables. Par exemple, que la suppression des entraves au commerce et des contrôles des mouvements de capitaux a entraîné une rapide poussée du commerce mondial. Ce n'est toutefois pas si simple, car une part considérable de la croissance de ce commerce est due directement ou indirectement au fait que la Chine est devenue « l'atelier du monde ». Mais l’empire du Milieu a très sélectivement supprimé les entraves commerciales, n'a jamais libéralisé les mouvements de capitaux et a maintenu un contrôle étatique dans d'autres domaines (lire l’interview).

Il existe plutôt un tissu d'idéologie, de recettes et d'évolutions réelles qu’on peut sommairement résumer comme suit : depuis les années 1970, la transformation du capitalisme mondial a été guidée par une idéologie économique que les grandes entreprises multinationales (EMN) et les gouvernements occidentaux ont accueillie avec empressement. Les recettes de politique économique qui en ont découlé et qui ont été appliquées par les gouvernements ont favorisé l'émergence d’EMN et ont déclenché quatre processus planétaires centraux : l’accroissement rapide du commerce international, la délocalisation de la production industrielle vers des pays moins « développés » (Chine comprise), l'intensification des migrations Nord-Sud (plus forte aux États-Unis, en Europe également d'Est en Ouest) et, point capital, la croissance extrême du secteur financier depuis les années 1970 et son importance pour l'économie et la politique financière au sein des pays et au-delà des frontières.

L’idéologie

L'idéologie économique est communément désignée « néolibéralisme », sauf qu'il en va du néolibéralisme comme de la mondialisation : deux personnes dans la même pièce comprennent trois choses différentes sous ce terme. L'historien américain Quinn Slobodian vient à la rescousse. Dans son ouvrage « Globalists - The End of Empire and the Birth of Neoliberalism » (2018), il distingue deux concepts néolibéraux, le plus connu étant né à Chicago, l'autre à Genève. La première conception se traduit par davantage de laisser-faire et de moins en moins de frontières (nationales) étatiques : des marchés autorégulés qui remplacent de plus en plus des appareils d’État élagués en tant que forces structurantes d'une société. Ou, pour reprendre l'expression du PRD suisse des années 1970 : plus de marché, moins d'État. Les économistes néolibéraux de l'école de Chicago, autour de l'économiste américain Milton Friedman, rêvaient d'un marché mondial unique, intégrant tout. La politique ne devait plus jouer un rôle que là où ce marché n’était pas fonctionnel. Selon les idées de Friedman et de ses partisans, cela ne devait être le cas nulle part, sauf pour les questions de sécurité (armée et police).

Slobodian oppose le groupe genevois de penseurs néolibéraux avant-gardistes à cette conception de la mondialisation néolibérale comme processus global dans lequel les forces du marché libre se déploient pleinement par elles-mêmes. Ces précurseurs se sont réunis dans les années 1930 à l'université de Genève — précisément là où l'ONU a son second domicile. Autour des économistes allemands Willhelm Röpke, Ludwig von Mises ou Michael Heilperin, ces penseurs voulaient, en tant qu’école de Genève et contrairement à celle de Chicago, non pas libérer le marché de l'État, mais mettre ce dernier au service du marché, avec pour objectif suprême de garantir le droit à la propriété privée non seulement dans un État national donné, mais à l'échelle mondiale. Slobodian écrit qu'il s'agissait pour les « Geneva boys » de donner au marché de l'État un cadre global de droit (privé) et d'élever ainsi au niveau supranational les mécanismes servant à l'accroissement de la propriété privée — sans devoir également s’encombrer des règles restrictives d'un État social soucieux de redistribution.

Les recettes

En 1989, les recettes basées sur l'idéologie politico-économique des néolibéraux de différentes couleurs ont été estampillées « consensus de Washington » parce qu'elles étaient défendues par les institutions qui y résident, à savoir le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et le Trésor américain. En fait, « consensus de Washington, Genève (OMC - commerce), Paris (OCDE - politique fiscale) et Bruxelles (UE) » serait plus approprié. Développé à l'origine en réaction à la crise de la dette en Amérique latine, le noyau dur de ce programme était la concurrence (surtout le démantèlement de l'État social), la dérégulation (commerce et mouvements de capitaux) et la privatisation. En échange de nouveaux prêts, ce consensus a été imposé dans les années 80 aux pays endettés d'Amérique latine et d'Afrique par le biais de programmes dits d'ajustement structurel — une période qui a souvent été qualifiée de décennie perdue (lost decade) par la suite, car la pauvreté a massivement augmenté dans de nombreux pays.

Les EMN, et tout particulièrement les banques et autres acteurs financiers, ont été les moteurs et les bénéficiaires de cet agenda. Le président d'ABB, Percy Barnevik, l’a bien montré dans le programme de sa société en 2000 en disant qu’il définissait la mondialisation comme la liberté pour son groupe d'investir où et quand il le souhaite, de produire ce qu'il veut, d'acheter et de vendre où il le souhaite, et de réduire autant que possible toutes les restrictions imposées par les lois du travail ou autres réglementations sociales.

L'effondrement de l'Union soviétique en décembre 1991 a marqué un tournant décisif. Avec la fin du bloc de l'Est, il ne restait plus qu'une seule superpuissance et les recettes pouvaient désormais être appliquées partout sur la planète. Après le Sud mondial, les pays de l'ex-Union soviétique ont été les principales victimes de ces recettes : des conseillers économiques américains ont convaincu leurs gouvernements d'appliquer le « consensus de Washington » comme thérapie de choc. Avec pour résultat la disparition quasi totale des industries locales et la possibilité pour quelques-unes de se servir dans la fortune nationale et les matières premières qui restaient comme secteur dominant de l'économie. Sans « consensus de Washington », pas d'oligarques.

Les promesses de la mondialisation

Les idéologies de la mondialisation et leurs recettes sont allées de pair avec une série de récits et de promesses, encore volontiers propagés aujourd'hui — malgré des évidences contradictoires. Exemples : l'économie mondiale apportera une prospérité durable à tous les pays qui misent réellement et systématiquement sur le libre-échange et la libre circulation des capitaux. Ou : grâce à la mondialisation, le développement économique conduit à la diffusion des valeurs occidentales et, en fin de compte, à un monde d'États démocratiques coopérant pacifiquement. Ou encore : la gouvernance mondiale accroîtra le pouvoir des gouvernements et résoudra les problèmes communs du monde.
Il est toujours plus évident qu'aucune de ces promesses n'a été tenue : alors que la pauvreté a certes reculé dans certains pays, asiatiques pour la plupart (qui n'ont justement pas soutenu le « consensus de Washington », ou du bout des lèvres seulement), les inégalités planétaires s’accentuent parallèlement. L'économiste Thomas Piketty montre qu'entre 1980 et 2014, les revenus des 50% de la population mondiale les plus pauvres ont augmenté de 21%, tandis que ceux des 0,1% de la population mondiale les plus riches ont bondi de 617% durant la même période. Et tandis que la libéralisation du commerce et l'émergence de chaînes de valeur mondiales ont massivement renforcé le pouvoir de marché de certaines entreprises, les syndicats ont été affaiblis dans le monde entier, les prestations sociales rognées et une course vers le bas des salaires a été engagée en maints endroits.

Et au lieu de la liberté, de la démocratie et des droits de l'homme évoqués dans les récits volontiers servis, de plus en plus de personnes sont aujourd'hui en réalité confrontées à la répression et à l'oppression. L'ONG Freedom House constate ainsi que la démocratie est aujourd'hui attaquée partout dans le monde par des leaders et des groupes populistes, ce qui a souvent pour corollaire la répression des minorités ou d'autres « ennemis » construits de toutes pièces. Au cours des deux dernières décennies, les gouvernements autocratiques ont en parallèle toujours plus étendu leur influence au-delà de leurs frontières nationales, cherchant à faire taire les critiques, à renverser les gouvernements démocratiques et à remodeler les normes et institutions internationales dans le sens de leurs propres intérêts. Cela complique également toujours davantage la coopération au sein d'instances mondiales comme l'ONU.

La fin ! Quelle fin ?

Même si aucune des promesses de la mondialisation ne s'est réalisée, la guerre en Ukraine ne marque pas la « fin de la mondialisation » en tant qu'idéologie flanquée de son cortège de recettes politiques. D'une part, même avant la guerre, aucune des institutions du « consensus de Washington, Genève, Paris et Bruxelles » ne défendait sans distinction les mêmes recettes qu'avant la crise financière de 2007. D'autre part, les institutions financières internationales, toujours sous la houlette de l'Occident, continuent malgré tout à diffuser allègrement des pans de cette idéologie, même si la crise climatique de plus en plus aiguë, les crises économiques et alimentaires récurrentes ainsi que les crises de la dette qui s'aggravent démontrent en fait depuis longtemps l'inefficacité de ces recettes. Il est malheureusement peu probable que la guerre change la donne.

La guerre contre l'Ukraine va-t-elle mettre un terme à l'intégration économique mondiale réelle ou même l'inverser ? C’est également des plus improbables, même si certaines chaînes de création de valeur seront modifiées ou raccourcies. Il est exclu que la Russie sanctionnée s'associe à la Chine et à quelques États vassaux pour constituer un espace économique eurasien cloisonné. L'Occident (Japon compris) est bien trop important pour la Chine sur le plan économique.

Et maintenant ?

L'idéologie de la mondialisation est donc de plus en plus mise sous pression de se justifier. Les crises multiples montrent clairement que le modèle actuel de l'économie mondiale n'est pas celui qui permet d'atteindre la paix, la liberté, la santé et la prospérité pour tous. Il est de toute façon évident qu'il est en train de détruire la planète. Que faire alors?

Tout d'abord, nous avons besoin d'une nouvelle idéologie qui, au lieu de miser sur la croissance économique « éternelle », la maximisation des profits et les intérêts personnels à court terme, mette l'accent sur nos interdépendances, notre intégration dans l'environnement naturel et nos intérêts communs à long terme.

Ensuite, nous avons besoin d'une politique économique et de développement qui se fixe comme objectif la réalisation des droits de l'homme universels, pour l’humanité tout entière, et qui favorise leur réalisation globale au lieu de l'entraver. Et cette nouvelle politique de développement doit pouvoir montrer comment elle peut atteindre ce dernier objectif en respectant les limites naturelles de la planète. Les objectifs de développement durable de l'Agenda 2030 de l’ONU doivent servir d’orientations à cet égard. Pour la grande transformation nécessaire, il n'y a pas de plan directeur ni de carte géographique. Il faut d'innombrables expériences, processus de recherche, projets et débats politiques, de la base jusqu'aux forums internationaux de gouvernance mondiale. Comme le mouvement altermondialiste des années 2000 l'avait déjà rétorqué au « there is no alternative » de l'ancienne Première ministre britannique Margaret Thatcher : il existe des milliers d’alternatives.

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Qui a peur des ONG ? (partie 2)

24.03.2021, Coopération internationale

Notre démocratie profite du fait que divers acteurs apportent leur expertise, leurs opinions et leurs préoccupations au débat politique.

Kristina Lanz
Kristina Lanz

Experte en coopération internationale

Qui a peur des ONG ? (partie 2)
Au « menu » de la société civile figure aussi la sensibilisation : La Haute École des arts de Zurich (dans la photo : le Toni-Areal) gère un Centre pour l’art et la promotion de la paix en collaboration avec la artasfoundation.
© Christian Beutler / Keystone

Outre les différents acteurs économiques et les autres groupes de la société civile (comme les syndicats ou les acteurs éducatifs), les ONG œuvrant dans l’intérêt général contribuent également au débat démocratique dans notre pays. Contrairement aux représentants de l’économie, qui défendent en général leurs propres intérêts, ces ONG mènent campagne pour des causes environnementales ou sociales à but non lucratif, en conformité avec leur mandat. Leur engagement politique est financé par les cotisations de leurs membres ainsi que par des fonds collectés à des fins politiques spécifiques.

Alors que divers politiciens bourgeois siègent aux conseils d'administration du secteur privé, s’affichent régulièrement lors de manifestations de lobbying des associations économiques et s'opposent souvent vertement à une plus grande transparence des dons aux partis (ce qui rendrait probablement certains liens plus manifestes encore), les ONG de la coopération au développement seraient désormais censées être examinées à la loupe pour détecter d'éventuels liens politiques et représentations d'intérêts. Parallèlement, le fait que d'autres acteurs et associations profitant de subventions de l'État et d'autres contributions publiques lancent également des campagnes d'information et s'immiscent dans les campagnes de votation semble ne pas gêner les mêmes politiciens désireux de museler politiquement les ONG.

Une « interdiction politique » générale pour les ONG recevant des deniers publics ferait probablement taire de nombreuses voix critiques et consoliderait la domination des lobbyistes des milieux économiques. Même si certains politiciens bourgeois le souhaitent, ce serait une déclaration de mise en faillite pour un pays qui met en exergue sa démocratie, son ouverture au monde et sa tradition humanitaire. Mais si les ONG ne pouvaient plus mener d’activités politiques, toutes les autres contributions et subventions de l'État devraient être examinées pour voir si leurs bénéficiaires s’engagent sur le front politique, et si ces contributions de l'État devraient aussi être annulées le cas échéant. Ce ne serait guère dans l'intérêt des politiques concernés.

Le travail d’éducation au cœur de l’Agenda 2030

Au lendemain du vote sur l’initiative pour des multinationales responsables, les activités politiques des ONG n’ont toutefois pas été les seules à être vertement critiquées. Le travail d'éducation et de sensibilisation en Suisse a, en effet, été mis en cause également. Ainsi, en décembre, la DDC a annoncé tout soudain (sous la probable pression du chef du département) qu'elle ne pourrait plus cofinancer le travail d'éducation et de sensibilisation des ONG en Suisse. Cette décision est d'autant plus surprenante qu’un an plus tôt, la DDC avait adopté de nouvelles lignes directrices pour la collaboration avec les ONG précisant notamment qu'une des tâches majeures des ONG helvétiques est « de fournir à la population suisse et particulièrement aux jeunes générations des informations sur les défis globaux et de les sensibiliser au lien étroit qui existe entre la paix, la sécurité, le développement durable et la prospérité » .

La sensibilisation et l'éducation aux questions de développement durable (y compris la coopération au développement) sont aussi un élément clé de l'Agenda 2030 pour le développement durable - signé par notre pays également. Avec ses 17 objectifs de développement durable (ODD), l’Agenda 2030 s'adresse à tous les pays, et pas seulement aux pays en développement. Il réclame un changement radical dans la coopération internationale en appelant l’ensemble des pays à rendre tous les secteurs politiques durables, tout en veillant aux interdépendances mondiales. La sensibilisation et l'éducation sont essentielles à la réalisation des ODD : l’ODD 4 exige par exemple que tous les pays veillent d'ici 2030 à ce que tous les élèves acquièrent les connaissances et les compétences nécessaires pour promouvoir le développement durable. Cela inclut l’éducation en faveur du développement et de modes de vie durables, des droits de l’homme, de l’égalité des sexes, de la promotion d’une culture de paix et de non-violence, de la citoyenneté mondiale et de l’appréciation de la diversité culturelle et de la contribution de la culture au développement durable. L'éducation au développement durable joue également un rôle important dans la Stratégie pour le développement durable (SDD) 2030 de la Suisse. La consultation de cette stratégie vient de s'achever (voir l'article en page XY).

La Suisse fait fi des recommandations de l’OCDE

Même si les ONG sont toujours autorisées à effectuer un travail d'éducation et de sensibilisation en Suisse (dans la mesure où elles peuvent mobiliser autrement des fonds à cette fin), l'exclusion officielle de l'éducation et de la sensibilisation des contrats de programme de la DDC avec les ONG est un très grand pas en arrière dans la compréhension de la coopération au développement. À l'avenir, les ONG devraient se concentrer à nouveau sur « l'aide à l'étranger » – tel le vœu de la conseillère nationale Schneider-Schneiter – et s'abstenir de souligner les interdépendances mondiales. Par exemple, les ONG peuvent mener des campagnes contre le travail des enfants en Côte d'Ivoire, mais ne doivent pas mentionner que les multinationales suisses profitent aussi grandement du travail des enfants ; elles peuvent creuser des puits en Tanzanie, mais sans relever que ce sont les activités minières irresponsables des multinationales qui contribuent massivement aux pénuries d'eau ; elles peuvent s'occuper des victimes de la crise climatique au Bangladesh, mais sans relever que notre mode de vie, notre place financière et notre industrie contribuent aussi largement au réchauffement de la planète.

Un processus d'examen par les pairs (Peer Review) du Comité d'aide au développement de l'OCDE (OCDE CAD) a évalué la coopération au développement de la Suisse en 2019. Il a débouché sur diverses suggestions d'amélioration. L'OCDE critique avant tout le manque d'analyse et, surtout, l'absence de débat sur l’impact des politiques nationales (par exemple les politiques financière, agricole ou commerciale) sur les pays en développement. Elle appelle la Suisse à « diffuser ces analyses et à en débattre, à la fois avec le gouvernement et le public suisse ». Dans le même temps, l'OCDE constate que la Suisse continue de faire piètre figure dans les domaines de la communication et de la sensibilisation du public sur les questions de coopération au développement. Elle demande donc au Département des affaires étrangères (DFAE) de financer et de mettre en œuvre des stratégies de communication et de sensibilisation pour son programme de développement. Une telle approche devrait permettre à la DDC de communiquer en amont afin de renforcer le soutien politique et public à la coopération au développement. La récente décision du DFAE va cependant en sens contraire, comme le déplore également l'ancienne conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey dans un article d'opinion de la « Weltwoche ». La DDC continue d'être placée sous tutelle en matière de communication, et les ONG ne doivent si possible pas communiquer sur des questions de cohérence des politiques. Espérons que le Parlement comprendra que la démocratie suisse ne peut que bénéficier d'une population éclairée, bien informée et politiquement active, ainsi que d'une société civile forte.

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Qui a peur des ONG ? (partie 1)

23.03.2021, Coopération internationale

En novembre, l'initiative pour des multinationales responsables a échoué de justesse. La riposte ne s’est pas fait attendre : chronique d'une attaque politique contre les organisations non gouvernementales (ONG) – et contre la démocratie helvétique.

Kristina Lanz
Kristina Lanz

Experte en coopération internationale

Qui a peur des ONG ? (partie 1)
Test d’admission écrit à l’Université de Saint-Gall pour des candidates et candidats de langue étrangère. Les attaques politiques contre les ONG sont aussi un test pour la démocratie suisse.
© Ennio Leanza / Keystone

Rarement une initiative populaire a fait autant parler d'elle que celle pour des multinationales responsables. Des mois, voire des années avant le scrutin, elle faisait régulièrement la une et les bannières orange et les multiples activités de nombreux comités locaux la rendaient bien visible dans la population. Pour la première fois dans l'histoire politique suisse, une large coalition de 130 ONG, de nombreux représentants des églises et des milieux d’affaires, des parlementaires de tous les bords politiques et des milliers de bénévoles ont tous tiré à la même corde. Même si l'initiative a finalement échoué à réunir la majorité des cantons, elle a néanmoins montré ce que la société civile, et surtout les ONG, peuvent réaliser lorsqu'elles unissent leurs forces. Ce qui pourrait être interprété comme un signe positif d'une démocratie vivante et d'une population intéressée ne semble toutefois pas plaire à tout le monde.

La droite veut priver les ONG de politique

Avant même la votation, Ruedi Noser (conseiller aux États radical et opposant de la première heure à l’initiative) a déposé une motion demandant à la Confédération d'examiner si les conditions d'exonération fiscale pour les organisations reconnues d’utilité publique (à savoir les ONG) poursuivant des objectifs politiques sont toujours remplies ou si l'exonération fiscale doit leur être ôtée. Dans sa réponse juridiquement fondée, le Conseil fédéral propose cependant de rejeter cette motion. Il précise les activités de nature à promouvoir l’intérêt général, à savoir « l’assistance publique, les arts, la science, l’enseignement, la promotion des droits de l’homme, la sauvegarde du patrimoine, la protection de la nature et des animaux ainsi que l’aide au développement ». Il souligne en outre que dans les « organisations exonérées d'impôts, des liens avec des sujets politiques sont possibles (p. ex. dans le cas d’organisations actives dans le domaine de la protection de l’environnement, de la santé, de la défense des droits de l’homme, d’organisations représentant les personnes handicapées, etc.) ». Le Conseil fédéral précise encore que « le fait de soutenir des initiatives ou des référendums sur le plan matériel ou idéologique ne s’oppose pas à une exonération fiscale ». La motion sera d'abord discutée au sein de la Commission de l’économie et des redevances du Conseil des États (CER-CE) avant d'être réexaminée au sein de ce même conseil.

Après la votation sur l’initiative pour des multinationales responsables, une tempête s’est levée au Parlement, et toute une série de questions, d'interpellations, de postulats et de motions ont fleuri, des objets qui tous remettent en question le rôle politique des ONG. La conseillère nationale Elisabeth Schneider-Schneiter (PDC) a par exemple déposé un postulat demandant un rapport au Conseil fédéral indiquant quelles activités des ONG sont financées avec quels fonds, et sur quelles bases légales, et quels représentants politiques siègent dans les organes de direction de ces ONG. Raison invoquée pour sa demande : « les organisations d'aide au développement s’occupent de plus en plus de politique de développement en Suisse au lieu de se consacrer à l'aide au développement à l'étranger ». Par ailleurs, une motion du conseiller national Hans-Peter Portmann (PRD) prie le Conseil fédéral de passer en revue toutes les aides fédérales versées à des projets de coopération internationale menés par des ONG ayant participé à des campagnes politiques, et de mettre un terme à ces subventions si nécessaire.

Ces interventions parlementaires doivent apparemment éviter un débat critique sur le rôle politique des associations et des groupes de réflexion proches des milieux économiques, qui, en tant qu'acteurs non gouvernementaux, font également partie des ONG. Seules les ONG du secteur de la coopération au développement sont donc mentionnées de manière explicite. Le financement des activités politiques des ONG avec des fonds de la Direction du développement et de la coopération (DDC) a toutefois toujours été exclu par contrat. Il est logique que la Confédération ne veuille pas investir des deniers publics dans des campagnes politiques – mais une interdiction politique générale pour les ONG qui reçoivent des fonds fédéraux serait à la fois absurde et des plus problématiques.

(continue ici)

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Article

Pour une « communication responsable »

01.10.2020, Coopération internationale

Alliance Sud a élaboré avec ses organisations membres et partenaires un manifeste pour une communication responsable de la coopération internationale. Pour en savoir plus, lisez ici.

Marco Fähndrich
Marco Fähndrich

Responsable de la communication et des médias

Pour une « communication responsable »

L’auteur-compositeur-interprète britannique Ed Sheeran au Liberia : des célébrités se mettent régulièrement au service de bonnes causes (et photos), en Suisse également. Une telle pratique renforce une compréhension paternaliste du développement.
© Foto: Comic Relief.

Outre les médias et la politique, les organisations non gouvernementales (ONG) marquent la perception publique du Sud par leur travail de relations publiques et de collecte de fonds. Dans ce contexte, des stéréotypes sont aussi transmis dans la communication : les images paternalistes du développement véhiculent l'idée que les pays développés montrent aux pays « sous-développés » comment faire les choses correctement. Les habitants du Sud sont présentés comme des objets et des bénéficiaires d'aide ou de soutien, alors que les organisations de développement et leurs collaborateurs/trices sont des sujets et experts qui agissent.

Dans diverses activités de communication, le contexte dans lequel s'inscrit la coopération au développement est rarement abordé, notamment les causes structurelles de la pauvreté et de l'exclusion. Les relations systémiques, c'est-à-dire les conditions politiques, économiques et sociales, sont également souvent négligées. En conséquence, le public a peu d'idées concrètes sur le fonctionnement et les effets de la coopération au développement. En outre, des contradictions et des incohérences apparaissent souvent entre le travail de campagne de politique de développement et la publicité pour les dons ; elles menacent d'éroder la confiance dans les ONG.

Le présent manifeste offre une aide à l'orientation pour les collaborateurs/trices des ONG de la coopération internationale. Le noyau est constitué de lignes directrices internes à la branche pour une communication responsable dans la coopération internationale, qui servent d'engagement personnel vis-à-vis du public. L'objectif n'est pas d'atteindre la perfection, mais de mener une réflexion autocritique et transparente sur son propre travail de communication.

Vous êtes intéressés ?

D'autres organisations actives dans la coopération internationale peuvent également signer le manifeste et l'utiliser comme guide pour leur propre communication. Pour cela, il suffit de s'annoncer directement auprès du responsable de la communication d'Alliance Sud (marco.faehndrich@alliancesud.ch).

Opinion

Neutralités inflationnistes

29.09.2022, Coopération internationale

Pour 2020 ou 2021, l’ONU constate une détérioration de l’indice de développement humain dans 90 % des pays. La planète brûle, ou se noie, et la Suisse discute de neutralité plutôt que de solidarité.

Neutralités inflationnistes

© Services parlementaires, 3003 Berne

Cassis, Pfister, Blocher : ces trois messieurs tentent de se démarquer en dotant le mot neutralité d’un adjectif. Mais parlons d’abord du substantif : la neutralité de la Suisse était vitale tant que les pays voisins étaient en guerre. Ce fut le cas lors de la guerre franco-allemande de 1871 et plus encore lors de la Première Guerre mondiale, lorsque les différentes sympathies pour les belligérants ont divisé le pays.

Durant la Seconde Guerre mondiale, la neutralité s'est accompagnée d'un autre élément bien connu : l’affairisme avec les belligérants. Jusqu'en 1944, des entreprises helvétiques ont livré de grandes quantités d’armes et de matériel connexe à l'Allemagne nazie. On pouvait encore parler d'une situation d'urgence pendant la guerre, mais l'affairisme est resté ensuite, tandis que la neutralité s’est parée d’un vernis bienveillant. La neutralité, comprise comme « nous faisons des affaires avec tout le monde et ne nous soucions pas des sanctions », a été l'une des trois raisons (avec la place financière et les lois fiscales) pour lesquelles la Suisse est devenue la plaque tournante mondiale du commerce des matières premières.

N'étant pas membre de l'ONU, la Suisse n'a pas respecté les sanctions de l'ONU, par exemple contre la Rhodésie (devenue le Zimbabwe) ou l'Afrique du Sud de l'apartheid. Marc Rich, le parrain du commerce suisse des matières premières, dont l'entreprise est devenue Glencore et dont les Rich-Boys ont fondé des sociétés comme Trafigura, a parlé de son commerce pétrolier avec le régime inique d'Afrique australe comme de son affaire la plus importante et la plus rentable. Mais les négociants en céréales établis sur les rives du lac Léman ont également profité de l'embargo sur les céréales imposé par les Etats-Unis à l'Union soviétique et se sont engouffrés dans la brèche, même si la Suisse n'a pas du tout été neutre sur le plan idéologique et pratique (voir l'affaire Crypto) pendant la guerre froide.

Passons aux adjectifs : la « neutralité coopérative » d'Ignazio Cassis aurait relativisé l'affairisme en consacrant le nouveau statu quo depuis l'invasion russe de l'Ukraine (reprise des sanctions de l'UE). Mais le Conseil fédéral a opposé une fin de non-recevoir à l'adjectif du président de la Confédération.

La « neutralité décisionniste » (conception de la neutralité selon la doctrine du décisionnisme) de Gerhard Pfister est moins claire. Si l'on lit son interview dans le journal Le Temps, les « droits humains, la démocratie et la liberté d'expression » limitent l'affairisme. Selon l'entretien accordé aux journaux de Tamedia, il y va plutôt des valeurs du « modèle économique et social occidental », à savoir « l'État de droit, la sécurité de la propriété privée et le bien-être social ».

La « neutralité intégrale » de Christoph Blocher veut un retour à l'affairisme absolu. Il l'avait déjà défendue jadis contre les détracteurs de l'apartheid. Le Groupe de travail Afrique du Sud (ASA), qu'il a fondé et présidé, s'est insurgé contre les sanctions et a donné une plate-forme aux politiciens de droite et aux militaires sud-africains pour faire passer leurs messages inhumains. L'ASA a également organisé des voyages de propagande à l’enseigne de « Sur les traces des Boers ».

Moi aussi, j'aurais encore des adjectifs à ajouter, car ce qui conviendrait le mieux à la Suisse, ce serait une « neutralité compatissante (réfugiés) et compatible avec le monde (les droits humains avant l'affairisme) ».

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Article

« Nous devons persévérer »

03.10.2022, Coopération internationale

L'ancienne conseillère nationale Regula Rytz poursuit son engagement sur le plan international en qualité de nouvelle présidente d'Helvetas. Pour elle, les crises multiples actuelles peuvent aussi être une chance pour la collaboration internationale.

Kristina Lanz
Kristina Lanz

Experte en coopération internationale

Marco Fähndrich
Marco Fähndrich

Responsable de la communication et des médias

« Nous devons persévérer »
Regula Rytz a derrière elle une longue carrière politique, qui a commencé au législatif du canton de Berne et l’a conduite à l’exécutif de la ville de Berne, puis au Palais fédéral, où elle a été conseillère nationale et présidente des Verts suisses.
© Daniel Rihs / Alliance Sud

Entretien mené par Kristina Lanz, Andreas Missbach et Marco Fähndrich

Vous étiez encore au Conseil national jusqu’au printemps et depuis juin vous êtes la nouvelle présidente d'Helvetas. Qu'est-ce qui vous motive particulièrement dans votre nouvelle fonction ?

Regula Rytz : Des crises ébranlent la planète et je suis très préoccupée par leurs conséquences sociales ; ici en Suisse et surtout dans les pays où les gens doivent se battre depuis longtemps pour survivre ou avoir un toit sur la tête. Helvetas apporte des améliorations concrètes. Pour moi, c’est plus important que jamais.

Regretterez-vous certaines facettes de votre quotidien politique au Palais fédéral ?

Le travail dans les commissions, autrement dit là où l'on cherche des solutions avec des consœurs et des confrères d'autres partis. En revanche, la polarisation croissante ne me manquera pas. Je me réjouis d'être active dans un domaine où l'on œuvre en coopération.

Avez-vous tissé des liens personnels avec des pays du Sud ?

Enfant, mon mari a séjourné avec ses parents au Népal, où ils travaillaient pour l'organisation antérieure à la Direction du développement et de la coopération (DDC). Helvetas était également présente au Népal à l'époque. J'ai moi-même pu me rendre trois fois dans ce pays et j'ai vu comment la coopération au développement a évolué au fil du temps. Autrefois, on investissait surtout dans des projets d'infrastructure comme les routes ; aujourd'hui, on encourage aussi bien davantage l'économie locale, par exemple par la formation professionnelle.

Helvetas va-t-elle à l’avenir s'engager davantage encore sur le plan politique en Suisse ?

C’est une tâche dévolue à Alliance Sud, qui fait un excellent travail. Notre priorité reste les activités sur place : nous travaillons avec la DDC et les autorités locales, mais aussi avec des ONG actives sur le terrain et avec le secteur privé. Et depuis toujours, sensibiliser la population suisse aux interactions mondiales et exiger davantage de cohérence politique fait partie de notre identité.

Vous êtes également membre du conseil de la Fondation Gobat pour la Paix. Qu'est-ce qu'Albert Gobat, prix Nobel de la paix sorti de la mémoire collective et ancien conseiller d'État bernois, peut encore nous apprendre aujourd'hui, en ces temps de guerre ?

Albert Gobat a été membre fondateur de l'Union interparlementaire avant la Première Guerre mondiale. Il voulait réunir des personnes de tous les pays et de tous les partis pour éviter une escalade. Cela montre qu'il y a toujours des gens qui cherchent un moyen de résoudre les conflits de manière pacifique et constructive. Nous en avons plus que jamais besoin aujourd'hui. Albert Gobat était d'ailleurs issu du parti libéral et peut aussi être un exemple pour le PLR actuel.

Vous voulez dire pour l'actuel ministre des affaires étrangères et président de la Confédération Ignazio Cassis ? À l’entendre, on a l'impression que la Suisse fait tout mieux que tout le monde…

Cela dépend de quelle Suisse on parle. Je trouve que l'élan de solidarité dont fait preuve la population est remarquable, qu’il s’agisse des dons consentis ou des familles disposées à accueillir des personnes fuyant la guerre en Ukraine. La politique n’est pas restée inactive non plus : la Confédération s'est par exemple associée aux sanctions et a pour l’heure débloqué plus de 100 millions de francs pour l'aide humanitaire. Mais on pourrait et devrait bien sûr en faire plus, notamment s’agissant de la mise en œuvre des sanctions. La conférence de Lugano pour la reconstruction de l'Ukraine a aussi été un signal positif. Mais notre pays devrait participer désormais activement à la plateforme européenne de reconstruction.

Le ministre des affaires étrangères Ignazio Cassis ne s’est pas rendu à la conférence internationale contre la crise alimentaire qui s'est tenue en juin à Berlin : y a-t-il un risque que d'autres crises, comme celles de la faim ou du climat, soient oubliées ?

Il est vrai que l'attention du public se concentre sur la guerre en Ukraine, car elle a une dimension mondiale et concerne une puissance nucléaire. Mais le caractère dramatique de la crise de la faim et de la crise climatique ne peut pas être ignoré. Les gens de ce pays sont de plus en plus conscients que tout est lié. Selon une étude de l'EPFZ, une majorité de la population est d'avis qu’il faudrait développer la coopération internationale. Celle-ci va de pair avec la stabilité et des perspectives d'avenir.

Les gens sont solidaires, mais pas le Parlement, qui entend augmenter sensiblement les dépenses pour l'armée. À cause du frein à l'endettement, cette attitude pourrait ces prochaines années provoquer des coupes dans la coopération internationale. Que peut faire la société civile pour y remédier ?

Les défis financiers sont importants, car les crises se multiplient. Notre tâche consiste à montrer qu’il faut renforcer et non affaiblir la coopération au développement dans ce contexte. Si nous n’agissons pas suffisamment pour combattre la pauvreté et la faim dans le monde, les coûts induits seront énormes. N'oublions pas que la Suisse n'a toujours pas atteint l'objectif des 0,7%.

Des élections fédérales auront lieu l'an prochain. Les thèmes internationaux peuvent-ils y jouer un rôle ?

J'espère et j'attends des partis qu'ils traitent du problème des risques mondiaux, car ils nous concernent tous. Tout ce qui se passe actuellement sur la planète a aussi un lien avec nous. La pandémie de coronavirus l'a clairement montré. Nous vivons aujourd’hui dans un monde fortement interconnecté, dans lequel il est impératif de renforcer l'égalité planétaire des chances.

Quels sont d’après vous les plus grands défis auxquels la coopération internationale est confrontée aujourd’hui ?

L’accumulation des conflits violents et des événements climatiques extrêmes — il n’est qu’à penser au Pakistan — met fortement à contribution l'aide humanitaire : elle sauve des vies et assure les besoins essentiels des personnes à brève échéance. En parallèle, il ne faut pas oublier la coopération au développement à long terme et la promotion de la paix. Car elles seules permettent d'offrir des perspectives durables et des chances équitables à tous, afin que les gens puissent échapper à la pauvreté. Helvetas lance un pont entre ces divers niveaux d’action. Dans les camps de réfugiés, par exemple, nous ne nous contentons pas d'apporter une aide d'urgence, mais nous offrons aussi des possibilités de formation.

Le fait que la coopération au développement des sauveurs blancs (white saviours) perpétue des schémas postcoloniaux donne souvent lieu à des critiques. Cela s'applique-t-il aussi à la Suisse ?

Les critiques concernent moins les Suisses que les grandes organisations internationales. La coopération suisse au développement est en revanche enracinée dans le terrain. Helvetas travaille aussi depuis toujours en étroite collaboration avec des partenaires locaux et la population.

Mais ne pourrait-on pas mieux communiquer sur la collaboration cruciale avec les organisations locales ?

Vous avez raison. Mais nous montrons déjà en toute transparence les résultats de notre travail et le rôle clé joué par la population locale.

Comment évaluez-vous la collaboration avec le secteur privé ? Est-ce plutôt une chance ou un risque ?

Elle a toujours été une priorité de la coopération suisse au développement. Nous avons aussi fait de très bonnes expériences dans de nombreux pays en encourageant les petites et moyennes entreprises et les chaînes de création de valeur locales. Ce qui est primordial, ce sont les règles du jeu : si toutes les entreprises respectent les droits du travail et de l'environnement, les injustices se réduisent également. Les grandes entreprises multinationales peuvent justement exercer un énorme effet de levier dans ce contexte.

Et quel est le rôle de la politique dans tout cela ?

Pour la population suisse, il va de soi que les entreprises helvétiques doivent également respecter les normes environnementales et les droits humains à l'étranger. Le débat sur l'initiative pour des multinationales responsables l’a bien montré. Si le Conseil fédéral tient parole, la Suisse doit enfin rattraper son retard en termes de surveillance et de responsabilité.

Avec ses objectifs de développement durable, l’Agenda 2030 a eu peu d'effets jusqu'ici : on ne le connaît guère en Suisse et les entreprises s’en servent de plus en plus pour faire croire qu’elles sont écologiques. Peut-être devrions-nous plutôt nous concentrer sur la mise en œuvre de certains objectifs ?

Les gens se sentent en général concernés par des thèmes concrets. Il est donc certainement judicieux de rendre les objectifs individuels visibles. Si d'autres pays ne sont par exemple plus en mesure de fournir suffisamment de denrées alimentaires du fait de la crise climatique, c'est également un problème pour nous, en Suisse. La solution réside dans le lien entre la politique alimentaire mondiale et nationale.

Et comment amener la Suisse à assumer davantage de responsabilités dans la politique climatique extérieure ?

Nous devons montrer l'ampleur de notre empreinte et l'influence de la place financière et du négoce des matières premières suisses. Malheureusement, il n’est plus possible d’éviter de nombreux effets négatifs. La responsabilité de la Suisse est engagée ici : notre pays doit mieux soutenir les mesures de protection et d’adaptation dans les pays les plus pauvres. Des possibilités de financement supplémentaires sont indispensables à cet effet.

Les crises actuelles sont-elles une chance pour notre travail ?

Oui et c’est un paradoxe : la visibilité croissante des problèmes peut conduire à une volonté renforcée d'agir. Lorsque les chaînes d'approvisionnement se grippent soudain, que les denrées alimentaires viennent à manquer et que des pénuries d'énergie guettent, il n'y a qu'une seule issue : davantage de coopération, de justice et d’opportunités équitables. Montrer et faire comprendre ce que la coopération au développement peut faire est le mot d'ordre du moment.

Mais la plus grande partie de la population suisse s'inquiète davantage de sa propre prévoyance vieillesse, ou de l'augmentation des coûts de la santé, que de la situation en Afrique de l'Est, par exemple…  

Notre qualité de vie est aussi liée aux réalités vécues par les habitants des pays les plus pauvres. Un monde dans lequel de nombreuses personnes sont perdantes est un monde inconfortable. Une planète où de nombreuses personnes n'ont plus rien à perdre est une planète dangereuse. Comme historienne, je sais que c'est souvent en temps de crise que des explosions de violence se produisent. La solidarité internationale est d'autant plus cruciale. Elle est la condition préalable à la paix et à la stabilité.

Et que dites-vous aux jeunes qui ont perdu tout espoir ?

Je suis un enfant de la guerre froide : quand j'avais 20 ans, je m'attendais chaque jour à une guerre nucléaire. Cela m'a incité à m'engager en politique. Je sais par expérience que la ténacité en vaut la peine et qu'il existe de nombreuses évolutions et solutions positives.

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