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L’époque des sauveurs blancs est révolue

05.12.2022, Coopération internationale

Les rapports de force inégaux restent un problème majeur dans la coopération au développement. Des changements sont en cours dans les milieux où l’on réfléchit sérieusement à la décolonisation.

Kristina Lanz
Kristina Lanz

Experte en coopération internationale

L’époque des sauveurs blancs est révolue
Médecin, philosophe, théologien, organiste, Prix Nobel de la paix – et un « sauveur blanc » ? Albert Schweitzer (1875 – 1965) à Lambaréné, Gabon.
© The Granger Collection, New York / Keystone

La coopération au développement a beaucoup évolué au cours des 30 dernières années. Malgré divers progrès, une conception de la coopération au développement fortement marquée par la colonisation subsiste dans de nombreux esprits : d'un côté, les personnes à la peau généralement foncée, en situation de pauvreté et qui ne parviennent apparemment pas à s'en sortir toutes seules ; de l'autre, les coopérant-e-s, en majorité blancs et altruistes, qui utilisent au mieux leurs connaissances et leur savoir-faire pour aider les pauvres.

Corriger cette image (que nous avons de nous-mêmes) et déplacer le pouvoir de définition et de décision en matière de développement du Nord vers le Sud est au cœur du débat sur la décolonisation de la coopération au développement (decolonizing aid), un débat qui a gagné en visibilité ces dernières années. Lancé par des organisations humanitaires actives dans le Sud, il est aujourd'hui mené à large échelle dans les milieux scientifique et a depuis longtemps fait son entrée dans les activités de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) internationales.

Le présent article met en avant trois aspects centraux pour une nouvelle compréhension décolonisée de la coopération au développement : l’enracinement historique et politique de la coopération au développement, la révision de l'image qu’elle véhicule et le développement continu de cette coopération.

Altruisme ou intérêt propre ?

C’est en 1949, dans un discours à la nation, que le président américain Truman a parlé pour la première fois de la nécessité pour les nations riches et « développées » de mettre à profit leurs avancées pour aider les pays plus pauvres et « sous-développés » à progresser. Les pays pauvres étaient censés créer les conditions politiques et économiques nécessaires pour se rapprocher du niveau de vie des nations plus prospères avec l’aide de celles-ci. Alors que Truman souhaitait avant tout mettre un terme à la montée du communisme dans les pays pauvres, le concept a également été repris par les puissances coloniales européennes. L'influence européenne a ainsi pu être préservée dans les États devenus indépendants et un voile d’assistance altruiste jeté sur les horreurs de l'époque coloniale.

Les conditions générales de la politique de développement propagées par l'Occident ont également été conçues dès le début pour préserver l'influence politique et permettre aux entreprises et aux gouvernements occidentaux d'accéder aux matières premières et aux ressources indispensables des pays pauvres. L’aide au développement était souvent liée à des conditions qui garantissaient aux entreprises occidentales des débouchés dans les pays pauvres ; le terme d'aide liée (tied aid) s’est établi pour désigner cet appui.

Dans la politique économique mondiale, les institutions financières internationales dominées par l'Occident (Banque mondiale et FMI) ont également joué un rôle clé dès les années 60. Après que de nombreux gouvernements nouvellement indépendants se sont massivement endettés auprès de la Banque mondiale et du FMI dans les années 60 et 70 pour construire de vastes projets d'infrastructure (souvent orientés vers l'exportation), de nouveaux crédits ont été liés, dans les années 80, à des conditions strictes d'ouverture des marchés et de libéralisation du commerce. Alors que ces prétendus programmes d'ajustement structurel (PAS) faisaient progresser la libéralisation économique planétaire, la pauvreté et la faim ont bondi dans la plupart des pays « structurellement ajustés » au cours de cette période. Parallèlement, de nombreuses ONG ont vu le jour et pris en charge de nouvelles tâches des États affaiblis par les PAS, par exemple dans les domaines de l'éducation, de la santé ou de l'approvisionnement en eau.

Ce n'est que dans les années 90 qu'une première phase d’auto-analyse s’est opérée suite aux protestations massives de la société civile contre la politique de la Banque mondiale et du FMI et dans le sillage des critiques internes et externes plus nourries à l'encontre de « l'agenda imposé par le haut » (top-down) de la soi-disant aide au développement et de la réduction manquée de la pauvreté. Des thèmes comme les droits de l'homme, la gouvernance et l'analyse politique du contexte ont été davantage mis en vedette tandis que la réduction mesurable de la pauvreté trouvait désormais sa place au cœur des préoccupations. Mais la coordination entre les pays donateurs et la collaboration avec divers acteurs du Sud (des gouvernements aux organisations de la société civile) ont également gagné en importance. Ainsi, officiellement du moins, on ne parle plus d'aide au développement, mais de coopération au développement.

L'image surannée du développement

Même si le principe de l'aide liée est aujourd'hui mal vu dans la coopération au développement, même si l'on porte davantage d’attention aux droits de l'homme et à l'État de droit dans la coopération avec les nations, et même si le principe de la « coopération » a gagné en visibilité, l'image colonialiste des sauveurs blancs (white saviours) persiste ; tout comme la conviction que le développement est quelque chose de linéaire et que nous, pays industrialisés occidentaux, avons atteint l'état idéal de développement grâce au travail, à l'intelligence et à l'innovation. Oubliés l’esclavage, l'impérialisme et le colonialisme, de même que les relations commerciales et économiques mondiales iniques qui perdurent encore aujourd'hui, sans lesquelles la prospérité occidentale n'existerait pas sous sa forme actuelle.

Consciemment ou inconsciemment, la coopération au développement actuelle entérine souvent, par ses activités de communication et de collecte de fonds, une image surannée du développement — marquée par des stéréotypes sur la pauvreté, par des sauveurs blancs et un manque de contextualisation. Dans une lettre ouverte récemment publiée, 93 organisations ukrainiennes et une centaine de personnes parlent un langage clair et demandent aux organisations internationales et aux ONG de cesser de parler en leur nom et d’orienter les récits de manière à promouvoir leurs propres intérêts institutionnels. Le langage utilisé dans la coopération au développement peut également consolider ces images — le renforcement des capacités (capacity building) souvent évoqué implique ainsi un manque de connaissances et de capacités des personnes et des organisations locales. Les ONG réunies sous l’égide d'Alliance Sud ont reconnu ce problème et lancé ensemble un manifeste pour une communication responsable dans la coopération internationale.

Les modalités de la coopération

Outre la révision urgente des images et des récits véhiculés par la coopération au développement, les modalités de la collaboration entre les donateurs occidentaux et les bénéficiaires locaux sont également critiquées dans le débat actuel sur la décolonisation. Abattant un travail prépondérant dans de nombreux domaines — de la protection des droits de l'homme à la lutte contre la corruption, la protection de l'environnement et la lutte contre la pauvreté —, les organisations de la société civile du Sud se sentent marginalisées dans la coopération au développement actuelle. Elles déplorent que la prise de décision intervienne en grande partie en Occident et regrettent souvent leur rôle de simples partenaires de mise en œuvre des projets définis en Occident, qu'on ne leur fasse pas confiance et que leurs connaissances locales soient à peine valorisées.

Le développement international reste effectivement dominé par des « experts » occidentaux ; on constate par ailleurs de profondes disparités non seulement dans les salaires des expatriés et des collaborateurs locaux, mais aussi dans leurs compétences décisionnelles et opérationnelles. Une étude de l’OCDE publiée en 2019 montre en outre que seul 1% environ de tous les fonds de développement bilatéraux a été versé directement à des organisations locales dans les pays en développement. Cette même étude souligne aussi que les organisations de la société civile sont utilisées de manière préférentielle comme partenaires de mise en œuvre des projets et des priorités des pays donateurs et ne sont que rarement considérées comme des acteurs de développement à part entière. Des procédures et des directives bureaucratiques compliquées rendent l'accès au financement très difficile, surtout pour les petites organisations locales.

L’avenir de la coopération au développement

Le débat sur la décolonisation de l’aide (decolonizing aid) est crucial, car il montre que la coopération au développement n'est pas exempte de schémas de pensée et de comportement coloniaux dépassés. Mais il faut aussi se garder de toute généralisation dans ce débat. L'histoire de la Banque mondiale et du FMI diffère de celle de l'ONU, de la coopération au développement bilatérale ou des ONG. Et même si la coopération au développement dans son ensemble est encore loin d'une coopération d'égal à égal complètement décolonisée, beaucoup de choses ont changé en bien ces dernières années. Les droits de l'homme et la démocratisation sont devenus plus centraux, la localisation et la décolonisation de la coopération au développement sont aujourd'hui sérieusement discutées et encouragées à divers niveaux. Plusieurs ONG engagent par exemple essentiellement des collaborateurs locaux dans leurs bureaux à l'étranger ou travaillent exclusivement avec des organisations locales, selon le principe « direction locale et connexion mondiale » (locally led and globally connected). En outre, le travail de diverses organisations internationales et ONG est devenu plus politique : les injustices mondiales sont dénoncées et combattues en collaboration avec les ONG du Sud.

Il est aussi essentiel de toujours replacer la coopération au développement dans un contexte global : alors que divers domaines politiques continuent de contribuer efficacement au transfert de ressources et de valeur ajoutée du Sud vers le Nord et à la réexportation de déchets non désirés vers le Sud, la coopération au développement est l'un des rares secteurs politiques dans lesquels les fonds circulent du Nord vers le Sud sans intérêt propre (de façon différenciée selon les pays et les institutions) et où l’on aborde les problèmes mondiaux en commun.

Pour l'avenir de la coopération au développement, il est capital de passer de la parole aux actes, de briser les schémas existants de financement, de création de connaissances et de coopération, de partager le pouvoir de décision et de mettre en place des modèles de pensée et d'action non occidentaux : ce n'est qu’ainsi qu'une véritable coopération d'égal à égal sera possible. Un nouveau récit clair doit de plus s’établir — loin de « l'aide » vers la responsabilité et la réparation, loin des pays « développés » et « à développer », des « coopérants » et des « bénéficiaires » vers des processus mondiaux communs d'apprentissage et de développement sur la voie de la durabilité et de la justice planétaires.

Bon nombre des problèmes actuels des pays pauvres trouvent leur origine dans le Nord mondial : l'exploitation non durable des matières premières en violation des droits de l'homme, l'évasion fiscale, les flux financiers illégitimes et illégaux ou l'aggravation de la catastrophe climatique n'en sont que quelques exemples. Pour s'attaquer à ces problèmes à la racine, la mise en réseau transfrontalière et la coopération d'égal à égal sont plus que jamais nécessaires.

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L'avenir de l'efficacité – chances et défis

20.03.2023, Coopération internationale

Das dritte hochrangige Treffen (HLM3) der Globalen Partnerschaft für wirksame Entwicklungszusammenarbeit (GPEDC) ging mit einer gemischten Bilanz zu Ende, sagt Vitalice Meja, geschäftsführender Direktor von Reality of Aid Africa.

L'avenir de l'efficacité – chances et défis
Vitalice Meja est directeur exécutif de Reality of Aid Africa – un réseau panafricain centré sur l'éradication de la pauvreté par des politiques de coopération efficace dans le développement. Il est actuellement un des coprésidents du GPEDC représentant les membres non exécutifs du GPEDC
© Vitalice Meja

Le sommet qui s'est tenu à Genève en décembre 2022 a réuni plusieurs centaines de représentant-e-s gouvernementaux et d'acteurs du développement Il visait à prendre des mesures critiques destinées à renforcer l'impact de la coopération au développement et de faire avancer l'Agenda 2030 en faveur des populations les plus défavorisées. Le sommet a eu lieu à un moment où la pandémie du COVID-19 a non seulement entraîné la perte des progrès de développement obtenus au prix de grands efforts dans le monde, mais aussi à un moment où des questions quant à la pertinence du principe d'efficacité dans le contexte de la crise actuelle avaient pris de l'ampleur. La discussion a porté sur la manière dont les principes d'efficacité du développement pourraient renforcer la résilience de l'impact du développement par rapport aux objectifs de développement durable (ODD) et favoriser la confiance dans l'agenda du GPEDC. Tous les acteurs devraient être tenus, au niveau politique, de placer les principes d'efficacité au cœur des résultats et de la responsabilité au niveau national.

Etat des lieux

On peut dire en toute confiance que le mandat et les principes d'efficacité du GPEDC sont toujours aussi pertinents. C'est sur cette base que le GPEDC a lancé un nouveau cadre de monitoring et un modèle d’application (delivery model) réformé qui a été adopté à l'unanimité lors du sommet. Déjà en amont de la rencontre, plus de 36 pays en voie de développement ont signé leur intention de participer au prochain cycle demonitoring. Les dialogues nationaux, les comités de pays partenaires et les priorités thématiques, adoptés au sommet, donnent un bon élan afin de lancer le nouveau modèle de mise en oeuvre au niveau national. Tout indique que le niveau d'intérêt pour la responsabilisation et le progrès dans les engagements du GPEDC est toujours soutenu.

Nous devons cependant agir de manière plus déterminée et non sélective, si nous souhaitons renforcer la plateforme dans le contexte de l'agenda 2030. Des efforts soutenus doivent être entrepris afin de rendre le GPEDC plus opérationnel et orienté en fonction des résultats au niveau national, de même que promouvoir l'inclusion grâce à l'approche de la société dans son ensemble. La direction du GPEDC devrait tirer parti des possibilités offertes par le document de résultats politiques audacieux pour stimuler les progrès et les mesures en faveur de l'action nationale. Pour ce faire, des ressources financières adéquates doivent être mises à disposition.

Les défis à relever

Nous devons néanmoins faire face au fait que la perception générale reste que le GPEDC est axé sur les donateurs et que ce qui est financé par des donateurs attire l'attention et les investissements de la plateforme mondiale. Cette perception ne renforce pas la propriété parmi les gouvernements des pays partenaires. Un partenariat mondial qui s'engage collectivement à mettre en œuvre les principes d'efficacité exige une détermination politique dans tous les domaines ; les partenaires de développement doivent avoir la volonté de participer au débat politique.

Le financement et les contraintes de capacité du GPEDC ont persisté durant sa décennie d'existence. Les contraintes de financement et de capacité du GPEDC n'ont pas changé au cours de ses dix années d'existence. De nouvelles exigences sont apparues, qui demandent à tous les acteurs d'évaluer leurs propres capacités à fournir les services demandés. Pour améliorer la mise en œuvre des objectifs de la GPEDC au niveau des pays, il est nécessaire de définir clairement les responsabilités et d'allouer les ressources appropriées ; ce n'est qu'ainsi que cette tâche pourra être menée à bien.

Un GPEDC inclusif et durable dépendra d'une compréhension partagée sur la manière de réagir à de nouveaux risques, à des compromis et à des tensions dans le partenariat au niveau des pays. Ceci requerra un dialogue permanent entre les parties prenantes afin de les rallier autour des actions convenues guidées par l'Agenda 2030 et des priorités nationales de développement. Il faudra un investissement concerté de toutes les parties prenantes pour relever de nouveaux défis persistants et faire en sorte que l'on se concentre sur les priorités convenues de développement en aidant d'abord ceux qui on le plus à rattraper. Soutenu par des approches collectives à la responsabilité, cela pourrait donner une poussée urgemment requise pour exploiter les forces des gouvernements, citoyen-ne-s et partenaires pour donner un plus grand impact et avancer plus rapidement sur le chemin qui mène au développement durable.

Lire aussi: L’efficacité en point de mire

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« Nous ne voulons pas d'une guerre éternelle »

15.06.2023, Coopération internationale

Le mouvement pacifiste semble presque complètement absent de la guerre en Ukraine, peut-être parce que personne ne sait ce que « faire la paix » voudrait dire. Interview avec Thomas Greminger, directeur du Centre de Politique de Sécurité de Genève.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

« Nous ne voulons pas d'une guerre éternelle »

L'ambassadeur Thomas Greminger lors d'un événement à Genève en octobre 2021.
© Martial Trezzini / KEYSTONE

En 2014, à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), Thomas Greminger a notamment géré la crise résultant de l’annexion de la Crimée par la Russie, au détriment de l’Ukraine. Auparavant il a été, entre autres, chef de la Division sécurité humaine du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), chef de la coopération Sud de la Direction du développement et de la coopération (DDC) et ancien secrétaire général de l’OSCE (2017 – 2020). Au sein de la Genève internationale, Thomas Greminger est probablement la personne la mieux placée pour parler de la paix en Ukraine.

global : A l’OSCE, vous avez promu plusieurs efforts de médiation et maintien de la paix, notamment en Ukraine, après l’annexion de la Crimée par la Russie. L’invasion de l’Ukraine par la même Russie en 2022 n’est-elle pas la preuve que ces efforts ont échoué ?
Thomas Greminger : En 2014-2015, nous avons réussi à empêcher l'escalade de la crise en Ukraine, mais nous n’avons pas réussi à résoudre le conflit entre la Russie et l'Ukraine et le conflit sous-jacent entre la Russie et l'Occident. L'Occident a insisté sur le fait que l'OTAN est une alliance défensive, qu'elle n'a pas l'intention d'agresser et que si de nombreux pays voulaient la rejoindre, c’est parce qu’ils craignaient Moscou. Mais l'Occident n'a pas reconnu que la Russie avait des préoccupations légitimes en matière de sécurité et une perception de la menace venant de l’ouest très ancienne, qui remonte à Napoléon et à l'Allemagne d'Hitler. Poutine a certes exploité tout cela en poursuivant une agenda revanchiste, mais la perception qu’a la Russie de sa propre sécurité est légitime. En fin de compte il faut reconnaître qu’aucune organisation internationale n'est en mesure d'empêcher une grande puissance de faire la guerre, ni l’ONU, ni l'OSCE.

Peut-on faire la paix dans le contexte actuel et, le cas échéant, qu’est-ce que cela veut dire : céder 20% du territoire ukrainien à la Russie ?
Je commence à entendre des voix qui réclament un plan B. Le plan A consiste à soutenir l'Ukraine sur le champ de bataille tant qu’elle veut continuer à se battre. Mais il y a maintenant un sentiment imminent que nous devons attendre le résultat de l’offensive de printemps des deux côtés et qu’ensuite un retour à la table des négociations serait possible pour négocier un cessez-le-feu et peut-être même un accord de paix. Ce serait un véritable défi en raison d'un ensemble de problèmes, à commencer par les questions territoriales sur lesquelles aucune des deux parties n’est prête à transiger. Mais il est fort probable qu’aucune des deux positions ne se concrétisera  ̶  l'Ukraine qui veut libérer tous les territoires occupés depuis 2014 et la Russie qui veut consolider toutes ses positions annexées. Nous n'avons aucun intérêt à récompenser Poutine en le laissant modifier les frontières par des moyens militaires, mais nous ne voulons pas d'une guerre éternelle. La solution transitoire serait une cession temporaire du territoire, comme celle opérée entre l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest après la deuxième guerre mondiale ou entre les deux Corées. Il ne s’agit pas de céder un territoire au sens formel du droit international, mais de se mettre d’accord sur une cession temporaire qui pourrait être renégociée sous un gouvernement russe ultérieur.

Que se passerait-il ensuite ?
La deuxième série de questions serait : quelles garanties de sécurité l'Ukraine va-t-elle obtenir pour faire en sorte qu’elle ne sera plus jamais envahie par la Russie ? Va-t-elle faire partie de l'OTAN, ou devenir neutre ? Le gouvernement ukrainien veut devenir membre de l'OTAN pour obtenir les garanties de l’article 5 du Traité de Washington, mais politiquement ceci paraît difficile parce que des membres importants de l’OTAN ne veulent pas aller aussi loin et, évidemment, pour la Russie, une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN serait inacceptable. Viennent ensuite les questions de réparations liées à la révision des sanctions, et la question des crimes de guerre. Il y a quatre blocs de thèmes à régler dans le cadre d'un accord de paix.
À l'heure actuelle, les deux chefs d'État veulent être sur le champ de bataille, ils n'ont aucune envie de s'asseoir à la table des négociations parce qu'ils pensent pouvoir gagner militairement. Si l'une ou l'autre des parties parvenait à une opinion différente, la perception pourrait changer.

Les célèbres bons offices de la Suisse semblent inexistants. Est-ce le cas et si oui, faut-il les réinventer ?
Les parties à cette guerre ne sont pas intéressées par la médiation et la facilitation classiques. Ce que la Turquie a offert, c'est une médiation de pouvoir, en jouant son rôle de puissance régionale et par l’accès du Président Erdogan aux deux chefs d'État. Ce n'est pas le genre de médiation que la Suisse ou la Norvège pourraient offrir et même si la Suisse n'avait pas imposé de sanctions, on ne lui aurait rien demandé.
Les Russes nous disent que nous sommes sur la liste des pays inamicaux à cause des sanctions et le comité constitutionnel sur la Syrie ne peut plus se réunir à Genève. Mais les discussions internationales sur la Géorgie continuent d’avoir lieu à Genève et la Russie y participe. Les Russes sont très pragmatiques, ils viennent à Genève quand ils sentent qu'il y a quelque chose à gagner. Cela s’applique aussi à toute une série de plateformes de dialogue informelles que nous offrons de la part du Geneva Centre for Security Policy (GCSP).

La neutralité de la Suisse est de moins en moins comprise par les Occidentaux. A-t-elle encore un sens ?
Il est vrai qu'elle subit des pressions, en particulier de la part des pays occidentaux, mais dans la perspective de la Genève internationale, la neutralité est très appréciée par tous les autres pays y inclus les pays du Sud global ; quant aux pays occidentaux, ils apprécient que nous soyons en mesure d'offrir des espaces de dialogue sur des questions controversées comme l’arctique, la Syrie ou les armes nucléaires. Même les pays occidentaux ont intérêt à ce que, dans un monde extrêmement polarisé, il y ait des pays neutres qui sont capables d’offrir un espace de dialogue et de négociation. La neutralité n'a pas perdu son sens, même s'il y a des pressions.
D'autre part, la Suisse a clairement montré qu'elle partageait les valeurs occidentales de respect des droits de l’Homme, de l'État de droit et de la démocratie. En ce sens, elle souligne l'idée que la neutralité n'est pas une question de valeurs. Mais en même temps, il est appréciable que la Suisse n'ait pas rejoint le camp qui soutient militairement l'Ukraine, ce qui saperait le sens de l'impartialité d'un pays qui accueille un nombre aussi important d'organisations internationales.

Selon l’Ukraine Support Tracker la Suisse ne fait pas beaucoup pour l’Ukraine en comparaison internationale. Devrait-elle augmenter son engagement et si oui comment ?
La Suisse ne semble pas particulièrement bien placée dans ce classement en ce qui concerne le niveau global de soutien à l'Ukraine, parce qu'il inclut l'apport militaire (armes, munition) et que celui-ci est très coûteux. Il n'est donc pas surprenant qu'elle n'arrive qu'en 28e position. La situation est déjà bien meilleure si l'on inclut les coûts liés aux réfugiés (position 17).
Cela ne fait que souligner qu'à court et à moyen terme, des pressions seront exercées sur la Suisse pour qu'elle compense le manque de soutien militaire. Du point de vue du partage du fardeau, nous serions obligés de contribuer de manière significative dans d'autres domaines, comme l'aide humanitaire et la reconstruction de l’Ukraine. Nous serons soumis à une forte pression pour faire même plus qu'aujourd'hui. La pression augmentera aussi de compenser ailleurs, mais de nombreux pays du Sud souffrent de la guerre, et il ne serait pas sage de réduire la coopération au développement dans d'autres régions du monde. Au-delà des raisons humanitaires cela donnerait aux pays autoritaires comme la Russie et la Chine une chance d’étendre leur influence dans les pays du Sud.

La Suisse devrait-elle autoriser la réexportation de matériel de guerre ?
Nous serions bien avisés de nous concentrer sur ce que nous faisons de bien, comme c'est le cas ci-dessus ! Réexporter des armes n’aura jamais un effet décisif sur le champ de bataille en Ukraine. En tant que pays défendant l'État de droit, nous devons appliquer la législation en vigueur et si la loi sur l'exportation de matériel de guerre ne l'autorise pas, nous ne pouvons pas l'exporter ou alors il faut changer la loi. Si nous voulons la changer, allons-y, mais cela prend du temps. Pour l'instant, nous devons appliquer la législation en vigueur.

Alliance Sud demande une politique de sécurité globale pour prévenir les futures guerres. Qu’en pensez-vous ?
Au cours de ma carrière, j’ai fait du développement, de la paix et de la sécurité en insistant toujours sur les liens entre ces domaines. La Suisse dépend, en tant que pays dont l'économie est très orientée vers l'international, de relations stables entre les États. Cela s'applique aussi aux États fragiles. Les États les plus touchés par les répercussions de la guerre, l’insécurité alimentaire et énergétique, les troubles politiques, l’inflation etc. sont des États fragiles. Les pays pauvres sont plus vulnérables aux conflits ethniques, sociaux et interétatiques. Investir dans la coopération au développement renforce la résilience des États fragiles, peut réduire les défaillances et le potentiel de conflit et moins de personnes sont forcées de quitter leur foyer. La politique de développement est une politique de prévention des conflits.

Une fondation indépendante, mais financée surtout par la Confédération

Le Geneva Centre for Security Policy (GCSP) est une fondation indépendante, dont le conseil compte 53 pays plus le Canton de Genève. Elle a été créée par la Confédération suisse, qui assure 70% de son budget. Ses directeurs sont des diplomates de carrière suisses (comme l’actuel, Thomas Greminger), auxquels le titre d’ambassadeur est décerné par le Conseil fédéral pour cette fonction. Elle peut donc se prévaloir des deux natures, internationale et suisse, mais elle dépend du soutien politique et financier de la Suisse « même si nous jouissons d’une grande indépendance, respectée par Berne », souligne Thomas Greminger. « Nous suivons les trois principes d’indépendance, impartialité et inclusivité dans le sens du genre, géographique, mais aussi des écoles de pensée politique car nous réunissons des gens aux opinions différentes. »

Depuis l’éclatement de la guerre en Ukraine, le GCSP maintient son programme de formation des cadres impartial et inclusif dans l'esprit et dans la pratique. Il continue d’organiser des cours avec des participants russes et ukrainiens. Il offre un espace de dialogue informel et a travaillé sur des questions directement liées à la guerre et, plus indirectement, sur des sujets dont on ne parle plus sur le niveau gouvernemental comme les dialogues sur les armes nucléaires entre les États-Unis et la Russie.

Communiqué

Les ONG jouent un rôle crucial, aussi en Suisse

03.03.2021, Coopération internationale

La Direction du développement et de la coopération (DDC) a annoncé hier ses contributions de programme 2021-2022 et a souligné le rôle important des organisations non gouvernementales (ONG) dans la coopération internationale de la Suisse. Bien que la Confédération considère que l'information et la sensibilisation de la société sont essentielles, elle n'a plus l'intention de les soutenir.

Les ONG jouent un rôle crucial, aussi en Suisse

© PD

« Il est très positif que la DDC réaffirme l'importance du partenariat avec les ONG et apprécie leur engagement, leur expertise et leur ancrage dans la population », commente Mark Herkenrath, directeur d'Alliance Sud. Les ONG contribuent de manière significative à la réussite de la mise en œuvre de la coopération internationale de la Confédération et sont à juste titre soutenues par la Confédération pour cela. Elles complètent le travail de la DDC d'un point de vue thématique et géographique.

Alors que le travail politique avec des contributions de programme a toujours été interdit, suite à l'Initiative pour des multinationales responsables l'utilisation de ces contributions pour le travail d'information et d'éducation en Suisse est désormais également interdite: « C'est incompréhensible, car outre le Comité d'aide au développement de l'OCDE, de nombreuses personnalités et organismes avertissent depuis des années que la compréhension qu'a le public suisse des interrelations internationales et des défis mondiaux en matière de développement est encore insuffisante », déclare Mark Herkenrath. Le fait que ce travail de sensibilisation soit aujourd'hui, pour ainsi dire, privatisé, est en contradiction avec les recommandations internationales et les Objectifs de développement durable (Agenda 2030).

Communiqué

Exonérations fiscales, compétence cantonale

09.06.2021, Coopération internationale

Le Conseil des Etats a adopté de justesse une motion de Ruedi Noser (PLR) qui veut revoir les conditions d’exonération fiscale des organisations d’utilité publique qui s’engagent aussi politiquement. Visiblement, une faible majorité des représentants cantonaux ne fait pas confiance à leurs cantons.

Kristina Lanz
Kristina Lanz

Experte en coopération internationale

+41 31 390 93 40 kristina.lanz@alliancesud.ch
Marco Fähndrich
Marco Fähndrich

Responsable de la communication et des médias

+41 31 390 93 34 marco.faehndrich@alliancesud.ch
Exonérations fiscales, compétence cantonale

© Parlamentsdienste 3003 Bern

« Les ONG n’ont rien à craindre, car elles utilisent principalement des moyens politiques pour faire avancer les causes d’utilité publique, comme la protection du climat et de l’environnement ou des droits humains » déclare Kristina Lanz, responsable de politique de développement chez Alliance Sud. Pourtant c’est précisément ce qui semble contrarier certains Conseillers aux Etats - que les ONG soient davantage entendues dans le débat démocratique, mettant ainsi en péril le pouvoir du lobby économique. « La motion Noser est une tentative de faire taire les ONG », renchérit Kristina Lanz. « Espérons que le Conseil national reconnaîtra la nécessité des voix d’intérêt public dans le débat démocratique et ne se ralliera pas à l’acte de vengeance de Ruedi Noser. »

Comme le fait remarquer le Conseil fédéral dans sa réponse éclairée à la motion, les administrations fiscales cantonales « sont responsables de l'octroi, de l'examen et de la révocation éventuelle des exonérations fiscales. » Il affirme également que les organisations exonérées d’impôt se trouvent aussi à l’interface des questions politiques (par exemple, les organisations environnementales, de défense des personnes handicapées et des droits humains) et que « le fait de soutenir des initiatives ou des référendums sur le plan matériel ou idéologique ne s'oppose pas à une exonération fiscale ». Le critère principal de l’exonération est que l’activité politique ne soit pas l’objet principal des organisations concernées. Si des moyens politiques sont utilisés pour atteindre un but d’utilité publique, cela n’est pas un obstacle pour l’exonération fiscale.

Pour plus d’informations :
Kristina Lanz, responsable de politique de développement, Alliance Sud, +41 31 390 93 40
Marco Fähndrich, responsable communication, Alliance Sud, +41 79 374 59 73

Global, Opinion

Perpétuels changements

24.06.2021, Coopération internationale

Après 13 ans, tout d'abord comme expert, puis comme directeur, Mark Herkenrath quittera Alliance Sud fin juillet. Un moment propice pour jeter un regard en arrière et se tourner vers l’avenir tout à la fois.

Perpétuels changements

© Daniel Rihs / Alliance Sud

La seule chose constante dans la vie, enseignait Héraclite, c’est le changement. Pourtant 13 années ou presque se sont écoulées depuis que j’ai occupé mon premier poste auprès d’Alliance Sud. Aujourd'hui, pour des raisons familiales, le moment est venu de faire mes adieux – une période propice pour jeter un regard en arrière et se tourner vers l’avenir tout à la fois.

Lorsque j'ai repris la responsabilité du dossier de la politique fiscale auprès d’Alliance Sud en 2008, notre ministre des finances Hans-Rudolf Merz croyait encore que le secret bancaire helvétique était aussi immuable que le massif du Gothard. Les auteurs d’évasion fiscale et les potentats corrompus de pays en développement qui souhaitaient cacher leurs avoirs en Suisse avaient toute liberté de le faire. Puis la crise financière et économique mondiale est passée par là : elle a porté un coup fatal à bon nombre des objectifs du millénaire pour le développement qui auraient dû être atteints jusqu’en 2015 ; en contrepartie, elle a galvanisé le combat contre l'évasion fiscale.

Soudain, les puissantes nations industrialisées ont elles aussi souhaité prendre des mesures contre les fraudeurs du fisc. Elles avaient un urgent besoin d'accroître les revenus de l’État pour financer leurs plans de sauvetage des banques. Ces mesures se chiffraient en milliards ! Alliance Sud a toutefois dû se battre pendant des années jusqu'à ce que la Suisse étende enfin l'échange automatique de renseignements dans le domaine fiscal aux pays en développement. Elle lutte encore contre les funestes incitations des sociétés multinationales à transférer leurs bénéfices, largement non imposés, des pays pauvres vers la Suisse.

Lorsque j'ai succédé à Peter Niggli au poste de directeur d'Alliance Sud en 2015, les objectifs de développement durable venaient de remplacer ceux du millénaire pour le développement. Avec l'Agenda 2030, les riches pays industrialisés se sont engagés dans une voie politique ne servant plus uniquement les intérêts nationaux à court terme mais visant au bien-être à long terme des humains et de la planète. Il est donc d'autant plus étonnant de voir avec quelle frénésie certains conseillers fédéraux et parlementaires s'offusquent aujourd'hui de l'ingérence des ONG dans la politique suisse au nom des droits de l'homme et de la protection de l'environnement.

Alliance Sud était alors aussi politiquement controversée qu'aujourd'hui. Elle ne doit pas se laisser impressionner par les récentes réactions contre une société civile active dans la politique de développement. Un développement de la planète socialement juste et écologiquement durable a plus que jamais besoin d’une Suisse qui oriente de manière cohérente chacune de ses politiques – de la politique étrangère à la politique climatique en passant par la politique économique – vers cet objectif. L'équipe, les membres et les alliés d'Alliance Sud, que je tiens à chaleureusement remercier ici pour leur formidable coopération, continueront à s’engager résolument dans ce sens à l'avenir – avec cœur, avec une implication constante et la force des bons arguments.

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Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.

Coopération au développement

Coopération au développement

La coopération au développement sur un pied d’égalité contribue efficacement au développement durable et à la paix dans le monde. La condition préalable est la « localisation » et la « décolonisation » de l'ancienne « aide au développement ». Alliance Sud s'engage pour une coopération au développement axée sur les priorités des pays partenaires et qui renforce les organisations de la société civile. 

De quoi s’agit-il ?

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De quoi s’agit-il ?

Toujours davantage de voix s'élèvent dans le Sud mondial, notamment au sein de la société civile, pour demander que l'ensemble de la coopération au développement et de l'aide humanitaire soit décolonisé, aligné sur les priorités des pays partenaires et fondé sur une coopération sur un pied d’égalité. Pour cela, des efforts continus sont nécessaires pour briser les schémas existants de financement, de production de savoir et de coopération, pour partager le pouvoir de décision et céder la place aux schémas de pensée et d'action non occidentaux. Enfin, il faut identifier et dépasser les images, le jargon et les comportements racistes. Alliance Sud s'engage, par ses activités et sa communication, à dépasser les rapports de force et les pratiques inégalitaires.

Communiqué

Andreas Missbach sera le nouveau directeur d’Alliance Sud

29.09.2021, Coopération internationale

Le Comité directeur d'Alliance Sud a nommé Andreas Missbach nouveau directeur. Il succède à Mark Herkenrath, lequel a quitté Alliance Sud à la fin du mois de juillet. Andreas Missbach entrera en fonction le 1er janvier 2022.

Andreas Missbach sera le nouveau directeur d’Alliance Sud

Andreas Missbach

« Nous sommes heureux d'avoir pu trouver une personnalité d’envergure pour cette tâche exigeante », déclare Bernd Nilles, président d'Alliance Sud et directeur de l’Action de Carême. « Andreas Missbach est la personne idéale. Sa riche expérience, son vaste réseau et son habitude de penser en termes de stratégie permettront à Alliance Sud de renforcer son engagement en faveur de relations Nord-Sud justes et d’une Suisse solidaire. En la personne d’Andreas Missbach, les milieux politiques et l'administration trouveront un interlocuteur compétent », ajoute Bernd Nilles.

Né en 1966, Andreas Missbach est historien. Il a rédigé une thèse de doctorat sur la politique climatique des Nations Unies et, de 2001 à 2021, a travaillé dans divers domaines à la Déclaration de Berne (DB), devenue Public Eye. Il y est devenu membre de la direction et responsable du département thématique Matières premières, Commerce et Finances.

« Je me réjouis beaucoup de travailler pour la justice mondiale avec Alliance Sud et de mieux faire entendre la voix du Sud et des organisations de développement dans la politique suisse », confie Andreas Missbach. « C'est plus nécessaire que jamais : les groupes de population les plus pauvres sont les plus touchés tant par la crise climatique que par celle du coronavirus. »

Alliance Sud est le groupe de réflexion et d’action commun de Swissaid, Action de Carême, Pain pour le prochain, Helvetas, Caritas et EPER, tous actifs dans la coopération au développement. Elle est soutenue par les organisations partenaires Solidar Suisse, Terre des hommes Suisse/Schweiz et la Croix-Rouge suisse. Depuis 50 ans, Alliance Sud lutte pour un monde plus juste et une Suisse solidaire.

Complément d’information :
Bernd Nilles, président d’Alliance Sud et directeur d’Action de Carême

Global, Opinion

Réimaginer l'Afrique

01.10.2021, Coopération internationale

Le monde est blasé par les multiples urgences planétaires qui s'abattent sur nous. Ces urgences sont aggravées par le manque fort répandu de direction au niveau tant du secteur public que du secteur privé.

Réimaginer l'Afrique

La co-présidente du Club de Rome et co-fondatrice de ReimagineSA explique dans ce texte sa vision de l'Afrique dans 50 ans.
© Mamphela Ramphele

Les connaissances scientifiques s'avèrent inadéquates quand il s'agit de faire en sorte que l'humanité réinvente de nouvelles manières d'être humaine. Réimaginer exige que l'on aille très loin au dedans de soi. Une telle réimagination exige de nous que nous soyons prêts à désapprendre nos systèmes de valeurs extractifs et à réapprendre de la nature que nous faisons partie d'un réseau de vie interconnecté et interdépendant. Comme nous l'enseignent des cultures indigènes de par le monde – nous devons redevenir indigènes et fonctionner au rythme de la sagesse naturelle. Redevenir indigène permettrait à l'humanité de sortir de ces urgences avec une nouvelle civilisation humaine qui soit en harmonie avec la nature.

Lentement mais sûrement, les jeunes du monde entier relèvent le défi de la direction face aux erreurs de leurs parents et dirigeants. Les mouvements mondiaux comme Fridays for Future, Extinction Rebellion, Rainbow Warriors et Avaaz ont pris sur eux de façonner l'avenir qu'ils souhaitent désespérément voir émerger.

En Afrique, les jeunes saisissent également les opportunités qui s'offrent à eux d'embrasser la sagesse de leurs ancêtres. La sagesse de l'Afrique est qu'il s'agit d'un pays d'abondance – il y en a assez pour tous si l'on partage équitablement. Le système de valeurs Ubuntu permet à tous de partager dans la prospérité qu'engendre un travail en collaboration. Il n'y a pas d'opportunisme en Ubuntu.

Une part considérable des plus de 600 millions d'Africains de 15 à 49 ans constitue des solutions innovantes pour venir à bout des multiples défis qu'ils ont à relever parmi une multitude de contextes. Ils transforment la pénurie des technologies aniciennes de télécommunications et de services financiers en opportunités en vue de créer l'abondance. Les téléphones mobiles et services financiers en ligne exploitent les flux annuels estimés des transferts de fonds (estimés à 44 milliards de dollars US) afin d'établir une connectivité meilleur marché et plus fiable entre la diaspora et le pays d'origine.

Lentement, l'Afrique est en train de démonter les modèles d'éducation coloniaux qui ont tenu sa jeune population prisonnière de systèmes d'éducation qui les éloignent de leur riche patrimoine culturel. Les modèles coloniaux d'éducation ont mentalement asservi les Africains durant des générations, faisant que beaucoup continuent à croire en une suprématie blanche et en une infériorité noire. C'est cet esclavage mental qui continue de saper la capacité de l'Afrique d'exploiter son abondance afin de générer une prospérité partagée.

Nous sommes témoins de la création de nouveaux modèles éducatifs comme les écoles Leap Math and Science Schools qui ont dix-sept ans d'existence en Afrique du Sud, qui aident les jeunes à se libérer de cet esclavage mental pour embrasser la sagesse d'Ubuntu. L'impact salutaire de l'interconnexion et de l'interdépendance engendre la confiance en soi et a rétabli dignité et amour-propre. Les résultats sont spectaculaires dans les bidonvilles les plus pauvres d'Afrique du Sud dont ils viennent. Les diplômés du Leap deviennent des dirigeants dans leurs communautés brisées comme professeurs, ingénieurs, société civile, politiques et bien d'autres professionnels. Ces résultats contredisent la pauvreté que le monde voit en Afrique. Les jeunes voient l'abondance, et sont eux-mêmes l'abondance de l'Afrique.

L'Afrique est le plus grand continent (masse continentale correspondant à celle de l'Europe, de la Chine et des USA combinés) et le plus riche en ressources (60% de terres arables; 90% de gisements minéraux, soleil et pluies en abondance; et population la plus jeune de 1,4 milliards). Elle a besoin de trouver un modèle de développement. Un tel modèle doit cadrer avec la philosophie Ubuntu afin de tirer parti de cette riche base de ressources par une action collective qui libère les talents et la créativité de sa jeune population.

Le monde ne peut que profiter d'une Afrique qui poursuive un modèle de développement socio-économique plus durable et régénératif. Une telle Afrique serait en mesure de partager son abondance d'une manière plus équitable. La jeune population africaine, une fois libérée de l'esclavage mental et affirmée comme composée de citoyens innovants et énergiques, fournirait les compétences critiques et la créativité sont aurait besoin la communauté mondiale vieillissante. Le monde a besoin de co-investir avec l'Afrique dans un développement socio-économique régénératif et accéléré qui partage la masse continentale de l'Afrique pour assurer l'approvisionnement en denrées alimentaires. En s'appuyant sur les connaissances indigènes de l'Afrique en matière d'agriculture organique et sur ses riches systèmes alimentaires marins, on garantirait une alimentation saine et sûre pour tous.

Les minéraux de l'Afrique qui alimentent l'économie mondiale, y compris les terres rares récemment découvertes et indispensables à l'électronique, doivent être exploités de manière durable. Les pratiques minières extractives ne font pas qu'endommager les paysages africains mais compromettent le bien-être de son peuple. La durabilité du flux des bénéfices de la richesse minérale pour l'ensemble de la communauté mondiale exige une transformation radicale des approches extractives en approches régénératrices.

Le monde doit saisir les crises existentielles de la pandémie du COVID et du changement climatique comme des chances de réapprendre à coopérer en tant que communauté mondiale. Cela permettrait de passer d'approches dégénératives à des approches régénératrices qui favorisent un bien-être durable pour tous. Il s'agit de changer les modes de consommation excessifs pour faire des choix plus judicieux qui nous permettent de rester dans les limites de la planète. Cela implique également que nous adoptions la sagesse de la nature selon laquelle il ne peut y avoir de Moi sans Nous. L'humanité est inextricablement liée et interdépendante.

L'Afrique que j'imagine dans 50 ans est un continent qui s'est réapproprié son héritage en tant que berceau de l'humanité et de la première civilisation humaine, en modélisant l'intelligence de la nature afin que chacun contribue de son mieux au bien-être de tous dans l'ensemble de l'écosystème. L'Afrique offrirait alors au monde un modèle de réapprentissage pour devenir pleinement humain.

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Opinion

Depuis 50 ans au service d’une Suisse solidaire

05.10.2021, Coopération internationale

Au cours de ces 50 années, Alliance Sud a souvent bousculé les milieux politiques et contribué à l’élargissement et au perfectionnement de la coopération au développement. Et elle a toujours œuvré pour une Suisse solidaire.

Depuis 50 ans au service d’une Suisse solidaire

Bernd Nilles, président d’Alliance Sud et directeur de l’Action de Carême
© Fastenopfer

Alliance Sud a 50 ans, la DDC 60, tout comme l’Action de Carême, et l'EPER souffle 75 bougies : voilà quelques décennies un vent de renouveau se levait pour une responsabilité mondiale. Y a-t-il une raison de faire la fête aujourd'hui, ou plutôt de ne pas la faire, vu les nombreux problèmes non résolus sur cette planète ? De nouveaux défis et crises apparaissent constamment – et c’est une véritable course contre la montre s’agissant de la crise climatique.

Lorsque nos pères et mères fondateurs ont créé la Communauté de travail Swissaid / Action de Carême / Pain pour le prochain / Helvetas en août 1971, peu après l'introduction du suffrage féminin, ils étaient sûrement loin de se douter que le périple allait durer cinq décennies. L’accent a d’abord été mis sur l'information de la population suisse sur la situation dans les pays en développement et sur les interdépendances mondiales ; ce n'est que plus tard, dans les années 1980, que les activités de politique de développement sont venues compléter le tableau. L'intuition précoce qu’un tournant à long terme ne pouvait être négocié que par des changements au Nord et au Sud était visionnaire, et c'est un succès historique d'Alliance Sud que d'avoir pu faire parler les œuvres suisses d’entraide d’une même voix crédible en matière de politique de développement.

Je profite de cette occasion pour remercier toutes celles et tous ceux qui ont contribué à écrire cette histoire et à la rendre possible. Au cours de ces 50 années, Alliance Sud a souvent bousculé les milieux politiques et contribué à l’élargissement et au perfectionnement de la coopération au développement. Et elle a toujours œuvré pour une Suisse solidaire.

Alliance Sud est également prête à poursuivre son développement. Elle s’est attelée à cette tâche en 2021 ; à l'avenir, elle concentrera donc davantage ses efforts sur les activités de plaidoyer pour déployer des effets ici. L’approche semble adéquate vu la persistance des défis et des injustices dans le monde, particulièrement là où la politique suisse porte une part de responsabilité. Le pouvoir et l'influence du secteur économique restent en outre disproportionnés et conduisent souvent à des décisions politiques prises au détriment des populations et de l'environnement. Dans ce contexte, il devrait être légitime de se demander pourquoi des conseillères et conseillers fédéraux appellent aujourd’hui à une implication politique accrue de l'économie, alors qu’en parallèle, on tente de rogner la marge de manœuvre de la société civile. Le Conseil fédéral et le Parlement ne devraient-ils pas veiller à ce que chacune et chacun, en Suisse, puisse et doive participer à la vie politique ?

Ce qui est bon pour l'économie ne l’est pas forcément pour la Suisse et le monde. Des décisions politiques judicieuses et durables dépendent aussi des voix des citoyens et de la société civile – nous n’avons eu cesse de le souligner au fil du demi-siècle passé. Grâce à notre expertise, au dialogue et au débat, nous voulons continuer à jouer un rôle actif à l’avenir, et à défendre la justice mondiale.