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La Suisse tirée devant un tribunal arbitral

25.08.2020, Commerce et investissements

La Suisse n’est pas à l’abri de l’arbitrage international: pour la première fois une plainte a été déposée contre elle. C'est une occasion en or pour rééquilibrer les accords de protection des investissements en faveur des pays d’accueil.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

La Suisse tirée devant un tribunal arbitral

© Isolda Agazzi / Alliance Sud

Une entité juridique basée aux Seychelles reproche à la Suisse un acte législatif vieux de 30 ans, qui interdit de revendre temporairement des immeubles non agricoles. Jusqu’à présent surtout des pays en développement étaient cibles de ce genre de plainte.

Tôt ou tard, cela devait arriver. Pour la première fois de son histoire, la Suisse fait l’objet d’une plainte devant le CIRDI (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements), le tribunal arbitral de la Banque mondial qui statue sur les différends liés aux accords de protection des investissements. Ironie du sort, c’est un paradis tropical qui pourrait mener la Suisse en enfer: une entité juridique domiciliée aux Seychelles et contrôlée par un citoyen helvétique, qui prétend agir au nom de trois Italiens qui auraient essuyé des pertes en raison d’un arrêté fédéral urgent de 1989, qui interdit de revendre des immeubles non agricoles pendant cinq ans. Un document tellement vieux qu’on ne le trouve même pas sur internet… Le plaignant se base sur l’accord de protection des investissements (API) Suisse – Hongrie et réclame 300 millions de CHF de dédommagement. Sans surprise la Suisse conteste tout en bloc.

37 plaintes d’entreprises suisses contre des Etats

Aussi loufoque que paraisse cette affaire, elle montre que la Suisse n’est pas à l’abri de ce mécanisme décrié de l’arbitrage international, qui permet à un investisseur étranger de porter plainte contre l’Etat hôte – mais pas l’inverse – si ce dernier adopte une nouvelle réglementation pour protéger l’environnement, la santé, les droits des travailleurs, ou l’intérêt public.

Jusqu’à présent, Berne avait réussi l’exploit presque unique au monde d’y échapper, alors que 37 plaintes d’entreprises suisses (ou prétendument telles) ont été recensées à ce jour par la CNUCED. La dernière en date concerne Chevron contre les Philippines, sur la base du traité de protection des investissements Suisse – Philippines. Un cas sur lequel on ne sait presque rien, si ce n’est que l’affaire porte sur un gisement de gaz offshore. Chevron, entreprise suisse ? A priori, pas vraiment, mais la multinationale américaine a dû faire du «treaty-shopping » comme on dit dans le jargon, trouver que l’API Suisse – Philippines servait le mieux ses intérêts et réussi à se  faire passer pour une entreprise helvétique. Ce alors même qu’elle est empêtré dans des affaires judiciaires en Equateur depuis des décennies pour avoir pollué l’Amazonie.

Supprimer l’ISDS

Cela fait des années qu’Alliance Sud demande à la Suisse de rééquilibrer les accords de protection des investissements avec les pays d’accueil (115 à ce jour, exclusivement des pays en développement) afin de mieux garantir leurs droits. Dernièrement, l’Afrique du Sud, la Bolivie, l’Equateur, l’Inde, l’Indonésie et Malte ont dénoncé les leurs et veulent en négocier de plus équilibrés, voire n’en veulent plus du tout. L’élément le plus contesté est précisément ce mécanisme de justice privée par voie d’arbitrage (ISDS) qui prévoit que l’investisseur choisit un arbitre, l’Etat accusé un autre et les deux se mettent d’accord sur un troisième. Trois juges qui peuvent condamner l’Etat à payer des compensations pouvant se chiffrer en centaines de millions de dollars. Alliance Sud demande de renoncer complètement à l’ISDS ou, au pire, de l’utiliser seulement en dernier ressort, après avoir épuisé les voies de recours internes.

Les Etats devraient pouvoir déposer une contre-plainte pour violation des droits humains

Si les accords de protection des investissements ne protègent que les droits des investisseurs étrangers, une première brèche en faveur du droit à la santé a été ouverte par la sentence de Philip Morris contre l’Uruguay (juillet 2016) qui a débouté le fabricant suisse de cigarettes sur toute la ligne. Une deuxième lueur d’espoir a jailli fin 2016, lorsqu’un tribunal arbitral a donné tort à Urbaser, une entreprise espagnole gérant la fourniture d’eau à Buenos Aires et qui avait fait faillite après la crise financière de 2001 – 2002. Les arbitres ont affirmé qu’un investisseur doit respecter les droits humains aussi. Pour la première fois, ils ont aussi accepté le principe de la « contre-plainte » de l’Argentine contre Urbaser pour violation du droit à l’eau de la population… sauf finir par statuer que, sur le fond, Urbaser n’avait pas violé le droit à l’eau( !) Ils ont considéré que la contre-plainte était recevable car l’accord de protection des investissements (API) Argentine – Espagne permet aux «deux parties» de porter plainte en cas de différend.

Secouer le cocotier

Ce n’est malheureusement pas le cas des API suisses, qui permettent seulement à l’investisseur de porter plainte et non aux deux parties[1]. La mise à jour des accords en cours, ou la négociation de nouveaux, est l’occasion d’introduire cette modification. Celle-ci reste cependant modeste puisque la plainte initiale est seulement du ressort de l’investisseur : des victimes de violation du droit à l’eau, à la santé, ou des droits syndicaux ne peuvent pas porter plainte contre des multinationales étrangères en premier. Ils ne peuvent, dans le meilleur des cas, que répondre à la leur.

Maintenant qu’un investisseur des Seychelles a secoué le cocotier, et quelle que soit l’issue de cette plainte, nous espérons que la Suisse fera des efforts sérieux pour rééquilibrer ses accords d’investissement. Désormais, c’est clairement dans son intérêt aussi.

[1] Cf. par exemple l’art. 10.2 de l’API avec la Géorgie, le plus récent API suisse.

Ce texte a été d'abord publié sur de blog de Isolda Agazzi «Lignes d'horizon» du Temps.

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Menace de plaintes en cascade contre les États

05.10.2020, Commerce et investissements

Le Pérou, le Mexique et l’Argentine sont menacés de plaintes par des multinationales pour des mesures adoptées pendant la crise. Le nombre de cas basés sur de traités helvétiques s’élève désormais à 37.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

Menace de plaintes en cascade contre les États

Pause déjeuner à l'entreprise K.P. Textil à San Miguel Petapa au Guatemala. Après l'éruption du Covid 19, des panneaux de plexiglas ont été installés pour se protéger de l'infection.
© Moises Castillo / AP / Keystone

On le redoutait, c’est arrivé. Comme le révèle le Transnational Institute, trois Etats latino-américains au moins sont menacés de plaintes devant des tribunaux arbitraux pour des mesures adoptées pour faire face à la pandémie. Début avril, le parlement péruvien a promulgué une loi qui prévoit la suspension du péage autoroutier pour faciliter le transport de biens et de travailleurs, alors que beaucoup de Péruviens ont perdu leur emploi. La réponse ne s’est pas fait attendre. Dès juin, plusieurs concessionnaires autoroutiers étrangers ont annoncé leur intention de traîner le Pérou devant des tribunaux arbitraux. Effrayée, la ministre de l’Economie a lancé un processus pour contourner la loi et conserver le paiement des péages, mais il pourrait être contraire à la constitution. On appelle cela le «chilling effect»: un gouvernement renonce à adopter une mesure d’intérêt public par peur de devoir payer des compensations très élevées à l’investisseur étranger, auxquelles s’ajoutent les frais de justice. La cour constitutionnelle péruvienne doit se prononcer sur la légalité de la mesure prise par l’exécutif et, en fonction de la sentence, les multinationales vont décider si déposer les plaintes ou pas.

Le Mexique et l’Argentine sur la sellette

Peu après, c’était au tour du Mexique de fâcher les investisseurs étrangers pour avoir imposé des restrictions à la production d’énergies renouvelables en raison de la baisse de la consommation d’électricité. Ni une, ni deux: des cabinets d’avocats spécialisés dans l’arbitrage international ont exhorté les multinationales à porter plainte contre Mexico. Des entreprises espagnoles et canadiennes ont expressément menacé de le faire.

C’était ensuite au tour de l’Argentine, qui s’enfonce toujours plus dans une crise sans fin. Le 22 mai le gouvernement a déclaré qu’il ne pouvait pas rembourser la dette envers les porteurs d’obligations étrangers, dont l’américaine BlackRock, la plus grande société de gestion de portefeuilles au monde. Au même moment, d’âpres négociations étaient en cours pour restructurer 66 milliards USD de dette publique, une mesure considérée comme nécessaire même par le FMI. Pourtant, le 4 août, l’Argentine a accepté de payer 54.8 USD pour chaque 100 USD de dette, un montant très proche des 56 USD demandés par BlackRock, alors que le gouvernement avait proposé d’en payer 39 USD.

Cette capitulation n’est pas due au hasard: le 17 juin, White and Case, le cabinet juridique de BlackRock, a menacé de considérer tous les moyens à sa disposition – une référence à peine voilée à l’arbitrage international – si l’Argentine n’acceptait pas les conditions de ses clients. C’est cette étude d’avocats qui avait permis à 60'000 créanciers italiens de gagner contre l’Argentine en 2016 (cas Abaclat), après qu’ils avaient refusé la restructuration de la dette proposée par le gouvernement pour faire face à la crise économique de 2001. Ils avaient empoché 1.35 milliards USD.

Lorsque les multinationales font du treaty-shopping

En Amérique latine toujours, la Bolivie a demandé de suspendre temporairement les processus d’arbitrage en cours dans deux litiges qui portent sur l’extraction minière, dont celui qui l’oppose à la multinationale suisse Glencore. La pandémie l’empêchant de fournir les documents requis, La Paz invoque un cas de force majeure. En vain. Cette plainte ne repose pas sur l’accord de protection des investissements (API) avec la Suisse, que la Bolivie avait déjà dénoncé, mais sur celui avec la Grande-Bretagne, la multinationale suisse étant arrivée à se faire passer pour anglaise.

Une autre entreprise qui pratique à son avantage le « treaty-shopping », à savoir la capacité de dénicher l’accord de protection des investissements le plus favorable et de se faire passer pour une entreprise du pays, via l’une de ses nombreuses filiales, est Chevron. La multinationale américaine, empêtrée dans une bataille juridique avec l’Equateur depuis trente ans pour pollution de l’Amazonie, a porté plainte contre les Philippines pour une affaire de plateforme de gaz offshore, sur la base de l’API Suisse – Philippines, visiblement plus favorable.

Ceci porte à 37 le nombre de plaintes basés sur des API suisses. L’année passée, Glencore a déposé une deuxième plainte contre la Colombie, après en avoir gagné une autre et touché plus de 19 millions USD de compensation.

La bonne nouvelle est que les menaces de plaintes contre des Etats qui ont adopté en désespoir de cause des mesures pour affronter la pandémie pourraient les convaincre de renoncer une fois pour toutes à ces accords, qui n’ont pas attiré autant d’investissements qu’ils l’espéraient. Ou du moins à exclure l’arbitrage international en tant que mécanisme de règlement des différends et à le remplacer par le recours aux tribunaux internes.

La réforme constitutionnelle du Chili menacée par des plaintes

Ces cas montrent aussi la nécessité de permettre aux Etats de porter plainte à leur tour contre les investisseurs étrangers qui violent les droits humains. C’est prévu dans quelques très rares API, mais pas dans ceux de la Suisse. C’est plutôt le contraire qui se passe: le groupe français Suez a menacé de plainte le Chili s’il re-municipalise la gestion de l’eau, comme souhaité par les habitants de la ville d’Osorno, dans le sud du pays. En cause : une coupure d’eau de dix jours survenue l’année passée, après que 2'000 litres de pétrole avaient été déversés dans l’usine d’eau potable gérée par la filiale de la multinationale française.

Les habitants s’étaient pourtant exprimés dans le cadre de la consultation sur la réforme constitutionnelle, dont le vote devrait avoir lieu le 25 octobre, si la crise du coronavirus le permet. Le plebiscito pourrait déclencher à son tour une avalanche de plaintes si la volonté populaire contredit les intérêts des investisseurs étrangers, très présents au Chili dans tous les secteurs, à commencer par les services publics. IA

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Soudan du Sud contre une compagnie libanaise

06.02.2023, Commerce et investissements

Un tribunal arbitral a condamné Juba à payer 1 milliard USD à une compagnie de téléphonie mobile libanaise. Le Soudan du Sud veut faire appel devant un tribunal suisse.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

Soudan du Sud contre une compagnie libanaise

Bergers au Soudan du Sud
© Sonia Shah

Un tribunal arbitral a condamné Juba à payer 1 milliard USD à Vivacell, une compagnie de téléphonie mobile libanaise dont il avait suspendu la licence d’exploitation pour non-paiement d’une redevance de 66 millions. Le siège juridique de l’arbitrage semble être en Suisse et le gouvernement veut faire appel devant un tribunal suisse.

Alors que le Soudan du Sud suscite l’intérêt des médias à cause de la visite du pape François, une autre actualité, toute aussi cruciale pour le pays le plus jeune et l’un des plus pauvres du monde, est en train de passer largement inaperçue. Fin janvier, Juba a été condamnée par la Cour internationale d’arbitrage à verser 1 milliard USD à Vivacell, une entreprise de téléphonie mobile appartenant au groupe libanais Al Fattouch. En cause : la suspension de sa licence d’exploitation en 2018, par suite de son refus de s’acquitter d’une redevance et de taxes s’élevant à 66 millions USD.

Un milliard USD, c’est une somme exorbitante, surtout en comparaison du PNB de ce pays d’Afrique, estimé par la Banque mondiale à moins de 12 milliards USD en 2015 (mais qui pourrait être beaucoup plus bas aujourd’hui en raison du covid) et dont le PNB par habitant de 791 USD est l’avant-dernier du monde.

Comment en est-on arrivés là ? Le ministre de l’Information et des services postaux, Michael Makuei Lueth, a expliqué à la presse locale que Vivacell avait obtenu sa licence en 2008 de New Sudan, une entité créée par le Sudan People’s Libération Movement (SPLM) de John Garang pendant la guerre civile. Selon les termes de la licence, d’une durée de dix ans, Vivacell était exemptée du paiement de toute taxe et redevance. Mais les choses ont changé en 2011, lorsque le Soudan du Sud est devenu un Etat indépendant. En 2018, le ministre affirme avoir demandé à l’entreprise libanaise de renégocier la licence et de s’acquitter de la redevance, ce qu’elle a refusé de faire.

Même si le contrat avait été conclu entre une entité non souveraine et le prestataire du service avant l’indépendance du Soudan du Sud, Vivacell veut continuer à opérer dans les conditions que lui avaient accordées New Sudan.

Appel en Suisse

« Nous sommes en train de faire appel devant un tribunal suisse, qui est le centre d’arbitrage », a déclaré Makuei à la presse locale, ajoutant que le gouvernement avait débloqué 4,5 millions USD pour payer les frais de justice et engager des avocats, suisses et internationaux. Le délai était le 16 janvier, mais le gouvernement aurait demandé une prolongation.

Le jugement n’étant pas publié par la Cour internationale d’arbitrage et la Mission du Soudan du Sud à Genève n’ayant pas répondu à nos questions, il est difficile d’en savoir plus. Rambod Behboodi, un spécialiste de l’arbitrage international basé à Genève, a accepté de nous donner son avis, à condition de spécifier qu’il se base uniquement sur les articles de presse.

« Bien que la Cour internationale d’arbitrage soit basée à Paris, les parties d’un contrat peuvent définir un siège juridique différent pour une dispute, comme cela semble être la Suisse dans ce cas, explique l’avocat. Cependant lorsqu’une sentence arbitrale est rendue en Suisse, l’appel auprès du Tribunal fédéral est très limité : ce dernier ne peut pas s’exprimer sur le fond de l’affaire, mais seulement sur le non-respect de la procédure ou l’excès de juridiction. »

Si le Soudan du Sud perd en appel, que se passe-t-il s’il ne paie pas le milliard ? « Vivacell peut essayer de faire exécuter la sentence arbitrale par les tribunaux suisses si le Soudan du Sud a des actifs dans ce pays, nous répond-il. Elle peut aussi essayer de la faire exécuter dans tout autre pays où Juba a des actifs. Mais elle doit faire face à des problèmes d’immunité souveraine en dehors du Soudan du Sud : vous ne pouvez pas faire exécuter une action privée contre un État souverain dans un pays tiers, sauf dans des circonstances spécifiques. »

Bien qu’on ne connaisse pas les détails de cette affaire en raison de l’opacité qui caractérise l’arbitrage international, pour Alliance Sud elle montre toute l’absurdité de cette forme de justice privée. Un arbitre a le pouvoir de condamner l’un des pays les plus pauvres du monde à verser l’équivalent d’un dixième ou plus de sa richesse nationale à un investisseur étranger qui refusait de s’acquitter d’une redevance de quelques dizaines de millions.

« C’est le cas typique où les deux parties auraient tout intérêt à avoir recours à une procédure de médiation et conciliation, plutôt que de s’écharper devant les tribunaux », conclut Rambod Behboodi, qui est en train de mettre sur pied une telle instance à Genève.

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Colombie : Glencore et les géants miniers

08.06.2023, Commerce et investissements

Alliance Sud a participé à une mission internationale de 17 membres d’ONG qui dénoncent les accords de protection des investissements, y compris celui conclu avec la Suisse. Reportage sur la Colombie et ses géants miniers.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

Colombie : Glencore et les géants miniers

Mural à El Rocio, la Guajira.
© Isolda Agazzi

La Cour constitutionnelle a suspendu l’expansion de la mine de charbon de Cerrejon, propriété de Glencore, et mis à la porte la canadienne Eco Oro. Les deux multinationales ont porté plainte contre la Colombie, qui a décidé de renégocier ses accords de protection des investissements, à commencer par celui avec la Suisse.

« Je n’en reviens pas que Glencore demande de l’agent à la Colombie pour un dommage qu’ils ont fait à notre territoire. Nous, on ne leur a rien fait… Je ne me lasserai jamais de défendre notre droit à l’eau !», s’exclame Aura devant une mission internationale dont fait partie Alliance Sud, venue en Colombie demander au gouvernement de résilier les accords de protection de investissements (API). Ceux-ci confèrent presque exclusivement des droits aux investisseurs étrangers et des obligations aux Etats d’accueil. De surcroît, ils sont assortis d’un mécanisme de règlement des différends unique en droit international, qui permet à une entreprise étrangère de porter plainte contre l’Etat d’accueil si elle s’estime lésée sur la base du traité en vigueur entre l’Etat d’origine et l’Etat d’accueil (ISDS). Mais pas l’inverse.

Nous rencontrons cette femme Wayuu à El Rocio, minuscule communauté autochtone située aux abords de Carbones de Cerrejon, la plus grande mine à ciel ouvert de charbon d’Amérique latine et propriété exclusive de Glencore.

Elle fait référence à une plainte déposée par la multinationale suisse devant le CIRDI, un tribunal arbitral de la Banque mondiale, sur la base de l’API entre la Suisse et la Colombie, et dont le montant du dédommagement demandé n’est pas public. La raison du courroux du géant suisse des matières premières ? La décision de la Cour constitutionnelle de suspendre l’extension de la mine par suite de la déviation de l’Arrojo Bruno (un affluent du fleuve Rancheria) pour exploiter le puits de charbon La Puente. La Cour a demandé à Cerrejon de mener une étude d’impact environnemental en sept points, la déviation étant susceptible d’affecter le climat de toute la région, et de consulter 21 communautés Wayuus.

14 sentences de la Cour constitutionnelle, aucune appliquée

« Ils ont déjà dévié 18 affluents du fleuve Rancheria, le seul qui passe en territoire wayuu, et tous se sont asséchés. Le Rio Rancheria lui-même est en danger », se désole Misael Socarras, l’un des auteurs de l’action en justice devant la Cour constitutionnelle, placé sous escorte par suite des menaces reçues et d’un essai récent d’attentat. Il nous montre le cours dévié de l’affluent, aux abords d’une immense décharge de la mine. « Autour des affluents déviés ce ne sont pas les mêmes arbres qui ont poussé, qui font de l’ombre et sont sacrés pour les Wayuus, mais des espèces intrusives.  L’eau est contaminée, dans les limites permises par la législation nationale, certes, mais pas par l’OMS et alors même que l’eau fait partie de la cosmogonie wayuu. Nous demandons que l’Arrojo Bruno retrouve son cours naturel », martèle-t-il.

5’000 enfants Wayuus seraient morts au cours de la dernière décennie à cause du manque d’eau dans la Guajira, un département semi-aride, le plus pauvre de Colombie. « La Cour constitutionnelle colombienne est très progressiste, elle a émis 14 sentences en faveur des droits humains, mais aucune n’a été réalisée car les institutions ont peur des possibles plaintes de Glencore », souligne Luisa Rodriguez, de la Fondation Heinrich Böll.

Eco Oro a gagné une plainte dans le paramo de Santurban

Glencore n’en est pas à son premier essai. Elle a été la première multinationale à porter plainte contre la Colombie en 2016, empochant 19 millions USD de dédommagement, et en a déposé deux autres par la suite: celle relative à Cerrejon et une pour laquelle elle réclame 60 millions USD. D’autres pourraient suivre. De surcroît, elle a menacé de porter plainte trois fois pour des affaires dont on ne sait rien. A ce jour, la Colombie a dû faire face à 21 plaintes connues de multinationales étrangères, pour un total de 2,8 milliards USD au moins, la plupart liées à l’extraction minière et contestant l’introduction de nouvelles réglementations environnementales.

A ce jour elle en a perdu deux (la plupart sont en cours) : la première contre Glencore et une contre Eco Oro, dont le montant de l’indemnisation n’a pas encore été fixé, mais pour laquelle la compagnie minière canadienne réclame 698 millions USD. Comme pour Glencore, la plainte d’Eco Oro fait suite à une décision de la Cour constitutionnelle de fermer ses activités par suite d’une action en justice du Comité pour la défense de l’eau et du paramo de Santurban, une montagne culminant à plus de 4’000 m d’altitude au-dessus de la ville de Bucaramanga. Le Comité est une plateforme sociale et environnementale née il y a 14 ans, avec une large assise dans la population et qui affirme avoir réussi à faire descendre dans la rue 150’000 personnes pour la défense du paramo et de l’eau.

Mineurs artisanaux ancestraux

« La Cour constitutionnelle a déclaré qu’il ne peut pas y avoir de mine dans le paramo et a fixé la limite de celui-ci à 2’800 mètres d’altitude. Mais elle a aussi déclaré qu’il ne peut y avoir d’agriculture, ni d’élevage, ce qui crée un problème de subsistance pour les habitants et pour les deux villages de mineurs artisanaux qui s’y trouvent. Ceci a généré des malentendus malheureux entre les défenseurs de l’environnement et les habitants du paramo », regrette Juan Camilo Sarmiento Lobo, un avocat membre du Comité, alors que notre bus monte cahin caha sur des routes vertigineuses et passe devant la mine artisanale de El Volcan.

Le problème est complexe : les mines artisanales font partie du paysage de la montagne depuis le 16ème siècle, lorsque les conquistadores espagnols y ont trouvé de l’or et ont fondé Veta, étonnante petite ville coloniale aux typiques maisons blanches plantée à 3’000 d’altitude. « Certes, les mines artisanales créent des problèmes environnementaux, mais les gens en vivent et ont quitté l’agriculture pour s’adonner à cette activité. Nous promouvons l’éco-tourisme et l’agroécologie pour essayer de créer des sources alternatives de revenu, mais ce n’est pas facile », nous explique Judith, elle-même descendante d’une famille de mineurs artisanaux et convertie au tourisme durable et communautaire, nous faisant visiter une lagune perchée à 3’600 mètres d’altitude.

La mobilisation citoyenne paie, mais les avancées sont fragiles

« La mobilisation citoyenne paie, comme le montre le cas de Eco Oro, mais la multinationale est partie sans fermer la mine et des mineurs informels sont en train de creuser avec des explosifs et du mercure, probablement avec la complicité de l’armée. A deux reprises on a trouvé une quantité trop élevée de mercure dans l’eau de Bucaramanga », souligne un ingénieur environnemental membre du Comité, relevant au passage qu’il est dangereux de défendre l’environnement en Colombie car les mines sont gardées par l’armée et les paramilitaires.

Les militants écologistes soulignent que les avancées sont fragiles : l’entreprise émiratie Minesa a obtenu une concession en-dessous de 2’800 mètres d’altitude (la délimitation du paramo) et elle est en train d’explorer ailleurs. Ils regrettent aussi que le gouvernement ne sache même pas combien d’or est extrait par les entreprises et que celles-ci paient des royalties insignifiantes, de l’ordre de 3,2%.

La Colombie va renégocier ses API

Face à ces plaintes de multinationales étrangères, ou aux menaces qui freinent la mise en place de règles de protection de l’environnement, le gouvernement de Gustavo Petro – le premier de gauche de l’histoire de la Colombie – a annoncé qu’il allait renégocier tous les accords de protection des investissements. « Nous allons commencer par ceux avec les Etats-Unis et avec la Suisse, a déclaré Maria Paula Arenas Quijanos, directrice des investissements étrangers au ministère du Commerce, lors d’une audience publique organisée par la mission internationale au Parlement le 30 mai. Notre intention est de renégocier certaines clauses pour rendre ces accords plus équilibrés. »

Tout comme les autres membres de la mission internationale, Alliance Sud préférerait que la Colombie dénonce ses accords sans en renégocier de nouveaux, comme l’ont fait l’Equateur et la Bolivie. Si de nouveaux sont négociés, notamment avec la Suisse, elle demande d’exclure au moins le mécanisme de règlement des différends investisseurs – Etats (ISDS) et de le remplacer par l’obligation de saisir les tribunaux internes, ou par un mécanisme de règlement des différends d’Etat à Etat, précédé par une procédure de conciliation et de médiation.

Ce d’autant plus qu’un nouveau code minier est en cours d’élaboration, pour la première fois avec la participation des communautés affectées, qui prévoit l’introduction de nouvelles réglementations environnementales.

 

Reportage publié aussi dans Lignes d'horizon, le blog de Isolda Agazzi.

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© Isolda Agazzi

 

Accords de protection des investissements

Accords de protection des investissements

Les accords de protection des investissements de la Suisse sont déséquilibrés en faveur de ses multinationales, lorsqu’elles investissent à l’étranger. Alliance Sud demande de les rééquilibrer pour permettre à l’Etat hôte de réguler dans l’intérêt public et d’exclure le mécanisme de règlement des différends par voie d’arbitrage.

De quoi s’agit-il ?

De quoi s’agit-il ?

Avec un stock d’investissements directs à l’étranger de plus de 1'460 milliards CHF, les entreprises suisses sont parmi les dix principaux exportateurs de ca-pitaux au monde. Pour les protéger, le Conseil fédéral a conclu 111 accords de protection des investissements (API) avec des pays en développement, à l’exception notable du Traité de la Charte de l’Energie, qui comprend aussi les Etats membres de l’UE et l’UE elle-même.

Or, ces accords confèrent presque exclusivement des droits aux investisseurs étrangers et des obligations aux Etats d’accueil. De surcroît, ils sont assortis d’un mécanisme de règlement des différends «Investor-state dispute settlement, ISDS». Ce mécanisme est unique en droit international, il permet à une entreprise étrangère de porter plainte contre l’Etat d’accueil si elle s’estime lésée sur la base du traité en vigueur entre l’Etat d’origine et l’Etat d’accueil. Alliance Sud demande de les ré-équilibrer et d’exclure l’ISDS.