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Les touristes du sommet de Rome

03.11.2021, Finances et fiscalité

Le nouveau taux d’imposition mondial minimal de l'OCDE et du G20 distribue les richesses dans la tradition du monde (post)colonial : il favorise le Nord en exacerbant les inégalités planétaires.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

Les touristes du sommet de Rome

L'eau de la Fontana di Trevi avec ses nombreuses pièces de monnaie.
© Wolfgang Dirscherl / pixelio.de

Les chefs de gouvernement des pays du G20 ont clos leur rencontre en jetant des pièces de monnaie dans la fontaine de Trevi, un rite auquel sacrifient presque tous les touristes découvrant la Ville éternelle. Et au vu des résultats de ce sommet en termes de politique climatique et fiscale, ainsi que de pandémie, on était alors tenté de croire que les plus puissants du monde n’étaient au fond rien de plus que des touristes : des personnes peu désireuses de forger activement le monde, mais ambitionnant qu’il les favorise si on tente de s'enrichir à ses dépens. Des pièces de monnaie dans la fontaine donc !

« Why don’t you come on back to the war, don’t be a tourist », dit une chanson de Leonard Cohen. Dans le cas du sommet du G20 de Rome, la « guerre » – au-delà de la pandémie – aurait été la lutte contre la crise climatique et l’inique système d’imposition mondiale des groupes d’entreprises multinationales. Juste avant la Conférence sur le climat entamée cette semaine à Glasgow (COP26), le sommet aurait été une excellente occasion de commencer à réfléchir ensemble, au plus haut niveau politique également, à ces trois grands défis politiques mondiaux contemporains – on en était très loin !

Inutile réforme de l’imposition des sociétés par l'OCDE et le G20

Négociée par plus de 120 pays dans le cadre de l’OCDE en l’absence de nombreux pays africains, la réforme de l’imposition des sociétés désormais approuvée à Rome par les pays du G20 sur ses points essentiels, le montre de façon exemplaire : ce qui est célébré comme un « accord historique » par le président américain Biden ou le chancelier allemand désigné Scholz, et qui est présenté sans esprit critique comme une « révolution fiscale mondiale » par de nombreux médias, suisses y compris, n'est objectivement pas plus qu'une vaguelette déclenchée par une pièce de monnaie.

En fait il s’agit là, d'une part, de la redistribution des bénéfices des groupes de sociétés des États de domicile vers les pays du marché (pilier 1) et, d'autre part, de l'introduction d'un impôt minimal effectif pour les multinationales (pilier 2). La réforme BEPS 2.0 (« Base Erosion and Profit Shifting », soit érosion de la base d’imposition et transfert des bénéfices) laisse à désirer sous l’angle de la politique du développement pour deux raisons majeures. Premièrement, l'ensemble de l'industrie extractive et le secteur financier sont exclus du premier pilier pour des raisons techniques. Largement tributaires des industries extractives, les pays pauvres du Sud n’auront donc pas de droits supplémentaires pour taxer les bénéfices de ces industries. De plus, le premier pilier ne redistribue qu'une très faible partie des bénéfices, et ce uniquement dans les sociétés affichant un chiffre d'affaires annuel de 20 milliards de dollars et un taux de profit de plus de 10 %. Au niveau mondial, seule une centaine d'entreprises sont concernées ; en Suisse vraisemblablement les géants Novartis, Roche, Nestlé et Schindler uniquement. Les principaux bénéficiaires de cette redistribution seront les pays riches dotés de vastes marchés intérieurs comme les États-Unis ou l'Allemagne. Deuxièmement, le taux d'imposition minimal de 15 % prévu dans le deuxième pilier est beaucoup trop bas et ne peut être appliqué que par le pays dans lequel la société concernée a son siège. Et là encore uniquement à la condition que cette société présente un chiffre d'affaires annuel de plus de 750 millions d'euros.

Les pays en développement restent sur le carreau

Selon un calcul des économistes Petr Janský et Miroslav Palanský (2019), les pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure (« lower-middle-income countries » ; situés sans exception dans l'hémisphère sud) voient des recettes fiscales de l’ordre de 30 milliards de dollars par an leur échapper en raison du transfert de bénéfices des multinationales du Nord. Or ces montants exorbitants pour les pays pauvres sont d’une extrême importance sur le plan de la politique climatique : ils correspondent au sextuple (et ce sera moins encore en réalité) des ressources financières promises par la communauté internationale dans le cadre du Fonds vert pour le climat (FVC) pour l'adaptation au changement climatique dans les pays en développement de 2020 à 2023. Et le FVC n'inclut même pas le financement des pertes et préjudices (« Loss&Damage »), à savoir la compensation des pertes et dégâts (par exemple terres, infrastructures ou biodiversité) déjà causés par la crise climatique, par des tempêtes notamment. Pour combler ce déficit de financement, une meilleure mobilisation de ressources financières nationales (« domestic revenue mobilization ») est également indispensable pour les pays en développement.

Aujourd'hui, l’imposition internationale des sociétés va totalement à l'encontre d’un tel objectif. La récente réforme fiscale n’y changera rien. C'est ce que montrent les cas d'évasion fiscale récemment rendus publics dans des sociétés comme Socfin (commerce d'huile de palme et de caoutchouc), Glencore (pétrole, cuivre, charbon et autres matières premières) et Nestlé (denrées alimentaires), dans lesquels notre pays à faible imposition joue systématiquement un rôle central. Tandis que l'étude publiée en octobre par Pain pour le prochain, le réseau allemand pour la justice fiscale et Alliance Sud révèle que Socfin paie la majeure part de ses impôts à Fribourg, en Suisse, même si un pan majeur de ses activités a lieu dans les plantations de Sierra Leone, du Libéria et du Cambodge et que la valeur ajoutée est donc également générée dans ces pays, l'exemple de Nestlé au Maroc souligne l’impérieuse nécessité d’une administration fiscale nationale forte : du fait de calculs de prix de transfert peu clairs, l'entreprise suisse de tradition risque de devoir payer des arriérés d'impôts record de 110 millions de dollars. Cela n'aurait pas été possible sans les autorités fiscales qui ont scruté l'entreprise à la loupe - mais ce sont précisément de telles ressources qui manquent à de nombreux pays en développement.

Reste à espérer qu’au cours des deux prochaines semaines, les acteurs clés de la Conférence des Nations Unies sur le changement climatique de Glasgow ne seront pas trop influencés par les touristes de marque de Rome et qu'ils agiront au lieu de faire une agréable excursion. Les exigences majeures dans une perspective de politique mondiale sont sur la table des négociations : les pays riches doivent mettre à disposition 100 milliards de dollars par an pour lutter contre la crise climatique, comme ils l’ont promis voilà dix ans, et dédommager les pays pauvres pour les préjudices (« Loss&Damage ») qu’ils ont subis.

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L’ode à la joie des pays riches

07.12.2021, Finances et fiscalité

L'OCDE et le G20 ont donné leur bénédiction à l'introduction d'un taux d’imposition minimal des grandes entreprises multinationales. Cette décision a donné lieu à de vives critiques en Afrique, en Asie et en Amérique latine.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

L’ode à la joie des pays riches

« Pecunia non olet » (l’argent n’a pas d’odeur) : lors du sommet du G20 à Rome fin octobre, les chefs d’État et de gouvernement se sont réunis devant la Fontaine de Trevi pour y jeter une pièce en euro frappée spécialement pour le sommet.
© Roberto Monaldo/Keystone/APA/laPresse

À la mi-octobre, les quelque 120 pays membres du Cadre inclusif sur le BEPS de l'OCDE et, finalement, les pays du G20 également, se sont entendus sur l'introduction d’un nouveau taux d’imposition minimum international. « Accord historique ! », « Révolution fiscale mondiale ! », « Changement de paradigme ! » ont alors entonné les opinions publiques d’Europe et d’Amérique du Nord. L’enthousiasme était plus modéré sur d'autres continents : les ONG d’Afrique et d’Asie œuvrant pour la justice fiscale ont critiqué l'entente trouvée à l'OCDE en parlant d’accord fiscal des riches (« Tax Deal of the Rich ») et les pays du G24 – une alliance de gouvernements africains et latino-américains de pays en développement et émergents – ont trouvé à redire à la perte d'autonomie fiscale nationale qui irait de pair avec les nouvelles règles. Ainsi, les pays désireux de maintenir leurs taxes numériques unilatérales, ou d’en introduire de nouvelles, subiront la pression des sanctions imposées par l'OCDE. En réponse à ce que le Sud a considéré comme un accord incomplet, dont le contenu a été pour l’essentiel négocié sur la base d’un compromis entre les États-Unis, l'Allemagne, la France et les principaux paradis fiscaux pour les entreprises multinationales comme l'Irlande, les Pays-Bas, le Luxembourg et la Suisse, les pays du G77 (le groupe des pays en développement auprès des Nations Unies) ont présenté une résolution en faveur d'une instance intergouvernementale sous l'égide des Nations Unies qui reprendrait de l’OCDE le rôle d’un chef de file politique dans le domaine de la politique fiscale internationale – et serait ainsi garante d’une bien meilleure représentation des anciens États coloniaux du Sud.

Imposition minimale de l’OCDE : efficacité nulle en termes de politique de développement
La réforme laisse à désirer pour deux raisons majeures dans la perspective des pays du Sud. Premièrement, l'ensemble de l'industrie extractive et le secteur financier sont exclus de la redistribution du substrat fiscal. Largement tributaires des industries extractives, les pays pauvres du Sud n’auront donc pas de droits supplémentaires pour taxer les bénéfices de ces industries. De plus, le Pilier Un (redistribution des bénéfices des entreprises des pays d'accueil vers les pays de marché) s’applique uniquement aux entreprises affichant un chiffre d'affaires annuel de 20 milliards de dollars et un taux de profit de plus de 10 %. Au niveau mondial, seule une centaine d'entreprises sont concernées ; en Suisse vraisemblablement les géants Novartis, Roche, Nestlé et Schindler uniquement. Les principaux bénéficiaires de cette redistribution sont les pays riches dotés de vastes marchés intérieurs comme les États-Unis ou l'Allemagne. Deuxièmement, le taux d'imposition minimal de 15 % prévu dans le Pilier Deux est beaucoup trop bas et ne peut être appliqué que par le pays dans lequel la société concernée a son siège. Et là encore uniquement à la condition que cette entreprise présente un chiffre d'affaires annuel de plus de 750 millions. Pour le Sud, qui juge que la réforme de l'OCDE est un échec, cette nouveauté a des effets dramatiques : en effet, les pays en développement pâtissent énormément des transferts de bénéfices des entreprises multinationales que le système fiscal actuel rend possibles. Selon un calcul des économistes Petr Janský et Miroslav Palanský (2019), ils perdent des recettes fiscales de l’ordre de 30 milliards de dollars par an en raison des transferts de bénéfices vers les centres des multinationales du Nord. Toutefois, une meilleure mobilisation des recettes fiscales nationales (« domestic revenue mobilization ») – que la Suisse définit également comme l'un des objectifs de sa coopération technique au développement – ne peut réussir que s’il est mis fin à la fuite du substrat fiscal vers les juridictions à faible imposition. Depuis quarante ans, les multinationales n'ont cessé de développer ces pratiques avec l'aide bienveillante des États de domicile du Nord. Les piliers de la réforme désormais adoptés par l'OCDE et les pays du G20 n'y changeront rien.

Nestlé, Glencore, Socfin : de nouveaux cas d’évasion fiscale en Suisse

Les cas d'évasion fiscale récemment rendus publics dans des entreprises comme Socfin (commerce d'huile de palme et de caoutchouc), Glencore (pétrole, cuivre, charbon et autres matières premières) et Nestlé (denrées alimentaires), dans lesquels notre pays à faible imposition joue systématiquement un rôle central, démontrent que les nouvelles règles de l'OCDE sont insuffisantes. Alors que l'étude « Cultivating Fiscal Inequality », tout juste publiée par Pain pour le prochain, le réseau allemand pour la justice fiscale et Alliance Sud, révèle que Socfin paie la majeure part de ses impôts à Fribourg, en Suisse, même si un pan majeur de ses activités a lieu dans les plantations de Sierra Leone, du Libéria et du Cambodge et que la valeur ajoutée est donc également générée dans ces pays, l'exemple de Nestlé au Maroc souligne l’impérieuse nécessité d’une administration fiscale nationale forte : du fait d’opaques calculs de prix de transfert, l'entreprise suisse de tradition risque de devoir payer des arriérés d'impôts record de 110 millions de dollars. Cela n'aurait pas été possible sans les autorités fiscales qui ont scruté l'entreprise à la loupe. Mais ce sont précisément de telles ressources qui manquent à de nombreux pays en développement. Un autre rapport publié fin octobre par l'ONG d’investigation CICTAR (Centre for International Corporate Tax Accountability and Research) révèle un transfert de bénéfices  du groupe spécialisé dans les matières premières Glencore, de l'Australie vers le canton de Zoug, dans le cadre de ses activités liées au charbon. Même si la pratique n'a pas de lien direct avec la politique de développement, l'étude montre comment Zoug, canton où Glencore a son siège, bénéficie directement de l'une des activités les plus dommageables pour le climat. Avec son système de faible imposition des entreprises multinationales, la Suisse ne s'oppose pas seulement à une transformation écologique et juste de la société mondiale en termes économiques. Elle le fait aussi directement au plan politique.

La Suisse comme avocat des multinationales auprès de l’OCDE

Dans le cadre d'une alliance avec d'autres juridictions à faible imposition comme l'Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas ou la Hongrie, la Suisse défend toujours les réformes les moins contraignantes possible lors des négociations de politique fiscale à l'OCDE. Elle vient de le faire à nouveau dans le cadre du récent processus de réforme. Preuve en est une lettre que le ministre des finances de l'UDC, Ueli Maurer, a envoyée en août au nouveau secrétaire général de l'OCDE, Mathias Cormann. Ueli Maurer y exige des déductions de l'imposition minimale pour les sociétés de groupe menant des activités de recherche et de développement (dans l'intérêt des géants pharmaceutiques bâlois) et propose une règle supplémentaire selon laquelle les multinationales pourraient déduire les taxes payées sur le CO2 de leurs impôts sur les bénéfices. Une proposition absurde : les entreprises multinationales minent les efforts mondiaux de lutte contre la crise climatique par leurs pratiques d'évasion fiscale et elles devraient simultanément être indemnisées pour leurs taxes incitatives, censées renchérir l'activité économique nuisible au climat afin d'encourager les sociétés à investir dans les technologies vertes.

Dans sa réponse, M. Corman juge la proposition d’Ueli Maurer farfelue : « Les taxes sur le CO2 sont des taxes sur les intrants [les émissions de CO2 sont taxées dans la production, note de l’auteur] et non sur les revenus [donc les bénéfices des entreprises, idem] et ne s'inscrivent donc pas dans le cadre conceptuel et la conception des deux piliers ». Il est d'autant plus remarquable que M. Maurer a apparemment eu plus de succès avec sa première demande visant à de nouvelles déductions de l'imposition minimale pour les pharmas. Dans la « Handelszeitung », le Département des finances a fièrement annoncé ce qui suit comme un succès suisse à Paris après l’accord de l'OCDE : en permettant aux entreprises de demander des déductions pour les coûts de personnel et d'infrastructure, leur revenu imposable est réduit de 10 et 8 % respectivement au cours des cinq premières années après l'introduction de l'imposition minimale (ensuite de 5 % dans chaque cas). Les coûts de ces déductions sont supportés par le fisc suisse. Le Secrétariat d'État aux questions financières internationales (SFI), responsable auprès du DFF, représente donc auprès de l'OCDE ni les intérêts d’une communauté mondiale ni les intérêts nationaux des collectivités publiques suisses, mais tout simplement ceux des entreprises multinationales basées chez nous. Donc quiconque en Suisse entend s'engager en faveur d'une politique fiscale globalement plus équitable et d'un changement de paradigme en matière de faible imposition suisse ne peut compter ni sur l'OCDE ni sur le Conseil fédéral. Dans un tel objectif, il faut faire appel aux forces politiques progressistes et à la société civile.

La Suisse pourrait améliorer la réforme de l'OCDE : mode d’emploi

La nouvelle encourageante dans ce contexte est que relativement peu de modifications techniques pourraient améliorer le taux d’imposition minimal élaboré par l'OCDE de sorte que les pays producteurs pauvres puissent en bénéficier également : je veux parler du taux d’imposition effectif minimum sur les entreprises multinationales (« minimum effective tax rate for multinationals », METR). Il a été élaboré par la société civile en coopération internationale avec des économistes et des avocats fiscalistes et s’appuie pour l’essentiel sur les mêmes concepts techniques que ceux de l’OCDE. Mais, premièrement, il réaménage l’impôt minimum de sorte qu’il puisse être mis en œuvre conjointement par des pays individuels, ou des groupes de pays, sans qu'il soit nécessaire – contrairement à la mise en œuvre du Pilier Deux de l'OCDE – de conclure un nouvel accord multilatéral ou de modifier les conventions bilatérales en matière de double imposition, ce qui constitue une autre faiblesse du concept de l'OCDE. Deuxièmement, le METR s’applique également aux pays de domicile, de vente et de production des multinationales. Dans un premier temps, on calcule le total des bénéfices sous-imposés au sein d'un groupe. Ces derniers sont définis par un taux d'imposition minimum, comme dans la proposition de l'OCDE. Ce qui est inférieur à ce taux passe pour sous-imposé. Alors que le Pilier Deux de l'OCDE prescrit un taux d'imposition minimal de 15 %, le METR partirait d’un taux de 25 %, s'orientant ainsi vers la moyenne mondiale actuelle, qui se situe juste en dessous.

À la faveur d’une deuxième étape, ces bénéfices sous-imposés seraient ainsi attribués aux pays dans lesquels la création de valeur d'une multinationale a effectivement lieu. Une formule (« formulary apportionment ») assurerait cette attribution. Elle prend en compte a) le capital (actifs physiques), b) le personnel et c) les revenus des ventes d'une entreprise multinationale dans un pays donné. Lors d’une troisième démarche, les différents États peuvent imposer de manière autonome ces bénéfices localisés, conformément à leur législation fiscale nationale. Cela peut garantir, au moins partiellement, que les bénéfices d'une entreprise multinationale soient effectivement imposés là où une certaine valeur dont les bénéfices résultent est produite (dans les pays de production) ou vendue (dans les pays de marché). Mais la question se pose de savoir si les pays qui mettent en œuvre les nouvelles règles de l'OCDE peuvent simultanément introduire un taux d'imposition minimum supérieur au taux de 15 % de l'OCDE. Il s'agirait toutefois d'une condition préalable pour que les pays en développement dont les taux actuels d'imposition des bénéfices sont généralement supérieurs à 25 % puissent également bénéficier du METR. Mais en principe, les pays membres du Cadre inclusif de l'OCDE sont libres de décider s'ils veulent introduire ou non le taux d’imposition minimum de l'OCDE.

Si la Suisse était politiquement prête à repenser son modèle économique de base dans ses relations avec les entreprises multinationales, elle serait le pays idéal pour l'introduction du système METR. En tant qu'important État hôte d’entreprises multinationales, elle dispose des informations nécessaires sur leurs pratiques commerciales, ce qui lui permettrait aussi de faire avancer la mise en œuvre du METR sur le plan de la politique fiscale. En outre, ses chances de trouver des pays partenaires pour ce système seraient élevées vu que l'imposition helvétique des entreprises multinationales a une influence significative sur la situation fiscale de nombreux pays qui sont liés à la Suisse par les entreprises multinationales correspondantes. Si elle cherchait ces partenaires, par exemple, parmi les pays du Sud où les entreprises suisses extraient des matières premières, ou parmi les pays émergents considérés comme des débouchés pour les entreprises de biens de consommation de la Suisse – comme Nestlé ou Procter&Gamble –, une introduction helvétique du système de taxation METR contribuerait dans une large mesure à une politique de développement suisse efficace.

Communiqué

Recettes fiscales appartiennent au Sud

23.06.2022, Finances et fiscalité

Le Conseil fédéral a présenté aujourd’hui sa proposition de mise en œuvre de la récente réforme de l’OCDE. Celle-ci n’aide pas les pays qui ont déjà été spoliés de leurs recettes fiscales par les multinationales suisses. Alliance Sud demande que les recettes supplémentaires soient redistribuées aux pays à bas revenus dans lesquels les entreprises suisses produisent. Le centre de compétence suisse pour la coopération internationale et la politique de dévelop-pement est soutenu dans cette démarche par l’ATAF, le forum des autorités fiscales africaines.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

+41 31 390 93 35 dominik.gross@alliancesud.ch
Recettes fiscales appartiennent au Sud

La justice fiscale passe à la trappe
© Thorben Wengert / pixelio.de

Au printemps 2021, de nombreux États promettaient encore que le système international d'imposition des multinationales deviendrait plus équitable avec l'introduction d'un impôt minimum. Or, le message du Conseil fédéral montre que ce qui aurait dû améliorer l'imposition des multinationales dans les États qui étaient jusqu'à présent touchés par l'évasion fiscale massive de ces entreprises entraînerait des recettes supplémentaires précisément dans les États qui ont permis cette évasion fiscale. La Suisse en fait partie en première ligne.

Pour Dominik Gross, expert en politique fiscale chez Alliance Sud : "Les recettes supplémentaires provenant de l'impôt minimum de 15% ne vont pas dans les pays qui ont perdu des milliards de recettes fiscales au cours des dernières décennies en raison de la "course vers le bas", mais à nou-veau dans des paradis fiscaux comme la Suisse". Depuis le début du millénaire, elle a rivalisé avec l'Irlande, le Luxembourg ou les Pays-Bas pour attirer les multinationales avec des taux d'imposition des bénéfices toujours plus bas. Grâce à de nombreuses lacunes dans le système fiscal international, celles-ci ne déclarent pas leurs bénéfices là où elles les réalisent, mais là où elles sont imposées aux taux les plus bas.

La justice fiscale passe à la trappe

Or, lors des négociations de l'OCDE de l'année dernière, ces pays à faible fiscalité ont fait du lobbying pour obtenir des modifications techniques de l'impôt minimum. Les bénéfices des groupes qui tombent sous le coup de l'impôt minimum ne seront pas versés dans les pays de production des groupes, mais pourront tout simplement être imposés un peu plus dans les pays à faible fiscalité. Ainsi, la Suisse ou l'Irlande obtiennent encore plus d'impôts sur des bénéfices qui ne devraient en fait pas être imposés chez eux, car ils sont générés ailleurs. Le ministre suisse des Finances Ueli Maurer a ainsi déclaré récemment dans la NZZ : "Si le taux d'imposition minimal dans la réforme globale de l'imposition des entreprises est aujourd'hui de 15 pour cent, et ce sans le mot "au moins", c'est grâce à l'attitude unie des petites économies nationales innovantes et à fort investissement". En d'autres termes : les paradis fiscaux pour les multinationales. Les pays d'extraction économiquement défavorisés des multinationales suisses des matières premières en Afrique, en Asie et en Amérique latine, où la véritable création de valeur a lieu, restent une fois de plus sur le carreau.

Ce que le Parlement doit corriger

Dominik Gross : "Le Parlement doit maintenant corriger le tir pour que l'impôt minimum en Suisse contribue tout de même à une plus grande justice fiscale globale et à un développement durable du monde". Alliance Sud propose trois améliorations :

1) La Confédération doit percevoir une grande partie des recettes supplémentaires, et non les cantons.
2) La Suisse devrait renoncer à l'application de l'impôt complémentaire national ("Top-Up Tax") pour les groupes qui produisent dans des pays considérés comme pauvres ("lower middle income" ou "low income countries" selon la Banque mondiale), afin de leur permettre de taxer les Bénéfices du groupe eux-mêmes d’une manière pareille. Cette demande d'Alliance Sud est soutenue par le Forum des autorités fiscales africaines (ATAF). Anthony Munanda, Senior International Tax Advisor de l'ATAF, déclare : "Il y a quelques groupes suisses qui sont actifs dans des pays africains et qui peuvent être soumis à l'impôt minimum en Suisse. Si la Suisse renonce à l'application de l'impôt complémentaire national pour ces entreprises, une partie de l'ensemble de la substance fiscale de ces entreprises peut être imposée dans les pays africains et autres pays en développement concernés " (lisez ici l'intégralité du commentaire de l'ATAF sur notre proposition).
3) Au moins un tiers des recettes supplémentaires de la Confédération doit être affecté au fi-nancement international de l'ONU pour le climat, en compensation des dommages que les entreprises suisses causent aux pays économiquement défavorisés du Sud.

Plus d'informations :
Dominik Gross, expert en politique fiscale Alliance Sud, tel. +41 78 838 40 79
Laurent Matile, responsable "Entreprises et développement", tel. 021 612 00 98

Communiqué

Imposition OCDE : l’argent appartient au Sud

28.09.2022, Finances et fiscalité

Le Conseil des États s'est prononcé sur le taux d’imposition minimum de l'OCDE en Suisse. Sa décision revient à récompenser précisément les cantons à faible imposition. Alliance Sud demande au Conseil national de corriger le tir.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

+41 31 390 93 35 dominik.gross@alliancesud.ch
Imposition OCDE : l’argent appartient au Sud

© Services du Parlement 3003 Bern

C’est aujourd’hui que le Conseil des États s'est prononcé sur le taux d’imposition minimum de l'OCDE en Suisse. Sa décision revient à récompenser précisément les cantons à faible imposition. Alliance Sud demande au Conseil national de corriger le tir et de redistribuer une partie des recettes supplémentaires aux pays dans lesquels les grandes entreprises multinationales (EMN) suisses évitent de payer des impôts grâce à la politique de faible imposition pratiquée dans nos frontières. Sinon Alliance Sud ne pourra pas soutenir ce projet lors de la votation populaire prévue l'an prochain.

En introduisant l’imposition minimale, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) entendait en fait rendre le système fiscal international des EMN plus équitable et améliorer l'imposition de ces dernières dans les États pâtissant de l'évasion fiscale massive pratiquée par ces sociétés actives à l’échelon mondial. Mais le Conseil des États ne veut plus entendre parler d’un tel objectif. Au contraire : les recettes supplémentaires doivent désormais surtout profiter aux cantons suisses à faible imposition permettant à leurs entreprises de pratiquer le dumping fiscal dans d'autres pays. La Chambre haute souhaite en effet laisser 75% des recettes supplémentaires aux cantons. Vu la conception de l'impôt complémentaire national (on lira ici notre document analytique) avec laquelle l'imposition minimale de l'OCDE doit être appliquée en Suisse, ce sont justement les cantons pratiquant le dumping fiscal tels Zoug, Vaud ou Bâle-Ville qui en profitent.

Les associations défendant les intérêts des EMN, la majorité bourgeoise du Conseil des États et les représentant(e)s des gouvernements des cantons à faible imposition entendent en outre restituer les recettes supplémentaires de l'imposition minimale aux EMN, dans le cadre de mesures de promotion de la place économique. Dans l’optique d'Alliance Sud, le centre de compétence suisse pour la coopération internationale et la politique de développement, cette approche foule totalement aux pieds l'idée de l'imposition minimale de l'OCDE. Dominik Gross, expert en politique fiscale chez Alliance Sud : « Le Conseil des États veut précisément récompenser les EMN qui favorisent le dumping fiscal. Pour éviter pareille situation, le Conseil national doit dès lors apporter un rectificatif et attribuer une part aussi élevée que possible des recettes supplémentaires à la Confédération.»

Davantage de ressources pour le financement climatique ou pour la coopération internationale

Alliance Sud exige donc que ces recettes supplémentaires de la Confédération soient redistribuées dans une proportion équitable aux pays d'où les bénéfices sont transférés, car les EMN profitent de taux d'imposition de dumping en Suisse. Cette redistribution peut prendre la forme de versements supplémentaires au financement climatique international de l'ONU ou d’une augmentation adaptée du budget fédéral pour la coopération internationale.

Et Dominik Gross de conclure : « Si la Suisse devait revendiquer la totalité de ses recettes supplémentaires, Alliance Sud ne pourra pas soutenir le projet en question lors de la votation populaire prévue pour juin 2023. La mise en œuvre de ce dernier n'apporterait rien en effet, voire des désavantages aux pays de production où des EMN helvétiques mènent leurs activités.»

Complément d’information :
Dominik Gross, expert en politique fiscale chez Alliance Sud, tél. +41 78 838 40 79

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Comment couler les recettes fiscales

03.10.2022, Finances et fiscalité

Ce que le Conseil fédéral et les lobbies des entreprises multinationales vendent comme une promotion inoffensive du secteur maritime helvétique pourrait devenir une sérieuse échappatoire fiscale et saper la nouvelle imposition minimale de l'OCDE.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

Comment couler les recettes fiscales

Les négociants en matières premières profitent de la crise – et bientôt d’une baisse d’impôts ?
© Stefanie Probst

Du point de vue des adeptes de la politique de faible imposition helvétique, les négociants en matières premières ont été un peu négligés en Suisse ces dernières années. Dans le cadre de la dernière réforme de l'imposition des entreprises de 2019 (réforme fiscale et financement de l'AVS, RFFA), la Confédération a supprimé les anciens privilèges fiscaux pour les holdings et les sociétés mixtes (les sociétés suisses pouvaient ainsi imposer sans le moindre coût les bénéfices réalisés à l'étranger), dont les EMN de négoce de matières premières avaient largement profité par le passé. Alors que la majorité bourgeoise de la Berne fédérale a créé de nouveaux rabais spéciaux pour les EMN pharmaceutiques ou de biens de consommation afin de compenser les anciens privilèges, le secteur des matières premières est resté les mains vides.

La brèche est désormais comblée avec la taxe au tonnage. Certes, il ne s'agit à première vue que d'un allègement fiscal pour les armateurs suisses, mais il existe des liens étroits entre ces derniers et les négociants en matières premières, comme le souligne le Conseil fédéral dans son message concernant la taxe au tonnage. Il est en outre déjà vrai aujourd'hui que si un négociant en matières premières accorde des tarifs de fret surévalués — indécelables dans la pratique — à sa société de navigation interne au groupe, il peut réduire les bénéfices dans d'autres sociétés du même groupe et éviter ainsi de payer des impôts.

Le retour d'un concept déjà aboli

Lors de la dernière réforme de l'imposition des entreprises, le Conseil fédéral avait encore rayé cette taxe du menu, surtout en raison de doutes constitutionnels. Avec la taxe au tonnage, les navires ne doivent plus être imposés en fonction des bénéfices que leurs exploitants réalisent avec eux, mais en fonction du volume de fret. Par ailleurs, le « bénéfice net » de la navigation ainsi calculé doit être pris en compte avec les autres bénéfices d'autres secteurs d'activité d'une société. Comme certaines entreprises doivent alors être imposées différemment qu’avec l'impôt ordinaire sur le bénéfice, le Conseil fédéral a douté à l’époque de la compatibilité avec le principe constitutionnel de l'imposition selon la capacité économique et demandé deux avis de droit à ce sujet.

En 2015, les conclusions de ces derniers ont été opposées : alors que Robert Danon, de Lausanne, est parvenu à une conclusion négative, Xavier Oberson, de Genève, a confirmé la compatibilité avec la Constitution. Il faut par ailleurs savoir que les deux professeurs de droit profitent de mandats lucratifs auprès de cabinets d'affaires optimisant la fiscalité des entreprises. La grande différence entre les deux expertises tient à ceci : contrairement à Robert Danon, Xavier Oberson juge que la navigation maritime est menacée dans son existence en Suisse et considère donc, conformément à l'art. 103 de la Constitution fédérale, que l'introduction de cette imposition forfaitaire est justifiée en tant que mesure de politique structurelle. L’assertion est plutôt bizarre vu l'énorme importance de la navigation pour l'économie mondiale et ses liens étroits avec les négociants en matières premières — faisant partie des plus grosses entreprises et des plus rentables en Suisse. À l'époque, l'affaire était trop délicate pour le Conseil fédéral ; aujourd'hui, il semble avoir surmonté ses doutes sans que rien n'ait changé à la situation constitutionnelle d’origine. Outre les doutes en termes de constitutionnalité, le projet de loi est entaché de deux autres problèmes majeurs :

  • Niveau d’imposition : il serait fortement réduit comparativement aux taux d'imposition ordinaires des bénéfices dans tous les cantons suisses. Comme le montrent les juristes Mark Pieth et Kathrin Betz dans leur nouvel ouvrage sur les compagnies de navigation en Suisse, l'introduction de la taxe au tonnage se traduirait par un taux d'imposition effectif moyen des bénéfices d'environ 7%. Ce taux est nettement inférieur aux 11% accordés à Glencore et à d'autres EMN par le hub de matières premières de Zoug, le canton fiscalement le plus avantageux. Le Conseil fédéral veut de plus autoriser des réductions d'impôt supplémentaires, d'autant plus élevées que les systèmes de propulsion des bateaux respectent l'environnement. Si la taxation maximale de 20% est accordée, l'imposition moyenne peut baisser jusqu'à 5,6 points de pourcentage. Il est particulièrement choquant que le Conseil fédéral veuille exclure les bénéfices imposés par la taxe au tonnage de la nouvelle imposition minimale de l'OCDE, qui doit garantir que les EMN soient imposées à 15% au moins en Suisse. L'introduction d'une telle taxe va donc à l'encontre des efforts internationaux visant à freiner la course vers le bas en matière d'imposition, déjà très basse, des entreprises.
  • Absence de normes environnementales et sociales sur les navires : le Conseil fédéral et, jusqu'à présent, la Commission de l'économie du Conseil national (qui ne clora vraisemblablement pas ses délibérations avant le 15 novembre) ne veulent pas lier le nouveau privilège fiscal à une soi-disant exigence de pavillon. Une telle exigence signifierait que les compagnies maritimes ne pourraient profiter de la taxe au tonnage que pour les bateaux battant pavillon suisse ou d'un pays de l'EEE (pays de l'UE plus l’Islande, la Norvège et le Liechtenstein). Cela inciterait les armateurs à ne pas délocaliser leurs navires vers des pays dits de pavillon de complaisance, qui servent de zones de quasi non-droit à l'industrie maritime, dans lesquelles ils ne doivent guère se conformer aux prescriptions étatiques pour leurs activités. Pour les navires battant pavillon suisse, notre pays pourrait obliger les armateurs à respecter de meilleures normes environnementales et de travail. Malgré les problèmes qu’elle soulève, la taxe au tonnage aurait tout de même des avantages indirects selon Mark Pieth et Kathrin Betz. Selon eux, les armateurs qui devraient immatriculer au moins 60% de leur flotte dans l'espace EEE ou en Suisse seraient, dans certaines circonstances, soumis aux règles de l'UE contre la démolition sauvage en Asie du Sud. Mais le débat sur la responsabilité des entreprises en Suisse montre aussi que la volonté d'appliquer des normes plus sévères dans le domaine de l'économie et des droits humains est extrêmement faible au sein de la majorité bourgeoise de la Berne fédérale.

Douteuse sur le plan constitutionnel, sapant l'imposition minimale de l'OCDE et faisant fi des normes sociales et environnementales : dans la version actuellement traitée par la Commission de l'économie du Conseil national, l'introduction de la taxe au tonnage ferait honneur à la réputation sulfureuse de la Suisse comme paradis fiscal pour les EMN. De plus, ce sont justement les EMN pour lesquelles la guerre et la crise énergétique génèrent des bénéfices record qui en profiteraient : basé à Baar dans le canton de Zoug, Glencore (le deuxième plus grand négociant de pétrole au monde après Vitol, aussi domicilié en Suisse) a ainsi réalisé un bénéfice record de 12 milliards de dollars au premier semestre 2022.

Au lieu de donner à ces profiteurs de guerre des possibilités supplémentaires de dumping fiscal, le Conseil national et le Conseil des États seraient bien inspirés de prélever ces bénéfices liés à la guerre moyennant un impôt sur les bénéfices excédentaires et de les investir dans la lutte contre les multiples crises qui secouent la planète.

Article

Imposition minimale de l’OCDE : pas comme ça

14.12.2022, Finances et fiscalité

À l'origine, la nouvelle imposition minimale de l'OCDE visait à rendre un peu plus équitable le système fiscal international appliqué aux multinationales (EMN). Le Parlement transforme désormais cette idée en son contraire.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

Imposition minimale de l’OCDE : pas comme ça

De nombreuses échappatoires fiscales minent la mise en œuvre de l'impôt minimum de l'OCDE en Suisse : Alliance Sud rejettera donc la réforme.
© Parlamentsdienste 3003 Bern

Techniquement, l'imposition minimale est très compliquée. Mais Ueli Maurer, notre ministre sortant des finances, fait un calcul simple depuis des mois : « Si la Suisse ne prend pas l'argent supplémentaire, d'autres s’en saisiront ». Avec ce message, Ueli Maurer a même réussi à convaincre la plupart des apologistes de la clémence fiscale helvétique. En dépit de toutes leurs résistances : pour ces derniers, comme pour Maurer lui-même, toute augmentation d'impôt est certes diabolique. Mais leur égoïsme national est un peu plus fort que leurs principes néolibéraux.

Si l'on milite en revanche pour plus de justice fiscale planétaire dans la politique fiscale suisse, il faudrait faire le calcul inverse d’Ueli Maurer. Aujourd’hui, le Conseil national a décidé de traduire les règles de l'OCDE sur l'imposition minimale en un « impôt national complémentaire ». Ce dernier a pour effet que les EMN qui bénéficiaient jusqu'à présent, en Suisse, d'un taux d'imposition effectif inférieur à 15% (taux d'imposition sur le bénéfice imposable, toutes déductions faites) seront assujetties à un impôt complémentaire qui élèvera le taux à hauteur de l’imposition minimale de 15% l'OCDE. Si une EMN active dans les matières premières du canton de Zoug bénéficiait jusqu'à présent d'un taux d'imposition extrêmement bas, même en comparaison internationale, de 11%, elle devra donc à l'avenir verser un impôt complémentaire de 4% sur ses bénéfices déclarés à Zoug. Rien à redire jusque-là. Mais cet impôt complémentaire national pose un gros problème en termes de politique de développement : si la Suisse impose les sièges sociaux et les filiales d'une EMN sur son territoire, les autres pays dans lesquels la même EMN a également des filiales ne peuvent plus le faire, conformément aux nouvelles règles de l'OCDE.

L’application faite par la Suisse ne contribue pas à plus de justice fiscale mondiale

Pour les pays économiquement défavorisés du Sud global, dans lesquels les EMN suisses produisent par exemple des matières premières agricoles ou des médicaments, le problème est de taille pour les raisons suivantes :

  1. Les taux d'imposition des bénéfices dans les pays producteurs du Sud global se situent en règle générale entre 25% et 35%. L'impôt minimum de 15%, bien inférieur, ne leur assure pas de recettes fiscales supplémentaires.
  2. Les EMN transfèrent les bénéfices qu'elles réalisent en produisant dans des pays à forte imposition vers des pays à faible imposition pratiquant des taux de taxation très cléments. Elles font ainsi de grosses économies d’impôts dans les pays de production, mais permettent en même temps aux cantons suisses de taxer, à de faibles taux, des bénéfices qui n'ont pas été réalisés en Suisse. C'est ce que montre par exemple le cas du négociant en matières premières agricoles helvético-luxembourgeois Socfin.
  3. Selon les chercheuses et chercheurs réunis autour de l'économiste Gabriel Zucman, les EMN ont l’an dernier transféré 111 milliards de dollars de bénéfices en Suisse. 39% des recettes totales de l'impôt sur les bénéfices en Suisse, soit 22,7 milliards de dollars, proviennent de transferts de bénéfices. Et ce calcul n'inclut même pas les transferts de nombreux pays du Sud, car les données nécessaires à de tels calculs font défaut. Des cas comme celui de Socfin montrent toutefois qu'il est fort probable que les montants de ces transferts de bénéfices soient encore bien supérieurs. L'introduction de l'imposition minimale de l'OCDE n'empêche pas ces transferts de bénéfices, ni au niveau international ni en Suisse. Le taux d'imposition de 15% est bien trop bas pour cela. Notre pays a activement négocié la baisse de ce taux d'imposition au sein de l'OCDE en 2021, en collaboration avec d'autres pays fiscalement cléments comme l'Irlande et le Luxembourg. Auparavant, les États-Unis, sous la nouvelle houlette démocratique, avaient encore exigé 21%. Une lettre d'Ueli Maurer au secrétaire général de l'OCDE, Mathias Corman, en témoigne.

Cette réforme n’apportera donc rien non plus aux pays économiquement défavorisés du Sud. C'est ce qu'ont également fait savoir à Alliance Sud, en été 2022, des représentantes et des représentants de haut rang de l'association des autorités fiscales africaines.

Une fois de plus, le Conseil national et le Conseil des États ne s’en soucient guère

En mars 2022 déjà, Alliance Sud a donc proposé pour la première fois de redistribuer aux pays pauvres du Sud une partie des recettes supplémentaires découlant pour la Suisse de l'imposition minimale. Des instruments de financement de la coopération internationale ou du financement international dans le domaine du climat l’auraient facilement permis. Lors des débats parlementaires sur le projet, personne ne s'est soucié des intérêts de politique fiscale du Sud. En fin de compte, Fabian Molina, conseiller national PS et coprésident de Swissaid, membre d'Alliance Sud, s'est vu contraint de retirer sa proposition en ce sens dans le plénum du Conseil national. Celle-ci prévoyait que les recettes supplémentaires issues de l'imposition minimale soient investies à parts égales dans le financement international du climat en faveur des pays en développement et dans la péréquation financière et la compensation des charges en Suisse. Lors de l'élimination des divergences, le Conseil national s'est finalement aligné sur la position du Conseil fédéral et du Conseil des États : désormais, selon la volonté du Parlement, seuls 25% des recettes supplémentaires doivent revenir à la Confédération et 75% aux cantons — notamment à ceux de Zoug et de Bâle-Ville, les deux juridictions faisant preuve de la plus grande clémence fiscale envers les EMN.

Le mode d'utilisation des recettes supplémentaires est par ailleurs déjà prévisible : au niveau fédéral, ces dernières doivent être explicitement utilisées pour des mesures de promotion économique, conformément à l'arrêté fédéral. Dans les cantons, de telles mesures sont également à prévoir — probablement sous la forme d'une réduction des impôts sur le capital ou sur les personnes physiques à hauts revenus surtout, à savoir les managers d’EMN. Des mesures d'encouragement de la recherche pour les jeunes entreprises (proches de l'industrie pharmaceutique, à Bâle) ou des subventions directes des salaires dans les EMN sont également en débat.

Recommandation de vote négative d’Alliance Sud en juin 2023

Comme pour le soi-disant compromis sur la réforme fiscale et l’AVS en 2019 (réforme fiscale et financement de l’AVS, RFFA), d'éventuels progrès substantiels en matière d'équité fiscale planétaire sont minés au profit de quelques bricolages sociopolitiques. Les crèches d’aujourd’hui ont remplacé l’AVS de l’époque. Le financement complémentaire de l'AVS n'a pas résolu les problèmes structurels de la prévoyance vieillesse en Suisse et la proposition de financement complémentaire des crèches, qui a déjà échoué au Conseil national, ne le fait pas plus aujourd'hui. Depuis la votation sur la RFFA de 2019, les partis progressistes suisses ont également manqué l'occasion de développer une politique qui allie la justice sociale à l'intérieur du pays à une politique économique extérieure solidaire, qui permette d'éviter d'opposer constamment ces deux principes politiques de la gauche dans la realpolitik. Il n’est toutefois même pas certain que l'introduction de l'imposition minimale permette un jour de disposer de beaucoup plus d'argent pour des mesures de promotion économique : le concept de mise en œuvre de l'imposition minimale, tel que le Conseil fédéral l'a présenté au Parlement, laisse en effet beaucoup de place aux échappatoires fiscales. Le Conseil national et le Conseil des États ne se sont pas non plus préoccupés de ces dernières au cours des derniers mois. On peut donc soupçonner que la majorité bourgeoise à Berne ne veut introduire l'imposition minimale que parce qu’elle peut ainsi épargner aux EMN suisses de devoir payer plus d'impôts dans leurs filiales à l'étranger. Que cela entraîne effectivement une hausse des recettes en Suisse ne semble pas si important.

En fin de compte, cette évolution se fait au détriment de la population suisse et de celle du monde entier : alors que les pays pauvres du Sud continuent de manquer d'argent pour leurs hôpitaux et leurs écoles en raison du dumping fiscal pratiqué par des EMN helvétiques, les bourgeois veilleront, dans nos frontières, à ce qu’une fois de plus ce soient ceux qui encouragent eux-mêmes le dumping fiscal qui profitent de l'imposition minimale.

Alliance Sud ne peut pas accepter une nouvelle réforme de l'imposition des EMN, qui en fin de compte profiterait surtout à ces dernières. La réforme nuit directement aux pays en développement : si la Suisse ne l’introduisait pas, les pays producteurs où agissent des EMN helvétiques qui paient moins de 15% chez nous auraient la possibilité de percevoir l'impôt minimal de l'OCDE dans leurs propres frontières. Alliance Sud recommandera donc de voter non lors du scrutin populaire de juin prochain.

Pour de plus amples informations :
Dominik Gross, expert en politique fiscale chez Alliance Sud, tél. +41 78 838 40 79

Communiqué

Non au programme qui récompense les entreprises

24.04.2023, Finances et fiscalité

Le Conseil fédéral présente aujourd'hui ses arguments pour la votation du 18 juin sur la mise en œuvre de l'imposition minimale de l'OCDE. Selon Alliance Sud, ce projet récompense les cantons fiscalement cléments et les entreprises multinationales.

Non au programme qui récompense les entreprises

© Thorben Wengert / pixelio.de

Les multinationales helvétiques transfèrent chaque année des bénéfices pour plus de 100 milliards de dollars vers notre pays à faible imposition. Les cantons de Zoug, Bâle-Ville, Vaud ou Genève voient ainsi leurs recettes fiscales augmenter. Dans les pays qui ne peuvent pas se permettre d'encourager l'évasion fiscale agressive, elles reculent considérablement. Les bénéfices ne sont pas imposés là où ils sont réalisés, mais là où les entreprises multinationales paient le moins d'impôts.

Voilà des années, l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a voulu mettre fin à ce manège et a proposé l'introduction d'un plancher pour les taux d'imposition des multinationales, taux qui baissent depuis des décennies. L'imposition minimale aurait pu conduire à une « révolution » pour une plus grande justice fiscale. Mais un habile lobbying pratiqué auprès de l'OCDE a permis à des pays fiscalement cléments comme l'Irlande, Singapour ou la Suisse de la transformer en un programme les récompensant eux-mêmes. Dire oui le 18 juin ne mettrait pas seulement ce programme en vigueur en Suisse, il y ajouterait, cerise sur le gâteau, un « sweet swiss finish » pour les multinationales en Suisse. Les recettes supplémentaires devraient en effet servir à financer de nouvelles mesures de promotion de la place économique. Dominik Gross, expert en politique fiscale chez Alliance Sud, explique : « Les multinationales qui profiteraient des recettes supplémentaires de l'imposition minimale de l'OCDE sont précisément celles qui utilisent les zones à faible imposition de la Suisse pour priver d'autres pays de leurs recettes fiscales. Selon la formule prendre pour recevoir. »

Alliance Sud, le centre de compétence suisse pour la coopération internationale et la politique de développement, refuse donc clairement le projet sous cette forme. « En votant non, nous donnons au Conseil fédéral et au Parlement la chance d’améliorer leur copie pour que le projet ne profite pas seulement aux grandes entreprises, mais aussi aux personnes vivant chez nous et dans les pays de production des multinationales suisses », lâche Andreas Missbach, directeur d'Alliance Sud.

Vous trouverez ici les principales questions et réponses sur le projet, ainsi qu'une justification détaillée de notre mot d'ordre négatif.

Renseignements complémentaires :
Andreas Missbach, directeur d’Alliance Sud, tél. +41 31 390 93 30
Dominik Gross, responsable de la politique fiscale et financière chez Alliance Sud, +41 78 838 40 79

Article

Pas de bien-être pour les multinationales

11.05.2023, Finances et fiscalité

En votant non, nous donnons au Conseil fédéral et au Parlement la chance de présenter un meilleur projet qui ne profitera pas seulement aux multinationales, mais aussi aux personnes vivant en Suisse et dans les pays de production des multinationales.

Pas de bien-être pour les multinationales

© Alliance Sud

Voilà vingt ans, j'étais présent lorsque quelques activistes conspiraient pour fonder le groupe de pression Tax Justice Network. Si quelqu'un m'avait dit à l'époque que je m'engagerais un jour contre la mise en œuvre d'une imposition minimale mondiale en Suisse, je l'aurais traité de fou.

Si je me retrouve malgré tout ici aujourd'hui, ce n'est pas parce que mes convictions ont changé, mais parce que cette réforme est un échec — et a fortiori sa mise en œuvre dans notre pays. Elle ne contribue pas à ce que les pays du Sud global reçoivent les recettes fiscales dont ils ont désespérément besoin. Au contraire : les territoires fiscalement cléments comme Zoug ou Bâle-Ville seront encore récompensés à l'avenir pour avoir subtilisé du substrat fiscal à d'autres pays en offrant des taux d'imposition particulièrement bas aux multinationales. Ces dernières transfèrent chaque année plus de 100 milliards de dollars de bénéfices provenant d'autres pays vers la Suisse. 39% des recettes totales de l'impôt suisse sur les bénéfices des entreprises résultent actuellement de tels transferts.

Dans les pays producteurs du Sud mondial, ce modèle économique occasionne de gros dégâts. Le transfert de bénéfices (profit shifting) vers les paradis fiscaux et les pays à faible imposition leur fait perdre chaque année près de 27 milliards de dollars de recettes ; en d'autres termes, l'argent pour les hôpitaux, les écoles, l'électrification, les routes ou les chemins de fer fait défaut. L'endettement augmente si le fisc subi un régime sec. Actuellement, plus de 50 pays en développement sont menacés de faillite, avec des conséquences dramatiques pour la population qui souffre déjà de la crise climatique, de la faim et de la guerre.

Glencore, par exemple, n'a jamais fait de bénéfices en Zambie en 20 ans et n'y a donc pas payé d'impôts. Le géant brésilien de l’exploitation minière Vale comptabilise une part considérable de ses bénéfices mondiaux via une société commerciale de la taille d'une PME dans le canton de Vaud. Le groupe agro-industriel luxembourgeois Socfin vend du caoutchouc et de l'huile de palme via le canton de Fribourg, où le taux d'imposition est bas, et la société Socfinco FR, domiciliée également dans ce canton et propriété de Socfin, propose des services internes au groupe. Il s'agit d'une structure classique de transfert de bénéfices. Que ces derniers soient transférés des pays producteurs (notamment le Liberia, la Sierra Leone et le Cambodge) vers Fribourg se reflète aussi dans le fait qu'un collaborateur en Suisse comptabilise 100 fois plus de bénéfices qu'une ouvrière de plantation dans les pays producteurs africains. Et ce, même si la valeur ajoutée de Socfin est évidemment créée dans les plantations.

L'imposition minimale aurait pu conduire à une révolution pour une plus grande justice fiscale. Mais un habile lobbying pratiqué auprès de l’OCDE a permis à des pays fiscalement cléments — tels l'Irlande, Singapour ou la Suisse — de transformer la réforme en un programme les récompensant eux-mêmes, car ce sont eux qui reçoivent les recettes supplémentaires, et non les pays préalablement lésés. Des représentants de haut rang du forum des administrateurs fiscaux africains (African Tax Administrators Forum) ont pour cette raison déclaré que les règles actuelles favorisaient les juridictions de résidence au détriment des pays en développement qui sont principalement des juridictions sources (« The current rules favour residence jurisdictions to the detriment of developing countries which are primarily source jurisdictions) ». Ces « pays en développement » sont justement aussi les « sources », à savoir les pays d'origine des transferts de bénéfices.

Pourquoi la réforme de l'OCDE n’y changera rien ? Le taux d'imposition effectif convenu de 15% est bien trop bas. Dans de nombreux pays du Sud mondial, les taux d'imposition se situent encore aux niveaux qui étaient usuels dans les pays industrialisés avant le nivellement par le bas, par exemple entre 25 et 35% en Afrique. La Suisse ne s'est pas seulement engagée avec succès pour le taux d'imposition minimal trop faible, le conseiller fédéral Maurer a même explicitement rejeté l'objectif de générer des recettes supplémentaires face à l'OCDE, en prétendant que l’harmonisation fiscale mondiale, dont l'objectif principal est d'accroître les recettes publiques, ne permettait pas d'assurer une croissance et une prospérité durables (« Global tax harmonization with the main objective of additional government revenue will not deliver sustainable growth and prosperity »). Cette déclaration est aussi erronée en termes de politique économique que fatale sous l’angle de la politique de développement.

Réforme ou pas, la Suisse demeure l'un des pays où l’imposition des multinationales est la plus basse à l’échelle planétaire, et le transfert de bénéfices depuis les pays du Sud mondial reste avantageux pour ces dernières. De surcroît, nombre de lacunes permettant aux multinationales d’échapper à l’imposition minimale persisteront dans notre pays. Début mai, on a appris qu'une plainte avait été déposée contre la directive européenne visant à mettre en œuvre de l'imposition minimale de l'OCDE. Et ce, en raison de la taxe au tonnage, une échappatoire que la Suisse entend également introduire. Comme lors des débats parlementaires de l'année dernière, Alliance Sud demandera donc, en cas de nouvelle mouture de la réforme, qu'une partie des recettes supplémentaires provenant de l'imposition minimale soit restituée aux pays d'origine des bénéfices imposés de manière illégitime en Suisse. Notre pays peut le faire via des contributions supplémentaires au financement international dans le domaine du climat ou en réservant une partie des recettes à une augmentation du budget pour la coopération internationale. Les sommes disponibles à cet effet ne correspondent pas à l'ampleur des pertes fiscales des pays du Sud global. Et elles ne suffiront pas pour que la Suisse atteigne enfin l'objectif convenu sur la scène internationale de 0,7% du revenu national brut pour la coopération au développement, ni pour l’octroi d’une part équitable du financement climatique international. Mais agir ainsi montrerait que la Suisse apporte enfin une modeste contribution à davantage d’équité fiscale dans le monde.

Andreas Missbach, directeur d’Alliance Sud, tél. +41 31 390 93 30

Communiqué

La Suisse reste un paradis pour fraudeurs fiscaux

18.02.2020, Finances et fiscalité

Dans le classement des places financières de l'ombre établi cette année par le Réseau pour la justice fiscale, la Suisse occupe la troisième place. Il est toujours facile pour les personnes fortunées du Sud de cacher leur argent en Suisse.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

+41 31 390 93 35 dominik.gross@alliancesud.ch
La Suisse reste un paradis pour fraudeurs fiscaux

Il n'y a qu'aux États-Unis et aux Îles Caïmans (photo) que l'évasion fiscale trouve des conditions encore meilleures qu'en Suisse.
© pixelio.de / Katharina Wieland Müller

Selon les derniers calculs du Réseau pour la justice fiscale (TJN), la place financière suisse a réduit de 12 % par rapport à 2018 le risque d'agir comme un port offshore pour les réfugiés fiscaux du monde entier et elle est passée de la première place en termes d’opacité à la troisième. Les seuls pays qui devancent la Suisse sont les États-Unis et les îles Caïmans. Cette amélioration est princi­palement due au fait que la Suisse a étendu son réseau international d'échange automatique des renseignements sur les clients (EAR) à plus de 100 pays.

Toutefois, à quelques exceptions près, les pays pauvres ne sont toujours pas inclus. Les personnes fortunées des pays du Sud peuvent donc toujours cacher leur argent pratiquement sans risque aux autorités fiscales de leur pays d'origine en utilisant les services offshore des banques et autres pres­tataires de services financiers en Suisse. Cela a été démontré encore une fois récemment par les révélations sur les constructions offshore suisses d’Isabel dos Santos, la fille de l'ex-président ango­lais (#Luandaleaks).

Selon l'Association suisse des banquiers (SwissBanking), les institutions locales gèrent encore plus d'un quart des actifs transfrontaliers mondiaux. Cela signifie que la Suisse est toujours le plus grand centre financier offshore du monde – bien qu'il ne soit plus le plus opaque. Compte tenu de la grande importance de la place financière suisse pour l'industrie offshore mondiale et malgré l'assouplisse­ment du secret bancaire au cours des dix dernières années, la contribution de la politique financière et fiscale suisse à la lutte contre la fraude fiscale mondiale reste insuffisante. Il y a encore beaucoup de rattrapage à faire dans ce domaine, même par rapport aux normes internationales.

Alliance Sud propose les réformes suivantes :

  • La Suisse devrait aider les pays du Sud à respecter les normes de l'OCDE en matière de rapports afin qu'ils puissent rejoindre le réseau EAR.
  • Dans le cadre d'une nouvelle révision du droit des sociétés, la Suisse doit introduire un registre public des ayants droit économiques, qui fournira des informations sur les personnes qui possèdent effectivement des sociétés offshore en Suisse. Les pays de l'UE sont en train de mettre en place un tel registre.
  • Les rapports pays par pays des sociétés multinationales, qui ont déjà été échangés avec des dizaines de pays, doivent être rendus publics afin que l'évasion fiscale ne continue pas à bénéficier de la protection de l'État. Dans l'UE, ce règlement, qui fournit des informations sur les structures de profit, s'applique déjà aux grandes banques.

Pour plus d'informations:
Dominik Gross, spécialiste de la politique financière et fiscale à Alliance Sud : +41 78 838 40 79,

Communiqué

La culture de l’iniquité fiscale

20.10.2021, Finances et fiscalité

Le groupe agroalimentaire luxembourgeois Socfin transfère des bénéfices issus de la production de matières premières vers Fribourg, un canton suisse à faible fiscalité. Cette pratique d’optimisation fiscale agressive équivaut à l’expatriation de bénéfices au détriment de la population vivant dans les zones concernées en Afrique et en Asie. Pour la première fois, un rapport rédigé par Pain pour le prochain, Alliance Sud et le Réseau allemand pour la justice fiscale met en lumière les rouages de ce mécanisme. La Suisse porte elle aussi une part de responsabilité dans ce phénomène, car la politique helvétique de sous-enchère en matière d’imposition des entreprises représente l’un des piliers de ce système inique.

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

+41 31 390 93 35 dominik.gross@alliancesud.ch
La culture de l’iniquité fiscale

La plantation d'hévéas de la Salala Rubber Corporation (SRC) au Liberia couvre environ 4500 hectares de terres.
© Brot für alle

La société Socfin, dont le siège se trouve au Luxembourg, s’est vu octroyer dans dix pays d’Afrique et d’Asie des concessions d’une superficie supérieure à 380 000 hectares, soit presque l’équivalent de la surface agricole de la Suisse. Dans ses 15 plantations, le groupe produit du caoutchouc et de l’huile de palme qu’il écoule ensuite sur le marché mondial. Si l’entreprise est dotée d’une structure complexe, il apparaît toutefois clairement qu’elle commercialise une grande partie de son caoutchouc par l’intermédiaire d’une filiale établie à Fribourg, à savoir Sogescol FR. Et c’est une autre filiale elle aussi basée à Fribourg, Socfinco FR, qui se charge d’administrer les plantations et de fournir des prestations aux autres sociétés du groupe.

En 2020, Socfin a enregistré un bénéfice consolidé de 29,3 millions d’euros. Le rapport, qui procède à une analyse du bénéfice par employé·e dans les différents pays où opère Socfin, met en évidence la distribution particulièrement inégale de ces revenus. Ainsi, alors que le bénéfice par employé·e avoisinait 1600 euros dans les pays africains accueillant les activités de Socfin, il en va tout autrement au sein des filiales helvétiques du groupe, où ce chiffre a atteint 116 000 euros l’année dernière, soit un montant près de 70 fois supérieur. En Suisse, le bénéfice par employé·e a même en moyenne dépassé les 200 000 euros entre 2014 et 2020.

À faible fiscalité, bénéfices élevés

Comment expliquer ces écarts dans la distribution des bénéfices à l’intérieur d’un même groupe ? Selon le rapport publié par Pain pour le prochain, Alliance Sud et le Réseau allemand pour la justice fiscale, la réponse est à trouver dans la fiscalité des pays accueillant les activités de Socfin. En effet, c’est là où les impôts sont le plus bas que le bénéfice par employé·e de l’entreprise est le plus élevé. Dans les pays africains où Socfin est active, le taux d’impôt varie ainsi de 25 à 33 %, contre moins de 14 % en Suisse. Il s’agit là d’un schéma classique de transfert de bénéfices entre filiales à des fins d’optimisation fiscale agressive.

Cette pratique très répandue parmi les sociétés multinationales n’est pas forcément illégale, mais elle n’en demeure pas moins en tout état de cause inique, car elle prive les pays producteurs de l’hémisphère sud des recettes fiscales indispensables à leur développement et creuse de ce fait les inégalités mondiales. Chaque année, environ 80 milliards d’euros de bénéfices réalisés dans des pays en développement sont ainsi expatriés vers des territoires peu taxés comme la Suisse, ce qui représente bien plus que la moitié des enveloppes publiques annuelles allouées à la coopération au développement à l’échelle mondiale.

Le transfert de bénéfices au sein de multinationales est généralement difficile à appréhender pour l’opinion publique (en raison de l’opacité qui l’entoure) et pour les administrations fiscales (faute de volonté en ce sens ou de moyens suffisants). Dans le cas de Socfin, en revanche, les rapports financiers ventilés par zone publiés par la société livrent des informations sur la structure et l’objet des transactions entre filiales. Qu’elles portent sur le négoce, des prestations de conseil, des licences ou des services d’autre nature, les opérations intragroupe délocalisent en Suisse une grande partie des revenus générés en Afrique et en Asie. Et seul un examen approfondi réalisé par des administrations fiscales permettrait de vérifier si ces prix de transfert sont, ainsi que l’affirme Socfin, conformes aux règles édictées par l’OCDE en la matière.

La Suisse doit faire œuvre de plus de transparence

La réalité des plantations dans l’hémisphère sud représente le revers de la médaille des juteux bénéfices enregistrés en Suisse. En effet, Socfin dispose dans ces pays de concessions extrêmement avantageuses, mais n’offre pas une compensation suffisante à la population touchée, ne rétribue le dur labeur des ouvriers·ères que par de modiques salaires et n’honore pas totalement ses promesses d’investissements sociaux. En dépit de ce contexte particulièrement favorable, certaines exploitations du groupe, comme la plantation d’hévéas de LAC au Liberia, n’en affichent pas moins des pertes persistantes – ce qui, selon le rapport, vient encore appuyer l’hypothèse de transfert de bénéfices de l’Afrique vers le paradis fiscal helvétique.

Et cette pratique profite aujourd’hui considérablement à la Suisse, ces transactions générant près de 40 % des recettes de l’impôt sur les bénéfices des entreprises à l’échelon cantonal et fédéral. Afin de lutter contre les abus qui en découlent, il est impératif que notre pays améliore la transparence de sa politique fiscale et rende publics les rulings, ces accords que les administrations fiscales concluent avec les sociétés. Il en va de même pour les rapports que les multinationales sont tenues de déposer en Suisse dans le cadre de la déclaration pays par pays de l’OCDE et dont l’accès est actuellement réservé aux administrations fiscales. Avant toute chose, il est primordial que la Suisse promeuve un régime international d’imposition des entreprises qui localise la taxation des bénéfices dans les pays où ils sont générés et non sur les territoires à faible fiscalité.

Mobilisation à Fribourg

Ce matin, Pain pour le prochain mène une action de mobilisation devant le siège de Sogescol et de Socfinco à Fribourg afin d’exhorter Socfin à cesser ses pratiques immorales de transfert de bénéfices et d’optimisation fiscale au sein de ses structures. Il importe en outre que le groupe réponde aux revendications des communautés locales, restitue les terres litigieuses et garantisse à tous les ouvriers·ères des plantations le versement de salaires décents.

Cliquez sur ce lien pour télécharger des photos de cette action à partir de 10 heures environ.

Matériel à télécharger :
Synthèse du rapport (en français), version intégrale du rapport (en anglais)
Photos et graphique

Informations complémentaires :
Lorenz Kummer, responsable Médias de Pain pour le prochain: +41 79 489 38 24

Socfin: l’évasion fiscale sur le dos des plus démunis


Pain pour le prochain, Alliance Sud et Réseau allemand pour la justice fiscale